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Romans récents ou livres anciens, le moyen-âge s’édite et se réédite : fiches de lecture, extraits, impressions, une balade dans l’univers du livre autour du monde médiéval,

Un Moyen Âge en clair-obscur, Justine Breton & les séries TV médiévalistes

Sujet : séries TV, médiévalisme, séries télévisées, Moyen Âge représenté, Moyen Âge imaginaire,
Période : Moyen Âge, monde moderne.
Ouvrage : Un Moyen Âge en clair-obscur, le médiévalisme dans les séries télévisées, Justine Breton, Presses Universitaires François Rabelais (2023)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous invitons à la découverte d’un ouvrage qui a pour objet non point uniquement le Moyen Âge, sinon ses représentations et ses formes les plus récentes. Nous vous parlerons, en effet, de l’ouvrage « Un Moyen Âge en clair-obscur, le médiévalisme dans les séries télévisées » de la spécialiste en littérature médiévale Justine Breton. Avant d’en arriver là, nous donnerons quelques mots de contexte pour comprendre comment des médiévistes ou des universitaires férus de littérature ont pu se trouver conduits à arpenter les productions médiatiques ou littéraires les plus actuelles sur le monde médiéval.

Du Moyen âge au Médiévalisme

L’Histoire est une discipline qui a beaucoup évolué depuis le temps des vieilles approches chronologiques et des grandes dates, pour affiner ses méthodes et élargir ses terrains d’investigation. Dans ce cadre, elle a souvent emprunté, de plus en plus, à d’autres sciences humaines comme l’anthropologie, la sociologie ou la psychologie sociale.

Dans la lancée de ces extensions méthodologiques et épistémologiques, on a ainsi vu, près de nous, de nouveaux historiens ou spécialistes en littérature, armés de leurs connaissances sur le monde médiéval venir le débusquer jusque dans ses représentations les plus récentes, en élargissant leurs investigations à ce que l’on nomme, désormais, communément le médiévalisme : autrement dit, le Moyen Âge tel qu’il nous est présenté dans les sociétés modernes et ce dans ses formes les plus variées : au cinéma, dans la littérature, de Tolkien aux plus récents romans de médiéval-fantasy, dans les séries télévisées, dans les jeux vidéos, les dessins animés, les fêtes médiévales, etc… « Le Moyen Âge est à la mode » avait dit Jacques Le Goff en son temps. Depuis son constat, cette réalité ne s’est toujours pas démentie. Le matériau médiéval moderne abonde et occupe même à plein temps tous les chercheurs qui veulent bien s’y pencher.

Médiévalisme & modernité

Dans son entreprise, le chercheur en médiévalisme hérite, dès lors, d’un double objectif ou d’un double défi :

  • D’abord, une volonté de démystifier certaines idées reçues et/ou préjugés encore à l’œuvre au sujet du monde médiéval, et ce bien que la recherche historique les ait déconstruits ou nuancés de longue date (voir notre article sur le Moyen Âge des préjugés ). Autrement dit, il s’agit pour lui de confronter l’objet Moyen Âge « grand public » ou « imaginaire », au Moyen Âge des laboratoires de recherche ou à l’état de la science historique.
  • Ensuite, et inévitablement, en faisant de l’actualité leur objet, ses historiens ou chercheurs se retrouvent sur un terrain assez voisin de celui des sociologues, des anthropologues ou même quelquefois des journalistes (c’est le pire qu’on peut leur souhaiter et quelques historiens plus à l’aise avec les salles d’archives ont pu quelquefois les en railler). Dans tous les cas, ils se retrouvent face à un objet un peu paradoxal qui, sans être encore cristallisé sous forme de fait historique, entre dans le champ des représentations modernes « projetées » et donc souvent aussi, des idéologies. Se pose alors la question des outils d’analyse, de l’approche et de l’ingestion nécessaire (ou pas) par le chercheur d’outils habituellement réservés à des disciplines connexes (la philologie, l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, autant de pas que la Nouvelle Histoire les avait déjà enjoints à franchir).

Dans cet exercice complexe de double éclairage qui se situe entre analyse historique, analyse « littéraire » et analyse de la modernité sociale et culturel, des questions nouvelles surviennent sur la table : s’il y a un Moyen Âge reconstruit, qui le construit, comment et dans quel but ? En quoi est-il différent du Moyen Âge « académique » ? Et dans cette distance à cet objet médiéval historique, documenté, « réaliste » (et donc nécessairement plus complexe et plus nuancé), que nous dit ce Moyen Âge projeté et reconstitué de notre propre modernité ?

Bien entendu et comme dans toutes les sciences humaines, il faudrait encore ajouter une bonne couche d’épistémologie en se demandant ce que nous dit cette analyse du positionnement de l’historien ou du chercheur qui la conduit mais laissons cela pour l’instant. De notre côté, nous aurions mauvaise grâce à ergoter sur la légitimité de ce nouveau terrain investi par des historiens ou des spécialistes littéraires, puisque venant de l’Anthropologie et de la Sociologie, nous avons fait l’exact chemin inverse. Partant du monde médiéval représenté dans le monde moderne, nous avons, en effet, décidé de nous rapprocher du Moyen Âge plus historique et factuel, en allant, en quelque sorte, de l’actualité vers l’histoire. Une différence subsiste toutefois dans notre approche avec celle des médiévalistes : loin des couloirs de l’académie, si notre objet couvre bien « l’exploration du Moyen Âge sous toutes ses formes » (historiques et modernes), nous nous situons dans l’esprit d’un travail d’archive et d’une monographie tranquille et curieuse bien plus que dans une tentative ambitieuse de synthèse.

Des têtes de file du médiévalisme

D’un point de vue factuel, le Médiévalisme est un objet de recherche relativement récent. Il date de quelques décennies tout au plus. Au titre de ses pionniers on pourra compter, à la toute fin des années 70, des noms comme le philologue et romancier suisse Paul Zumthor ou encore l’universitaire et chercheuse anglo-américaine Leslie J. Workman. Par la suite, d’autres auteurs se joindront également à l’appel. Nous ne nous étalerons pas ici sur l’ensemble d’entre eux mais nous vous renvoyons à l’article « Le médiévalisme a quarante ans » du professeur de littérature générale et comparée Vincent Ferré comme un bon point de départ sur ces questions (1).

Pour ne citer que quelques noms récents de ce courant parmi les chercheurs les plus médiatisés, on peut justement, difficilement passer de l’auteur susnommé. Cet universitaire et chercheur s’est fait une spécialité du médiévalisme à travers notamment l’œuvre de Tolkien dont il est un grand spécialiste. On doit encore à Vincent Ferré d’avoir impulsé de nombreuses publications ou ouvrages collectifs sur la question. Dans la même génération suivront des noms comme William Blanc, historien de formation, particulièrement actif et prolifique dans le domaine du médiévalisme appliqué à la fantaisie moderne, aux séries TV ou aux super héros (voir notre article sur les légendes arthuriennes modernes ). Ajoutons encore Anne Besson. Plus orientée, elle aussi, sur la littérature comparée que l’histoire médiévale a proprement parlé, elle a notamment contribué avec les deux auteurs précédents, au Dictionnaire du Moyen Âge imaginaire, Le médiévalisme, hier et aujourd’hui, sorti en 2022, aux éditions Vendémiaire.

Enfin toujours dans la même mouvance et du côté des plus jeunes têtes, on retrouvera les très productifs Justine Breton, maître de conférences à l’université et spécialiste de littérature médiévale, et l’universitaire et médiéviste Florian Besson (ce dernier avait créé avec quelques autres plumes étudiantes le blog Actuelmoyenage désormais un peu en sommeil). Entre autres productions et contributions précoces, tous deux avaient aussi conduit l’ouvrage « Kaamelott un Livre d’Histoire » sorti en 2018 (également aux Editions Vendémiaire) dont nous avions alors parlé dans nos colonnes. On pourra encore ajouter à leur actif l’ouvrage « Une histoire de feu et de sang. Le Moyen Âge de Game of Thrones » qu’ils avaient coécrits en 2020.

Des incursions dans la modernité

Toujours dans cette même mouvance qui tente de mettre l’Histoire médiévale en perspective ou de l’éclairer au moyen des productions modernes (et vice et versa), certains historiens comme Martin Aurell se sont aussi prêtés à l’exercice (voir Kaamelott à la table du roi Arthur de Eric Nabour). On pourrait inclure également des historiens comme Michel Pastoureau qui, même s’il ne se situe pas à proprement parler dans le champ pur et dur du médiévalisme, n’hésitent pas dans ses analyses des couleurs, ses conférences ou ses bestiaires à faire de nombreux allers-retours entre les représentations les plus historiques et les plus modernes pour éclairer nos lanternes. Un listing est forcément injuste et nous en oublions sans doute. Quoi qu’il en soit, le courant semble plutôt bien représenté en France. Et si certains historiens chercheurs n’en ont pas fait leur spécialité, ils ne rechignent pas, au gré de leurs propres sujets de prédilection, à apporter leur contribution et à s’aventurer sur ces terrains hors labo, souvent plus vivants et peut-être aussi plus vendeurs. Si le sujet vous intéresse, la lecture de quelques ouvrages collectifs ou actes de colloque pourra aisément vous permettre d’en découvrir quelques-uns de plus.

Voilà pour ce bref détour qui permettra de mieux contextualiser notre sujet du jour, sans prétendre l’épuiser. Revenons donc maintenant à notre propos, ce Moyen Âge en clair-obscur signé de la plume de Justine Breton et qui se propose de traquer le monde médiéval tel qu’on nous le présente dans les séries télévisées des XXe et XXIe siècle.

Un Moyen Âge en clair-obscur, le médiévalisme dans les séries télévisées

Parlons d’abord de l’ouvrage, l’objet. Sorti aux Presses Universitaires François Rabelais, il présente sur un peu moins de 400 pages, une mise en page dynamique et soignée : les amateurs de séries télévisées sur le thème médiéval y trouveront donc de nombreuses photos, mises en exergue de citations, encarts thématiques, mais encore de nombreuses notes et références pour une bibliographie assez fouillée.

Sur le fond, l’ouvrage reste consistant et même ambitieux. Autant le dire tout de suite, nous sommes bien dans le cadre universitaire et ce n’est pas un digest de séries dans la veine de l’ouvrage « Séries Illimitées » justement préfacé par Alexandre Astier en 2022. En réalité, le corpus approché par Justine Breton tient même pratiquement de l’exploit. S’attaquer à une classification ou un effort de synthèse après avoir passé plus de 80 séries TV au peigne fin, quand on sait qu’une partie importante d’entre elles s’étale sur un nombre vertigineux de saisons, cela en soi reste une entreprise de taille. On parle ici de plusieurs centaines (milliers ?) d’heures de visionnage, d’un corpus forcément hétérogène et donc d’un sacré défi, ne serait-ce que pour y mettre de l’ordre et s’efforcer de catégoriser une telle masse de contenu. Rien que pour cela, l’ouvrage n’a pas d’équivalent et il faut saluer l’ambition de son auteur(e) autant que ses efforts méthodologiques.

Eléments de résumé

A ce stade, Moyen Âge oblige, il va nous falloir être un peu tranchant (« j’ai fait un trait d’humour, mon oncle« ). On ne peut, en effet, résumer en trois lignes un ouvrage universitaire de ce niveau de densité. Le découpage en cinq parties pour une vingtaine de chapitres permet de mettre à jour l’exercice qui consiste, pour la société du spectacle et du divertissement, à instrumentaliser le Moyen Âge, de façon à créer un produit de consommation formatté, en mettant en scène (ou en exorcisant), au passage ses propres « obsessions » « préoccupations », le tout, en se réclamant (dans un nombre non négligeable de séries télévisées) d’un « Moyen Âge crédible » à défaut d’être réaliste. Crédible ? Oui, mais non, pas tout à fait quand même ! Oui mais si, oui mais bon…

Quitte à enfoncer quelques portes ouvertes, l’écriture fictionnelle a, bien sûr, ses règles narratives qui ne sont pas celles de la rigueur historique. L’objectif de ces sociétés de production mercantiles reste quand même bien de retenir les publics cibles avec des recettes qui marchent et qui ont fait leur preuves. Or, les recettes, vous pourrez compter sur Justine Breton pour les détricoter avec minutie et méthode tout au long de son ouvrage.

