Sujet : patrimoine médiéval, histoire, culture, monument classé, Belgique médiévale, Europe économique, Europe médiévale, polémique, pont militaire fortifié.
Période : Moyen-âge central, XIIIe, siècle.
Lieu : Pont des Trous, Tournai, Belgique
Bonjour à tous,
epuis quelques jours, un séisme secoue le monde des passionnés de patrimoine médiéval, de la Belgique à la France et même jusque Navarre. Sous la houlette de Bruxelles et pour des raisons d’aménagement fluvial, la municipalité wallonne de Tournai vient, en effet, d’entériner la décision de détruire un des fleurons de son patrimoine médiéval : le Pont des Trous. Programmée pour le courant de cette année 2019, la disparition de l’ouvrage pourrait entraîner, dit-on, le risque de déclassement de Tournai au patrimoine mondial de l’UNESCO et toute l’affaire a pris des proportions telles que la presse française s’en est émue à son tour.
Construit originellement entre la fin du XIIIe et le début du XIVe siècle, ce remarquable ouvrage avait été presque entièrement détruit pendant la seconde guerre mondiale; Reconstruit quelques années plus tard et durant l’après-guerre, son classement a été rendu officiel par décret ministériel en 1991. A ce jour, le Pont des Trous est considéré comme un des plus prestigieux monuments de la cité et même, au delà, de la Belgique médiévale. Cette porte d’eau fortifiée est aussi d’une grande rareté puisqu’elle compte parmi les trois seuls ponts militaires fluviaux, datant du Moyen-âge, encore préservés, au niveau mondial.
Pot de fer contre pot de terre ?
Évalué à la bagatelle de 7 milliards d’Euros d’investissement (2013 – source wikipédia), le projet européen d’un puissant axe fluvial Seine-Escaut est dans les cartons de Bruxelles depuis près de 15 ans déjà : il avait, du reste, connu des précédents, au milieu des années 70. Aujourd’hui, ce gigantesque chantier est financé par les Etats, par l’Europe (soit encore les Etats) et par une part privée. Largement sous-évalué au départ en terme d’investissement, le projet a failli être abandonné, après 2008. Depuis, les budgets titanesques engagés ont même été réduits à la baisse, obligeant ses instigateurs à faire quelques concessions sur leurs ambitions de départ. Ces grignotages sont-ils étrangers à la polémique du jour ? Ont-ils pu gréver les moyens alloués à la préservation des ouvrages d’art que ce projet pouvait emporter dans sa marche ? Difficile de l’affirmer. Jusque là, il n’y a guère eu de bras de fer entre Europe économique et Europe culturelle, puisque la première en sort, la plupart du temps, victorieuse quand l’autre se trouve, par quelque hasard, à la table. A travers la polémique autour de la destruction du Pont des Trous, c’est peut-être, d’ailleurs, cette question de fond qui est, en partie, soulevée.
Les enjeux économiques :
interconnexion et mondialisation
Pour prendre la mesure économique du projet Seine-Escaut, l’enjeu en terme de Fret de marchandises se chiffrerait à plus de 13 millions de tonnes annuelles dès les premières années de mise en service. Cette nouvelle voie permettrait ainsi aux grosses compagnies (céréales, matériaux déconstruction, métaux ferreux, etc…) de réduire considérablement leurs frais de transport sur cette partie de l’Europe. Du point de vue des coûts, le transport fluvial par gabarits standards à moyens (péniches) soutient, en effet, largement la comparaison avec le transport routier ou même ferroviaire puisqu’il est de deux à trois fois moins cher. Quant aux plus grands gabarits dont il est question ici, ils permettent encore de gagner quelques sérieux points de marge par tonne transportée. Si son unique inconvénient demeure sa lenteur, le transport fluvial est aussi statistiquement plus sûr et il nécessite aussi moins de main d’oeuvre que le transport routier. D’un point de vue purement entrepreneurial et économique, c’est donc un Win winner. Au titre des autres arguments soulevés en faveur de ce projet, on compte encore sur le désengorgement de certains axes routiers et sur un impact écologique favorable en terme de bilan carbone.
Les gabarits
Concernant l’incidence de ce chantier sur Tournai, il impose d’y élargir le lit du fleuve en plusieurs endroits, pour favoriser, comme sur l’ensemble de cette voie fluviale, le passage de péniches de classe Va. Avec des largeurs de 11,40 mètres minimum, ce type de transport fait partie de la plus grosse catégorie d’embarcations fluviales. Ils s’agit, en un mot, de véritables mastodontes du fret. Pour en donner une idée, les péniches qui naviguent sans trop de difficultés, depuis des décennies, sur la plupart des fleuves aménagés d’Europe, y compris l’Escaut, font des longueurs de 38 à 55 mètres pour des tonnages de 250 à 750 T et des largeurs de 5 à 7 mètres. Les classes A sont, quant à elles, capable d’affréter de 1500 à 3500 tonnes pour des longueurs allant de 115 à 140 mètres.
