Au moyen-âge tardif, Eustache Deschamps, modeste officier de cour, s’adonne à une poésie critique, morale et descriptive sur ses contemporains et sur son temps. Il vivra tout : les grands voyages, la guerre de cent ans, les épidémies, les misères des campagnes…
A travers plus de 1000 ballades, il abordera tous les sujets : les valeurs et les injustices de son temps, ce qu’on y mange, comment on s’y bat ou comment l’on se soigne, les désillusions de la vie de cour, les déroutes de l’âge,… Dans cette rubrique, nous vous emmenons à sa découverte avec des textes commentés, traduits et détaillés.
Sujet : poésie médiévale, auteur médiéval, moyen-français, manuscrit ancien, poésie, Ballade, complainte, poésie politique, poésie satirique Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «De la Complainte du Pays de France» Ouvrage : Poésies Morales et Historiques d’Eustache Deschamps, G.A. Crapelet (1832)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle ballade d’Eustache Deschamps. Dans la veine de certaines de ses poésies politiques et satiriques, l’auteur médiéval y reviendra sur son siècle et sur la déchéance des valeurs auxquels il assiste. Cette fois, il se glissera dans la peau du « Pays de France » pour le faire parler, le temps d’une complainte sans concession.
Complainte sur une France en perdition
Le « Je » de cette ballade est donc celui d’une France qui a laissé disparaître son honneur et ses héros, au profit du mensonge et de la tricherie. Pour Eustache Deschamps, l’affaire est claire : la vaillance, la courtoisie, la bonté et la joie sont mortes et, avec elles, la chevalerie d’antan et ses valeurs. Devenue petite et mesquine, la France voit son nom moqué en tout lieu et personne n’ose plus s’en réclamer.
Ce n’est pas la seule poésie qu’Eustache fera sur sa tristesse de vivre au cœur d’une France déchue et dévoyée que nul ne respecte plus. On citera, par exemple, sa ballade 159. Il y empruntait déjà la première personne pour incarner une France qui se mire, avec amertume et nostalgie, dans son glorieux passé. En voici un extrait :
« Je conquestay jadis maint riche fort Et mains pais soubmis par ma doctrine. Toutes terres doubtoient mon effort, Je n’oy adonc ne voisin ne voisine Qui ne me fust obedient, encline, Et qui en tout ne doubtast ma puissance, Lasse! et je voy que mon fait se décline Qui jadis fui la lumière de France. » Eustache Deschamps – Ballade CLIX, extrait.
Contexte historique et sources
Il est difficile de dater précisément cette complainte du pays de France, mais le vers « Et chascun veult par force estre mon hoir. » pourrait suggérer qu’elle se situe autour de la mort de Charles V et des tensions qui lui ont succédé au sein de la famille royale (voir Eustache Deschamps en son temps, Hélène Millet, Publications de la Sorbonne, 1997). Nous serions donc autour de 1380.
Si la poésie nous gratifie de peu d’éléments de contexte et pour cette raison même justement, la force des vers est demeurée et continue de nous parler. A 700 ans du poète, elle peut faire écho à certaines idées qui résonnent encore au sein de notre modernité et qu’on avait pu croire nouvelles. Sous la pression de circonstances totalement différentes, on pourrait même être tenté de les plaquer au contexte très actuel.
Du point de vue des sources historiques, on pourra se reporter au manuscrit médiéval français 840 que nous avons déjà, maintes fois, cité. Cet ouvrage, daté du XVe siècle, contient l’ensemble de l’œuvre d’Eustache Deschamps et se trouve conservé au département des manuscrits de la BnF (à consulter sur Gallica).
« De la Complainte du Pays de France« dans la langue d’Eustache Deschamps
Je plain et plour le temps que j’ay perdu, Vaillance, honeur, sens et chevalerie, Congnoissance, force , bonté et vertu ; Largesce, amour, doulz maintien, courtoisie, Humilité, déduit, joieuse vie, Et le bon nom que je souloie avoir, Le hardement, la noble baronnie ; Quant l’un ne veult fors l’autre décevoir.
J’ay veu partout honourer mon escu, Et en tous lieux doubter ma seignourie, Comme puissant et richement vestu; Terre conquis par ma bachelerie (1). Lasse ! or me voy aujourdui si périe, Que nul ne fait envers moy son devoir; Bien doy éstre déboutée et esbahie, Quant l’un ne veult fors l’autre décevoir.
A Dieu ! hélas ! que m’est-il advenu? Orgueil me suist, lascheté, villenie, Trop convoiter, honte, que me fais-tu? Dissimuler, barat (2) et tricherie ; Mon nom s’i pert, et tourne en moquerie , Et chascun veult par force estre mon hoir. Je périray ; c’est ce pour quoi je crie, Quant nulz ne veut fors l’autre décevoir.
(2) Barat : ruse, tromperie (Hilaire Van Daele, petit dictionnaire de l’ancien français).
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
NB : l’enluminure utilisée pour l’illustration est l’image d’entête est tirée du manuscrit médiéval Ms17, le roman de la Rose (crédits photo IRHT). Le manuscrit n’est pas digitalisé mais nous avons trouvé cette enluminure sur ce très bon article de Robert Marcoux à propos de la tristesse au Moyen Âge.
