Sujet : troubadours, poésie satirique, poésie morale, chanson, musique médiévale, pastourelle. occitan.
Période : moyen-âge central, XIIe siècle
Auteur : Marcabru (1110-1150)
Titre : « L’autrier jost’ una sebissa »
Album : Bestiarium (1997)
Interprète : La Reverdie
Bonjour à tous,
Nous partons aujourd’hui à la découverte des origines de l’art des troubadours occitans et provençaux avec l’un des premiers d’entre eux, à tout le moins un parmi les plus anciens connus à ce jour, pour nous avoir légué une oeuvre écrite, soit Marcabru ou Marcabrun quand on francise son nom.
Marcabru: éléments de biographie
‘histoire et la biographie de Marcabru sont à mettre au conditionnel car on n’en sait peu de lui. Enfant illégitime, « jeté à la porte d’un homme puissant »* élevé sans doute par le noble Audric del Vilar, seigneur d’Auvillar dans l’Occitanie du XIIe siècle, celui qui se fait aussi surnommer Pain Perdu est d’origine apparemment Gasconne. Son nom est-il un pseudonyme, fils de dame brune nous dit-il ou faut-il plutôt y voir un clin d’oeil occitan à un bouc, un mâle caprin ? Difficile de l’affirmer. On sait encore de lui qu’il côtoya un troubadour du nom de Cercamon (cherche-monde) dont il fut vraisemblablement l’ami et, peut-être même l’élève, quand on n’en fait pas plutôt, à l’inverse, le maître.
Il y a, concernant Marcabru, tant de zones d’ombre que certains spécialistes de littérature médiévale et, notamment, la professeur Laura Kendrick ont même formé l’hypothèse que les quelques quarante trois ou quarante quatre poésies qu’on lui attribue pourraient être, en réalité, un corpus plus qu’un auteur. Ajoutons que cette hypothèse semble, à ce jour, peu suivie et qu’on s’accorde encore tout de même bien plus souvent sur l’idée que Marcabru fut une personne réelle, même si l’absence de données fiables ou d’archives le concernant pourrait, il est vrai, donner quelques vertiges.
Une pastourelle de Marcabru par le groupe italien La Reverdie
Une poésie lyrique, satirique et morale
« Marcabru, fils de dame Brune, fut engendré sous une étoile telle qu’il sait comme Amour se déroule, écoutez car jamais il n’aima nulle femme, et d’aucune ne fut aimé. »
Le chant de Marcabru.
Avec sa poésie satirique et morale, son langage quelquefois « vert », avec encore ses critiques du « fin ‘amor », cet amour courtois qu’affectionneront tant d’autres poètes et chanteurs occitans après lui, Marcabru n’apparaît pas comme l’archétype du troubadour, mais plutôt comme un être en marge. Poète de cour, chassé lit-on, par endroits, pour avoir convoité la dame d’un seigneur, il serait passé de la cour du Duc d’Aquitaine à celle de Castille et aurait vécu nombre d’années en Espagne. Au vue de la morale qu’il défend et de sa misanthropie qu’on a quelquefois pris pour de la misogynie tant il s’en prend aux femmes légères et volages, cela paraît un peu étonnant. Luxure, prostitution, infidélités, adultères multiples, entre les lignes de sa satire qui ne s’en tient pas qu’aux moeurs de son temps qu’il juge dépravés, mais s’aventure aussi sur des terrains plus politiques, sa poésie prendra souvent un tour moral, mais on y retrouvera également de belles envolées lyriques et bucoliques avec de nombreux vers chantant la nature, ses animaux et ses saisons.
(Ci-contre La bergère William Bouguereau, XIXe siècle.)
Pour le reste, ce troubadour occitan des débuts du XIIe siècle demeure l’auteur de la plus ancienne pastourelle connue, ce genre dont nous avons déjà parlé ici et qui met en scène une bergère mignonnette qu’un noble seigneur ou chevalier tente en vain de séduire ou même pire force dans certains cas, quand cette dernière ne se laisse pas tourner la tête par la condition sociale, ni les richesses de ce passant aux mauvaises manières quand elles ne sont pas détestables ou exécrables.
Ajoutons enfin qu’on trouve aussi dans la poésie de Marcabru des mentions faites du Roi Arthur de Bretagne et de ses chevaliers ce qui en fait encore l’un des premiers troubadours à avoir abordé le sujet des légendes arthuriennes dans ses chansons.
Les interprètes du jour : « La reverdie »
Aujourd’hui, nous vous proposons la version de cette pastourelle par l’ensemble italien La Reverdie dans l’album Bestarium qu’il dédiait en 1997 aux animaux et à la présence de la nature dans la musique du moyen-âge.
Formé originellement en 1986 par quatre chanteuses, musiciennes et instrumentistes, qui se trouvent être aussi deux couples de soeur, l’ensemble La Reverdie s’est bientôt entouré de nouveaux collaborateurs dont le chanteur et instrumentiste Doron David Sherwin qui accompagne la formation dans ses aventures artistiques et musicales depuis le début de années quatre-vingt dix. A titre anecdotique, on retrouvera même une collaboration avec Gérard Depardieu à l’occasion d’un festival à la Basilique de Saint Vital, à Ravenne, autour de lectures de Saint Augustin.