Des créneaux pour tous les publics

Comment réussir une série télévisée aux couleurs du Moyen Âge susceptible de conquérir une audience et de la conserver ? Bien sûr, il faut du rythme, des thèmes de fond pour fidéliser sur la durée, mais il faut aussi des épisodes qui bouclent sur de petites histoires dans la grande histoire, pour ne pas trop jouer avec la frustration du spectateur et lui donner sa dose d’émotion packagée, avec juste ce qu’il faut de suspense avant le générique de fin pour lui donner envie de revenir.

Il faut aussi des héros aisément repérables. Dans les séries TV occidentales, comme dans les histoires médiévales du reste, ils sont plutôt blancs, plutôt musclés et plutôt chevaleresques. Rien de très étonnant. Ils sont aussi juste marginaux comme il faut, avec un petit rien de modernité, permettant au spectateur de s’identifier. Il faut aussi pour faire un bon héros médiéval qu’il évolue dans un monde un peu arriéré, et au milieu d’un peuple toujours un peu crado et ignorant sur les bords, avec tout de même quelques Bernardo(s) qui sortent du lot, comme dans Zorro, pour donner la réplique : un gentil forgeron, un tavernier bavard, un mystérieux passant, … Finalement, au jeu du miroir, « Modernité modernité dis moi qui est la plus belle, de moi ou du Moyen Âge« , la réponse est souvent toute trouvée et le spectateur sera content de rentrer dans ses pantoufles, à la fin du voyage.

Alors, sortir des sentiers battus pour les producteurs et scénaristes, oui mais pas trop, même s’il existe des créneaux et des cibles. Si le Moyen Âge est à la mode, il se décline aussi en tranche (d’audience ou d’affinités) pour ratisser large : des séries pour les jeunes, des séries pour le rire et la détente, et d’autres pour les plus franges les plus adultes en quête d’action et d’émotions fortes : du sexe, de la baston, du sexe, de la baston, un peu d’intrigue, du sexe, de la baston, etc… Avec la recette Games of Thrones, les canaux TV privés à la HBO ont tiré le gros lot. Depuis, les concurrents se bousculent à la porte de la succession, heu… sans forcément faire recette. Tout le monde n’a pas le talent d’un GRR Martin (même revisité par une poignée de scénaristes moins bon que lui) pour amener des rebondissements à tiroir, ainsi que de la complexité et des méandres dans ses histoires (voir la saga du Trône de fer). Tout le monde n’a pas non plus le petit côté farceur de GRR pour jouer à la roulette russe sur ses héros principaux au moment où l’on s’y attend le moins.

Des clichés qui s’accrochent

Au milieu de tout ça, des constats un peu nuancés ? Il y en a forcément. Certes, de Thierry la Fronde aux dernières séries TV médiévales, les scénarios ont évolué pour introduire plus de valeurs modernes réactualisées dans les rétroviseurs déformants de leur Moyen Âge reconstitué. En plus de quelques rares tentatives timides « d’inclusivité » (le mot est lâché) sous l’impulsion première de l’influence américaine et anglo-saxonne, l’audience s’est aussi mondialisée.

Si les schémas narratifs ont évolué et les formes d’écritures se sont complexifiées – pour faire plus de place à la bande de héros, dans certains cas, qu’au héros solitaire – certains clichés ont la vie dure et restent, dans l’ensemble, assez peu revisités : le Moyen Âge est guerrier et violent, le Moyen Âge est sale, le Moyen Âge est « barbare », le Moyen Âge est ignorant, le Moyen Âge est en guerre permanente, etc… Il faut qu’il le soit pour coller aux attentes que les scénaristes se complaisent à renforcer. Une fois de plus leur métier n’est pas la vérité historique mais la fidélisation d’une audience friande de Moyen Âge et qui a des idées assez précises sur la friandise en question.

Pour parenthèse, sur le thème de la violence « légitimée » par les sociétés de production de séries TV sous couvert de période médiévale (« c’est pas nous, c’est le Moyen Âge »), je dois avouer que j’ai été interpelé par l’image d’une femme médiévale qu’une majorité de séries semble présenter d’après l’auteur(e) comme brutalisée ou abusée sexuellement dans un nombre vertigineux de séries. Le pire étant que cela est fait dans une perspective présentée comme aussi banale qu’initiatique. Ie : « l’abus sexuel comme le mode d’emploi le plus sûr pour devenir une femme forte au Moyen Âge ». C’est en effet assez inquiétant et n’étant pas suiveur d’un nombre aussi vertigineux de séries médiévales (et même de séries tout court), j’avoue que la chose m’avait échappé. (2)

Un mot de conclusion

L’exercice universitaire consiste toujours à penser la complexité sans chercher à la réduire. Justine Breton connait bien son sujet, elle l’étaye par de nombreux exemples pour produire finalement un ouvrage de référence dans son champ d’exploration qui intéressera un public averti. Le Moyen Âge y est adressé en filigrane plus que véritablement délayé, dans une perspective d’analyse plus actuelle qu’historique mais l’objectif était clairement défini au départ : le propos reste bien la construction sérielle médiévale moderne et non l’histoire médiévale à proprement parler ; un exercice sur le fil donc, que la taille imposante du matériel approché et la volonté de synthèse a forcément conditionné. En contrepartie, le vaste corpus sériel est largement mis à profit et fournit l’occasion de nombreux exemples qui parleront, à coup sûr, aux amateurs de séries télévisées médiévalistes.

Pour le reste, comme annoncé plus haut, l’exercice du résumé demeurant limité, il faudra vous attaquer directement à ce « Moyen Âge en clair-obscur » de Justine Breton pour obtenir des clefs de lectures plus nuancées et plus complètes sur le monde médiéval des séries TV. Au passage, l’auteur(e) vous gratifiera d’une analyse de l’évolution historique des séries « médiévalisantes », des toutes premières du milieu du XXe siècle aux plus actuelles. De même, entre autres informations utiles, elle vous permettra de mieux comprendre l’ancrage littéraire shakespearien des productions anglo-saxonnes qui réglementent, tout de même, largement le marché étudié.

Avant d’aller plus loin, voici un lien pour acquérir l’ouvrage sur le site des Presses universitaires François Rabelais. Vous y trouverez également des vidéos complémentaires et des interviews de l’auteur(e).


Remarques sur le ciblage & le positionnement

Pour les producteurs/scénaristes des séries TV américains ou européens sur le thème du Moyen Âge, le jeu d’équilibre est devenu, quelquefois, un peu casse-tête. D’un côté, ils sont en butte avec la volonté de contenter une fraction du public moderne en attente de valeurs et de représentations, public quelquefois même activiste et militant (lobbying communautaristes, woke, cancel culture, etc… ). Dans certains cas, ces créateurs de séries ont peut-être même simplement pris le parti d’offrir des espaces d’identification à ces mêmes publics pour les conquérir et les rallier. Est-on face à une évolution massive des représentations par le bas ? Sur la frange la plus extrême de ces positionnements, ce n’est pas si certain. Au jeu de la systématisation, voire de quotas appliqués à chaque série, quelques histoires récentes du côté de Disney, de Budweiser et même de Netflix semblent avoir démontré que le matraquage répété d’un certain « progressisme idéologique » ne fait pas toujours bon ménage avec les goûts du grand public.

D’un autre côté et pour des raisons mercantiles évidentes, ces mêmes producteurs et scénaristes ne peuvent évidemment pas se départir de leur volonté de rallier le plus grand nombre, tout en ménageant une évasion dépaysante et hors les murs qui « fasse Moyen Âge », autrement dit qui colle aux représentations collectives sans les chambouler, au risque de ne plus rencontrer l’adhésion du public cible ou des fan base (moteurs économiques de ces séries). Réinventer le Moyen Âge à la lumière des exigences politiques ou des pressions idéologiques modernes, en maintenant quelques bonnes vieilles arcanes à l’ancienne, quitte à en renforcer les préjugés ? Séduire les uns, sans faire fuir les autres ? Voilà de quoi donner la migraine. Si l’on ajoute à tout cela, l’évolution des technologies (distribution massive sur internet, streaming, etc…) et l’ambition de politiques de distribution visant à conquérir une audience occidentale au sens large, et même au delà mondiale, une dimension supplémentaire s’ajoute à la problématique qui ne va pas pour la simplification du ciblage.

Si l’exercice n’est pas toujours dénué de contradictions, il semble qu’entre les lignes, l’auteur(e) elle-même ne cherche pas véritablement à s’en abstraire : de la frustration exprimée d’un trop peu de Moyen Âge réaliste à celle d’une modernité perçue comme trop voyante ou, à l’opposé, de valeurs modernes attendues mais qui ne viennent pas (ou pas suffisamment) là où on les attendrait, quitte à accepter une certaine distance d’avec la réalité historique.

Pour brasser un corpus où l’originalité se laisse souvent supplanter par la monotonie, on peut, bien sûr, comprendre certaines de ses attentes. Toutefois, du point de vue d’une partie importante du public, le sujet de l’inclusivité/diversité reste sensible et polémique à bien des égards, sinon même politiquement glissant. Il est même au cœur d’une lutte idéologique brûlante d’actualité qui divise et oppose conservateurs et progressistes du monde occidental (et au delà), et qui renvoie aussi, dos à dos, influences culturelles récentes, voire exogènes (ie : outre-Atlantique) et modèles endogènes traditionnels encore vivaces. Dans ce contexte, difficile pour le chercheur de reprendre à son compte certains de ces thèmes, sans se positionner de fait, voire sans donner l’impression d’en faire une certaine promotion, au risque de se mettre, au passage, dans la situation peu confortable de compter les points des absences ou des trop pleins (3).

Si ces questionnements sont loin d’occuper tout l’ouvrage, ils ne seront sans doute pas du goût des lecteurs de tous bords. Il leur restera alors à considérer que ce positionnement témoigne de réflexions politico-philosophiques modernes à l’œuvre dans nos sociétés, comme dans certains courants universitaires actuels. Puisque diversité il y a, on peut aisément concevoir que des questions se posent autour de son traitement même s’il faut aussi constater qu’en matière d’Histoire comme de contes ou de littérature classiques, certaines revisites restent très mal reçues par les franges les plus conservatrices du public, qui peuvent même, quelquefois, les percevoir, quand elles se généralisent, comme des formes déguisées de provocation.

Autres réflexions et questionnements

En ce qui nous concerne, des questions toute autre nous sont venues à l’esprit à la lecture de l’ouvrage, notamment en terme d’approche comparée, non point dans le seul champ des séries télévisées médiévalistes, mais dans celui, plus large des séries TV. Ces interrogations touchent sans doute plus aux domaines de la sociologie et de l’anthropologie mais nous les livrons ici pour réflexion, tout en étant conscient qu’elles supposeraient d’élargir le corpus, pour l’approcher sur une autre forme, voire même avec d’autres outils méthodologiques. Il pourrait être intéressant de les poser directement à l’auteur(e) mais qui sait ? L’avenir nous le permettra peut-être.

Hero’s journey, acculturation et Moyen Âge importé ?

