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Une Ballade de Moralité sur la Mort par Eustache Deschamps

Sujet  : poésie, auteur médiéval,  moyen français, ballade médiévale, mort, vertu, Moyen Âge chrétien.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Car homme n’est qui ait point de demain»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T III,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

aire reculer l’âge de la mort, rêver d’immortalité et d’homme augmenté, depuis quelques années, une certaine hyperclasse nourrit des mirages de transhumanisme et de longévité accrue. De notre côté, nous revenons sur ce thème de la finitude de l’existence humaine, par la poésie médiévale et son bon sens. A cette occasion nous serons accompagné d’une ballade d’Eustache Deschamps.

La ballade d'Eustache avec une enluminure sur la mort du Royal 15 D de la Royal Library d'Angleterre
Enluminure de la mort coupant un arbre sur lequel s’est réfugié un homme,
Royal 15 D, British Library, Les Omélies du pape Saint Grégoire, Bruges, XVe siècle

La mort, conseillère vertueuse de l’homme médiéval

La mort et le vieillissement font partie des nombreux sujets dont nous a gratifié Eustache Deschamps. « Il n’est de chose qui ne vienne à sa fin« , nous disait-il, dans une autre de ses ballades semblables à celle du jour. Entre guerre de cent ans, épidémies de peste et autres misères de l’époque, cet auteur du Moyen Âge tardif a eu tout le loisir de côtoyer la camarde et d’en voir le visage de près, durant ses soixante-ans de vie.

Le thème est loin de lui être propre, cela dit. Il se présente, de manière récurrente, chez de nombreux auteurs et poètes du monde médiéval. Le Moyen Âge côtoie la mort au quotidien et ne lasse de rappeler son inéluctable présence, au détour du chemin. Elle a traversé avec force l’œuvre de Villon, ses testaments et son style inimitable.

« Je congnoys que pauvres et riches,
Sages et folz, prebstres et laiz 
Nobles, vilains, larges et chiches,
Petitz et grans, et beaulx et laidz,
Dames à rebrassez colletz,  
De quelconque condicion,
Portant attours et bourreletz, 
Mort saisit sans exception. »

François Villon (1431-?1463) Le Grand Testament

La mort, au service d’une vie plus morale

Avant Villon, des auteurs comme Rutebeuf ou Jean de Meung s’étaient eux-aussi exprimés sur le sujet, sur un angle aussi fataliste que moral.

«Pensons que quant ly homs est au travail de mort,
Ses biens ne ses richesses ne luy valent que mort
Ne luy peuvent oster l’angoisse qui le mort,
De ce dont conscience le reprent et remort »

Jean de Meung (1240 -1305) – Le Codicille

Dans le contexte de la foi et de la morale chrétiennes médiévales, ce rappel de la mort fournit autant d’occasions de renforcer sa pratique spirituelle et de s’amender dans le temps de sa vie matérielle. Le très vertueux poète breton Jean Meschinot (1420-1491) le soulignera sous forme d’injonction dans ses Lunettes des Princes :

« Ton temps est bref : veuille à vertu entendre,
ou mieux te fût n’avoir onc esté né.« 
Jean Meschinot (1420-1491) Les Lunettes des Princes

On pourrait multiplier, à l’infini, les extraits de littérature médiévale sur cette mort, « auguste conseillère », guide moral de l’action vertueuse. Terminons par un dernier proverbe de Christine de Pizan. En dépit de sa grande confrontation avec le deuil et la douleur, la poétesse et auteur(e) médiévale nous avait également rappelé cet rôle de la mort, dans ses proverbes moraux :

“Quoy que la mort nous soit espouventable
A y penser souvent est prouffitable.”

Christine de Pizan (1364-1430), Proverbes moraux.

Aux sources manuscrites de cette ballade

La ballade 318 d’Eustache Deschamps dans le manuscrit médiéval Français 840 de la BnF.

Aux sources manuscrites de la ballade du jour, nous retrouvons, une fois de plus, le manuscrit médiéval ms Français 840 de la BnF. Ce manuscrit médiéval du XVe siècle est une véritable bible de l’œuvre prolifique d’Eustache Deschamps.