En vingt ans de production artistique, on doit au très actif ensemble italien, près de vingt-cinq albums, dans un répertoire purement médiéval qui couvre les XIIIe et XIVe siècles. Leur champ d’investigation va de la musique sacrée à la musique profane et inclut encore des prestations autour de chants de noël. Le registre est souvent composé de chants polyphoniques ou monophoniques à capela mais les instruments viennent aussi soutenir les voix des artistes sur certaines pièces, quand le besoin s’en fait sentir.
Leur site web est en italien mais tout y est et il n’y manque rien des concerts aux festivals et actualités de la formation. Le groupe dispose également de sa propre chaîne youtube sur laquelle vous pourrez encore trouver quelques vidéos supplémentaires de leurs prestations.
La très belle version de cette pastourelle du troubadour occitan interprétée ici par cette formation est sans doute un peu éloignée de sa version originale, en terme de tessiture de voix, puisqu’on apprend dans une autre des poésies de Marcabru que ce dernier qu’il avait la voix plutôt « rude » et « rauque », mais la virtuosité et la pureté dans l’exécution nous le font bien vite oublier. Il en existe d’autres versions à la ronde que le futur nous donnera assurément l’occasion de vous faire partager, mais nous ne résistions pas au plaisir de vous parler, aujourd’hui, de cet excellent ensemble médiéval italien.
Les paroles de la chanson et pastourelle
de Marcabru en occitan avec adaptation
On notera qu’il s’agit ici d’une version raccourcie de la pastourelle originale de Marcabru qui contient en réalité treize strophes. L’adaptation en français moderne est tirée des Poésies Complètes du Troubadour Marcabru par J M Dejeanne (1909).
Ajoutons que la dernière strophe est traduite très « début de XXe siècle » tout de même et avec un rien de pudibonderie. La version originale est nettement plus rude, mais en puisant dans les racines latines communes de l’occitan et du français, je suis certain que vous trouverez vous-même une traduction plus conforme.
L’autrier jost’ una sebissa de Marcabru
L’autrier jost’ una sebissa
trobei pastora mestissa,
de joi e de sen massissa.
Si cum filla de vilana,
cap’ e gonel’ e pelissa
vest e camiza treslissa,
sotlars e caussas de lana.
L’autre jour, près d’une haie,
je trouvai une pastoure métisse (de moyenne condition),
pleine de gaieté et de sens;
elle était fille de vilaine;
vêtue d’une cape, d’une gonelle
et d’une pelisse, avec une chemise maillée,
des souliers et des chausses de laine. »
Ves lieis vinc per la planissa:
— »Toza », fi·m ieu, « res faitissa,
dol ai car lo freitz vos fissa ».
— »Merce Dieu e ma noirissa,
pauc m’o pretz si·l vens m’erissa,
pauc m’o pretz si·l vens m’erissa,
qu’alegreta sui e sana ».
Vers elle je vins par la plaine
« Jouvencelle, lui dis-je, être enchanteur,
j’ai grand deuil que le froid vous pique. »
« Sire, dit la vilaine, grâce à Dieu et ma nourrice,
peu me chaut que le vent m’échevèle,
car je suis joyeuse et saine. »
— »Bela », fi·m ieu, « cauza pia,
destors me sui de la via
per far a vos compaignia;
quar aitals toza vilana
no deu ses pareill paria
pastorgar tanta bestia
en aital terra, soldana ».
« Jouvencelle, lui dis-je, objet charmant,
je me suis détourné du chemin
pour vous tenir compagnie
car une jeune vilaine telle que vous
ne doit pas, sans un compagnon assorti,
paître tant de bétail
dans un tel lieu, seulette. »
— »Don, tot mon ling e mon aire
vei revertir e retraire
al vezoig et a l’araire,
Seigner », so·m dis la vilana;
« Mas tals se fai cavalgaire
c’atrestal deuria faire
los seis jorns de la setmana ».
« Sire, tout mon lignage et toute ma famille,
je les vois retourner et revenir
à la bêche et à la charrue,
Seigneur, dit la vilaine;
mais tel se dit chevalier
qui devrait faire le même métier
durant six jours de la semaine. »
— »Bela », fi·m ieu, « gentils fada,
Vos adastret, quam fos nada,
d’una beutat esmerada
sobre tot’ autra vilana;
e seria·us ben doblada
si·m vezi’ una vegada,
sobeira e vos sotrana ».
«Jouvencelle, dis-je, gentille fée
vous dota, quand vous naquîtes,
d’une beauté suprême
sur toute autre vilaine
et vous seriez doublement belle
si je vous voyais une fois
Moi dessus et vous sous moi.
— »Don, hom coitatz de follatge
jur’ e plieu e promet gatge:
Si·m fariatz homenatge,
Seigner », so·m dis la vilana;
« non vuoil ges mon piucellatge,
non vuoil ges mon piucellatge
camjar per nom de putana ».
« Sire, homme pressé de folie
jure, garantit et promet gage;
ainsi vous me feriez hommage,
Seigneur, dit la vilaine;
mais, en échange d’une légère récompense,
je ne veux pas laisser mon bien le plus cher
pour être perdue de réputation. »
En vous souhaitant une très belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
* Les biographies des troubadours en langue Provençale, Camille Chabaneau, 1885.