Quid de similitudes entre certains modèles d’écriture redondants soulignés dans l’ouvrage et certains procédés en usage dans un bon lot d’autres séries/fictions ? Le célèbre « monomythe » de Joseph Campbell et son « Hero’s Journey » ont, semble-t-il, fait recette chez les scénaristes américains (et même de notre côté du monde puisqu’Alexandre Astier, lui même avait dit s’en être inspiré). Dans un certain nombre de remarques adressées au modèle de l’itinéraire du héros de la série médiévaliste, il nous semble en retrouver clairement la trace.

Toujours sur fond d’anthropologie ou de sociologie critique, qu’en est-il des influences anglo-saxonnes débordantes sur les fictions télévisuelles et leurs narratifs et donc de la part d’acculturation ou « d’impérialisme culturel » dans l’ensemble de ce corpus ? Qui vient nous dire ce que doit être le Moyen Âge ? Comment il doit évoluer, ce qu’il doit désormais inclure ou exclure ? Qui y projette ses idéologies, ses créatures fantastiques, ou ses démons ? De quelle société est-il vraiment le miroir ? Qui tient, encore une fois, les rennes des définitions ? Correspondent-elles véritablement à nos modèles culturels et nos questionnements historiques et sociaux ? Dans le même registre, les mécanismes d’identification aux modèles et aux problématiques sociales, communautaristes, raciales, culturelles outre-Atlantique ne finissent-ils pas par arriver plus vite dans nos sociétés que l’évolution des représentations médiévales elles-mêmes ?

Ecriture de classes et moyens de distanciation ?

Sur un registre un peu différent (quoique) : dans la construction de ces séries ne peut-on voir à l’œuvre un modèle (néo)libéral sous-jacent, peut-être même l’existence d’une « écriture de classes » appliquée à la série médiévale comme à d’autres thématiques ?
En somme, « pouvoir, argent, faste, réussite sociale, conquête, guerre » restent souvent les thèmes idéologiques moteurs, avec un peu de romance pour habiller tout le monde et une main tendue vers la veuve, l’orphelin et le bon peuple pour le côté chevaleresque. Or, n’y a-t-il pas certaines convergences entre le héros nobiliaire des séries médiévales et le héros libéral bourgeois de certaines séries TV plus modernes (aisance financière et capitalistique, aisance dans la consommation, aisance dans le transport, mais encore instrumentalisation similaire des classes populaires et des personnages d’arrière-plan : le tavernier bavard vs Huggy les bons tuyaux, l’indic, l’informateur, ou encore le forgeron surdoué vs le type qui refile des gadgets à la cool à James Bond ou à Batman ? En pensant à tout cela, nous avons en tête l’ouvrage d’un sociologue des années 70-80 qui traitait justement des feuilletons télévisés américains sous cet angle sociologique de classe dont nous n’avons pas encore retrouver la référence.

Dans la série des questions qui viennent encore à l’esprit : si on a bien compris que, dans la course aux produits sériels « goût Moyen Age », la recherche d’une certaine consistance historique ne supplante que rarement l’exercice du divertissement : qui sont les auteurs et quels sont leurs moyens en terme de distanciation ? Se documentent-ils vraiment sérieusement et avec quel degré d’exigence sur la question historique ? Font-ils de l’idéologie ou reproduisent-ils simplement des préjugés qui se colportent sur le monde médiéval ? Dans la même veine, quand il y a des conseillers historiques quels sont leur véritable statut ? Décorum, costume, cohérence relative ? Ont-ils une incidence réelle sur les narratifs ou ne servent-ils que de caution ? (4). On boucle un peu, mais une fois de plus, il serait intéressant d’approcher en détail la question de qui finance et qui écrit, mais aussi de se plonger de plus près sur ces terrain là, pour mieux comprendre les processus de création de l’intérieur (contraintes et figures imposées aux auteurs, dimensions collective ou individuelles des processus d’écriture, nature des représentations, indicateurs et critères de mesure d’un scénario réussi, etc,…).

Roman national et séries historiques hors occident

Enfin, on analyse bien ici des productions occidentales mais une analyse culturelle élargie pourrait sans doute être pertinente. Si l’on se penche du côté de certaines séries télévisuelles asiatiques ou même de long métrages japonais, coréens ou chinois sur la période médiévale, on verra que le narratif colle souvent à des partis-pris plus proches du « roman national ». L’universalisme ou l’individualisme ne semblent pas se tenir au centre de tous ces narratifs, voire même plutôt moins que plus. Cela soulève de fait une autre question : cet exercice de valorisation « collective » ou de recherche d’une certaine cohésion sociale par l’histoire fictionnelle est-il devenu ringard ou même tabou à tout le moins, dans les pays de la zone européenne qui ont vécu directement le Moyen Âge ? S’est-il dilué dans d’autres objectifs idéologiques (universalisme, européisme, atlantisme, etc…) ? Et pour finir, à quelques exceptions près (ex : kaamelott) vivons-nous dans un Moyen Âge imaginaire, par regards interposés et qui n’obéit plus qu’à des agendas hors de notre portée ?

En terme sociologique, il nous semble que ce sont autant de questions qu’il pourrait être pertinent d’adresser même si, encore une fois, elles débordent du strict contexte du médiévalisme que s’était fixé l’auteur(e) de l’ouvrage présenté ici.

 En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

(1) Le médiévalisme a quarante ans, ou « L’ouverture qu’il faudra bien pratiquer un jour », Vincent Ferré, dans Moyen Âge en séries, Médiévales 78, éd. Alban Gautier (2019)

(2) Après et c’est une question plus large sur le thème générique de la violence dans les séries, mais les sociétés de production ont-elles vraiment besoin faire appel au Moyen Âge pour légitimer ou satisfaire le goût de l’horreur et de la violence débridée ? Il semble que les séries sur les serial killers, les zombies et autres joyeusetés ont allégrement ouvert la marche.

(3) Cf l’impossible neutralité du chercheur dans le champ des sciences humaines

(4) Des médiévistes comme Jacques le Goff ou Michel Pastoureau ont servi comme conseillers et donc comme caution historique sur le film « le Nom de la Rose » de JJ Annaud), construction magistrale mais qui reste assez caricaturale et a sans doute beaucoup contribué aux préjugés sur un certain Moyen Âge inquisitorial. En réalité, il semble que leur rôle se soit limité en grande partie qu’au décorum (architecture, gestuelle,… représentation des paysans, …). Pas question d’infléchir le scénario ou d’avoir un mot sur tout donc. Il y a quelques années, nous avions été, nous-même contacté par des scénaristes de BD ainsi qu’un illustrateur pour deux BD sur le Moyen Âge. On nous promettait même de nous citer abondamment dans les crédits en contrepartie. Quand nous questionnions le réalisme du scénario ou ses aspects caricaturales en général, les remarques n’étaient, en général, pas suivi d’effets. En revanche pour les costumes, les couleurs, les décorum on attendait notre caution, un peu comme un accessoiriste finalement ou un guide visuel. Devant l’irréalisme, les poncifs et le délire de certains scénarios , nous avons préféré retiré nos billes, plutôt que nous y trouver associé.

Roman : Jeanne d’Arc sous la plume de Xavier Leloup dans la saga médiévale des Trois pouvoirs

enluminure médiéval scripte

Sujet : auteur, romans historiques, édition, Jeanne d’Arc, actualité littéraire, guerre de cent ans, aventure, saga historique, fiction médiévale, siège d’Orléans, Jeanne d’Arc, aventure médiévale
Période : XVe siècle, Moyen Âge tardif
Titres : Les trois pouvoirs, T4 l’Envoyée de Dieu Xavier Leloup, Editions La Ravinière (2023)

Bonjour à tous,

l’occasion de la sortie du 4ème tome de la saga médiévale des Trois pouvoirs intitulé « L’envoyée de Dieu », nous avons, à nouveau, le plaisir de recevoir Xavier Leloup, auteur, mais également éditeur aux Editions La Ravinière qu’il a fondées, il y a déjà quelques années.

Un Entretien exclusif avec Xavier Leloup
des éditions la Ravinière

Propos recueillis par Frédéric EFFE le 30 juin 2023

Mpassion : Bonjour Xavier, Nous sommes, encore une fois, heureux de vous recevoir. Que de temps passé depuis notre dernière entrevue. Vous êtes en forme, j’espère ?

Xavier L : Je me trouve d’autant plus en pleine forme que j’ai de nouveau l’occasion de m’entretenir avec vous, cher Frédéric !

Actualité des éditions & réédition d’Ivanhoé

« Ivanhoé n’est pas seulement un grand roman de chevalerie et d’aventures. C’est aussi un livre débordant de sensualité et de romantisme, ce qui le rend intemporel. »

Mpassion : Le plaisir est partagé ! Visiblement, les éditions La Ravinière continuent sur leur lancée et leur projet de proposer des romans historiques ayant pour cadre le Moyen Âge. Après Quentin Durward qui avait fait l’objet d’une précédente entrevue, on les a vues rééditer, tout récemment, Ivanhoé de Sir Walter Scott, autre ouvrage fictionnel du grand écrivain anglais, sur toile de fond historique et médiévale.

C’est même d’ailleurs le premier roman de Walter Scott qui se déroulait au Moyen Âge et, il a été plutôt bien accueilli dès sa parution. puisqu’il a même assuré le succès de son auteur en Europe, en consacrant, au passage, une certaine mode du roman historique. On se souvient aussi quil avait été adapté sur grand écran par Richard Thorpe, en 1952 mais depuis le livre semblait un peu tombé dans l’oubli. Peut-être pourriez-vous nous dire un mot du roman et de ce choix de publication ?

Xavier L : Ivanhoé est un grand classique dont beaucoup ont entendu parler grâce au cinéma, mais sans jamais l’avoir réellement lu, ou lu seulement en version abrégée. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu le faire découvrir à une nouvelle génération de lecteurs en le rééditant dans sa version intégrale et, qui plus est, traduite par Alexandre Dumas. L’année où ses Trois Mousquetaires font justement l’objet d’une nouvelle adaptation sur grand écran, le moment ne pouvait pas être mieux choisi !

Roman d'aventure médiéval : Ivanhoé, Sir Walter Scoot, éditions La Ravinière (2023), couverture

Ivanhoé, ce sont d’abord de fabuleuses scènes de tournois et d’affrontements à la lance, des sièges de châteaux mettant aux prises des personnages aussi célèbres que Robin-des-Bois, frère Tuck ou Richard-Cœur-de-Lion, ce roi anglais revenu des croisades pour reconquérir son trône. Mais c’est aussi un roman d’amour, avec un trio amoureux s’articulant autour du chevalier chrétien Ivanhoé, de la princesse saxonne Rowena ainsi que de la séduisante juive Rebécca (incarnée par Elisabeth Taylor dans le film de Richard Thorpe), elle-même objet de la passion dévorante du vil templier Brian de Bois-Guilbert.

Bref, Ivanhoé n’est pas seulement d’un grand roman de chevalerie et d’aventures. C’est aussi un livre débordant de sensualité et de romantisme, ce qui le rend intemporel.

Le goût des romans historiques et médiévaux

« … le défi du roman historique consiste à se faire une place entre des livres d’histoire, certes intéressants, mais qui n’ont rien de romanesques et des ouvrages de Medieval fantasy, qui jouent avec les codes médiévaux sans pour autant être de véritables romans historiques… »

Mpassion : Pour rester encore un peu sur le sujet des éditions La Ravinière, et avant de parler de la Saga des Trois Pouvoirs et de la sortie de son quatrième opus : en plus de votre saga historique on en est donc maintenant à 2 rééditions de Sir Walter Scott, et un autre ouvrage de portraits sur Les Grandes Dames qui ont fait l’histoire de la guerre de Cent Ans, signé de votre plume.

