La littérature médiévale est abondante et quantité de textes nous sont parvenus. Pourtant, dans les manuscrits anciens et les sources de cette période, de nombreux auteurs sont aussi demeurés anonymes. Cette rubrique leur est consacrée.
Vous pourrez y découvrir des textes, poésies, fabliaux médiévaux (en vieux français, en occitan, ou dans d’autres langues anciennes), commentés, traduits et sourcés.
Sujet : musique, danse médiévale, musique ancienne, Estampie Royale, manuscrit médiéval. Période : moyen-âge central, XIIIe Titre :la Sexte Estampie Royale Tirée du manuscrit du Roy (Roi), chansonnier du Roy, français 844 Interprète: The Eurasia Consort Média : A concert for Unity, 2016, Seattle, Chaîne youtube de August Denhard
Bonjour à tous,
‘antique Chansonnier du Roy, daté du XIIIe siècle et conservé au département des manuscrits de la Bnf où il est référencé comme le MS français 844, n’en finit, décidément pas, de croiser notre route. Il faut dire que ce véritable trésor de musiques et chansons de la France médiévale d’Oc et d’Oil, demeure incontournable pour qui s’intéresse des près aux compositions musicales du moyen-âge central. Nous en reprenons donc, aujourd’hui, le fil pour vous présenter une de ses nouvelles pièces.
Cette fois, il ne s’agit pas d’une chanson mais d’une danse : la Sexte Estampie Royale. Elle fait partie des rares compositions uniquement instrumentales (par ailleurs demeurées anonymes) que l’on peut trouver dans ce manuscrit.
L’interprétation que nous en présentons ici, nous provient d’outre-atlantique et d’un ensemble nord américain formé d’artistes venus des Etats-Unis, d’Asie et encore de Turquie. Baptisée le Eurasia Consort, cette formation qui s’intéresse de près aux musiques médiévales, se veut également résolument ouverte sur le monde, ses cultures et ses musiques et nous vous la présenterons un peu plus avant, dans cet article.
Le Sexte Estampie Royale du Chansonnier du Roi par le Eurasia Consort
Le Eurasia Consort, à la découverte des musiques anciennes sur les routes de la soie
ondé dans le courant de l’année 2013 aux Etats-Unis, par le luthiste et guitariste baroque américain August Denhard (par ailleurs très impliqué dans le champ de la early music côté US, puisqu’il est aussi directeur de l’organisme pour la promotion des musiques anciennes de Seattle depuis 15 ans) et la harpiste d’origine japonaise Tomoko Sugawara, le Eurasia Consort explore le large champ des musiques anciennes en provenance de l’Europe médiévale, du Proche orient, du bassin méditerranéen mais aussi de la Chine et du Japon.
A l’occasion de ses pérégrinations artistiques, la formation se propose, notamment, dans ses derniers programmes, de suivre l’antique route de la soie (du haut moyen-âge au moyen-âge tardif), en passant par les cours des empereurs chinois et ottomans, mais aussi celles du proche-orient ou de l’Europe méridionale.
Soutenu par une certain nombre de fondations américaines pour les arts, la musique et la culture, le Eurasia Consort se donne pour objectif la sensibilisation du public (adultes ou jeunes audiences et scolaires) à la richesse de toutes ces musiques anciennes qui font partie du patrimoine de l’Humanité et, plus largement encore, à travers tout cela, la promotion d’une plus grande ouverture sur les cultures du monde.
Du côté concert et prestations et bien qu’il compte en son sein des artistes à la carrière internationale, cet ensemble médiéval est pour l’instant, actif principalement aux Etats-Unis. Il n’a, à ce jour, toujours pas produit d’albums, mais, consolons-nous puisqu’à travers sa chaîne youtube, son co-fondateur August Denhard se charge de nous faire partager quelques unes de leurs pièces.
Sujet : danse, musique médiévale, estampie, manuscrit ancien, chansonnier du Roy, trouvères, troubadours, chants et musiques de Croisades. Période : Moyen Âge, XIIIe siècle. Auteur : anonyme Source : Français 844, chansonnier du Roy. Titre : La quinte estampie royale Interprètes : The Early Music Consort of London – David Munrow Album: « Music of the crusades » (1971)
Bonjour à tous,
oilà longtemps que nous n’avions publié une pièce instrumentale tirée du Manuscrit ou Chansonnier du Roy (roi), conservé à la Bibliothèque nationale de France où il est référencé comme Français 844. Avec près de six-cent pièces en provenance principalement de la France du XIIIe siècle, l’ouvrage demeure une source inépuisable et incontournable pour qui s’intéresse de près à la musique médiévale du Moyen Âge central (voir le manuscrit en ligne sur Gallica).
Il s’agit donc ici de la Quinte Estampie Royale, pièce dansée, prise dans le répertoire demeuré anonyme du manuscrit. Depuis leur berceau d’origine, peut-être italien ou français, ces danses qui, par leur nature technique, avaient, selon Jean De Grouchy (1255-1320), « le pouvoir de tirer les jeunes garçons et les jeunes filles de leur vanité » (Ars Musicae) se répandirent jusqu’à l’Angleterre où elles connurent un succès certain pour s’éteindre dans le courant de la renaissance.