Pour la transcription en graphie moderne de cette poésie, nous nous référons, à l’habitude, aux Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, initiées par le marquis de Queux de Saint-Hilaire au milieu du XIXe siècle et achevées par Gaston Raynaud.


Se richesces feissent homme durer
dans le moyen français d’Eustache

NB : pour une meilleure compréhension de cette poésie en moyen français, nous vous donnons quelques clefs de vocabulaire.

Se richesces feissent homme durer
Et sens feist qu’il ne peust mourir,
Force, biauté, vie perpetuer
Et grace aussi en un estat tenir,
On deust bien telz choses acquerir
(1).
Mais chascun scet et voit tout de certain
Que jeune et vielx, biaux et fort, fault fenir,
Car homme n’est qui ait point de demain.

Le corps ne puet au monde demourer
Qu’a certain temps ne le faille pourrir.
Corrompable est, si le fault retourner,
Corrupcion et cendre devenir.
De ce devroit a chascun souvenir,
Faire le bien, estre de pité plain,
Laissier le mal, bon renom poursuir,
Car homme n’est qui ait point de demain.

Crisés* (Crésus) est mort qui tant pot amasser,
Et Salomon n’a peu sens detenir :
Sanson Fortin
(le puissant) a fait la mort finer
Et Absalon
(
Absalom, fils du Roi David) le tresbel deperir,
Alixandre le grant roy enfouir.
Et puisque tous devons suir
* (suivre) leur train,
Ne nous chaille*
(chaloir, importer) fors de l’ame servir,
Car homme n’est qui ait point de demain.

L’Envoy

Prince, bon fait Dieu cremir et loer* (craindre et louer),
Lui obeir et amer son prochain
Sanz faire mal et sanz trop convoiter,
Car homme n’est qui ait point de demain.

(1) Tous les premiers vers de cette ballade sont hypothétiques : si les richesses permettaient à l’homme de vivre plus longtemps, ou d’être immortel, en maintenant force, beauté et condition, on aurait bien raison de poursuivre de telles choses. Seulement voilà, c’est n’est pas le cas et tout doit finir un jour.


Sur la mort au Moyen Âge, voir aussi notre article :
Mort médiévale et mort moderne, retour sur quelques idées reçues

En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
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L’importance de la poésie au Moyen Âge, avec Régine Pernoud

Sujet  :   citations, Moyen Âge,  historien, médiéviste, valeurs médiévales, valeurs actuelles, poésie médiévale, littérature médiévale, culture orale.
Auteur : Régine Pernoud (1909-1998)
Ouvrage : Lumière du Moyen Âge (1946)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous revenons aux réalités du monde médiéval avec une citation de l’historienne Régine Pernoud. Elle est extraite de son ouvrage Lumière du Moyen Âge. Sorti en 1946, cet essai prenait le contrepied d’une foule d’idées reçues sur le Moyen Âge.

Contre les idées reçues sur le monde médiéval

"Lumière du Moyen Âge" de Régine Pernoud

Bien que situé dans les premières publications de Régine Pernoud, Lumière du Moyen Âge semble préfigurer son œuvre toute entière. Dès lors, la médiéviste n’a cessé de combattre les préjugés à l’égard du Moyen Âge. Place des femmes, structure du pouvoir, rôle de l’Eglise, vie rurale et urbaine, « nouveauté » du Moyen Âge, particularités médiévales, peu de sujets ont échappé à sa sagacité.

A 80 ans de la sortie de ce livre, de nombreux médiévistes ont repris, depuis, ce même effort de déconstruction des préjugés à l’encontre du Moyen Âge. Aujourd’hui encore, cet ouvrage de Regine Pernoud reste, cependant, un classique facile d’accès et agréable à lire. On peut donc le recommander à tous ceux qui veulent appréhender, de manière plus juste et nuancée, la période médiévale.