Avec le recul de plus de 2 ans d’existence, quel est l’accueil réservé par le public à ce positionnement de votre maison d’édition sur les fictions ou les essais historiques portant sur la période médiévale ? On sait que « le Moyen Âge est à la mode », Jacques le Goff nous l’avait confirmé, mais en dehors des fêtes médiévales, des séries télévisées ou des jeux vidéos, qu’en est-il dans le monde du livre ? L’enthousiasme des lecteurs est-il au rendez-vous et surtout, qu’en est-il de l’accueil presse ou des revues spécialisées ?

Autre question que j’ai en tête et que je vous pose dans la foulée, y a-t-il encore une place sur les rayons des libraires pour les fictions sur fond historique dans un monde du livre qui semblait jusqu’à très récemment, sérieusement investi par les univers médiévaux fantasy inspirés des cultures anglo-saxonnes. Dites-nous tout, le roman historique fait-il glorieusement front au Medieval Fantasy et comment trouve-t-il sa place ? Et que pourrait-on faire, le cas échéant, pour améliorer la situation ?

 » …Depuis son lancement, La Ravinière a réussi à conquérir plus de 9 000 lecteurs. »

Xavier L : Il existe indéniablement une forte demande pour le roman historique, en particulier médiéval. Le succès de mes dédicaces en atteste, qui me permettent de rencontrer de nombreux amateurs du genre souvent très enthousiastes. Il en va différemment des libraires, généralement moins enclins à s’intéresser à un genre qui ne répond guère à leurs goûts personnels. À cela s’ajoute une offre éditoriale très abondante, qui monopolise leur temps de lecture. Il s’agit donc de prendre le temps de les convaincre et, surtout, de leur faire lire les ouvrages afin qu’ils en fassent ensuite la promotion auprès de leurs clients.

Dans ce contexte, le défi du roman historique consiste à se faire une place entre des livres d’histoire, certes intéressants, mais qui n’ont rien de romanesques et s’adressent le plus souvent à une clientèle masculine et âgée, et des ouvrages de médiéval fantasy, qui jouent avec les codes médiévaux sans pour autant être de véritables romans historiques et font baigner le lecteur dans un univers en réalité assez déraciné. L’objectif d’une maison d’édition comme la mienne est donc de se constituer une communauté de fidèles en jouant sur tous les leviers permettant de les toucher : librairies, réseaux sociaux et media (locaux ou nationaux), rencontres-dédicaces. C’est ainsi que depuis son lancement, La Ravinière a réussi à conquérir plus de 9 000 lecteurs.

Les Trois Pouvoirs & l’arrivée de « l’envoyée de Dieu »

« …C’est alors que se répand une étonnante rumeur : une jeune paysanne venue des marches du royaume aurait été envoyée par Dieu pour lever le siège d’Orléans et faire sacrer le Dauphin Charles, « qui doit être vrai et est vrai roi de France».«  

Les Trois Pouvoirs, saga historique, Tome 4 l'envoyée de Dieu, Xavier Leloup, éditions La Ravinière (2023)

Mpassion : Bravo, en tout cas, voilà qui fait plaisir à entendre ! Venons-en maintenant au 4eme opus de la saga des Trois Pouvoirs sous-titré L’envoyée de Dieu ? Est-ce que vous pouvez nous toucher un mot des 3 premiers ouvrages, afin de recontextualiser un peu mieux l’arrivée de celui-ci pour nos lecteurs ? Et peut-être aussi nous dire un mot de son intrigue sans trop la « divulgâcher », comme disent nos amis québécois ? Nos lecteurs vont également se demander s’il faut avoir lu les trois premiers ouvrages pour entrer dans celui-ci ?

Xavier L : Quand le livre commence, nous nous trouvons à la fin de l’hiver 1429. Assiégée depuis des mois par les Anglais, la ville d’Orléans est tout près de se rendre : 22 ans, déjà, que le duc d’Orléans, frère du roi Charles VI, a été assassiné en plein Paris, rue Vieille-du-Temple – 14 ans que l’armée de Charles VI a été défaite par les troupes du roi anglais Henri V à Azincourt – 10 ans, enfin, que Jean Sans Peur, le duc de Bourgogne, a été assassiné, à son tour, sur le pont de Montereau.

Dans ce contexte, la France se divise en trois : une France franco-anglaise gouvernée depuis Paris par le duc de Bedford, une France bourguignonne, celle du duc de Bourgogne Philippe le Bon, et enfin une France française ou « armagnac » dont le roi n’est autre que le roi Charles VII, dernier descendant de la dynastie des Valois.

Au milieu de ces trois puissances, une femme : Yolande d’Aragon, la puissante duchesse d’Anjou. Belle-mère du roi de France, elle soutient Charles VII de toutes ses forces en même temps qu’elle cherche à dénouer l’alliance anglo-bourguignonne. C’est alors que se répand une étonnante rumeur : une jeune paysanne venue des marches du royaume aurait été envoyée par Dieu pour lever le siège d’Orléans et faire sacrer le Dauphin Charles, « qui doit être vrai et est vrai roi de France ». Mais certains, n’ayant aucun intérêt à ce que cette « Pucelle » parvienne jusqu’à Charles VII, vont tout faire pour l’empêcher de le rencontrer à Chinon…

Il n’est donc nullement nécessaire d’avoir lu les trois premiers tomes pour se plonger dans ce nouvel opus. Dix années se sont écoulées depuis le tome 3, dont la plupart des protagonistes sont morts ou disparus. Les fidèles de la saga auront toutefois le plaisir d’en retrouver les principaux héros, à savoir l’ancien prévôt de Paris Guillaume de Gaucourt, la duchesse d’Anjou Yolande d’Aragon et enfin le chef des brigands parisiens, le mystérieux roi des Tartas. Sans oublier le fidèle Dimenche Le Loup, bien entendu. Avec L’envoyée de Dieu, c’est en quelque sorte un nouveau cycle qui commence. Et un cycle au sein duquel Jeanne d’Arc va jouer les tous premiers rôles.

Enluminure médiévale, arrivée de Jeanne d'Arc à Chinon
Enluminure du Manuscrit médiéval Français 5054 – Arrivée de Jeanne d’Arc à Chinon

Mpassion : C’est, il est vrai, une arrivée très attendue de Jeanne d’Arc dans la saga et qui met particulièrement en valeur la partie de son épopée qui se déroule dans une province chère à votre cœur, la Touraine.

Xavier L : De mon point de vue de tourangeau, le local rejoint ici le national puisque les premiers mois de l’épopée johannique se sont historiquement déroulés en Touraine. Sainte-Catherine-de-Fierbois, Chinon, Loches, Tours, Blois… c’est en quelque sorte à un voyage en Val de Loire qu’est convié le lecteur, à mesure qu’il suit la Pucelle dans ses pérégrinations.

J’ai également pris soin de décrire aussi précisément que possible le siège d’Orléans, qu’il s’agisse des « bastilles », ces fameuses tours édifiées autour de la ville par les Anglais, du positionnement des troupes, ou du déroulé des fameux conseils de capitaines. In fine, je crois donc que le lecteur aura une idée assez précise des différents théâtres de guerre au sein desquels s’est illustrée Jehanne d’Arc.

La Jeanne d’Arc de Xavier Leloup

 » Une autre caractéristique du roman tient, il me semble, à son caractère immersif. J’ai souhaité plongé d’emblée le lecteur dans le feu de l’action, qu’il s’agisse des intrigues de cour ou de la libération d’Orléans. « 

Mpassion : Autre question un peu inévitable et que nos lecteurs vont certainement se poser. Entre historiens, auteurs de fiction et même scénaristes de cinéma, d’Anatole France à Jules Michelet, Régine Pernoud, Georges Duby, Max Gallo en allant même jusqu’à Philippe de Villiers ou Luc Besson, vous n’êtes pas le premier à vous attaquer à l’épopée de la légendaire pucelle d’Orléans. On n’a sans doute pas fini d’épuiser le sujet du reste. Mais même si vous vous situez bien plus dans l’univers de la fiction que du biopic, la question qui nous intéresse ici est qu’est-ce qu’elle a de particulier votre Jeanne d’Arc ? Comment vous l’êtes-vous appropriée ? Et peut-être, encore, si ce n’est pas trop personnel, qu’est-ce qui vous a touché le plus chez elle ?

Xavier L : Pour être honnête, j’étais au départ assez intimidé à l’idée de mettre en scène une icône telle que Jehanne d’Arc, à la fois héroïne nationale et Sainte, symbole mondial de la pureté et du courage. Et puis, sa personnalité a fini par s’imposer à moi. Celle qui n’est au départ qu’une mystérieuse prophétesse se révèle progressivement comme un véritable chef de guerre, quitte pour cela à s’opposer frontalement aux plus grands seigneurs du royaume et à désobéir à leurs ordres.

Ce que le roman montre, je crois assez bien, est que si le personnage a d’abord laissé sceptique, sa fougue, sa détermination, sa foi en Dieu comme en elle-même, sa pureté d’âme et de cœur, vont finalement réussir à emporter l’adhésion des plus sceptiques. À Orléans, tout le monde semble lui répéter que la libération de la ville est impossible, que les « Anglois » sont invincibles, qu’il vaut mieux attendre de nouveaux renforts. À quoi elle rétorque avec obstination qu’Orléans finira par être libéré sous peu et, qu’au contraire, il n’y pas une seule minute à perdre pour lancer l’assaut.

Enluminure médiévale : Libération d'Orleans par Jeanne d'Arc et ses troupes dans le Ms Français 5054
Libération d’Orleans par Jeanne d’Arc et ses troupes dans le Ms Français 5054

« Et c’est d’ailleurs bien là tout l’intérêt d’un roman historique que de restituer le parfum d’une époque, d’en récréer l’ambiance et l’atmosphère. Le récit mêle aussi aux événements historiques des scènes au ton plus léger, voire franchement comiques. »

Mpassion : Jeanne est donc venue à vous, en quelque sorte, par ses faits et les éléments historiques qu’on en connaît.

Xavier L : Oui. Une autre caractéristique du roman tient, il me semble, à son caractère immersif. J’ai souhaité plongé d’emblée le lecteur dans le feu de l’action, qu’il s’agisse des intrigues de cour ou de la libération d’Orléans. « On est vraiment transporté dans la scène », en disent d’ailleurs les premiers lecteurs. Et c’est d’ailleurs bien là tout l’intérêt d’un roman historique que de restituer le parfum d’une époque, d’en récréer l’ambiance et l’atmosphère.

Le récit mêle aussi aux événements historiques des scènes au ton plus léger, voire franchement comiques. Car l’objectif est bien de divertir. Il n’y a cependant là rien de bien nouveau, Alexandre Dumas n’ayant pas procédé autrement dans des romans tels que Vingt Après ou Les Trois Mousquetaires. Dernier point, la part de mystère laissée au personnage. Le roman ouvre des portes, lance des pistes, mais finalement ne tranche rien, laissant le lecteur se forger sa propre opinion sur Jehanne d’Arc.

Moyen Âge historique & fictionnel, où placer le curseur ?

« … La part de vérité historique est prépondérante, en particulier en ce qui concerne la levée du siège d’Orléans. Reste que par définition, un roman historique n’est pas un livre d’histoire… »

Mpassion : Et c’est très appréciable ! Autre question, pour anticiper un peu sur les critiques qu’on entend déjà d’ici par certains puristes qui vous accuseront peut-être de prendre quelques libertés avec l’histoire de France et de remplir les blancs à votre manière, qu’est-ce que vous leur répondez ? Pour être très clair, on reste ici dans une fiction romanesque sur fond historique, il n’y a donc pas de prétention de restitution d’un Moyen Âge strictement historique, pas d’avantages que de révélation de faits nouveaux sur l’histoire de Jeanne d’Arc. Mais peut-être pourriez-vous nous redire un mot de votre processus de rédaction ? Quelle est la part du réel et du fictionnel ? La part de références et la part plus libre ou disgressive ? Où se situe la prétention historique ? Et finalement aussi, à qui se destinent d’abord vos romans ?