L‘interprétation de l’estampie que nous avons choisie de partager ici est celle du Early Music Consort of London, ensemble qui fut très reconnu en Grande Bretagne dans le domaine des musiques anciennes, dans le courant des années 70 ; cet article fournira l’occasion de vous le présenter et de toucher également un mot de son directeur : David Munrow.
La Quinte Estampie Royale par le Early Music Consort of London
The Early Music Consort of London
& David Munrow
En 1967, le chanteur, musicien, multi-instrumentiste, bassoniste, pianiste, flûtiste, directeur d’orchestre et musicologue, David Munrow fondait le Early Music Consort de Londres, unensemble dédié à un large répertoire allant du Moyen Âge à la période baroque.
En un peu moins de dix ans, la formation produisit près de quinze albums. Elle s’interrompit en 1976, suite au décès prématuré de son directeur. Entre-temps, l’homme avait laissé son empreinte sur la scène des musiques anciennes britanniques en contribuant grandement à les rendre accessibles et à les populariser auprès du public. En plus d’être un surdoué, un découvreur et encore un grand collectionneur d’instruments anciens, David Munrow fut aussi un homme de média : télévision, cinéma, radio, et durant sa brève, mais brillante carrière, il n’a pas hésité à s’essayer à tout pour faire partager son enthousiasme et sa passion au plus grand nombre.
« Musique du temps des croisades »
L’album « Music of the Crusades » dont est tirée la pièce du jour est le deuxième de l’ensemble. Il propose 19 pièces sur ce thème, dont la grande majorité sont d’origine françaises et proviennent du XIIIe siècle et du Manuscrit Français 844.
Il contient principalement des chansons de troubadours et de trouvères mais on y trouve également quelques estampies royales; l’album ouvre même sur la Quinte. Sur les 19 pièces présentées, 11 sont d’auteurs anonymes. Pour le reste, on y trouve des chansons de Marcabru, Gaucelm Faidit, Guiot de Dijon, Le Châtelain de Coucy, Conon de Bethune, Thibaut de Champagne, mais encore « l’inévitable » complainte du Roi Richard Coeur de Lion (fait prisonnier en Autriche à son retour de Croisades), et aussi le célèbre chant Palästinalied du Minnesänger et poète allemand Walther von der Vogelweide (que nous aurons bientôt l’occasion de présenter ici).
L’album est toujours édité et disponible à la vente en ligne au format CD. Pour plus d’informations, en voici le lien : Music of the Crusades (Musique du temps des croisades) Il en existe même des versions vinyle à des prix plus élevés.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
Sujet : musique, chanson, poésie médiévale, Scandinavie, Norvège médiévale, Charlemagne, Roland, Haakon V, littérature courtoise, ballade folklorique, chanson traditionnelle, folk médiéval. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur : Anonyme Titre : Rolandskvadet, la chanson de Roland Interprètes : Trio Mediaeval Album : Folk Songs (2007)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous voyageons vers le nord de l’Europe et les terres scandinaves à la découverte d’une version toute récente de la chanson de Roland qui nous provient de manière presque inattendue, tout au moins en apparence, de Norvège.
Par quel curieux mystère l’histoire et la fin tragique du plus fidèle et héroïque guerrier de Charlemagne peut-elle aujourd’hui se retrouver chantée par un trio originaire de Scandinavie dans un album qui met en exergue les chansons traditionnelles et folkloriques de Norvège ? C’est ce que nous allons nous proposer de vous expliquer dans cet article, en remontant le fil de l’Histoire jusqu’au Moyen Âge central.
Mort de Roland à Roncevaux, VIIIe siècle (778). MS Français 6465 BnF, département des Manuscrits, Grandes Chroniques de France, Jean Fouquet, (Milieu du XVe siècle)
La Karlamagnùs Saga, la geste de Charlemagne en terres noiroises
A la fin du XIIIe siècle et sous le règne de Haakon Vde Norvège (1270-1319) parut en vieux norrois (le norvégien ancien devenu aujourd’hui l’Islandais), la Karlamagnùs Saga. Le récit contait l’épopée du grand empereur Charlemagne et la chanson de Roland y avait, bien entendu, sa place. A la même époque et sans doute à l’initiative du souverain, de source sûre et documentée, une quarantaine d’autres récits, romans ou poésies français furent traduits au coté de cette saga. Il y a pu en avoir plus, mais si c’est le cas, ils se sont perdus en cours de route.
Selon la romaniste et médiéviste danoise Jonna Kjaer (1), les traductions sous Haakon V de cette littérature médiévale française participait d’une volonté du souverain « demettre la Norvège à la hauteur de la civilisation européenne contemporaine« . Pour être plus spécifique, il était notamment question pour lui d’introduire et de promouvoir à sa cour et « dans son entourage », les moeurs courtoises.
Les textes ont sans doute et en partie transités par l’Angleterre même si les échanges culturels entre la France et la Norvège, dans le courant des XIIe et XIIIe siècles, sont des faits établis, notamment à travers certaines abbayes (Saint Victor à Paris) mais encore par des clercs norvégiens venus se former à l’Université de Paris. Parmi les oeuvres concernées, outre la saga de Charlemagne, on retrouvait aussi des chansons de gestes, des pièces courtoises et encore trois romans arthuriens de Chrétien de Troyes.
