La littérature médiévale est abondante et quantité de textes nous sont parvenus. Pourtant, dans les manuscrits anciens et les sources de cette période, de nombreux auteurs sont aussi demeurés anonymes. Cette rubrique leur est consacrée.
Vous pourrez y découvrir des textes, poésies, fabliaux médiévaux (en vieux français, en occitan, ou dans d’autres langues anciennes), commentés, traduits et sourcés.
Sujet : chanson médiévale, Noël, chanson à boire. vieux-français, Anglo-normand Période : moyen-âge central, XIIIe siècle Titre : Deu doint à tuz ces joie d’amur Auteur : anonyme Ouvrage : Recueil de chants historiques français, première série, le XIIe jusqu’au XVIIe, Leroux de Lincy, Librairie de Charles Gosselin (1841)
Bonjour à tous,
ntre deux congés et pour célébrer Noël à la façon médiévale, nous vous proposons, aujourd’hui, de découvrir une chanson anglo-normande du moyen-âge central et plus précisément du XIIIe siècle.
Le manuscrit MS 16 E VIII
de la Librairie royale anglaise
Dans son Recueil de chants historiques français, Antoine Leroux de Lincy indique qu’elle provient d’un manuscrit anglais, sans le citer dans le détail. En élargissant les recherches, on retrouve ce même chant de Noël publié, quelques années plus tard, par Paul Meyer (Recueil d’anciens textes bas-latins provençaux et français, 1er partie, 1874) ; ce dernier, cette fois-ci, nous donne comme source le Royal Ms 16 E. VIII de la Librairie Royale britannique.
Tristement, l’ouvrage en question se serait volatilisé de la salle de lecture du British Museum, un peu avant la fin du XIXe siècle, en juin 1879 ; un malotru l’aurait, en effet, subtilisé en tirant partie du fait qu’à cette période, les dispositifs de sécurité autour les ouvrages anciens n’étaient pas aussi élaborés que de nos jours. Le manuscrit contenait 147 folios, avec entre autres pièces de choix, le Bestiaire illustré d’un clerc nommé Guillaume de Normandie, un Missus Gabriel en vers latins et anglo-normands sur l’annonciation de la vierge, une geste sur l’histoire de Charlemagne à Jerusalem et Constantinople, un Almanach lunaire en prose française, et encore deux chansons à boire, dont celle que nous publions ici et qui est plus particulièrement centrée sur le thème de la fête de Noël. (voir inventaire précis du contenu de ce manuscrit au lien suivant)
Une des plus anciennes
chansons à boire normandes
i son auteur est demeuré anonyme, cette pièce qui se classe dans les chants de Noël, peut être également située dans la lignée des chansons bachiques, autrement dit des pièces festives dédiées aux joies de la fête et de la boisson. A ce titre, elle a comme grand intérêt d’être une des plus anciennes qui nous soit parvenue du berceau anglo-normand.
Quelques siècles plus tard, autour du XVIIe, on verra émerger l’idée d’un genre anglo-normand spécifique à ce type de chanson à boire: le Vaux-de-vire, avec notamment des auteurs comme Olivier Basselin (XVe siècle) et Jean le Houx (XVIe et XVIIe). Force est pourtant de constater avec Leroux de Lincy et d’autres auteurs et médiévistes du XIXe siècle qui ont édité cette chanson médiévale du XIIIe siècle que la Normandie n’a pas attendu ces deux derniers poètes (sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir bientôt) pour célébrer dignement les plaisirs de la fête et de la table.
« Deu doint à tus icels joie d’amurs »
Une chanson médiévale à boire du XIIIe
Seignors, ore entendez à nus : De loinz Sumes venuz à wous Pur quère* (réclamer, prier, invoquer) Noël, Car l’em nus dit que en cest hostel Soleit* (avoir l’habitude, coûtume)tenir sa feste anuel A hicest jur.
Deu doint à tus icels joie d’amurs Qui à danz Noël ferunt honors !
Seignors, jo vus di por veir Ke danz Noël ne velt aveir Si joie non, E repleni sa maison De payn, de char* (viande) et de peison Por faire honor.
Deu doint à tuz ces joie d’amur, etc.
Seignors, il est crié en l’ost Qe cil qui despent bien e tost E largement, E fet les granz honors sovent, Deu li duble quanque il despent Por faire honor.