Enluminure médiévale : Jeanne d'Arc reçue par le Dauphin dans le manuscrit médiéval Ms Français 5054
Jeanne d’Arc reçue par le Dauphin dans le manuscrit médiéval Ms Français 5054

Xavier L : Lors des dédicaces, les lecteurs me demandent très souvent quelle est la part de vérité historique dans l’histoire que je leur dépeins. Et à moi, alors, de leur répondre : « 90% de ce que je viens de vous raconter est vrai ! ». Il n’en va pas différemment dans ce nouvel opus, où la part de vérité historique est prépondérante, en particulier en ce qui concerne la levée du siège d’Orléans. Reste que par définition, un roman historique n’est pas un livre d’histoire. Lorsqu’il l’ouvre, le lecteur doit donc accepter que tout n’y soit pas strictement véridique mais, dans l’ensemble, vraisemblable.

En l’occurrence, la quasi-totalité des propos que Jehanne d’Arc tient dans le livre sont du verbatim. J’ai bien sûr pris quelques libertés avec l’histoire officielle, ajoutant ici ou là des sous-intrigues et des personnages imaginaires, de l’amour, du psychologique, mais en refermant L’envoyée de Dieu, le lecteur en aura tout de même beaucoup appris sur « la Pucelle ». Ce roman s’adresse donc aux lecteurs de tous âges et de tous horizons, quelle que soit leur culture historique.

Une production TV ou cinématographique en vue ?

Mpassion : Sur un autre sujet qui ne manquera pas d’intéresser les amateurs de productions télévisuelles ou cinématographiques, j’ai lu, me semble-t-il dans un article de la presse tourangelle que des contacts avaient été pris auprès de producteurs pour une éventuelle mise à l’écran de la série. Rumeurs ou faits avérés ? Verra-t-on bientôt votre Jeanne d’Arc à l’écran ?

Xavier L : Un grand producteur français s’intéresse en effet au projet, même si je ne peux pas vous en dire davantage pour le moment. Nous verrons. Mais si Les Trois Pouvoirs sont portés à l’écran, croyez-bien que les lecteurs de Moyenagepassion en seront les premiers informés !

Enluminure médiévale : Sacre de Charles VII à Reims  dans le manuscrit médiéval Ms Français 5054
Sacre de Charles VII à Reims dans le manuscrit médiéval Ms Français 5054

Séances dédicaces et projets futurs

Mpassion : Bien, nous saurons apprécier le suspense et en pas insister, en espérant que tout cela voit le jour. Les vraies productions françaises sur fond de Moyen Âge historique se font trop rares. Un dernier mot pour donner envie à nos lecteurs d’acquérir l’ouvrage et peut- être aussi quelques informations sur votre actualité et vos projets futurs même si nous vous cueillons là en plein actualité de ce 4eme tome et qu’il va sûrement vous occuper pour les mois à venir.

Xavier L : Je me trouve actuellement en pleine période promotion, qui m’a vu notamment passer sur TV Tours et enchaîner les signatures partout en France. Je donne d’ailleurs rendez-vous à vos lecteurs le samedi 8 juillet à partir de 10h à l’excellente librairie d’Amboise Lu et Approuvé pour une nouvelle dédicace des Trois Pouvoirs. Située à seulement quelques centaines de mètres d’une forteresse royale, je ne pouvais sans doute rêver meilleur endroit ! Les lecteurs d’Histoire Magazine pourront enfin retrouver mes deux derniers livres recensés dans son numéro d’été. 

Mpassion : Merci pour vos réponses et pour cette entrevue. On renvoie donc nos lecteurs sur le site officiel des Editions la Ravinière ou chez tout bon libraire pour y débusquer le 4eme tome des Trois pouvoirs et les autres ouvrage déjà disponibles.

Xavier L : Merci à vous, Frédéric, et à bientôt !


Retrouvez nos entretiens en compagnie de Xavier Leloup.

Découvrir ses articles dans le cadre du cycle Les grandes dames de la guerre de cent ans : 


En vous souhaitant une excellente journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

NB : en arrière plan de la photo de l’auteur, sur l’image d’en-tête, on retrouve un autre détail enluminure extraite du manuscrit médiéval Ms Français 5054 : Jeanne d’Arc assiégeant Paris.  Vigiles de Charles VII de Martial d’Auvergne (1430-1508). Ce manuscrit superbement illustré, daté de la fin du XVe siècle (vers 1485) peut être consulté Gallica.fr.

Pierre Alphonse, auteur médiéval d’influence au carrefour des trois monothéismes

Sujet : contes orientaux, conte médiéval, auteur médiéval, Europe médiévale, Espagne médiévale, Moyen Âge chrétien, Al Andalous, judaïsme, christianisme, monothéismes.
Période : Moyen Âge central, XIe & XIIe s
Auteur : Pierre Alphonse, Petrus Alfonsi, Pedro Alfonso, Petrus Alphonsi, (1062-?1110)
Ouvrages : Dialogus contra Judeos, Disciplina Clericalis, Prologus in tabulas astronomicas, …

Bonjour à tous,

n suivant nos pérégrinations autour de l’Europe médiévale, notre aventure du jour nous entraîne à la découverte d’un auteur des débuts du Moyen Âge central, contemporain des XIe et XIIe siècles. On le connait sous divers noms suivant les sources ou encore la langue dans laquelle on s’y intéresse : Pierre Alphonse en français, Petrus Alfonsi, Petrus Alphonsi ou Petrus Alfonsus en latin, ou encore Pedro Alfonso (de Huesca), si c’est en espagnol. Pour corser le tout, avant qu’il ne décide de se convertir et d’être baptisé par l’Eglise catholique, on le connaissait aussi sous le nom de Moïse Sephardi et on le retrouve même chez certains auteurs sous le titre : Rabbi Moïse Sephardi.

D’origine juive espagnole, l’influence intellectuelle de cet auteur médiéval s’exerça bien au delà de la péninsule ibérique et de son temps, notamment par la rédaction d’un ouvrage de contes en latin, inspiré des traditions écrites et orales orientales. Mais avant de revenir à cette étrange circulation des objets culturels, qui a pu partiellement passer, au Moyen Âge, par certains individus ciblés, eux-mêmes au carrefour de plusieurs cultures, disons un mot de la vie de Moïse Sephardi, notable et savant homme de la région de Saragosse, au nord de l’Espagne, devenu, à un âge plutôt tardif, Pierre Alphonse ou Petrus Alfonsi.

Qui était Pierre Alphonse ?

Comme pour de nombreux autres personnages du Moyen Âge central, les documents historiques officiels sont assez rares pour éclairer la biographie de Pierre Alphonse. Cela n’a pas empêché qu’il demeure assez célèbre, jusqu’à aujourd’hui, auprès des médiévistes et spécialistes de littérature médiévale. Sur le web en langue française, on trouve assez peu de choses le concernant. Quelques articles ou wiki reprennent (souvent sans beaucoup de rigueur) des informations péchées à la ronde, ou même encore des assertions qui n’ont pas grand chose d’historique mais qui sont répétées depuis si longtemps qu’on a fini par les admettre et qu’on continue de les répandre.

De notre côté, pour partir à la chasse aux informations, nous avons préféré nous diriger, entre autres sources, du côté des universitaires et médiévistes européens, et notamment français et espagnols ou même encore du côté des érudits outre-Atlantique. Pour ce qui est des sources principales, nous suivrons notamment, ici, les pas de María Jesús Lacarra Ducay. On doit à cette imminente professeure de l’Université de Saragosse, spécialiste de littérature médiévale espagnole, de nombreux ouvrages et parutions sur les contes orientaux de cette période mais aussi sur Pedro Alfonso. En plus d’éléments de biographie, elle aborde également le rôle de notre auteur médiéval dans la propagation d’un nouveau genre de conte dans le Moyen Âge chrétien et latin du XIe siècle (1).

Saragosse du temps de Pierre Alphonse

Mention de Petrus Alfonsus et portrait dans le Libre Chronicarum, incunable du XVe siècle
Petrus Alfonsus dans le Liber Chronicarum du XVe siècle (2)

Avant d’entrer dans le détail de la vie de Pierre Alphonse, et puisque celui-ci y est installé, il peut être utile de resituer, en quelques mots, le contexte de la région aragonaise, dans l’Espagne médiévale de la fin du XIe siècle. Occupée par les musulmans depuis le début du VIIIe siècle, Saragosse fait un peu l’effet d’une deuxième capitale au nord du royaume d’Al Andalous. Au début du XIe siècle, l’ambition de  Al-Mansur (ou Almanzor, 937-1002) et sa brutalité envers ses opposants ont exilé loin de Cordoue un certain nombre d’intellectuels fuyant ses persécutions. Certains ont fui en direction de Malaga, d’autres ont opté pour le nord du califat musulman d’Espagne et la cité de Saragosse.

A la faveur de cette nouvelle tranquillité, ces intellectuels juifs ou espagnols se sont alors penchés sur la littérature Arabe pour l’adapter dans leur propre langue. On a là, sans doute, quelques premières clefs pour mieux comprendre dans quel bain culturel va naître l’œuvre de Pierre Alphonse. Même si rien ne permet d’affirmer qu’il fut issu d’une famille de juifs exilée de Cordoue, il dit lui-même avoir été élevé dans une double culture juive et arabe, et il baigne assurément dans cette mouvance intellectuelle aragonaise qui se nourrit des différentes cultures qui l’entourent. Il n’est pas le seul. Autour de cette même époque, à Saragosse, on peut lui trouver des homologues comme le philosophe juif Avicebron (Salomon ben Gabirol 1045-1070) qui, lui aussi, aime jongler avec les différents apports culturels qu’il côtoie pour en enrichir son œuvre. Dans ce berceau culturel fertile de l’Europe et de l’Espagne médiévale, un nouvel art du conte est, en tout cas, en gestation qui n’hésitera pas à puiser dans la culture orientale pour former l’éducation de ses contemporains.

De Moïse Sephardi à Petrus Alfonsi :
une conversion tardive

Enluminure et portrait de Pierre Alphonse dans le manuscrit KBR 11043-44 de la Librairie des ducs de Bourgogne

Pour reprendre le fil de la vie de Moïse Sephardi. Nous voici rendu au début du XIIe siècle, plus précisément le 29 juin 1106, à Huesca, à quelques encablures au nord de Saragosse. Moïse a déjà 44 ans. Pourtant, il est sur le point d’entrer de plein pied dans l’Histoire et de commencer une nouvelle vie. Qui est-il ? Versé dans les sciences arabes et juives, c’est un érudit au carrefour des trois cultures et des trois monothéismes. Il parle hébreux et arabe et possède sans doute de bonnes notions de latin. Savant, on le sait qualifié en Astronomie, en mathématique, ainsi qu’en médecine, mais il brille aussi en théologie et en philosophie. On le suppose bien implanté dans la communauté locale et la noblesse aragonaise et il y est, sans doute, reconnu pour ses compétences et son érudition. C’est vrai aussi de sa réputation auprès de la communauté juive d’Huesca puisqu’on a même souvent supposé (sans pourvoir l’établir de manière certaine) qu’il avait pu enseigner et prêcher comme rabbin.

Statue du roi Alphonse 1er d'Aragon le batailleur à Saragosse
Statue d’Alphonse 1er d’Aragon à Saragosse

Ce jour-là pourtant, Moïse va franchir un pas qui infléchira son destin comme son œuvre future. Cette démarche le séparera même, en grande partie, des siens puisque ce 29 juin de l’an 1106, il décide, en effet, de se convertir officiellement en recevant le baptême chrétien et sous quel parrainage ! Les choses ne sont pas faites à moitié.