Bien entendu, pour des raisons sans doute autant liées à la difficulté de transposer mot pour mot l’univers et le contexte historique français dans lesquels baignait la plupart de ces textes (et notamment les chansons de Geste), autant que pour des raisons idéologiques et politiques, les textes une fois traduits n’étaient pas tout à fait les mêmes que les originaux. On notera, par exemple, avec Jonna Kjaer (opus cité), que le peu de goût pour les croisades du souverain norrois l’ont sans doute conduit à en gommer quelque peu l’ardeur dans les versions traduites. (pour plus de détails, nous vous renvoyons à l’excellent article de la romaniste cité en sources)
Plus tard, au Moyen Âge tardif et dans le courant du XVe siècle, un auteur danois vint encore recompiler la Karlamagnus saga pour en produire une version d’un usage plus populaire, en s’aidant aussi d’autres poésies médiévales françaises. Au XIXe siècle, des versions adaptées de cet ouvrage circulaient encore dans les campagnes islandaises ou danoises. Nous trouvons ces faits exposés très clairement dans l’introduction de La chanson de Roland, de l’historien et chartiste Léon Gauthier, datant de 1876(2).
Rolandskvadet, aux origines de la Chanson
et ballade Norvégienne sur Roland
Tout cela démontre donc, sans conteste, une réelle popularité de cette saga de Charlemagne en terres scandinaves et, avec elle, la partie qui concerne le chant de Roland de Roncevaux. Cette popularité a perduré au fil des siècles et, de fait, on comprend mieux pourquoi et comment on peut encore, de nos jours, retrouver une chanson norvégienne sur le sujet; l’intérêt que cette dernière démontre pour l’histoire franque et ses héros vient de très loin.
Si elle fut bien inspirée de la Karlamagnus Saga, cette ballade ayant originellement pour titre Roland og Magnus kongen (Roland et le Roi Magnus), a été recueillie au début du XIXe siècle par les folkloristes norvégiens. Il semble qu’elle ait été collectée directement auprès des chanteurs populaires issus de la longue tradition des bardes nordiques. Son auteur s’est perdu dans les méandres de la transmission et de la culture orales et nous ne savons pas non plus la dater précisément mais il ne fait aucun doute qu’indirectement au moins elle prend ses racines dans le lointain passé médiéval auquel nous faisions référence plus haut. Depuis, elle a connu de nombreuses variantes; les versions originelles qui comptaient entre 27 et 31 strophes (!) sont quelquefois tronquées, comme c’est le cas de l’adaptation que nous en propose aujourd’hui le Trio Mediaeval.
La Gloire de Roland et de Charlemagne dans l’Europe médiévale
« Roland est un des héros dont la gloire a été le plus oecuménique, et il n’est peut-être pas de popularité égale à sa popularité »
Léon Gauthier la Chanson de Roland
Pour élargir, il est indéniable que la popularité de Roland fut grande, en Scandinavie, comme en de nombreux autres endroits de l’Europe médiévale : Allemagne, Angleterre, Italie, Hollande, … Au moment où les romanciers et poètes du Moyen Âge central avaient commencé à donner à la mythologie arthurienne ses premières lettres de noblesse, le roi celte et breton était pourtant loin de rallier tous les esprits à sa cause et à sa référence. Une bonne dose d’imaginaire entourait aussi les récits arthuriens et si on les considérait « plaisants » avec Jean Bodel : « Li conte de Bretaigne si sont vain et plaisant », on savait, par ailleurs, que leur nature était, en grande partie, fictionnelle. Et même si le roi Edouard 1er d’Angleterre dans le courant du XIIIe siècle, se piqua d’intérêt pour l’histoire du roi breton, il fallut compter sur de notables efforts de l’Abbaye de Glastonburypour tenter de donner à la légende des chevaliers de la table ronde un fond plus solide de véracité ou au moins de vraisemblance historique.
De son côté, pour romancée, magnifiée ou même encore instrumentalisée que pouvait être l’histoire de Charlemagne et de Roland, ces derniers demeuraient des personnages historiques bien réels et les faits de Charlemagne, grand empereur unificateur, restaient établis à l’échelle européenne. Dans les XIIe et XIIIe siècles et longtemps loin devant Arthur, l’empereur et son fidèle Roland comptaient indéniablement parmi les héros qui faisaient rêver les rois et chanter les bardes jusqu’aux confins des terres de l’Europe médiévale.
La chanson de Roland par le Trio Mediaeval
Le Trio Mediaeval
Fondée à Oslo dans les années 1997 par l’artiste Linn Andrea Fuglseth, la formation vocale norvégienne Trio Mediaeval s’est donnée comme ambition de faire revivre les chants monodiques ou polyphoniques sacrés de l’Italie, l’Angleterre et la France médiévales, mais encore d’y adjoindre des ballades ou chansons plus traditionnelles (ou folk) en provenance des répertoires norvégiens, suédois ou islandais, et réarrangées par leurs soins.