Une citation de Régine Pernoud sur la poésie médiévale et sa place dans la vie de l'homme médiéval

Le goût du Moyen Âge pour la poésie

Dans la citation du jour, il est question de la poésie médiévale et de sa place dans la vie de l’homme du Moyen Âge. Régine Pernoud lui portait là un vibrant hommage. Elle parvenait même à nous la faire sentir de manière palpable dans le quotidien de l’homme médiéval, toutes classes confondues.

Nos lecteurs le savent, ce thème ne peut que nous parler. Depuis 2016, nous avons, en effet, mis en ligne plus de 560 textes issus de la littérature médiévale. Entre poésies, chansons, extraits divers, ces productions nous on permis de vous présenter, à date, plus de 80 auteurs médiévaux.

Pour les rendre accessibles, tous ces textes ont été traduits depuis leur langue d’origine (langue d’oïl, langue d’oc, anglo-normand, galaïco-portugais, …) en français actuel. Il nous est même arrivé de faire quelques incursions vers l’Italien, l’Anglais ou l’Espagnol anciens. Finalement, toutes ces langues reflètent la variété des langages de la France d’alors mais aussi d’une partie de l’Europe médiévale.

En matière de thème, les textes approchés portent sur l’amour courtois, la poésie morale et satirique, les fables, ou la vie médiévale. Toutefois, la prose y occupe une place bien moindre que la poésie et les formes versifiées. La citation du jour ne pouvait donc que nous ravir. C’est une évidence, le Moyen Âge a particulièrement aimé et célébrer ses langues et leurs richesses, à travers la poésie.


La poésie dans le monde médiéval, Régine Pernoud

« Jaillie tout entière de notre sol, la littérature médiévale en reproduit fidèlement les moindres contours, les moindres nuances ; Toutes les classes sociales, tous les événements historiques, tous les traits de l’âme française y revivent, en une fresque éblouissante. C’est que la poésie a été la grande affaire du Moyen Âge, et l’une de ses passions les plus vives. Elle régnait partout, à l’Eglise, au château, dans les fêtes et sur les places publiques : il n’y avait pas de festin sans elle, pas de réjouissances où elle ne joua pas son rôle, pas de société, université, association ou confrérie où elle n’eut accès.

(…) Dire des vers ou en écouter apparaissait (au Moyen Âge) comme un besoin inhérent à l’homme. On ne verrait guère, de nos jours, un poète s’installer sur des tréteaux, devant une barraque de foire, pour y déclamer ses œuvres : spectacle qui était alors commun. Un paysan s’arrachait à son labour, un artisan à sa boutique, un seigneur à ses faucons, pour aller entendre un trouvère ou un jongleur. Jamais peut-être, sauf aux plus beaux jours de la Grèce ancienne, ne se manifesta un tel appétit de rythme, de cadence et de beau langage. »

Régine Pernoud (1909-1998) – Lumière du Moyen-âge (1946).


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
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Salon Normannia 2024 : le médiéval fantastique en grand

Sujet : salon médiéval-fantastique, inspiration médiévale, animations, marché artisanal médiéval, compagnies médiévales, béhourd, Moyen Âge fantastique,
Evénement : Normannia 2024
Lieu : Parc expo de Rouen, Seine-maritime, Normandie.
Dates : les 24 et 25 février 2024.

Bonjour à tous,

ur l’agenda des événements aux couleurs du Moyen Âge, le grand salon médiéval fantastique Normannia sera de retour, cette fin de mois, à Rouen. Ce salon rouennais, concocté par la Fédération Française Médiévale, battra son plein les 24 et 25 février prochains, pour deux jours d’exposition, de fête et d’animations.

Depuis sa création, l’événement se présente comme un mélange d’évocation historique et de médiéval fantaisie et comme on ne change pas une recette qui marche, ce cru 2024 de Normannia collera à sa ligne habituelle.

Le programme de Normannia 2024

Un grand marché médiéval fantastique et une profusion d’animations « médiévalisantes », que demander de plus pour se changer les idées ? L’ambition de Normannia est clair : divertir et proposer un voyage dans le temps et les mondes imaginaires, le temps d’un week-end. Jusque là, le parie a été largement réussi et les habitants de Normandie et alentour en redemandent. Cette fin de mois, ils seront sans doute, plus de 15000 à répondre à l’appel pour cette 6ème édition de Normannia.

Marché artisanal, médiéval et fantastique :
plus de 260 exposants attendus

Salon médiéval fantastique Normannia Affiche 2024

Ce salon médiéval fantastique brille particulièrement par ses exposants. Ils seront plus de 260, cette année et les visiteurs auront de quoi découvrir et se laisser tenter. Jugez plutôt : bijoux et accessoires, maroquinerie artisanale, tissage et vannerie, travail du verre, forge, vêtements, costumes, armures médiévales, dagues et coutellerie, instruments de musique, jeux de rôle et univers ludiques, mais encore arts décoratifs, objets d’art, sculptures, le tout teinté de Moyen Âge ou inspirations plus libres et fantastiques.

A dire vrai, la liste est des stands artisanaux est longue et variée, et nous en oublions, mais il faut bien vous ménager quelques surprises, à l’arrivée. Dans les couloirs du salon, la gourmandise trouvera aussi sa place entre produits du terroir, petites douceurs, ou même hydromel artisanal et produits d’herboristerie. Des échoppes proposeront aussi de quoi se restaurer ou manger sur le pouce.

Mini salon du livre médiéval fantaisie et dédicaces

S’ajoutent à la longue liste des exposants et artisans, de nombreux auteurs, illustrateurs et maisons d’édition sur le thème des mondes fantaisies et du médiéval fantastique. Au programme, découvertes de fictions et sagas fantastiques, beaux ouvrages et séances de dédicaces.

L’illustrateur Simon De Thuillières qui s’est rendu célèbre sur les réseaux avec son codex y sera également présent. Une exposition de certaines de ces œuvres est aussi prévue.

Des animations médiévales à foison

Animations médiévales au Salon Médiéval Fantastique Normannia 2024

En terme d’animations médiévales, de nombreuses performances musicales, artistiques et visuelles seront de la fête : combats en armure et démonstration de béhourd, concours de costumes, musiques et concerts aux accents folks ou médiévaux, saynètes, contes et théâtres, humour et fantaisie, déambulations de créatures et de dragons. Il ne devrait donc rien manquer pour faire de cette nouvelle édition du salon Normannia une véritable réussite.

Liste des compagnies médiévales & artistes invités

Voici un liste non exhaustive de quelques-unes des compagnies médiévales, artistes et musiciens invités :

Compagnie Vortex – Rhesus – Atome Théâtre – Telennaria – Gonraad le Dragon – Les chamans de Sombralka – RNT Motion – La Rioule des Compagnons du Monde – Fiéline Cosplay & Créa – Diex Aïe (Behourd) – …


Pour plus d’informations et de détails sur cette édition 2024 du salon Normannia, rendez-vous sur le site officiel de l’organisateur.

Voir également nos articles précédents sur ce salon médiéval fantastique : Normannia 2023Normannia 2020 (affiche steampunk) – Normannia 2019Normannia 2018.

En vous souhaitant une belle journée et un très beau salon si vous vous y rendez.

Fred
Pour Moyenagepassion.com
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A la découverte d’une des Premières Révoltes Paysannes médiévales

Sujet : jacquerie, paysans, révolte paysanne, poésie médiévale, anglo-normand, vieux français, langue d’Oïl, littérature médiévale.
Période : Moyen Âge central, XIIe siècle, an mil
Auteur : Robert Wace
Ouvrage : Roman de Rou et des Ducs de Normandie par Robert Wace, publié pour la première fois par les Manuscrits de France et d’Angleterre. Frédéric Pluquet, 1827 (Edouard Frère Editeur, Rouen).

Bonjour à tous,

ujourd’hui, pour faire écho à la révolte paysanne qui gronde en France et jusqu’aux portes de Bruxelles, nous vous proposons un texte médiéval. Daté de la dernière partie du XIIe siècle, il s’agit d’un extrait du Roman de Rou du poète anglo-normand Wace (ou Gace). Son auteur nous conte comment les serfs et les petites gens des campagnes d’alors se lièrent entre eux contre les seigneurs et les abus du pouvoir en place, dans une tentative d’affranchissement.

On découvrira, au passage, les contraintes que le poète porte aux crédits des travailleurs de la terre de l’an mil. Certes, les temps ont changé mais, à lire Wace, les paysans normands de cette période voyaient déjà peser sur leur dos normes, taxes, bureaucraties et contraintes variées qui résonnent, d’une manière particulière, dans le contexte actuel. Vous en jugerez.

Naissance d’une révolte paysanne en l’an mil

Rédigé par Wace autour de 1160-1170, le Roman de Rou et des ducs de Normandie est une chronique historique en vers qui reprend l’histoire et la génèse du duché de Normandie depuis Rollon et l’épopée viking. L’attribution de la totalité de cette œuvre à Wace a été contestée depuis par certains érudits.

On trouve notre extrait du jour souvent cité dans les manuels historiques et littéraires, sans doute parce qu’il est assez représentatif des premiers tentatives d’affranchissement des serfs. Les abus et les contraintes que leur faisaient peser le pouvoir des seigneurs et des nobles d’alors y sont aussi dépeints de manière assez explicite par Wace. C’est un détail linguistique mais il semble également que cette pièce voit la notion de « bocage » apparaître pour la première fois en littérature française médiévale.

Aux sources médiévales du Roman de Rou

La Révolte paysanne de l'an mil dans le manuscrit médiéval ms 375 : Roman de Rou et des ducs de Normandie

Vous pourrez retrouver le Roman de Rou de Wace dans un certain nombre de manuscrits médiévaux conservés à la BnF ou même encore à la British Library. Pour l’extrait du jour, nous avons choisi le manuscrit ms Français 375 de la BnF. Cet ouvrage consultable sur Gallica présente un ensemble de poésies, de pièces littéraires et de romans divers datés des XIIe au XIIIe siècles. Ce manuscrit ancien est lui-même daté de la fin du XIIIe et des débuts du XIVe siècle.

Pour situer historiquement cet extrait du Roman de Rou, nous sommes sous le règne naissant de Richard II de Normandie, entre la toute fin du Xe siècle et le début du XIe siècle. Wace nous la raconte donc un peu moins d’un siècle plus tard.


La Jacquerie des paysans normands

N’aveit encore guere regné
Ne guaires n’aveit duc esté
Quant el païs surst une guerre
Ki dut grand mal faire en la terre.

Li païsan e li vilain
Cil del boscage et cil del plain,
Ne sai par kel entichement
Ne ki les mut premierement
Par vinz, par trentaines, par cenz
Unt tenu plusurs parlemen
Tel parole vunt conseilant
S’il la poent metre en avant
Que il la puissent a chief traire.
Ki as plus hauz faire cuntraire
Privéement ont porparlè
E plusurs l’ont entre els juré
Ke jamez, par lur volonté,
N’arunt seingnur ne avoé.

Seingnur ne lur font se mal nun ;
Ne poent aveir od els raisun,
Ne lur gaainz, ne lur laburs ;
Chescun jur vunt a grant dolurs.
En peine sunt e en hahan
Antan fu mal e pis awan
Tote jur sunt lur bestes prises
Pur aïes e pur servises.

Tant i a plaints e quereles
E custummes viez e nuveles
Ne poent une hure aveir pais
Tut jur sunt sumuns as plais :
Plaiz de forez, plaiz de moneies
Plaiz de purprises, plaiz de veies,
Plaiz de biés fair, plaiz de moutes,
Plaiz de defautes, plaiz de toutes.
Plaiz d’aquaiz, plaiz de graveries,
Plaiz de medlées, plaiz d’aïes.