Le baptême à lieu en l’Eglise de Huesca, à l’occasion de la fête des apôtres Pierre et Paul. La cérémonie est conduite par l’évêque de la ville et le parrain de notre érudit n’est rien moins que le souverain Alphonse 1er d’Aragon lui-même. C’est même de ce puissant parrainage que Moïse tirera son nouveau patronyme. Quant à son prénom, il nous expliquera qu’il le choisit en signe pour l’affection qu’il porte à l’apôtre Pierre. Il s’appellera donc désormais Petrus Alfonsi ou Pedro Alfonso en Espagnol. Comme le note María Jesús Lacarra Ducay, il a fallu que notre homme soit déjà entouré d’un certain prestige en Aragon pour voir sa conversion saluée par un tel patronage et de telles personnalités.


Huesca à l’heure de la Reconquista

Pour alimenter les réflexions sur le contexte historique, la cité de Huesca a été reconquise en 1096. Ce fut alors l’effervescence en Aragon. Pour fixer un peu les mentalités, on a même vu se former des légendes ou des récits contant l’apparition de Saints, au moment du siège de la cité.

Dans la foulée de cette prise, l’on s’est empressé de remettre en place les symboles forts du christianisme dans la ville. Tout est allé très vite. En moins de deux ans, on a restauré l’évêché et le latin. Les mosquées sont aussi redevenues rapidement des églises ou des monastères. On a même rebaptisé la ville Osca, contre le Waspa musulman. La sachant libérée de nombreux chrétiens sont aussi venus des campagnes environnantes pour la réinvestir, en s’ajoutant aux populations chrétiennes mozarabes qui s’y trouvaient déjà.

Sur le site officiel de la ville de Huesca, l’historien Carlos Garcés Manau mentionne également, entre 1096 et 1097, l’exode de nombreux musulmans vers des terres plus propices à accueillir leur foi et il fait encore état d’une obligation faite alors aux juifs et musulmans désireux de demeurer sur place, de se tenir hors les murs de la cité. Son article mériterait sans doute d’être étayé par quelques références bibliographiques plus précises, mais il donne une idée du climat de cette Huesca reconquise (3). Il est important de comprendre que, durant des siècles, la cité s’était convertie en fleuron d’Al Andalous. Pour la Reconquista en Aragon, c’est donc tout sauf une prise anodine.

En 1106, au moment du baptême de Pierre Alphonse, 10 ans à peine se sont écoulés depuis cette re-christianisation « éclair ». Dans un tel contexte, il est permis de se demander à quel point cette conversion d’un notable juif savant, reconnu localement, exerçant peut être la profession de médecin et officiant comme rabbin, a pu avoir valeur d’enjeu politique dans cette partie de l’Aragon fraîchement christianisée. C’est une question que je n’ai pas vu aborder chez ses biographes mais qu’on peut se poser d’autant qu’à ce moment là de l’Histoire, Saragosse est encore dans l’escarcelle d’Al Andalous. Il faudra, en effet, attendre plus de 10 ans et l’année 1118 pour la voir retomber aux mains chrétiennes des souverains d’Aragon.


Remous dans la communauté & « dialogus »

Illustration du dialogue médiéval de Pierre Alphonse le converti contre Moïse, son moi passé : liber adversus Judeos (Ms. Grootseminarie 026/091).

La cérémonie baptismale consommée, on parle de remous dans la communauté juive locale, à la découverte de sa conversion. Qu’on s’en soit ému n’a rien d’étonnant, d’autant plus si l’on suppose que notre Moïse, nouvellement devenu Pierre, avait peut-être occupé d’importantes charges religieuses à Huesca. Dès lors, le sentiment d’avoir été floué ou trahi n’a dû en être que plus grand du côté de ceux qui avaient été longtemps ses paires.

Comme souvent alors, on a, entre autres raisons, chercher à condamner cette conversion par des arguments religieux (mépris ou incompréhension de la loi divine, etc…) mais aussi en pointant du doigt la nature intéressée de notre homme : il aurait visé quelques avantages économiques ou politiques, un regain de notoriété locale, voire de nouvelles entrées auprès des cours occidentales chrétiennes ? On pourrait y opposer qu’à 44 ans, Moïse n’avait plus grand chose à prouver et que son niveau de reconnaissance semblait déjà important. En tout état de cause, ce ne sont là que des spéculations. On sait seulement qu’au Moyen Âge (comme certainement de tout temps d’ailleurs), la situation d’un nouveau converti reste toujours délicate (quelles que soient les nouvelles croyances qu’il embrasse) ; elle demeure aussi, bien souvent, un véritable acte de déchirement pour soi, comme au regard des siens (4).

Quoiqu’il en soit, trois ans plus tard, en 1109, pour répondre à ses détracteurs, l’auteur médiéval écrira, en latin, un « Dialogue » connu sous divers noms : Liber adversus Judeos, Dialogus contra iudaeos ou encore Dialogus Petri et Moyzi judei, … En français, on le retrouve souvent sous le nom de Dialogue contre les juifs. L’écrivain y opposera Pierre (le nouvellement baptisé) à Moïse (l’homme qu’il avait été) dans un dialogue cherchant à établir les motifs de sa conversion au christianisme, d’un point de vue plus scientifique et rationnel, que purement mystique ou théologique. Pierre Alphonse y déroulera des arguments expliquant son renoncement à la religion juive, son hésitation à se convertir à la religion musulmane, et finalement son choix d’opter pour la religion chrétienne.

L’ouvrage est rédigé par et du point de vue d’un érudit de la religion juive. C’est assez nouveau et cette connaissance de l’intérieur lui donnera même, semble-t-il, de nombreux arguments futurs aux opposants du judaïsme (voir notes (4) et (5). La critique qui est adressée au Talmud est, elle aussi, assez inédite. Dans le monde médiéval chrétien d’alors, ce dernier texte reste assez méconnu. La connaissance qu’a Pierre Alphonse de l’Islam comme du Christianisme sera une autre nouveauté de ce dialogue qui adresse les trois monothéisme à la fois. D’ailleurs, l’ouvrage rencontrera un franc succès et sera d’une grande influence auprès des chrétiens d’alors (6). Du point de vue de sa propagation seule et sur le terrain de la codicologie, on en dénombre un peu moins de 80 manuscrits ayant traversé le temps. Pour un écrit du XIIe siècle, c’est un chiffre considérable, sachant en plus qu’on le retrouve dans les bibliothèques des plus grandes abbayes d’Europe, lieux culturels et religieux alors à fort rayonnement. Les éléments et arguments de l’ouvrage seront même repris dans les sermons et les prêches de certains ordres mendiants ou même encore dans des joutes publiques et les disputatio opposant chrétiens et juifs sur le terrain théologique.

Le départ d’Espagne de Pierre Alphonse

Le dialogue contre les juifs de Pierre Alphonse dans le Ms. Grootseminarie 026/091, manuscrit médiéval du XIIIe siècle.

Pour replonger dans les éléments biographiques qui nous sont parvenus au sujet de Pierre Alphonse, si les événements de sa vie avant sa conversion restent entourés d’une aura de mystère, il en va de même pour le reste de son parcours. Quelque temps après la date charnière de son baptême, les tensions rencontrées auprès de sa propre communauté ont, peut-être, pu expliquer son départ pour l’Angleterre. C’est en tout cas l’avis de l’historienne María Jesús Lacarra Ducay :

« A titre d’hypothèse, il est possible de relater son éloignement de la Péninsule espagnole, par un exil volontaire supposé dans le but de faire taire les réactions provoquées par sa conversion, dans la communauté juive. »

El Cuento Oriental, María Jesús Lacarra Ducay (opus cité).

Dans le même temps, notre auteur médiéval semble aussi animé d’une vraie volonté de transmettre les avancées des sciences arabes à ses contemporains. On retrouvera cette idée dans certains de ses ouvrages d’astronomie où il déplore que les découvertes d’Al Andalous ne soient pas suffisamment répandues. Cela a-t-il pu également le pousser de l’avant ? Difficile de l’affirmer mais on trouvera dans d’autres de ses ouvrages, dont notamment la « Disciplina clericalis » une volonté réelle de transmettre des savoirs à ses contemporains.

Maître d’astronomie en Angleterre

Par la suite, Pierre Alphonse s’est donc rendu en Angleterre. On peut même lire communément qu’il y est devenu médecin d’Henri 1er d’Angleterre (7). Contre de nombreux médiévistes ou articles web à la ronde, c’est une affirmation que María Jesús Lacarra Ducay juge possible mais non certaine. Dans son article du Dictionnaire biographique de la Real Académie d’Histoire espagnole, elle constate la présence d’un seul manuscrit de la Disciplina Clericalis conservé à Cambridge et qui désigne son auteur comme : « Pierre Alphonse, médecin d’Henri 1er, roi des anglais. » mais elle juge insuffisante cette seule mention pour l’établir avec certitude.

Il est beaucoup plus certain, en revanche que, durant son périple, il fut donné à Pierre Alphonse d’enseigner les sciences et notamment l’astronomie d’une manière novatrice, grâce à la connaissance qu’il possédait des sciences arables. Il faut se souvenir que ces dernières étaient alors bien plus avancées sur ces terrains que la science occidentale. A ce titre, on reprendra, avec notre universitaire espagnole, le témoignage d’un moine, prieur du monastère de Great Malvern dans le Worcestershire. L’homme s’est vu, en effet, enseigner par Pierre Alphonse comment mesurer une éclipse et ne tarit pas d’éloge à ce propos.

Un passage dans l’hexagone ?

Après ce périple, on suppose également un passage de notre savant par la France. Il laisse, en effet, un écrit « à l’attention de ses étudiants qui résident en france » dans un de ses ouvrages d’astronomie. Pour finir, on trouve ensuite la trace de quelques documents mentionnant un Pedro Alfonso de retour en Espagne (1121 Saragosse, 1142 Tudèle,….) mais il peut s’agir d’un homonyme. Là encore, l’historiographie nous montre des auteurs partagés sur cette question dont le médiéviste suisse André de Mandach. Ce dernier est même plutôt affirmatif sur ces questions et envisage assez bien que l’auteur médiéval ait pu décéder à Tudèle « à l’âge de 87 ans » (opus cité (7)).

L'enluminure de Pierre Alphonse dans un Disciplina clericalis du XVe siècle - manuscrit KBR 11043-44 de la Bibliothèque royale de Belgique.
Enluminure de Pierre Alphonse dans une Disciplina clericalis datée du XVe s

Quant au fait qu’on trouve encore souvent mentionne que Pierre Alphonse ait pu également exercer ses talents de physicien et de médecin auprès d’Alphonse 1er d’Aragon, là encore la biographe espagnole avance que la mention n’apparaît qu’au XVe siècle, soit bien trop longtemps après la disparition de Pierre Alphonse pour qu’on puisse s’y fier totalement. C’est l’avis de María Jesús Lacarra Ducay et John V. Tolan, autre historien et biographe de renom de Pierre Alphonse, la suit sur ses mêmes réserves (8).

Dans le même temps, sans nier le rôle culturel et scientifique de Pierre Alphonse, la médiéviste espagnole ne prête pas non plus à notre juif andalous converti une maîtrise particulièrement exceptionnelle des sciences arabes médiévales, en matière d’astronomie et d’arithmétique. En comparaison des connaissances alors atteintes à Al Andalous, elle l’estime notre écrivain du Moyen Âge central d’un niveau scientifique acceptable plus que brillant, même si elle admet que ce niveau fut tout de même suffisant pour avoir permis à Pierre Alphonse de jouer un rôle dans la propagation des savoirs d’Al Andalous vers le monde chrétien médiéval :

« Sans être, peut-être, un scientifique de haute stature, ses séjours en Angleterre et en France auront permis de divulguer les doctrines des arabes dans des matières comme les mathématiques, l’Astronomie et la médecine. »

María Jesús Lacarra Ducay, Diccionario Biográfico electrónico (opus cité).