Vingt ans après sa création, le trio féminin continue de se produire activement. Sa fondatrice et directrice est aujourd’hui entourée de Anna Maria Friman et Berit Opheim, cette dernière ayant remplacée Torunn Østrem Ossum qui faisait partie de la formation des origines et l’a quitté depuis. En scène ou sur leurs albums, on peut retrouver les trois chanteuses en trio simple ou accompagnées de divers artistes, ceci pouvant aller jusqu’à des formations et orchestrations plus conséquentes. Retrouvez leur site et toute leur actualité ici (en anglais)
L’album Folk Songs
Quatrième album du trio, Folk Songs entendait renouer avec les racines traditionnelles et anciennes de la musique norvégienne. Trio Mediaeval faisait appel ici à l’artiste Birger Mistereggen spécialiste des percussions dans la pure tradition norvégienne et signait un album résolument folk et 100% nordique.
Si l’album vous intéresse ou même simplement quelques unes de ses pièces, vous pourrez le trouver au lien suivant au format CD ou même MP3 : Folk Songs du Trio Mediaeval
Les paroles de Rolandskvadet du Trio Medioeval & leur traduction française
NB : mon norrois étant aussi pauvre que la misère sur un jour sans pain, la version française des paroles est adaptée par mes soins à partir de leur traduction anglaise. Elle en a donc clairement des limites, mais elle a au moins le mérite de nous permettre d’approcher le texte original.
Seks mine sveinar heime vera Og gjøyme det gullet balde; Dei andre seks på heidningslando Gjøyme dei jarni kalde.
Six hommes restèrent à l’arrière Pour garder leur or; Les six autres au coeur de la lande Brandirent l’acier froid.
Ria dei ut or Franklandet Med dyre dros i sadel. Blæs i luren, Olifant, På Ronsarvollen.
Ils sont sortis des terres franques Avec des butins dans leurs selles. Souffle dans ta corne, Olifant, À Roncevaux.
Slogest dei ut på Ronsarvollen I dagane två og trio; Då fekk’kje soli skine bjart For røykjen av manneblodet.
Ils se battirent à Roncevaux Pour deux jours, sinon trois; Et le soleil était obscurci Par la puanteur du sang des hommes.
Ria dei ut or Franklandet… (refrain) Ils sont sortis des terres franques…
Roland sette luren for blodiga mundi Blæs han i med vreide. Då rivna jord og jardarstein I trio døger av leide.
Roland porta son cor à sa bouche ensanglantée Et souffla dedans de toute sa volonté La terre trembla et les montagnes résonèrent Durant trois jours et trois nuits.
Ria dei ut or Franklandet… (refrain) Ils sont sortis des terres franques…
C’est un fait, de nos jours, une certaine littérature, des mouvements musicaux ou même encore de nombreuses troupes médiévales de reconstituteurs sont fortement attirés par les légendes ou la mythologie nordiques ou par l’histoire de ces vikings qui, venant de leurs terres froides, s’installèrent dans le nord de la France entre la fin du haut Moyen Âge et le début du Moyen Âge central. Pour autant, on s’en souvient sans doute moins, mais il est amusant de constater qu’à une période médiévale un peu plus tardive, les légendes et l’histoire de Charlemagne en provenance des terres franques, autant que la poésie et les chansons de geste françaises qui les vantaient, influençaient grandement la littérature et les esprits du côté de la Norvège et de la Scandinavie.
Sous la pression même de leurs couronnes, on voyait alors dans ces œuvres littéraires le moyen d’introduire des « éléments civilisationnels » en provenance de l’Europe, autrement dit (pour ne pas entrer dans le difficile débat qui consiste à définir ce qu’est exactement une civilisation) des « choses culturelles » auxquelles on prêtait suffisamment de reconnaissance et de crédit, pour vouloir les voir diffuser au sein de son propre territoire, Contre les conquêtes et les grandes expéditions du haut Moyen Âge, la courtoisie et ses valeurs étaient, semble-t-il, devenues les signes d’une certaine modernité, une norme, en somme, qu’on cherchait même à importer, dusse-t-elle être au passage adaptée et quelque peu remaniée.
Pour parenthèse, on notera encore que cette popularité du thème de Roland est encore relativement présente en Norvège puisque cette chanson a connu plus de sept enregistrements par des groupes folk locaux différents, depuis le milieu du XXe siècle. Dans le même temps, en France, nos chansons sur Charlemagne se réduisent à peu près à une comptine pour enfants sur l’invention de l’école, reprise par France Gall dans les années soixante et écrite par son père Robert, parolier et chanteur, un peu avant. Sauf tout le respect dû à la mémoire de l’auteur autant qu’à sa belle et talentueuse interprète, disparue récemment et puisqu’il ne s’agit pas de cela, on conviendra tout de même que du point de vue de notre Histoire, nous avons perdu quelques billes en cours de route… Il fallait bien, semble-t-il quelques norroises passionnées de musiques médiévales et anciennes pour venir nous rappeler les glorieux héros de notre Moyen Âge.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
Sujet : humour médiéval, littérature médiévale, fabliaux, vilains, paysans, satire, conte satirique, poésie satirique, conte moral, moyen-âge chrétien. Période : moyen-âge central Titre : Du Vilain qui conquist Paradis par plait Auteur : anonyme Ouvrage : Les Fabliaux, Etienne Barbazan. Recueil général et complet des fabliaux des XIIIe et XIVe, Anatole Montaiglon et Gaston Raynaud.
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous avons le plaisir de vous présenter un très célèbre fabliau en provenance du moyen-âge central. Nous en sommes d’autant plus heureux que nous nous vous proposons, à coté de sa version originale en vieux-français, son adaptation complète en français moderne par nos soins.
Un vilain « exemplaire » et pourtant
Pour faire écho à notre article sur le statut du vilain dans la littérature médiévale, ce conte satirique réhabilite quelque peu ce dernier. Comme nous l’avions vu, en effet, « l’homologue » ou le « double » littéraire du paysan sont l’objet de bien des moqueries dans les fabliaux et, d’une manière générale, dans la littérature des XIIe au XIVe siècles. Ce n’est donc pas le cas dans le conte du jour, puisque l’auteur y accorde même l’entrée du Paradis au vilain, contrairement à Rutebeuf qui ne lui concède pas dans son « pet du vilain« .
Pour le conquérir, le personnage aura à lutter en rendant verbalement coup pour coup et en démontrant de véritables talents oratoires, mais ce n’est pas tout. Entre les lignes, ce fabliau nous dressera encore le portrait d’un paysan qui a mené une vie exemplaire de charité et d’hospitalité. C’est donc un « bon chrétien » qui nous est présenté là et il possède aussi une parfaite connaissance des écritures bibliques qu’il retourne d’ailleurs à son avantage. Pour autant et comme on le verra, la question de cette nature chrétienne, si elle jouera sans doute indirectement un rôle, ne sera pas ce que le conte nous invitera finalement à considérer en premier.
Du Vilain qui conquit le Paradis en plaidant en vieux-français, adapté en français moderne
oncernant cette traduction/adaptation et pour en préciser l’idée, nous avons plutôt cherché, autant qu’il était possible, à suivre au plus près le fil de la traduction littérale tout en conservant le rythme et la rime du texte original. Pas de grandes envolées lyriques ou de révolution ici donc, on trouvera même sans doute quelques coquilles de rimes, mais cette adaptation n’a que la prétention d’être une « base » de compréhension ou même, pourquoi pas, une base de jeu pour qui prendrait l’envie de s’essayer à sa diction ou de monter sur les planches. La morale serait sans doute à retravailler pour la rime mais, pour être honnête, je n’ai pas eu le coeur à la dénaturer.
Pour des raisons de commodité et pour l’étude, nous vous proposons également une version pdf de cette adaptation. Tout cela représente quelques sérieuses heures de travail, aussi si vous souhaitiez utiliser cette traduction, merci de nous contacter au préalable.
Avant de vous laisser le découvrir, j’ajoute que les césures entre les strophes ne sont que l’effet de notre propre mise en page, destiné à offrir quelques espaces de respiration dans la lecture. Ce fabliau se présente, en général, d’une seul traite.
Nos trovomes en escriture Une merveilleuse aventure ! Qui jadis avint un vilain, Mors fu par .I. venredi main; Tel aventure li avint Qu’angles ne deables n’i vint; A cele ore que il fu morz Et l’ame li parti du cors, Ne troeve qui riens li demant Ne nule chose li coumant. Sachiez que mout fu eüreuse L’ame, qui mout fu pooreuse; Garda à destre vers le ciel, Et vit l’archangle seint Michiel Qui portoit une ame à grant joie; Enprès l’angle tint cil sa voie. Tant sivi l’angle, ce m’est (a)vis, Que il entra en paradis.Seinz Pierres, qui gardoit la porte, Reçut l’ame que l’angle porte; Et, quant l’ame reseüe a, Vers la porte s’en retorna. L’ame trouva qui seule estoit, Demanda qui la conduisoit : « Çaienz n’a nus herbergement, Se il ne l’a par jugement : Ensorquetot, par seint Alain, Nos n’avons cure de vilain, Quar vilains ne vient en cest estre. Plus vilains de vos n’i puet estre, Çà, » dit l’ame, « beau sire Pierre ; Toz jorz fustes plus durs que pierre. Fous fu, par seinte paternostre, Dieus, quant de vos fist son apostre; Que petit i aura d’onnor, Quant renoias Nostre Seignor ; Mout fu petite vostre foiz, Quant le renoiastes .III. foiz; Si estes de sa compaignie, Paradis ne vos affiert mie. Alez fors, or tost, desloiaus, Quar ge sui preudons et loiaus ; Si doi bien estre par droit conte.»Seins Pierres ot estrange honte ; Si s’en torna isnel le pas Et a encontré seint Thomas ; Puis li conta tot à droiture Trestote sa mesanventure, Et son contraire et son anui. Dit seinz Thomas : « G’irai à lui, N’i remanra, ja Dieu ne place! » Au vilain s’en vient en la place : « Vilains, » ce li dist li apostres, «Cist manoirs est toz quites nostres, Et as martirs et as confès; En quel leu as tu les biens fais Que tu quides çaienz menoir? Tu n’i puez mie remanoir, Que c’est li osteus as loiaus. Thomas, Thomas, trop es isneaus* De respondre comme legistres; Donc n’estes vos cil qui deïstes As apostres, bien est seü, Quant il avoient Dieu veü Enprès le resuscitement ? Vos feïstes vo sei rement Que vos ja ne le querriez Se ses plaies ne sentiez; Faus i fustes et mescreanz. » Seinz Thomas fut lors recreanz De tencier, si baissa le col;Puis s’en est venuz à seint Pol, Si li a conté le meschief. Dit seinz Pols : « G’irai, par mon chief, Savoir se il vorra respondre. » L’ame n’ot pas poor de fondre, Aval paradis se deduit : « Ame, » fait il, « qui te conduit ? Où as tu faite la deserte Por quoi la porte fu ouverte ? Vuide paradis, vilains faus ! « Qu’est ce ? dit il, danz Pols li chaus, Estes vos or si acoranz Qui fustes orribles tiranz ? Jamais si cruels ne sera ; Seinz Etienes le compara, Que vos feïstes lapider. Bien sai vo vie raconter ; Par vos furent mort maint preudome. Dieus vos dona en son le some Une buffe de main enflée. Du marchié ne de la paumée N’avon nos pas beü le vin ? Haï, quel seint et quel devin ! Cuidiez que ge ne vos connoisse? « Seinz Pols en ot mout grant angoisse. Tornez s’en est isnel le pas, Si a encontré seint Thomas Qui à seint Pierre se conseille ; Si li a conté en l’oreille Du vilain qui si l’a masté : « En droit moi a il conquesté Paradis, et ge li otroi. » A Dieu s’en vont clamer tuit troi. Seinz Pierres bonement li conte Du vilein qui li a dit honte : « Par paroles nos a conclus ; Ge meïsmes sui si confus Que jamais jor n’en parlerai.»Dit Nostre Sire : « Ge irai, Quar oïr vueil ceste novele. » A l’ame vient et si l’apele, Et li demande con avint Que là dedenz sanz congié vint : « Çaiens n’entra oncques mès ame Sanz congié, ou d’ome ou de feme ; Mes apostres as blastengiez Et avilliez et ledengiez, Et tu quides ci remanoir ! Sire, ainsi bien i doi menoir Con il font, se jugement ai, Qui onques ne vos renoiai, Ne ne mescreï vostre cors, Ne par moi ne fu oncques mors ; Mais tout ce firent il jadis, Et si sont or en paradis. Tant con mes cors vesqui el monde, Neste vie mena et monde ; As povres donai de mon pain ; Ses herbergai et soir et main, Ses ai à mon feu eschaufez ; Dusqu’à la mort les ai gardez, Et les portai à seinte yglise ; Ne de braie ne de chemise Ne lor laissai soffrete avoir ; Ne sai or se ge fis savoir ; Et si fui confès vraiement, Et reçui ton cors dignement : Qui ainsi muert, l’en nos sermone Que Dieus ses pechiez li pardone. Vos savez bien se g’ai voir dit : Çaienz entrai sanz contredit ; Quant g’i sui, por quoi m’en iroie ? Vostre parole desdiroie, Quar otroié avez sanz faille Qui çaienz entre ne s’en aille ; Quar voz ne mentirez par moi. Vilein, » dist Dieus. « et ge l’otroi ; Paradis a si desresnié Que par pledier l’as gaaingnié ; Tu as esté à bone escole, Tu sez bien conter ta parole ; Bien sez avant metre ton verbe. »Li vileins dit en son proverbe Que mains hom a le tort requis Qui par plaidier aura conquis ; Engiens a fuxée droiture, Fauxers a veincue nature ; Tors vait avant et droiz aorce : Mielz valt engiens que ne fait force.Explicit du Vilain qui conquist Paradis par plait
On trouve dans une écriture Une merveilleuse aventure Que vécut jadis un vilain Mort fut, un vendredi matin Et telle aventure lui advint Qu’ange ni diable ne vint Pour le trouver, lors qu’il fut mort, Et son âme séparée du corps, Il ne trouve rien qu’on lui demande Ni nulle chose qu’on lui commande. Sachez qu’elle se trouvait heureuse L’âme, un peu avant, si peureuse; (1) Elle se tourna vers le ciel, Et vit l’archange Saint-Michel Qui portait une âme à grand(e) joie; De l’ange elle suivit la voie. Tant le suivit, à mon avis, Qu’elle entra jusqu’au paradis.Saint-Pierre, qui gardait la porte, Reçut l’âme que l’ange porte; Et quand elle fut enfin reçue, Vers la porte, il est revenu. Trouvant seule l’âme qui s’y tenait il demanda qui la menait : « Nul n’a ici d’hébergement, S’il ne l’a eu par jugement (jugé digne) D’autant plus par Saint-Alain,
Que nous n’avons cure de Vilain. Les vilains n’ont rien à faire là, Et vous êtes bien un de ceux-là. « ça, dit l’âme, Beau Sire Pierre; Qui toujours fût plus dur que pierre. Fou fut, par Saint Pater Nostre, Dieu, pour faire de vous son apôtre; Comme petit fut son honneur, Quand vous reniâtes notre seigneur. Si petite fut votre foi, Que vous l’avez renié trois fois. Si vous êtes bien de ses amis, Peu vous convient le Paradis, Tantôt fort, tantôt déloyal moi je suis prudhomme et loyal Il serait juste d’en tenir compte. »Saint-Pierre pris d’une étrange honte, Sans attendre tourna le pas Et s’en fut voir Saint-Thomas; Puis lui conta sans fioritures Tout entière sa mésaventure Et son souci et son