Deu doint, etc.
Seignors, escriez les malveis* (les mauvais, les méchants), Car vus me l’troverez jameis De bone part. Botun, batun, ferun gruinard, (1) Car tos dis a le quer cuuard Por feire honor.
Deu doint, etc.
Noël beyt bien le vin engleis, E li Gascoin et li Franceys E l’Angevin ; Noël fait beivere son veisin Si qu’il se dort le chief enclin , Sovent le jor.
Deu doint, etc. Seignors, jo vus di par Noël E par li sires de cest hostel, Car bevez ben ; E jo primes* (en premier) beverai le men, E pois après chescon le soen Par mon conseli ; Si jo vus dis trestoz : Wesseyl,* (Wes Heil, « portez vous bien ») Dehaiz* (malheur à celui) eit qui ne dira Drincheyl* (« Drinc Heil » Buvez et profitez bien).
(1) S’il faut en croire Charles Nisard (Des chansons populaires chez les anciens et chez les Français, 1867, Volume 1), ce « Botun, batun, ferun gruinard » pourrait être un « appel à bâton contre les braillards ». De son côté, et même s’il s’adresse à un période généralement plus tardive, le Dictionnaire Coltgrave nous rappelle que « Gruiner » en vieux français, évoque la même racine que l’anglais to Gruntle or to grunt : grogner, gronder. Autrement dit plutôt que braillards et pour le moderniser, il s’agirait plutôt ici des grincheux ou des grognons à qui il faudrait donner du bâton ou de la trique.
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric F
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes
Sujet : trouvères, poète anglo-normand, chanson, musique médiévale, chant de Croisades, 3e croisade, vieux français Période : moyen-âge central, XIIe siècle Auteur : Anonyme Titre : « Parti de mal e a bien aturné» Interprète : Early Music Consort of London Album :Music of the Crusades(1971)
Bonjour à tous,
n partance pour le moyen-âge central et plus précisément le XIIe siècle, nous vous parlons, aujourd’hui, d’une chanson médiévale assez rare et en tout cas peu connue du grand public. Demeurée anonyme, elle a été rédigée en vieux-français mais avec quelques tours linguistiques qui démontrent clairement que son compositeur était Anglo-normand.
Sources historiques & manuscrit ancien
Une chanson en exemplaire unique.
Du point de vue thématique, c’est un chant de croisade. Il ne nous en est parvenu qu’un seul exemplaire, recopié, avec sa partition, sur le dernier feuillet d’un manuscrit du XIIIe siècle : Chronique des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure.
Connu sous le nom de MS Harley 1717, ce manuscrit ancien est conservé au British Museum et la British Library a eu l’excellente idée de mettre quelques uns de ses feuillets en ligne dont celui qui nous intéresse aujourd’hui ( photo ci-contre.voir également le site de la British Library ici )
Origine, période et autres hypothèses
Dans son ouvrage les chansons de croisade par Joseph Bédier avec leurs mélodies par Pierre Aubry (1909), le romaniste et spécialiste de littérature médiévale Joseph Bédier nous apprend que cette chanson ancienne porte sans doute sur la 3e croisade. Il formera encore, non sans quelque précaution, l’hypothèse que les seigneurs auquel le trouvère fait référence, à la fin de cette chanson, et dont il espère que Dieu leur accordera ses grâces, pourraient être Richard Coeur de Lion, ses frères et son père Henri II d’Angleterre. Il s’agirait alors d’une allusion aux querelles incessantes de ces derniers.
Concernant l’auteur de cette poésie, en 1834, dans son Essai sur les bardes, les jongleurs et les trouvères normands et anglo-normands (T2), l’Abbé de la Rue émettait, de son côté, l’hypothèse qu’il pouvait s’agir de Benoit de Saint-Maure, l’auteur même de la Chronique des Ducs de Normandie ; cette hypothèse ne semble pas avoir connu un grand succès à date.
« Parti de mal e a bien aturné », par Le Early Music Consort de Londres
Au début des 70’s, le Early Music Consort
of London et les musiques de croisade
C’est donc à l’Ensemble anglais Early Music Consort of London que nous devons ce chant de Croisades servi par l’interprétation vocale du célèbre contre-ténor James Bowman.
Nous avions déjà touché un mot ici de cette excellente formation et de son fondateur David Munrow, ainsi que de cet album de 1971, riche de 19 pièces sur ce même thème, aussi nous vous invitons à vous y reporter (voir article ici).
Pour acquérir cet album ou pour plus d’informations le concernant, vous pouvez cliquer sur la pochette ci-contre.
« Parti de mal e a bien aturné », la chanson
et sa traduction en français moderne
Concernant notre traduction du vieux français teinté d’Anglo-Normand du poète médiéval vers le Français moderne, elle procède à la fois de recoupements (voir notes en bas de page) mais aussi de recherches et de choix personnels. Pour ce qui est des tournures, nous les avons, autant que faire se peut, tenues proches de la langue originelle pour leur conserver une note d’archaïsme. Les comptages de pieds n’étant pas toujours respectés il ne s’agit pas d’une adaptation.
Parti de mal e a bien aturné Voil ma chançun a la gent fere oïr, K’a sun besuing nus ad Deus apelé Si ne li deit nul prosdome faillir, Kar en la cruiz deignat pur nus murir. Mult li doit bien estre gueredoné Kar par sa mort sumes tuz rachaté.
Séparé du mal et tourné vers le bien
Veux ma chanson à tous faire oïr
Puisqu’à son aide, Dieu nous a appelé
Certainement, Nul prud’homme ne lui doit faillir,
Puisqu’en la croix il a daigné pour nous mourir
Fort doit-il en être récompensé
Car par sa mort, nous sommes tous rachetés.
II
Cunte, ne duc, ne li roi coruné Ne se pöent de la mort destolir, Kar quant il unt grant tresor amassé Plus lur covient a grant dolur guerpir. Mielz lur venist en bon jus departir, Kar quant il sunt en la terre buté Ne lur valt puis ne chastel ne cité.
Comtes, ni ducs, ni les rois couronnés Ne se peuvent à la mort soustraire Car quand ils ont grand trésor amassé Mieux leur convient à grand douleur s’en défaire Mieux leur vaudrait s’en séparer justement (1) Car quand ils sont en la terre boutés, A plus rien ne leur sert, ni château, ni cité.
III
Allas, chettif! Tant nus sumes pené Pur les deliz de nos cors acumplir, Ki mult sunt tost failli e trespassé Kar adés voi le plus joefne enviellir! Pur ço fet bon paraïs deservir Kar la sunt tuit li gueredon dublé. Mult en fet mal estre desherité!
Hélas, Malheureux !, nous nous sommes donnés tant de peine Pour satisfaire les plaisirs de nos corps, Qui faillissent si vite et qui si tôt trépassent (2) Que déjà, je vois le plus jeune vieillir ! Pour cela, il est bon de mériter le paradis Car les mérites (bonnes actions, services) y sont doublement rétribués. Et c’est un grand malheur d’en être déshérité.
IV
Mult ad le quoer de bien enluminé Ki la cruiz prent pur aler Deu servir, K’al jugement ki tant iert reduté U Deus vendrat les bons des mals partir Dunt tut le mund ‹deit› trembler e fremir – Mult iert huni, kei serat rebuté K’il ne verad Deu en sa maësté.
Il a vraiment le cœur illuminé par le bien Celui qui la croix prend pour aller Dieu servir, Car au jour du jugement qui tant sera redouté Où Dieu viendra les bons, des méchants séparer Et dont le monde entier doit trembler et frémir, Il connaîtra grand honte, qui sera repoussé, Car il ne verra Dieu dans sa majesté.
V
Si m’aït Deus, trop avons demuré D’aler a Deu pur sa terre seisir Dunt li Turc l’unt eisseillié e geté Pur noz pechiez ke trop devons haïr. La doit chascun aveir tut sun desir, Kar ki pur Lui lerad sa richeté Pur voir avrad paraïs conquesté.
Dieu vienne à mon secours, nous avons trop tardé D’aller jusqu’à Dieu pour sa terre saisir Dont les Turcs l’ont exilé et chassé A cause de nos pêchés qu’il nous faut tant haïr. En cela, doit chacun mettre tout son désir Car celui qui pour lui (Dieu) laissera ses richesses Aura, pure vérité, conquis le paradis.
VI Mult iert celui en cest siecle honuré ki Deus donrat ke il puisse revenir. Ki bien avrad en sun païs amé Par tut l’en deit menbrer e suvenir. E Deus me doinst de la meillur joïr, Que jo la truisse en vie e en santé Quant Deus avrad sun afaire achevé !
E il otroit a sa merci venir Mes bons seignurs, que jo tant ai amé k’a bien petit n’en oi Deu oblié!
Il sera grandement, en ce monde, honoré Celui à qui Dieu donnera de revenir. Qui aura bien servi et son pays aimé Partout, on devra le garder en mémoire et souvenir Et Dieu me donne de la meilleure (des dames) jouir (disposer), Que je la trouve aussi en vie et en santé, Quand Dieu aura ses affaires achevées.
Et qu’il octroit de venir en sa merci (en ses grâces) A mes bons seigneurs que j’ai tant aimé Que pour un peu, j’en ai Dieu oublié.
(1) Sur ce vers J Bédier hésite et le laisse ainsi : « Mieux leur vaudrait… » Mais dans une traduction anglaise de Anna Radaelli, 2014 (voir lien sur le site de l’Université de Warwick), on trouve : « It would be better for them to divide it up by good agreement » : Il serait meilleur pour eux de le diviser de manière accorde. soit de partager leur richesse équitablement avant que de partir en croisade.
(2) Ici nous suivons l’idée de Bédier. Ce sont les corps qui trépassent. A noter toutefois que la traduction anglaise (op. cit.) opte pour la présence d’un autre sujet sous-entendu dans ce « mult » et qui se rapporterait à certains disparus, en particulier: « many [of us] have prematurely faded and passed away, » : Nombre d’entre-nous ont failli prématurément et trépassé. De fait, on trouvera, chez la même traductrice, l’hypothèse que le poète pourrait faire ici allusion aux deux fils d’Henri II d’Angleterre décédés prématurément, et le vers suivant pourrait alors s’adresser au plus jeune des fils de ce dernier encore vivant.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes.
Sujet : poésie médiévale, littérature médiévale, chevalerie, héros, guerrier, fabliau, langue d’oïl, vieux français. Période : Moyen-âge central, XIIIe siècle. Auteur : anonyme Titre : une branche d’Armes Ouvrage : Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi, Achille Jubinal, 1835.
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous invitons à la découverte d’une poésie d’intérêt, en provenance du moyen-âge central. Demeurée anonyme, on la retrouve, en général, classée dans les dits, contes et fabliaux, même si elle reste tout de même assez loin du genre humoristique auquel ces derniers nous ont habitué jusque là.
Loin du chevalier de la lyrique courtoise
Par rapport à son contexte d’émergence, supposément le XIIIe siècle, et en contraste avec certains de nos articles sur les valeurs chevaleresques dans la littérature courtoise, cette pièce assez courte (52 vers) ne met pas l’accent sur le fine amor et le « fine amant » au supplice, pas d’avantage qu’elle ne nous parle de dames ou de damoizelles inaccessibles. Nous ne sommes pas, non plus, dans les références médiévales en usage, et leur évocation du chevalier à la poursuite des valeurs chrétiennes, ou présenté comme leur digne représentant (à ce sujet et à titre d’exemple plus tardif voir la ballade du bachelier d’armes d’Eustache Deschamps). Et même si le poète du jour nous dit, dans un de ses vers, que son « gentil bachelier » (1)« donne tout sans retenir », grande charité qui pourrait tout à fait suffire à elle-seule à le situer dans le cadre chrétien, le propos n’est simplement pas là.
En dehors de tout lyrique courtoise ou de tout combat au compte de la gloire divine, nous sommes mis, ici, face au chevalier tout entier trempé dans les arts de la guerre. Avec une rare puissance évocatrice, cette poésie ne s’intéresse qu’à cela : l’initiation et la genèse du guerrier, sa force incommensurable et surhumaine, et jusqu’à sa vie tout entière vouée à son « art », dans ses faits et ses aventures, comme dans ses loisirs/plaisirs.
Poésie d’initiation guerrière
ou ode au chevalier guerrier mythologique
Presque surgi de la forge, (bercé dans son écu, allaité dans son heaume, engendré par son épée) ce bachelier, féroce et redouté de tous, semble renouer, à travers le temps, avec l’archétype du guerrier-héros mythologique (germain, nordique, celtique). A travers son initiation comme à la faveur des batailles, il est devenu ce combattant hors du commun qui a transcendé ses capacités d’homme et dont les pouvoirs se situent bien au dessus de ceux de ses adversaires et des autres mortels.