L’œuvre de Pierre Alphonse et son influence

En prologue de cette partie, il nous suffit d’ouvrir sur la première phrase du portrait de Pierre Alphonse, rédigé par John Tolan dans le Dictionary of Literary Biography pour prendre la mesure de l’influence de l’auteur médiéval sur son siècle et les suivants :

« Petrus Alfonsi est un des acteurs clef de la transmission et de l’assimilation par l’Europe latine des textes et idées scientifiques, littéraires et religieux du monde arabe, dans les débuts du XIIe siècle . Son impact est attesté par la survivance d’approximativement 160 manuscrits de ses travaux, par l’usage fréquent qu’en ont fait des auteurs clefs du XIIe au XVIe siècle, et par leur large diffusion à travers les premières éditions imprimées. »

Petrus Alfonsi, Dictionary of Literary Biography, John Tolan, (op cité (9))

Pour rentrer un peu plus dans le détail de cette œuvre, nous avons déjà mentionné abondamment le Dialogus de Pierre Alphonse. Inutile donc d’y revenir ici. L’ouvrage est entré dans la postérité dans un Moyen Âge occidental chrétien friand d’arguments à opposer aux autres monothéismes. Pourtant, il est un deuxième ouvrage de notre auteur espagnol qui nous intéresse d’autant plus qu’il touche à une forme originale et populaire de la littérature médiévale : le genre du conte.

La Disciplina Clericalis
ou le Castoiement d’un père à son fils

Comme le Dialogus contre Judeos, mais dans un tout autre style, ce deuxième ouvrage de Pierre Alphonse va connaître, lui aussi, un large succès dans le monde médiéval, et même bien au delà des frontières espagnoles et du temps. On le connait cet écrit sous le titre latin de Disciplina clericalis (l’enseignement des clercs ou des étudiants).

Contenu, sources et inspirations

La Castoiement d'un père à son fils, dans le  manuscrit médiéval MS français 12581 de la BnF
Le castoiement d’un père à son fils – ms Français 12581 de la BnF.

L’ouvrage se compose d’un peu moins d’une quarantaine de contes, qui montrent bien la volonté de l’auteur de transmettre ses leçons d’une manière accessible à ses lecteurs ou disciples. Concernant leurs sources d’inspiration, elle sont multiples, mais les contes orientaux et tradition arabe y occupent une place majeure.

Dans la forme, le Talmud et la tradition juive (conte du maître et du disciple contre la forme dialectique du conteur piégé des milles-et-une-nuits) ont sans doute influencé Pierre Alphonse. Fables, récits ou dictons philosophiques ont encore inspiré l’auteur et Pierre Alphonse annonce la couleur dès son introduction. On trouvera dans sa Disciplina Clericalis un « patchwork » de sagesse à portée de tous et au service de son propos :

« Mais s’il (l’humaine créature) vit en parfaicte congnoissance de saincte doctrine , adonc a-il accompli ce pour quoy il est fais . Après j’ay regardé que la fraile complexion de l’omme de pou vuelt estre instruite , affin que ennuy de moult de choses ne le destourbe. Et pour ce que la complexion de l’omme est rude et dure , elle doit estre adouchie et amoliée en aucune maniere , affin qu’elle retiengne plus legierement , et pour ce qu’elle est oublieuse ,elle a mestier de moult de choses qui le ramainent à memoire ce qu’elle a oublié. Pour toutes ces choses ay-je compilé ce livre en partie des proverbes de philosophie et de leurs chastoiemens,et des fables,et de vers, en partie de semblance de bestes et d’oyseaux ; mais j’ay regardé que se j’escrips plus que mestier ne soit,que ce ne soit plus grant grevance que solas à cellui qui le lira,ou à ceulx qui l’orront, et cause de desaprendre. Mais les sages se recorderont de ce qu’ilz ont oublié parce que yci est contenu. »

La discipline de Clergie Traduction de l’ouvrage de Pierre Alphonsi
(daté du Moyen Âge tardif) – Société des Bibliophiles Français (1824)

Sur les sources de certains de ces contes orientaux qui circulaient dans les ouvrages arabes ou dans le culture orale d’Al Andalous, on en reconnaîtra dont les racines remontent jusqu’aux Indes et même au bouddhisme des origines. Repris et adaptés par les arabes, ces histoires voyagèrent jusqu’à l’Andalousie du haut Moyen Âge et du Moyen Âge central pour tomber dans l’escarcelle de Pierre Alphonse qui eut la bonne idée de les compiler tout en y mettant sa plume.

Datation des deux versions de la Disciplina Clericalis

On ne parvient pas à dater précisément cet ouvrage. Il est probable qu’il ait été écrit d’abord en arabe par son auteur, puis qu’il l’ait traduit ultérieurement en latin, avec quelque assistance et peut-être après son baptême. En Français médiéval, l’ouvrage est connu sous plusieurs formes :

  • Les plus précoces sont des formes versifiées en vieux français. Elles sont adaptées librement de la prose latine de Pierre Alphonse. Les premiers manuscrits où on les trouve datent des débuts du XIIIe siècle. En réalité, on leur connaît diverses adaptations et au moins deux versions de mains différentes, qu’on a souvent réunies sous le titre du Castoiement d’un père à son fils ou Chastoiement d’un père à son fils. Précisons que dans les deux cas, « Castoiement » ou « Chastoiement » doit être compris comme enseignement, « leçons morales d’un père à son fils » et n’a rien à voir avec la notion de « châtier », « châtiment » qu’on pourrait être tenté d’y voir sous l’influence du français actuel.

    On connait deux grandes versions de cette première famille versifiée. Pour en donner la mesure, leurs différences sont si grandes qu’une équipe d’universitaires, philologues et médiévistes de l’Université de Genève attachée à l’étude de cet ouvrage de Pierre Alphonse, a décidé de désigner l’une d’entre elles sous l’appellation Les Fables de Pierre Aufons, tout en conservant à l’autre le titre habituel de Castoiement d’un père à son fils (10).
  • Une autre forme de la Disciplina Clericalis, apparaîtra un peu plus tardivement. En prose et en moyen français, elle est plus proche de la version originale de Pierre Alphonse que les précédentes. Elle émerge au Moyen Âge tardif (vraisemblablement vers là fin du XIVe siècle) et conserve le titre original de son auteur : Disciplina Clericalis, qu’on peut encore trouver franciser comme « La discipline de clergie« .

Succès de la Disciplina Clericalis de Pierre Alphonse

Enluminure et page du castoiement d'un père à son fils dans le manuscrit médiéval Ms 726 de la BnF
Enluminure de Pierre Alphonse dans Le castoiement d’un père…, ms 726, BnF.

Tant sur la forme que sur le fond, cet ouvrage de Pierre Alphonse connut un succès retentissant à partir de ses premières traductions et dans les siècles suivants. 76 manuscrits présents dans toute l’Europe sont encore là pour en témoigner. Sa popularité déborde les frontières françaises et on le retrouvera traduits également en castillan, en anglais, en italien, en hébreu sous des formes diversement adaptées. Dans la courant du XIIIe siècle, les orientaux connurent eux-aussi plusieurs versions de cet ouvrage de Pierre Alphonse. Il semble donc avoir connu un succès de ce côté aussi.

Ces « exempla » rédigés en latin et qui viennent illustrer de petites leçons de sagesse ou de conduite morale vont même se trouver fort appréciés des prêcheurs catholiques qui peuvent les inclure dans leurs sermons. Du point de vue de l’influence littéraire de la Disciplina Clericalis, dans les siècles suivants, on retrouvera encore des résonnances de certains contes de la Disciplina Clericalis de Pierre Alphonse dans les « exemples » du Comte Lucanor de Don Juan Manuel, dans certains fabliaux du sol français, dans le Décaméron de Jean Boccage, chez Shakespeare, dans la littérature des Exemples mais encore, plus tardivement, dans le Don Quichotte de Cervantes ou même encore chez Molière.

Le reste de son œuvre

En dehors de cet ouvrage majeur, on doit encore à Pierre Alphonse quelques écrits de moindre importance et qui, en tout cas n’ont pas connu le même retentissement, ni la même postérité que le précédent : un porte sur les tables astronomiques (Prologus in tabulas astronomicas). Il y a aussi cette lettre d’étude sur l’astronomie à destination des étudiants vivants en France (Epistula de studio artium liberalium praecipue astronomiae ad peripateticos aliosque philosophicos ubique per Franciam ). Enfin, on peu citer un autre traité d’astronomie titré De Dracone.

Voilà pour cette biographie et ce portrait de Pierre Alphonse qui nous a demandé de longues recherches, en plusieurs langues, auprès de médiévistes et spécialistes en littérature médiévale d’Europe mais aussi du continent américain. Nous espérons que vous aurez apprécié cet article. Si vous êtes arrivé au bout, vous mesurez sans doute un peu mieux l’importance de cet auteur et la place que nous nous devions de lui faire sur notre petite encyclopédie médiévale en ligne. Sa connaissance des trois cultures monothéistes, mais aussi sa maîtrise des langues et son niveau d’instruction ont fait de ce personnage médiéval à l’itinéraire peu commun, un véritable trait d’union entre le monde littéraire et scientifique oriental d’Al Andalous et le monde chrétien occidental des débuts du Moyen Âge central.

En ce qui nous concerne, et pour nous fixer quelques priorités, nous devons confesser que la Disciplina Clericalis de Petrus Alfonsi motive un peu plus notre intérêt, pour l’instant, que son Dialogus. Aussi, soyez sûr que nous ne manquerons pas de partager bientôt, ici, certains de ces contes à succès qui ont contribué à l’introduction de récits fictionnels et moraux orientaux dans la littérature occidentale du Moyen Âge.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.


Notes

(1) En ce qui concerne les contributions de María Jesús Lacarra Ducay sur l’oeuvre et le biographie de Pierre Alphonse, nous nous sommes particulièrement penché sur son petit ouvrage « El Cuento Oriental en Aragón » paru aux éditions CAI en 2000, ainsi que un de ses articles encyclopédiques dans le très solide Dictionnaire Biographique Electronique de l’Académie Royale d’Histoire Espagnole (ie : El Diccionario Biográfico electrónico de la Real Academia de la Historia).

(2) A propos du « portrait » légendé Petrus Alfonsus sur cette page du Liber Chronicarum et que l’on retrouve, d’ailleurs un peu partout sur le web : datant du XVe siècle, il est bien évidemment éloigné de la réalité et ne correspond pas à grand chose (on s’en doutait). En revanche, chose plus cocasse pour qui s’est penché de près sur cette volumineuse chronique imprimée du Moyen Âge tardif, cette image est d’autant plus éloignée de Pierre Alphonse qu’il s’agit d’une illustration qu’on retrouve à de nombreuses reprises dans cet incunable du Moyen Âge tardif. Elle a même, semble-t-il, permis de boucher quelques trous et on lui a fait jouer plusieurs rôles. Dans les premières pages de cette chronique on la trouve ainsi à l’identique libellée « Jupiter » mais nous l’avons croisée encore à d’autres reprises, affublée de légendes variées, en feuilletant l’ouvrage.

(3) Nous ne faisons que soulever la question mais comme point de départ, voir l’article de Carlos Garcés Manau sur le site officiel de Huesca.

(4) Voir Hommes de passage. L’élément juif dans les textes polémiques et les constructions identitaires hispaniques (XIIe-XIVe Siècles), Matthias Tischler Passages, Actes du colloque de Bordeaux, Presses universitaires du Midi (2013).