Tant i a prevoz e bedeaus
E tanz bailiz, vielz e nuvels,
No poent avier pais une hure :
Tantes choses lur mettent sure
Dunt ne se poent derainier !
Chascun vult aveir sun lueier
A force funt lur aveir prendre :
Tenir ne s’osent ne defendre.
No poent mie issi guarir :
Terre lur estuvra guerpir.
Ne puent aveil nul guarant
Ne vers seignur ne vers serjant :
Ne lur tiennent nu cuvenant.

« Fiz a putain, dient auquant.
Pur kei nus laissum damagier !
Metum nus fors de lor dangier ;
Nus sumes homes cum il sunt,
Tex membres avum cum il unt,
Et altresi grans cors avum,
Et altretant sofrir poum.
Ne nus faut fors cuer sulement ;
Alium nus par serement,
Nos aveir e nus defendum,
E tuit ensemble nus tenum.
Es nus voilent guerreier,
Bien avum, contre un chevalier,
Trente u quarante païsanz
Maniables e cumbatans. « 

Roman de Rou et des Ducs de Normandie, Wace
(chap 1, vers 815 à 880, op cité)

Traduction en français actuel

NB : l’anglo-normand reste une langue relativement difficile à percer avec un simple bagage en français moderne. Nous vous proposons donc une traduction de cet extrait. Pour la suite, vous pouvez vous reporter au Roman de Rou (opus cité) ou encore à l’article de Louis René et Michel de Boüard (1).

Il n’avait encore guère régné
Et n’était duc que depuis peu
Quand au pays survint une guerre
Qui fit grand mal à la terre.

Les paysans et les vilains
Ceux du bocage (des bois) comme ceux de plaines
Je ne sais sous quelle impulsion
Ni qui les y poussa en premier lieu
Par vingt, par trentaine et par cent
Ont tenu plusieurs assemblées
Ils y délibèrent d’un projet,
Qui, s’ils pouvaient le mener bien
Et le réaliser,
Pourrait contrarier de nombreuses personnes en haut lieu.
En privé, ils ont convenu
Et se sont jurés entre eux
Que jamais, de leur propre volonté,
Ils n’auraient seigneur, ni avoué (protecteur noble, représentant généralement les abbayes et églises).

Les seigneurs ne leur causent que du mal
Les paysans ne peuvent s’en sortir
Ni par leurs gains, ni par leur labeur.
A chaque jour, vient son lot de souffrances,
Ils triment et ahanent sans trêve
Si naguère fut mal, c’est pire à présent.
Chaque jour, ils voient leurs bêtes prises,
Pour des aides ou pour des services.


On les afflige de tant de plaintes et de querelles
de tant de coutumes vieilles et anciennes
Qu’ils ne connaissent jamais de trêve.
Chaque jour, on leur fait des procès :
Procès de forêts, procès de monnaies
Procès à propos des voies ou des chemins
Procès de biefs (usage des cours d’eau) ou de droit de mouture,
Procès pour défaut, procès de saisie
Procès pour service de guet, procès pour les corvées
Procès pour des altercations, procès pour des aides…

Il y a tant de prévôts et d’huissiers,
Tant de baillis, anciens et nouveaux
Qu’on ne leur laisse aucun répit.
On les charge de tant de griefs,
Qu’ils ne peuvent s’en disculper.
Chacun veut prélever son loyer sur leur dos,
On leur prend leurs avoirs de force
Et les paysans n’osent résister, ni se liguer contre cela,
De sorte qu’ils ne pourront jamais s’en sortir.
Il ne leur restera qu’à déserter le pays.
Impossible de trouver un protecteur
Ni du côté du seigneur, ni vers son sergent
qui ne respectent jamais leur parole.

« Fils de p…, disent certains,
Pourquoi nous laissons-nous malmener ?
Mettons nous hors de leur portée,
Nous sommes des hommes tout comme eux
Comme eux, nous avons des bras et des jambes
Comme les leurs, nos corps sont robustes
Et nous pouvons résister tout autant qu’eux.
Il ne nous manque que du cœur au ventre.
Faisons un serment d’alliance,
Défendons nous et nos avoirs,
Et tous ensemble soutenons-nous.
Et s’ils veulent nous faire la guerre
Nous avons bien, contre un chevalier
Trente ou quarante paysans,
vaillants, solides et combattants.