ennui Saint-Thomas dit : « j’irai à lui Il s’en ira, Dieu m’est témoin ! Et s’en fut trouver le vilain « Vilain, lui dit alors l’apôtre, « Cet endroit appartient aux nôtres Et aux martyres et aux confesses En quel lieu, as-tu fait le bien Pour croire que tu peux y entrer ? Tu ne peux pas y demeurer C’est la maison des bons chrétiens. » « Thomas, Thomas, vous êtes bien vif A répondre comme un légiste ! N’êtes vous pas celui qui dites Aux apôtres, c’est bien connu, Après qu’ils aient vu le seigneur Quand il fut ressuscité, Faisant cette grossière erreur, Que jamais vous ne le croiriez Avant d’avoir touché ses plaies ? Vous fûtes faux et mécréant. » Saint-Thomas perdit son allant à débattre et baissa le col.Et puis s’en fut trouver Saint-Paul, Pour lui conter tous ses déboires. Saint Paul dit « J’irai le voir, On verra s’il saura répondre. » L’âme n’eut pas peur de fondre, A la porte elle se réjouit (jubile). « Ame » dit le Saint, qui t’a conduit? Ou as-tu juste eu le mérite D’avoir trouvé la porte ouverte ? Vide le Paradis, vilain faux! » « Qu’est-ce? dit-il, Don Paul, le chaud! Vous venez ici, accourant, Vous qui fûtes horrible tyran ? Jamais si cruel on ne vit, Saint Etienne lui s’en souvient, Quand vous le fîtes lapider. Votre vie, je la connais bien, Par vous périrent maints hommes de bien. Dieu vous le commanda en songe, Un bon soufflet bien ajusté, Pas du bord, ni de la paumée. (2) N’avons-nous pas bu notre vin ? (3) Ah ! Quel Saint et quel devin ! Croyez-vous qu’on ne vous connoisse? » Saint-Paul fut pris de grand angoisse Et tourna vite sur ses pas, pour aller voir Saint-Thomas, Qui vers Saint-Pierre cherchait conseil; Et il lui conta à l’oreille Du vilain qui l’avait maté : « Selon moi, cet homme a gagné Le paradis je lui octrois » A Dieu s’en vont clamer tous trois, Saint-Pierre tout bonnement lui conte Du vilain qui leur a fait honte : « En paroles il nous a vaincu ; J’en suis moi-même si confus Que jamais je n’en parlerai. »Notre Sire* (le Christ) dit, « Alors j’irai Car je veux l’entendre moi-même » Puis vient à l’âme et puis l’appelle Lui demande comment il se fait Qu’elle soit là sans être invitée « Ici n’entre jamais une âme, Sans permission, homme ou femme, Mes apôtres furent outragés Insultés et (puis) maltraités, Et tu voudrais encore rester ? « Sire, je devais bien manoeuvrer Comme eux, pour obtenir justice Moi qui ne vous renierai jamais Ni ne rejetterai votre corps (personne) Qui pour moi ne fut jamais mort; Mais eux tous le firent jadis, Et on les trouve en paradis. Tant que j’ai vécu dans le monde J’ai mené (une) vie nette et pure Donnant aux pauvres de mon pain Les hébergeant soir et matin, A mon feu je les réchauffais Jusqu’à la mort, je les gardais (aidais) Puis les portais en Sainte Eglise. De Braie pas plus que de chemise, Ne les laissais jamais manquer, Et je ne sais si je fus sage, Ou si je fus vraiment confesse. Et vous fis honneur dignement. Qui meurt ainsi, on nous sermonne Que Dieu ses péchés lui pardonne Vous savez bien si j’ai dit vrai. Ici, sans heurt, je suis entré Puisque j’y suis, pourquoi partir ? Je dédierais vos propres mots Car vous octroyez sans faille Qu’une fois entré, on ne s’en aille, Et je ne veux vous faire mentir. » « Vilain », dit Dieu, « je te l’octroie : Au Paradis, tu peux rester Puisque qu’en plaidant, tu l’as gagné. Tu as été à bonne école, Tu sais bien user de paroles Et bien mettre en avant ton verbe. »Le vilain dit dans son proverbe Que maints hommes ont le tort requis Au plaidant qui conquit ainsi
son entrée dans le paradis. (4) L’adresse a faussé la droiture (5) Le faussaire (a) vaincu la nature ; Le tordu file droit devant et le juste part de travers : Ruser vaut mieux que force faire. (6)Explicit du Vilain qui conquit le Paradis en plaidant
NOTES
isneaus* ; vif, habile (1) « L’âme qui moult fut peureuse » : l’âme qui avait eu très peur au moment de se séparer du corps.
(2) Pas du bord ni de la paumée : pas du bout des doigts, ni du plat de la main. Pour le dire trivialement : toute la tartine.
(3) N’avons-nous pas bu notre vin ? Allusion à l’évangile de Saint-Thomas. « N’ais-je pas accompli mes devoirs de bon chrétien? » (4) littéral : à celui qui aura conquis en plaidant.
(5) Sur l’ensemble de l’explicit, certains termes employés sont assez larges au niveau des définitions, il a donc fallu faire des choix. Engiens : ruse, talent, adresse. Nature : ordre naturel, loi naturelle. Droiture: raison, justice.
(6) La ruse vaut mieux que la force.