Empruntant aux animaux des propriétés et qualités que l’anthropologie pourrait qualifier de « totémiques » (l’oeil du guépard, l’agilité du tigre, la force du lion, etc…) ses pouvoirs, galvanisés par son exaltation, confinent presque le magique. Rien qui puisse l’arrêter, il est de toutes les aventures, faisant fuir ses ennemis à sa seule vue, avant de les terrasser, perçant les armures les plus résistantes, sautant par dessus les mers, gravissant les montagnes. Et quand il n’est pas occupé au combat, même ses loisirs ne sont pas ceux du commun ; il part seul et à pied pour chasser les animaux les plus dangereux (ours, lions, cerfs en rut) et en triompher, tel le guerrier de certaines épreuves initiatiques germaniques (2). Plus loin encore, il fait même ripailles de « pointes d’espées brisiés et fers de glaive à la moustarde » et cette poésie médiévale (peut-être d’ailleurs, non sans humour, sur ce dernier point), s’ancre alors définitivement dans le fantastique.
Aux origines
Dans les Manuscrits : fabliaux, dits et contes du MS Français 837
C’est dans le ce manuscrit ancien, référencé MS Fr 837 ou encore Français 837, conservé à la BnF que l’on peut retrouver cette pièce. Présent sur le site Gallica, cet ouvrage dont nous avons déjà dit un mot ici (voir fabliau le Salut d’Enfer) n’est disponible à la consultation, qu’en noir et blanc.
faits, dits et fabliaux du moyen-âge central. Une branche d’armes, poésie anonyme sur les valeurs guerrières
Sur Gallica toujours, on en trouve encore une version un peu plus lisible (quoique). C’est un fac Similé datant de 1932 par Henri Omont (voir ici Fabliaux, dits et contes en vers français du XIIIe siècle) mais il est lui aussi numérisé en noir et blanc. Aucune trace donc en ligne, pour l’instant, d’une version colorisée de ce manuscrit. De fait, l’image que nous vous proposons ci-dessus, réalisée à partir du manuscrit original (feuillet 222/223), est retravaillée partiellement par nos soins, juste le temps de la nettoyer de quelques tâches disgracieuses et de la traitée pour lui redonner un peu des airs du vélin original. On rêverait bien sûr, de pouvoir un jour accéder à ce précieux manuscrit du moyen-âge et à ses lettrines dans leurs couleurs originales. Ne désespérons pas cela dit, la BnF n’a de cesse que de poursuivre un travail titanesque sur ses collections qui comprend leur restauration et leur conservation comme leur digitalisation et leur indexation.
Chez les historiens médiévistes du XIXe s
Du point de vue de sa publication, on retrouve cette Branche d’armes dans le courant du XIXe siècle, chez Legrand d’Aussy, (Fabliaux ou contes, fables et romans du XIIe et du XIIIe siècle,Tome 1er, 1829). Il en même fournit une traduction partielle tout en nous précisant bien qu’il prend avec le texte quelques libertés (ce à quoi, cela dit, il nous a habitué). Quelque temps après lui, Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud seront, quant à eux, plus laconiques en ne publiant que la version brute (Recueil général et complet Fabliaux des XIIIe et XIVe siècles Tome 2, 1878).
Entre ses deux versions, en 1835, Achille Jubinal l’avait aussi publié dans son ouvrage Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi, aux côtés de nombre d’autres pièces en provenance du Manuscrit Français 837. C’est du reste chez lui que nous sommes allés la pêcher.
Pour finir ce petit tour d’horizon sur les publications de cette poésie, il faut encore noter que ce texte n’est pas totalement tombé dans l’oubli puisqu’on le retrouve cité dans un certain nombre d’ouvrages de médiévistes autour de la chevalerie. A défaut de compter dans les innombrables productions de son temps autour de la lyrique courtoise, il n’en demeure pas moins qu’elle reste, par certains de ses aspects, emblématique de l’idéal des chevaliers du moyen-âge, sur le versant le plus guerrier.