Une répression dans le sang et la violence

L’épisode de cette première jacquerie, comme beaucoup d’autres, fut réprimé dans la violence et par le fer, au détriment de toute justice. Les actions sanglantes furent menées de la main de Raoul comte d’Evreux, agissant pour le duc de Normandie alors tout jeune. Le nom de ce dernier ne fut pas entaché semble-t-il, de cette répression qui étouffa la révolte paysanne dans l’œuf. On le nomma, en effet, plus tard « Richard le bon ».

Au XIXe siècle, Eugène Bonnemère, historien et auteur de l’Histoire des paysans (1) parle de tortures effroyables, de mains tranchées et d’yeux arrachés, etc… (toutes proportions gardées, cela pourrait rappeler des souvenirs pas si lointains à certains gilets jaunes ). Selon l’auteur du XIXe siècle, le comte d’Evreux ne s’arrêta pas là. Plomb fondu et empalement vinrent se joindre à la répression mais il prit bien soin de renvoyer chez eux certains émissaires éborgnés et diminués afin qu’ils dissuadent les autres serfs de rêver de liberté.

Fort heureusement, la Ve république n’est pas encore allée jusque là avec nos agriculteurs même si le positionnement dissuasif et malencontreux de quelques engins blindés aux abords du marché de Rungis avait pu faire craindre la pire des escalades. De leur côté, les paysans sont restés pacifiques dans leurs manifestations. Ils ont aussi démontré qu’ils savaient jouer les blocus à distance, en évitant les affrontements directs trop près de la capitale.

Serfs sous la houlette d'un contremaître agriculteur, Psautier de la reine Mary, Ms. Royal 2. B. VII, British Library, XIVe siècle
Enluminure : serfs sous la houlette d’un préfet (contremaître désigné par le Seigneur)
Psautier de la reine Mary, Ms. Royal 2. B. VII, British Library, XIVe siècle.

Vers une asphyxie de la France rurale et agricole

Pour rester encore un peu sur l’actualité, le contexte n’est, bien sûr, pas le même que celui de notre extrait. Nous sommes à plus de huit siècles du roman de Wace. Pourtant, certains rapprochements ne peuvent s’empêcher de venir à l’esprit. Asphyxiés, nombre de nos paysans ne vivent plus qu’à grand peine de leur labeur. On ne compte plus le nombre d’exploitations qui se voient contraintes de mettre la clef sous la porte ou d’agriculteurs qui mettent fin à leur jour.

Incohérences technocratiques, injonctions de productivité dans un océan de normes, politique de prix sans cesse révisée à la baisse et rentabilité nulle, les lois de la grande distribution comme la mondialisation font mal et la bureaucratie en rajoute. Dans ce contexte, le nombre d’heures de labeur abattues ne suffit pas à combler le fossé et dans le monde paysan, on s’use souvent sans trêve, pour bien peu.

Ajoutons à cela une politique européenne qui laisse entrer, par la grande porte, des marchandises à prix cassés, en provenance de pays non soumis aux règles drastiques imposées à nos agriculteurs. La logique d’un marché à 27 pays avec d’énormes disparités économiques entre eux battait déjà de l’aile mais l’ouverture à tous les vents fait craindre le pire. Tout cela commence à faire beaucoup et on comprend la réaction du monde agricole et de nos paysans d’autant qu’au delà de leur seule condition, la souveraineté alimentaire reste au centre du débat.


A propos des jacqueries et des révoltes paysannes, voir aussi :

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric Effe
Pour Moyenagepassion.com
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Notes

(1) La Normandie Ducale dans l’œuvre de Wace, Supplément aux annales de Normandie, Louis René, de Boüard Michel. (1951).
(2) Histoire des paysans depuis la fin du Moyen Âge jusqu’à nos jours, Tome 1, Eugène Bonnemère, Edition F Chamerot, Paris (1856)

NB : Sur l’image d’entête vous retrouverez la page de garde du Roman de Rou dans la Ms Français 375 de la BnF