Profondeur satirique & analyse
n se servant de la distance au personnage, l’auteur semble à première vue, conduire ici une réflexion profonde et acerbe sur la légitimité des intermédiaires (en l’occurrence les apôtres), pour accorder l’entrée au paradis et juger de qui en a le privilège ou non. En mettant l’accent sur la dimension humaine des Saints et leurs faiblesses, on pourrait même vraiment se demander à quel point l’auteur n’adresse pas ici vertement la reforme grégorienne. On se souvient que par certains aspects, cette dernière avait confisqué, en effet, aux chrétiens le dialogue direct avec Dieu ,en faisant des personnels épiscopaux les intermédiaires nécessaires et incontournables pour garantir aux croyants, le Salut de son âme.
Travers humains
& légitimité des intermédiaires
Au fond, si les Saints et apôtres eux-même, pour leurs travers humains ou leurs erreurs passées, n’ont pas la légitimité de refuser à notre joyeux et habile paysan l’entrée en paradis, que dire alors du personnel de l’église ? On sait que par ailleurs les fabliaux nous font souvent des portraits vitriolés de ces derniers (cupidité, lubricité, etc).
Sous les dehors de la farce, il est difficile de mesurer l’intention de l’auteur ou la profondeur véritable de la satire, mais on ne peut pas faire l’économie de cette lecture de ce fabliau. Le conteur y adresse-t-il la légitimité des hommes, aussi « Saints » ou canonisés soient-ils, à tenir les portes du paradis et juger du Salut des âmes ? Est-ce une lecture trop « moderne » pour le moyen-âge ? Bien que ce conte satirique paraisse soulever clairement la question, ses conclusions et sa morale nous tirent au bout du compte, en un tout autre endroit, de sorte qu’il est difficile de savoir si l’auteur n’a fait ainsi que se dégager de la forte satire présente sur ces aspects ou si son propos n’était simplement pas là.
Talent oratoire plus que valeurs chrétiennes ?
out d’abord et par principe finalement, le vilain n’est pas autorisé à entrer au Paradis. « Il ne peut être un bon chrétien ». Le fabliau s’évertuera à nous démontrer le contraire, mais d’emblée, c’est un fait entendu qui a force de loi. Dès le début du conte, nous sommes dans la conclusion du « Pet du vilain » de Rutebeuf. : aucun ange, ni diable ne viennent chercher l’âme défunte. Personne ne veut du vilain; ni l’enfer ni le paradis ne sont assez bons pour lui. S’il veut sa place, il lui faudra la gagner, faire des pieds et des mains. Autrement dit dégager, un à un, tous les intermédiaires et leurs arguments – en réalité ils n’en ont pas, il ne font qu’opposer une loi – en remettant en cause leur légitimité à juger de ses mérites.
A-t-il démontré au sortir de cette joute qu’il est un bon chrétien ? En réalité non. La conclusion s’empêtre dans quelques contradictions dont il est permis, encore une fois, de se demander, si elles ne sont là que pour atermoyer la question de fond par ailleurs bien soulevée : « Beaucoup d’hommes donneront tort au vilain d’avoir ainsi gagné son entrée au paradis« , et pourtant finalement il n’est pas ici question d’affirmer que le vilain l’a gagné par sa parfaite connaissance des écritures, et encore moins par une certaine « exemplarité chrétienne » de sa vie : « Le faussaire a vaincu la nature (l’ordre naturel, la loi)… Le tordu file droit et le juste part de travers… «
Au fond, c’est son talent à argumenter qui est explicitement mis à l’honneur, dusse-t-il être considéré comme « tordu ». Les Saints ont eu affaire à plus grand orateur qu’eux et ce vilain là n’a gagné son entrée au paradis que par sa propre habilité. Il demeure donc une exception et celle-ci ne doit rien à son respect des valeurs chrétiennes: « la ruse, le talent triomphe de la force, du juste, de la loi ». Ce qui fait que le fabliau est drôle (au sens de l’humour médiéval), c’est que le vilain a réussi finalement à berner les Saints. Les questions de fond sur la légitimité de ces derniers à détenir les clefs du paradis, comme celle plus large des hommes, de leurs travers et de leur bien fondé à juger du Salut d’un des leurs, vilain ou non, se retrouvent bottées en touche. Après avoir été soulevées, leur substance satirique est en quelque sorte désamorcée ou en tout cas amoindrie.
D’ailleurs, le Christ en personne (« nostre Sire ») n’accordera aussi son entrée au vilain que sur la base de son talent oratoire et sa capacité à « gloser » sur le fond des évangiles: « Tu as été à bonne école, tu sais bien user de paroles et bien mettre en avant ton verbe ». CQFD : les actions du vilain de son vivant, chrétiennes ou non, ne sont pas adressées. Elles ne sauraient semble-t-il, en aucun cas, fournir une raison suffisante à son entrée en Paradis. La loi reste la loi. Pour que l’humour fonctionne, il faut, semble-t-il, que ce vilain reste une exception et ne soit qu’à demi réhabilité.
Pour parenthèse et avant de nous séparer, veuillez noter que les photos ayant servi à illustrer cet article sont toutes des détails de toiles du peintre bolognais du XVIe/XVIIe siècle, Guido Reni (1575-1642): dans l’ordre, le Christ remettant les clefs du Paradis à Saint-Pierre, suivi d’un portrait de Saint-Pierre et de Saint-Paul.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.