Une Branche d’Armes
Qui est li gentis bachelers Qui d’espée fu engendrez, Et parmi le hiaume aletiez, Et dedenz son escu berciez ? Et de char* (chair) de lyon norris, Et au grant tonnoirre* (tonnerre) endormis, Et au visage de dragon, Yex* (yeux) de liepart, cuer de lyon, Denz de sengler, isniaus* (agile, prompt) com tygre, Qui d’un estorbeillon* (tourbillon) s’enyvre, Et qui fet de son poing maçue ? Qui cheval et chevalier rue Jus à la terre comme foudre? Qui voit plus cler parmi la poudre* (poussière) Que faucons ne fet la rivière ? Qui torne ce devant derrière J. tornoi por son cors déduire, Ne cuide que riens li puist nuire; Qui tressaut la mer d’Engleterre Por une aventure conquerre, Si fet-il les mons de Mongeu? (Jura, Valais) Là sont ses festes et si geu* (jeux) ; Et s’il vient à une bataille, ‘ Ainsi com li vens fet la paille, Les fet fuire par-devant lui, Ne ne veut jouster à nului Fors que du pié fors de l’estrier; S’abat cheval et chevalier, Et sovent le crieve par force. Fer ne fust, platine, n’escorce, Ne puet contre ses cops durer, Et puet tant le hiaume endurer Qu’à dormir ne à sommeillier Ne li covient autre oreillier; Ne ne demande autres dragiés* (douceurs, sucreries) Que pointes d’espées brisiés, Et fers de glaive à la moustarde : C’est uns mès qui forment li tarde; Et haubers desmailliez au poivre. Et veut la grant poudrière *(poussière) boivre* (boire), Avoec l’alaine des chevaus, Et chace* (chasse) par mons et par vaus, Ours et lyons et cers de ruit* (en rut), Tout à pié : ce sont si déduit* (ses plaisirs) ; Et done tout sanz retenir. Cil doit mult bien terre tenir, Et maintenir chevalerie, (3) Que cil dont li hiraus s’escrie : Qui ne fu ne puns* (de pondre) ne couvez, Mès ou fiens des chevaus trovez. S’il savoient à qoi ce monte* (s’il connaissait sa valeur), Sachiez qu’il li dient grant honte.
Explicit une Branche d’Armes.
Le dernier paragraphe sur les hérauts qui conspuent notre « gentil bachelier » est sujet à interprétation. Selon certains auteurs (Brian Woledge cité par Michel Stanesco, voir note 2) on pourrait voir là une assertion générale, voire presque « sociale » par lequel le poète se distinguerait ici de ses contemporains, en affirmant que la naissance, l’origine, et finalement la noblesse, n’importerait pas dans la détermination des qualités du chevalier, de son mérite ou de son statut. Ce n’est qu’un avis personnel, mais je me demande si cette partie ne suggérerait pas plutôt que la poésie dresse peut-être le portrait d’un personnage précis ou particulier du temps du poète, (pas forcément réel, d’ailleurs mais peut-être en provenance de la littérature) et que celui-ci ne nomme pas, par jeu ou simplement pour rester dans l’allusion. Avec la question qui ouvre la poésie: « qui est le gentil bachelier ? », cela pourrait aussi se tenir.
Pour conclure et pour autant qu’elle ne se complaît pas dans les valeurs courtoises, cette poésie se situe-t-elle totalement, aux antipodes d’une certaine vision médiévale du chevalier ? Comme nous le disions plus haut, sans doute pas. Dans les chroniques ou dans les gestes, il existe aussi des récits épiques de batailles qui encensent les valeurs au combat. En lisant cette poésie et face à ce guerrier « absolu » et total, on pourrait penser, par exemple, à Nennius et sa référence au légendaire Roi Arthur qui, sur le mont Badon mit, seul, en déroute les saxons, en les poursuivant jusqu’à la fin du jour. D’une certaine façon, les deux versions du chevalier du plus courtois au plus belliqueux peuvent-être conciliables, en admettant que ce dernier ait deux visages, à la cour ou à la bataille, en temps de paix ou en temps de guerre.
Plus près de nous et pour rester dans le cadre médiéval, du côté par de la littérature fantaisie, si l’on doutait encore que le mythe du guerrier dépeint dans cette poésie médiévale perdure, on pourrait évoquer les pages les plus épiques d’un David Gemmell avec son Druss la légende et sa hache tournoyante au coeur des plus gigantesques batailles.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen-Age sous toutes ses formes.
(1) Si le terme de bachelier a évolué dans le courant du moyen-âge, il faut le comprendre ici comme un jeune chevalier adoubé ou en passe de l’être.
(2) voir Jeu d’errance du chevalier médiéval, aspects ludiques de la fonction guerrière dans la littérature du Moyen-âge flamboyant. Michel Stanesco (1988)
(3) « Cil doit mult bien terre tenir, et maintenir chevalerie.« Celui là doit être fort capable de tenir une fief, une terre et de porter et défendre les valeurs de la chevalerie.
Sujet : vieux-français, lai, poésie médiévale, littérature médiévale, poésie satirique, poésie morale satire, enfer, fabliau, langue d’oil, oil. Période : Moyen-âge central XIIIe siècle. Auteur : anonyme Titre : le Salut d’Enfer Ouvrage : Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi, Achille Jubinal, 1835.
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous partons en direction du XIIIe siècle pour un peu d’humour médiéval satirique avec une pièce de choix et presque totalement oubliée. Elle a pour nom le Salut d’Enfer et on peut la trouver notamment transcrite dans un ouvrage d’Achille Jubinal datant de 1835, et ayant pour titre Jongleurs et trouvères.
Les Manuscrits anciens
Cette poésie qui tutoie le style enlevé et humoristique de certains fabliaux, au point que nous serions presque tenté de la considérer comme une émanation du genre, peut être retrouvée dans les deux manuscrits anciens suivants : le MS Français 837 et le MS Français 12603, tous deux conservés à la BnF).
Le premier manuscrit, le MS Fr 837 (consultable ici sur le site Gallica), est à l’origine de la transcription reportée ici. Il est daté de la fin du XIIIe siècle et contient pas moins de 249 oeuvres, à l’écriture gothique appliquée. On y trouve des fabliaux, des dits et des contes en vers. dont un peu plus d’une trentaine de pièces de Rutebeuf.
Le Salut d’enfer, dans le manuscrit MS Fr 837, de la BnF, département des manuscrits
Le Salut d’Enfer, amputé de sa fin, est encore présent, sous le nom de Lai d’Infier dans le MS Fr 12603 (voir sur Gallica ici). Daté du XIIIe au début du XVe siècle, ce manuscrit est une vaste compilation de littérature médiévale, contenant de nombreuses poésies et récits de tous bords. Mêlant auteurs célèbres à d’autres moins renommés ou mêmes anonymes, l’ouvrage présente aussi une large variété de thèmes qui vont des légendes arthuriennes (fragment du Roman de Brut de Wace, Chevalier au lion de Chrétien de Troyes, …) jusqu’aux fabliaux, en passant même encore par des chansons de geste d’Ogier le Danois ou desfables de Marie de France.
Enfin, pour finir ce petit tour d’horizon sur les origines sourcées de notre satire du jour, on retrouvera encore quelques uns de ses vers au sein d’une autre pièce intitulée Les XXIII Manières de Vilains, présente dans le Manuscrit Français 1553 (MS Fr 1553), daté du XIIIe.
Ce dernier texte étant lui aussi demeuré anonyme, on ne sait pas si son auteur, est le même que celui du Salut d’Enfer ou si, au contraire il a plutôt emprunté des parties de l’original pour les intégrer à son oeuvre. Les XXIII manières du vilain, qu’on connait encore comme « Des vilains », comptent parmi ces textes dont la violence satirique contre les vilains pourrait presque être choquante si nous ne savions les replacer dans leur contexte (Voir notre article sur les vilains des fabliaux). Elles furent également publiées, par A Jubinal dans un petit précis d’un peu plus de trente pages datant de 1834.
Gastronomie Infernale et satire sociale
ur le fond, ce Salut d’Enfer est donc une pièce satirique et humoristique. Sur un ton caustique et moqueur, son auteur nous conte ce qui se passe aux Enfers dans une grande ronde qui met en scène des formes élaborées de gastronomie infernale. Comme nous le disions plus haut, on y recroise le ton bonhomme et rigolard, de certains fabliaux.
On retrouve aussi dans sa conclusion quelques traces laissées par les tensions des invasions et des croisades. Autant le dire, cela ne constitue pas ce qui nous a semblé le plus intéressant à relever ici. Le défilé des nombreux métiers, professions de foi et personnes empruntés à la société du XIIIe siècle (magistrats, financiers, faux abbés, faux moines, bigots donneur de leçons, etc…), qui s’y trouvent rôtis par l’auteur, aux côtés des criminels les plus notoires, nous a semblé largement plus drôle et, plus propice aussi, à approcher l’humour médiéval satirique, son impertinence, ses moqueries et ses cibles très larges et très nombreuses.
vision médiévale de l’enfer Miniature, Bible moralisée Oxford-Paris-Londres, MS Harley 1526 (XIIIe siècle)
D’un point de vue linguistique, comme son vieux français est assez loin du nôtre, nous vous donnons ici de nombreuses clés de vocabulaire pour en faciliter la compréhension. Une partie d’entre elles est empruntée à l’ouvrage de Achille Jubinal cité en-tête d’article. Toutes les autres sont issues de recherches personnelles et d’une plongée en règle au coeur de différents dictionnaires (le Godefroy court, le Saint-Hilaire et le très exhaustif dictionnaire de La Curne de Sainte Palaye, entre autres). Tout cela étant dit, place à la farce.
Le Salut d’Enfer
HAHAI! hahai! je sui venus; Saluz vous mande Belzébus, . Et Jupiter et Appollin. Je vieng d’enfer le droit chemin, Noveles conter vous en sai, Qu’anuit en l’ostel herbregai, En la grant sale Tervagan* (nom du diable). La menjai .j. popélican* (financier), A une sausse bien broié, D’une béguine* (bigote) renoié* (renégate), Qui tant avoit du cul féru* (de ferir : frapper), Qu’ele l’avoit tout recréu*(fourbu). Cele nuit fui bien ostelez, Quar de faus moines et d’abez Me fist l’en grant feu au fouier, Et par devant et par derrier. Me servoient faus eschevin* (magistrat), Mes ainz que je fusse au chemin, Lendemain m’estut-il mengier. Belzébus fist appareillier .J. userier, cuit en .j. pot; Après faus monnoiers en rost, .Ij. faus jugeurs à la carpie* (sauce), Et j. cras moine à la soucie* (sauce), Estanchiez* (repu) fui d’avocas, .J. entremès qui fist baras; A mengier oi à grant plenté* (à foison); En tout le plus lonc jor d’esté Ne vous porroie raconter, Ne escrire, ne deviser, La grant foison d’âmes dampnées Qui en enfer sont ostelées.
De champions et de mordreurs* (meurtriers), Et de larrons et de robeurs* (voleurs), Faus peseur, faus mesureeur, Cil i parsont (portion ? partage) bien asseur* (en sécurité, assuré); De papelars* (bigots) et de nonnains* (nonnes) Est noz enfers auques* (n’est pas encore) toz plains. Li cordelier, li jacobin, Qui escritrent en parchemin La confession des béguines, Et les péchiez que font souvines* (couchés, renversés sur le dos); Li noir moine i sont mal venu, Por ce que il ont trop foutu; (foutiner se battre) Si en sont batu en chapitle. Li blanc moine n’i sont pas quite, Quant l’en i doit chanter à note Dedenz enfer à grant riote* (discussion, querelle). De cels aus sas et aus barrez* ( frères en sac et frères barrés ou bariolés : les Carmes) Est noz enſers mal ostelez* (loger) ; Por ce que dras orent divers (parce qu’ils ont des habits différents) Vont en enfer cus descouvers.
Noz enfers est de grant afère, Quar nus n’i veut entrer ne trère*(s’y rendre, y aller) C’on n’i reçoive liement* (joyeusement, avec douceur). Par la coille* (testicule) qui ci me pent, Je vous di voir* (vrai), ne vous ment mie : En enfer est ma dame Envie, Qui garde la porte et l’entrée; Luxure i est trop honorée ; De clers, de moines, de Templiers, De prestres et de chevaliers, Est Luxure dame clamée Et mult forment d’aus honorée, Trestout ausi comme roine : Qui miex vaut plus profond l’encline. ‘ J’aporte d’enfer grant pardon, De Tervagan et de Mahom, De Belzébus, de Lucifer, Qui vous puist mener en enfer.
Explicit le Salut d’Enfer.
Une belle journée à tous.
Fred
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