(5). les plus anglophones d’entre vous pourront se reporter au podcast suivant pour trouver quelques pistes intéressantes au sujet de ces « disputacio » initiées par Pierre Alphonse et quelques autres. On y trouve notamment des hypothèses formulées par le jeune historien canadien Dan Attrell sur la façon dont elles ont pu alimenter des antagonismes d’un nouveau genre : Uncovering the Latin Polemical Tradition & Petrus Alphonsi with Dan Attrell. On retrouvera ce constat de l’influence du Dialogue de Pierre Alphonse sur un nouvel antijudaïsme (entretenu par la suite par d’autres auteurs médiévaux) chez d’autres médiévistes ou spécialistes de littérature médiévale.

(6) Pour l’historien et médiéviste franco-Américain John Victor Tolan notamment, les attaques adressées par Pierre Alphonse au Talmud comme au Coran, sur le terrain doctrinal, et son insistance sur la nature irrationnelle de ces deux fois rivales représenteront même « un tournant dans la vision chrétienne de l’Islam et du Judaïsme dans l’Europe médiévale« . Le zèle de Pierre Alphonse après sa conversion a donc changé la face du débat entre les 3 monothéismes, en l’alimentant d’un point de vue différent, mais le terrain était particulièrement sensible au Moyen Âge . Si ces aspects vous intéressent nous vous recommandons également la lecture suivant de J V Tolan . Ils y sont particulièrement développés : Petrus Alfonsi, John Tolan, Dictionary of Literary Biography, vol. 337 (2008),

(7) Naissance et développement de la chanson de geste en Europe, Volume 6, André de Mandach, Publications Romanes et Françaises, 1993. Ce dernier date même l’arrivée de Pierre Alphonse en Angleterre autour de 1110.

(8) Petrus Alfonsi, John Tolan, Dictionary of Literary Biography, vol. 337 (2008),

(9) « Petrus Alfonsi is one of the key actors in the transmission and assimilation of Arabic scientifi, literary and religious texts and ideas to Latin Europe in the early twelfth century. His impact is attested in the survival of roughly 160 manuscripts of his works, in the frequent use made of them by key authors from the twelfth century to the sixteenth, and in their wide diffusion through early printed editions. ». Petrus Alfonsi, John Tolan, Dictionary of Literary Biography (op cité)

(10) Voir Les traductions françaises en vers de la disciplina clericalis sur le site du département des langues françaises et latines du Moyen Âge de l’université de Genève

Folle largesse & lois du bon gouvernement dans le Secret des Secrets

Enluminure du philosophe Aristote à son pupitre ( XVe siècle)

Sujet : miroir des princes, précis politique, morale, bon gouvernement, roi, devoirs politique, Aristote, Alexandre le Grand, citation médiévale
Période : Moyen âge central (à partir du Xe siècle)
Livre : Sirr Al-Asrar, le livre des secrets du Pseudo-Aristote, ouvrage anonyme du Xe siècle. Le Secret des Secrets, édition commentée par Denis Loree (2012).

Bonjour à tous,

ans le Proche-Orient du Xème siècle, émerge un ouvrage qui prend la forme d’un échange épistolaire entre Aristote et Alexandre le Grand. Intitulé « Kitab Sirr Al-Asrar » ou livre des secrets, ce précis politique à l’attention des puissants se dit constitué directement de traductions en Arabe depuis la langue grec, de courriers du philosophe adressés au grand empereur. Toutefois, comme rien n’a vraiment permis d’en établir la véracité depuis, on s’est accordé à attribuer l’ouvrage à un « pseudo » Aristote et on pense même qu’il a pu être créé directement en langue Arabe.

Citation extraite du Secrets des Secrets, ouvrage politique du Moyen âge central.
un extrait du secret des secrets sur les abus et les travers du mauvais gouvernement

Le Secret des Secrets au Moyen Âge

Au cœur du Moyen Âge central, à partir des XIIe et XIIIe siècles, on retrouvera ce guide du bon gouvernement en Europe, sous divers noms : « secretum, secretorum« , « Epistula ad Alexandrum de dieta servanda« , … puis, un peu plus tardivement encore, sous d’autres appellations dont la plus commune Le secret des secrets.

D’abord traduit en latin puis en langue vernaculaire, ce miroir des princes connaîtra une popularité certaine dans le monde occidental, avec des adaptations en de nombreuses langues. Il y a quelque temps, nous en avions notamment croisé la référence chez Roger Bacon, dans un extrait de sa lettre sur les prodiges de la nature et de l’art et la nullité de la magie.

Plus près de nous, au début des années 2010, le spécialiste de littérature médiévale Denis Lorée conduisit un travail comparatif et analytique conséquent pour remettre au goût du jour cet ouvrage un peu oublié depuis le moyen âge tardif, même si quelques experts s’y étaient penchés dans le courant du XXe siècle. Sa thèse doctorale fut éditée en 2017 chez Honoré Champion, sous le titre Le secret des secrets, Aristote (auteur prétendu, 0099-0001 av. J.-C.). On peut encore la trouver à la vente en librairie ou même en ligne.

Le secret des secrets dans le Nouvelle Acquisition fr 18145 de la Bnf (sur Gallica.fr)

Sources manuscrites médiévales

Pour ce qui est des sources anciennes et médiévales, Le Secret des secrets est présent dans un certain nombre de manuscrits du XVe siècle. On pourra citer, par exemple, le ms Français 1087 sur lequel l’auteur ci-dessus s’est largement appuyé ou encore le Nouvelle Acquisition Français 18219 et le Nouvelle Acquisition Français 18145, tous trois conservés à la BnF et consultable sur gallica. C’est ce dernier, le na Fr 18145 qui nous a servi de guide pour la plupart des enluminures de cet article. Très bien conservé et joliment enluminé, cet ouvrage médiéval présente Le Secret des secrets suivi du Bréviaire des Nobles d’Alain Chartier.

Vous retrouverez, notamment, en-tête de cet article, une miniature d’Aristote occupé à son étude. Plus bas, une autre miniature le montrera, donnant la lettre à un message à l’attention d’Alexandre le Grand, suivie d’une dernière miniature figurant la réception de la missive par ce dernier. Notez que pour l’image contenant l’extrait du Secret de secrets (du vol par un roi de ses propres sujets), nous avons préféré coller au fond du propos, en privilégiant une enluminure issue des Chroniques de Froissart et qui représente des paysans révoltés, s’en prenant à un noble dans le courant du XIVe siècle.

Folle largesse & gouvernement abusif
qui conduisent un roi à sa perte

Dans les pas de Denis Lorée, l’extrait ou la citation médiévale du Secret des Secrets que nous vous proposons, ici de découvrir est donc tirée d’une adaptation en moyen français, datée du XVe siècle. Il s’agit du chapitre VII de l’ouvrage. Les trop grandes largesses du souverain mais aussi son manque de respect et de considération envers son peuple y seront vertement adressées. Et notre pseudo-Aristote soulignera les grands dangers qui attendent le souverain follement dispendieux ou même encore celui tenté de confisquer les biens, les possessions et l’avenir de ses sujets pour financer ses propres écarts.

Pour l’auteur, l’histoire l’a déjà démontré et la conséquence sera sans appel, de tels mauvais gouvernants se verraient infliger le pire des châtiments.

« De largesse et avarice et de plus(i)eurs vertus« 

Enluminure d'Aristode dans le Secret des secrets
Aristote remettant sa lettre à un messager (na fr 18145)

« Toy Alixandre, je te dis certainement, treschier filz, se aucun roy vuelt faire plus grans despens que son royaume ne puet soustenir, lequel roy ne s’encline ne a folle largesse ne a avarice, tel roy sans nulle doubte sera destruit ; mais s’il s’encline a largesse, il aura gloire perpetuelle de son royaume : et cecy s’entend quant le roy se retrait et n’a cure de prendre les biens et les possessions de ses subgiéz. Et saches, treschier filz, que j’ay trouvé en escript au commandemens du tresgrant docteur Hermogenes, qui dit que la tresgrant et souveraine bonté et vraie clarté d’entendement et plenté de loy et de science et signe de perfection de roy est quant il se retrait de prendre les biens et possessions de ses subgiéz.

Et ce fu la cause de la destruction du royaume d’Angleterre car pluseurs roys d’Angleterre faisoient si oultrageux despens que les revenues du royaume n’y povoient souvenir ne souffire. Et pour iceulz oultrages soustenir, prindrent les biens et possessions de leurs subgiéz pour laquelle chose et injure le peuple cria a Dieu, lequel envoya sur iceulz roys sa vengence tellement que le peuple se rebella contre eulz et furent du tout destruis et leur nom mis au neant. Et, se ne fust la grace et misericorde du glorieux Dieu qui soustint le peuple, le royaulme eüst esté du tout destruit. Tu te dois donques garder de folz et oultrageux despens et de dons oultrageux et dois garder attrempance en largesse. Et ne vueilles enquerir les obscurs secréz ne reprouchier le don que tu aras fait car il n’affiert pas a homme d’onneur et de bonne voulenté. »

Le Secrets des secrets,
chapitre VIIe De largesse et avarice et de pluseurs vertus.

Traduction de cet extrait médiéval en français actuel

Enluminure d'Alexandre le Grand dans le Secret des secrets
Alexandre le Grand recevant la missive

« Toi Alexandre, je te dis, de manière certaine, très cher fils, que si quelque roi veut faire de plus grandes dépenses que son royaume ne peut supporter, bien qu’il ne s’abaisse, ni à folle largesse, ni à avarice, tel roi sera, sans aucun doute, détruit ; mais s’il penche vers la largesse raisonnable et bien ordonnée, il obtiendra gloire perpétuelle de son royaume : et ceci s’applique si le roi renonce et n’a cure de prendre les biens et les possessions de ses sujets. Et saches, très cher fils, que j’ai trouvé écrit dans les commandements du très savant Hermogène, que la très grande et souveraine bonté et vraie clarté d’entendement, emplie de loi et de science et signe de perfection d’un roi apparaît quand il se retient de prendre les biens et possessions de ses sujets.

Et ce fut la cause de la destruction du royaume d’Angleterre car plusieurs rois d’Angleterre faisaient de si outrageuses dépenses que les revenus du royaume n’y pouvaient subvenir, ni les supporter. Et pour soutenir ces outrages, ils prirent les biens et possessions de leurs sujets, chose et injure pour lesquelles le peuple implora l’aide de Dieu, lequel envoya sur ces rois sa vengeance, au point que le peuple se rebella contre eux et qu’ils furent tous détruits et leurs noms réduits à néant. Et, sans cette grâce et miséricorde du glorieux Dieu qui soutint le peuple, le royaume aurait été totalement détruit. Tu te dois donc garder de faire de folles et outrageuses dépenses et des dons excessifs et il te faut pratiquer la tempérance en matière de largesse. Et tu ne voudras non plus t’informer auprès d’obscurs conseillers, ni blâmer les autres pour un don que tu leur aurais fait car cela ne convient pas à un homme d’honneur et de bonne volonté. »


Je ne sais pas vous, mais à l’heure de payer les additions obscures d’un « quoi qu’il en coûte » politique qui, depuis des décennies et, plus encore, quelques années, n’a cessé de faire exploser la dette française, en hypothéquant l’avenir des futures générations, à l’heure encore où vient s’y ajouter un putsch orchestré de l’exécutif sur le système des retraites françaises, à coup de 49.3, contre la volonté manifeste du peuple et sous l’égide d’une Europe ultralibérale galvanisée par la perspective à peine voilée de juteuses privatisations, cette leçon venue du monde médiéval nous semble résonner de manière étrangement prémonitoire.

En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes