Sujet : contes moraux, sagesse persane, poésie morale, citation médiévale, érudition, conseiller politique, exercice du pouvoir, vertus du prince.
Période : moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur : Mocharrafoddin Saadi (1210-1291)
Ouvrage : Gulistan, le jardin des roses.
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous repartons vers l’orient avec les contes moraux du célèbre auteur persan Saadi. Il est ici question de l’exercice du conseil politique, et d’une forme de sagesse dans l’exercice de cette fonction donc. Saadi soupèse, dans sa balance, le venin caché derrière certaines vérités contre le mensonge avisé et nous parle d’une forme de justice compassionnelle et humaniste contre les règles protocolaires, les politesses de statuts et les possibles blessures d’Ego du prince (personnification du pouvoir) face à leur transgression.
(ci-contre, une fleur dans le jardin de Saadi, enluminure du Gulistan, dans un manuscrit du milieu du XVIIe)
Si la responsabilité des conseillers est souvent, sinon sans cesse interrogée, chez lui, c’est que le prince avisé y a souvent recours. Dans ce conte, la sagesse viendra encore de ce dernier dans une démonstration édifiante de compassion, tout autant qu’une profonde compréhension de la nature humaine.
Face à l’exercice du pouvoir, la « vérité » en matière de conseil politique devient une notion relative et l’intention qui guide le conseiller dans cette matière devrait faire passer avant tout l’édification du Prince, plutôt que ses possibles morsures d’Ego ou les règles protocolaires. En but à l’insulte, ce dernier pardonnera et en profitera même pour donner, au passage, une leçon au mauvais conseiller sur les fondements de sa fonction. Une façon de lui dire en somme : Aidez-moi à être quelqu’un de meilleur afin que j’exerce mon pouvoir avec sagesse, discernement et mansuétude, et que je serve ainsi l’intérêt de tous.
A travers tout cela, Saadi nous dira encore que la Sagesse du prince doit demeurer la plus grande de ses vertus et le guider dans son exercice du pouvoir.
J’ai entendu raconter qu’un roi ordonna de tuer un prisonnier. Le malheureux, dans cette circonstance désespérée, commença à donner au roi des épithètes odieuses, et à lui dire les injures les plus grossières, dans la langue qu’il parlait, car l’on a dit : » Quiconque renonce a la vie dit tout ce qu’il a dans le coeur ».
Vers : Lorsque l’homme désespère, sa langue s’allonge, ainsi le chat vaincu se jette sur le chien.
Le roi demanda ce que disait cet homme. Un vizir, doué d’un bon caractère, répondit :
– O Seigneur! il dit : » Et ceux qui retiennent leur colère, et ceux qui pardonnent aux hommes. Dieu aime ceux qui l’ont le bien ».
Le roi fut saisi de compassion en sa faveur, et renonça a le faire périr. Un autre vizir, qui était tout l’opposé du premier, dit :
– Il ne convient pas aux gens de notre espèce de parler devant les rois, si ce n’est avec véracité. Cet homme a donné au prince des noms injurieux et proféré des choses inconvenantes.
Le roi contracta son visage à cause de cette parole, et dit :
– Ce mensonge qu’il a fait m’a été plus agréable que cette vérité que tu as dite, parce que celui-là avait pour motif une chose avantageuse (le salut du prisonnier), et que celle-ci est basée sur la méchanceté.
Les sages ont dit : « Le mensonge mêlé d’utilité est préférable a la vérité qui excite des troubles. »
Vers. – Celui dont le roi exécute les conseils, ce serait dommage qu’il dise autre chose que le bien. »
Mocharrafoddin Saadi – Gulistan, le jardin des roses.
« Miroirs aux princes »
et « morale politique » médiévale
ontemporains de ce conte du célèbre auteur persan, on ne peut s’empêcher de penser ici aux nombreux écrits des poètes de l’Europe médiévale sur les devoirs des princes : vers, allusions, poésies, sans parler encore des traités entiers du type « Miroirs aux Princes » connus depuis l’antiquité et largement revisités dans le courant du moyen-âge.
Dans le même registre, on pense encore à ces mauvais conseillers – flatteurs, intéressés, vénéneux, mal avisés – et leur fâcheuse influence sur les princes, montrés aussi du doigt comme de véritables poisons. L’importance de leur influence sur l’exercice du pouvoir sera créditée au point de faire, au moyen-âge, les beaux jours de l’image du prince « mal conseillé », venue, bien souvent, expliquer ou justifier les maladresses, les faiblesses ou les excès du pouvoir, tout en dédouanant la personne unique qui se confondait avec lui. Sont-ce ces mêmes conseillers auxquels les princes prêtent l’oreille et qu’on retrouve encore, au cœur des complaintes des poètes, empoisonnant la vie curiale et décidant qui approcher ou éloigner ? Avec eux « Le meilleur devient le pire » nous dira Rutebeuf dans sa Paix. Peut-être y avait-il quelques zones de recouvrement des uns aux autres, dans ce monde médiéval où l’élite décisionnelle était limitée en taille et où le pouvoir se trouvait concentré en si peu de mains, et de moins en moins au fil de la « déliquescence » de la féodalité.
Si les notions de « sapientia », de mansuétude, de tempérance, de compassion (voire même plutôt de « miséricorde ») se retrouvent souvent dans les vertus attendues pour un prince de l’Europe médiévale, gardons-nous de rapprochements trop hâtifs. L’univers culturel, les croyances et les représentations sous-tendues par les raisonnements des auteurs occidentaux du XIIIe siècle ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux de Saadi, d’autant que les conceptions autour de l’exercice du pouvoir et de « la morale politique » évoluent aussi, en occident, au fil du moyen-âge. On pourrait même avancer avec certains auteurs que cette morale purement politique n’existe pas comme sphère autonome dans l’Occident médiéval, tant elle est liée à celle du pouvoir religieux, et avec lui, au pouvoir spirituel et intemporel (Les langages politiques au Moyen Âge, Aude Mairey ). Quoiqu’il en soit, pour intriquée qu’elle soit dans les enjeux culturels, sociaux et chrétiens du moyen-âge occidental et pour faire court (au risque de caricaturer) cette morale passera d’une gouvernance et de son exercice devant être inspirée d’abord et avant tout par Dieu, la foi et les valeurs chrétiennes, à l’introduction plus tardive (XVe, XVIe siècle) et presque déjà renaissante de notions d’éducation, de discernement.
Chez Saadi, la loi religieuse est citée par endroits et reste souvent présente de manière implicite. Le roi doit bien évidemment être un bon religieux, mais la sagesse de ce dernier semble avoir, pour l’auteur persan, une importance au moins égale à son érudition en cette matière. Il la met en tout cas largement en avant. On sait qu’il se réfère quelquefois dans ses contes à des princes de l’empire sassanide. Pour certains auteurs d’alors, l’image du « roi philosophe » était prisé et cette sagesse dans l’exercice du pouvoir était même considérée comme une vertu intrinsèque de majeure importance, devant au moins égaler, sinon supérer toutes les autres (voir La conception du pouvoir en islam. Miroirs des princes persans et théories sunnites (XIe-XIVe siècles), Denise Aigle). Peut-être le conteur persan les rejoint-il, par instants, avec ses princes justes et sages ?
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
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