La largeur maximale de l’arche principale du Pont des Trous n’étant que de 11,30 mètres, le calcul a été vite fait et ce qui, pour certains, pouvait constituer un fleuron d’architecture médiévale s’est ainsi trouvé réduit à n’être plus qu’un « goulot d’étranglement » du point de vue des porteurs du projet. Toutes les possibilités de contournement mises à l’étude ayant, par ailleurs, été rejetées, comme non viables car trop coûteuses, il ne restait plus pour Tournai qu’à refuser le projet en bloc ou l’entériner, et c’est ce dernier choix qui a été retenu.
Communication politique & urbanisme :
du global au local
Pour se conformer aux attentes européennes, la municipalité s’est ainsi engagée sur un réaménagement des berges de l’Escaut à grande échelle, en essayant d’en positiver, dans le même temps, les aspects urbanistiques. De fait, du côté européen, comme de cette dernière, on n’a pas ménagé les efforts en direction des habitants du lieu pour accompagner l’opération. Un site web a notamment été mis en place, ayant pour slogan « Tournai is Scaldis », ie « Tournai c’est l’Escaut ». Les habitants de la cité sont ainsi invités à se tourner vers leur fleuve, même s’ils n’ont sans doute pas attendu jusque là pour le faire : ce dernier serpente, en effet, à travers tout le centre-ville de la cité et contribue à son charme depuis de siècles.
En décryptant les communiqués officiels en faveur de ce qui est présenté comme « un projet-pilote en Wallonie« , les arguments jouent prioritairement sur la fibre « éco-responsable » (bilan carbone global du projet) mais on y parle aussi de « renouveau urbanistique ». L’élargissement du lit du fleuve et le chantier se trouvent présentés comme « une opportunité inespérée » pour que la ville, ses habitants, mais aussi les touristes se « réapproprient le fleuve sur tout son tracé tournaisien« . Dans le même esprit, on parle encore de « redonner aux abords du fleuve le cachet qu’ils méritent » mais, au fond, lequel et celui de qui ? La question est posée. A l’évidence pas celui des amoureux d’histoire et de Culture. Si l’on a de doutes que quelques nouvelles aires d’agrément pourraient voir le jour, dans un cité qui se pose comme témoin du patrimoine historique médiéval wallon et belge, le « c’est neuf donc c’est mieux » semble tout de même un peu léger pour justifier de la destruction pure et simple d’un ouvrage du XIIIe siècle et de la partie des quais eux, aussi classés, qui s’y trouve attachée.
Au delà des intentions politiques sous-jacentes, l’exercice de communication politique demeurait, il faut bien le dire, bien périlleux face à la décision. Pour transposer, on imaginerait assez mal un projet de construction de multiples voies ferroviaires marchandes passant au milieu du château de Versailles, en rognant, au passage, certains de ses édifices, avec des responsables qui viendraient expliquer qu’il s’agit là d’une « opportunité inespérée pour les touristes de redécouvrir l’histoire de France et se l’approprient« . Le magazine Le Point du 12 février ne s’y est d’ailleurs pas trompé, en titrant laconiquement Tournai : un pont médiéval sacrifié pour le transport de marchandises ? (voir article ici)
Ajoutons que, si l’incidence défavorable du projet sur le tourisme patrimonial et culturel local demeure un risque manifeste, son impact positif en terme économique sur la ville ou ses habitants, s’il existe, n’est mentionné nul part, suggérant que la grande majorité de ce fret ne fera qu’y passer.
Le nouveau monument prévu
Si la destruction de Pont des Trous suit son cours, un nouvel ouvrage moderne devrait bientôt le remplacer (voir photo). Chacun jugera si le design prévu est vraiment à la hauteur de l’ancien. Il semble, en tout cas, avoir été voté par la grande majorité du conseil municipal de Tournai en 2016.
L’engagement a, semble-t-il, été pris d’utiliser la pierre et de maintenir les deux tours. Pourtant, cette mince arche triple, tendue vers le ciel et qui se présente plus comme un « clin d’oeil » symbolique à l’ouvrage historique original, que comme une tentative de le conserver au plus près, divise les habitants du lieu. On murmure même que certains d’entre eux l’auraient déjà surnommés, l’arche « Mc Donald’s » (voir article du point)
Alors Europe économique contre Europe culturelle ou encore pot de fer contre pot de terre ? On l’a bien compris, ce dont il est question ici, ce ne sont pas tant les velléités d’aménager le transport fluvial que le peu de traitement qui est fait, dans la balance, entre perspectives macro-économiques d’un côté, et respect de la culture, de l’histoire et du patrimoine, de l’autre.
Au vue des investissements engagés pour faire place aux convois géants désirées par l’Europe, on s’explique mal que n’ait été prévu, dès les départ, dans les budgets, une solution pour partir de la réalité locale, culturelle et historique du terrain, afin de la préserver : éviter la destruction du pont, privilégier une alternative sérieuse pour le sauvegarder, ou même pourquoi pas le modifier ou le déplacer avec l’appui de spécialistes de la construction médiévale. Bref, y consacrer des moyens à la mesure de ce projet d’envergure pharaonique. De fait, face à l’émoi et aux contestations des amoureux d’histoire, de patrimoine et d’Histoire médiévale, une pétition a été ouverte pour la sauvegarde de l’ouvrage. Obligera-t-elle les instances européennes et la municipalité à revoir leur copie ? On ne peut que l’espérer. Stephane Bern, notre nouveau « Monsieur Patrimoine national », l’a, en tout cas, déjà signé.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
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