Sujet : poésie médiévale, auteur médiéval, moyen-français, manuscrit ancien, poésie, Ballade Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «Pour ce, fait bon telz vices remouvoir» Ouvrage : Poésies Morales et Historiques d’Eustache Deschamps, G.A. Crapelet (1832)
Bonjour à tous,
ans le contexte mouvementé du XIVe siècle, Eustache Deschamps mène sa barque de petit noble et officier de cour en semant des rimes, dans son sillage. Au terme de son existence, il laissera la quantité impressionnante de plus de 80 000 vers de poésie.
Ballades, virelais, rondeaux, complaintes, chants royaux,… Toutes les formes poétiques y sont passées mais aussi tous les sujets : courtoisie, alimentation, voyages, politique, vie curiale, tournois, chevalerie, mœurs de son temps. En soixante ans, Eustache a été témoin, tout à la fois, des guerres, des pillages des campagnes, des épidémies de peste, des luttes de pouvoir, les abus des princes. Il a même été contemporain d’un roi devenu fou. Il a aussi connu l’amour, les désillusions, les affres de la maladie et de l’âge, des années d’opulence et d’autres moins heureuses et tout cela, il l’a couché sur le papier et mis en rime comme tout le reste.
Aux sources de l’œuvre d’Eustache
Dans la première moitié du XIXe siècle, l’écrivain et imprimeur Georges-Adrien Crapelet fera paraître une première sélection de poésies morales et politiques d’Eustache. Elle contribuera à attirer l’attention d’autres historiens et imprimeurs sur l’auteur médiéval. Quelques années plus tard, l’archéologue et historien Louis Hardouin Prosper Tarbé fera, à son tour, paraître deux tomes de nouvelles œuvres inédites d’Eustache. Enfin, dans la dernière partie de ce même siècle et jusqu’au début du XXe siècle, deux éminents médiévistes, le Marquis de Queux de Saint-Hilaire, puis Gaston Raynaud se relaieront pour publier les œuvres complètes d’Eustache Deschamps. On y comptera pas moins de 11 tomes entre notes diverses, éléments de biographie et poésies. À lui tout seul, Eustache nous a presque légué une encyclopédie poétique.
Si tous ses vers n’ont pas accédé au panthéon de la rime et de la poésie, loin s’en faut, son legs est d’un grand intérêt à plus d’un titre. Les amateurs de poésie peuvent l’explorer tout à loisir pour y chercher quelques pépites ou parfaire leur connaissance de l’ancien français. Les spécialistes de littérature médiévale, les philologues, historiens du Moyen Âge et autres universitaires y puisent aussi abondamment pour alimenter leur connaissance des mœurs et usages de cette période et approcher aussi de près les mentalités médiévales. Du point de vue des sources historiques, le manuscrit médiéval Ms français 840, conservé à la BnF contient l’ensemble de l’œuvre d’Eustache Deschamps, soit le chiffre vertigineux de 1500 pièces.
Pour ce qui est de la ballade du jour, elle est dans la veine de ses poésies les plus politiques et morales sur les devoirs des Princes et même les vices dont ceux-ci doivent se tenir éloignés au risque de se faire honnir de leur peuple.
Des six choses qui perdent le Prince une ballade d’Eustache Deschamps
Six choses sont qui font prince exillier, Perdre s’onneur et haine encourir : Trop longuement sa guerre conseillier, Estre orgueilleus , son convent non tenir (1), Trop convoiter, ses subgiez asservir, Paresce ès fais qu’om doit hastis avoir (2) ; Par ces six poins se puet prince honnir (deshonorer) : Pour ce, fait bon telz vices remouvoir(écarter).
Par longs conseilz (décision, délibération) puet terre périllier, Et la puet lors l’ennemi conquérir, Et par orgueil se fait prince laissier, Et si acquiert déshoneur par mentir; Par convoiter, se fait partout haïr; Par asservir, ses subgiez esmouvoir; Par paresce, du tout anientir : Pour ce, fait bon telz vices remouvoir.
Conseilse doit briefment expédier, C’est ce qui fait la guerre secourir; Humilité souffisance traittier (3), Franchise amer, vérité soustenir, Diligence en tous cas maintenir ; Car tous ces poins doit tous bons princes sçavoir, Règnes en puet par les autres fenir : Pour ce, fait bon telz vices remouvoir.
(1) Tenir son convent : tenir ses engagements. (2) Paresse dans les choses qui doivent être accomplis rapidement. (3)Traitier : traiter, parler de, s’occuper d’humilité de manière suffisante
En vous remerciant de votre lecture. Une très belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
NB : l’enluminure sur image d’en-tête ainsi que sur l’illustration représente un pèlerin médiéval croisant sur sa route Flatterie et orgueil. Elle provient du manuscrit ms 1130 : Les trois pèlerinages et le Pèlerinage de la Vie Humaine de Guillaume de Digulleville (moine et poète français du Moyen Âge central (1295-1360). Ce manuscrit de la deuxième moitié du XIVe peut être consulté en ligne ici. Il est conservé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris
Sujet : poésie médiévale, auteur médiéval, moyen français, manuscrit ancien, poésie, poésie morale, franchise, vérité, chant royal. valeurs chrétiennes. Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «Que nulz prodoms ne doit taire le voir» Ouvrage : Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, T III, Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)
Bonjour à tous,
a poésie morale historique a ceci d’intéressant qu’elle parvient, quelquefois, à traverser le temps pour continuer de faire sens des siècles après son écriture. Pour y parvenir, il faut qu’elle porte en elle un brin d’universalité, et se penche sur les travers des hommes et de leur nature ; d’Esope à Phèdre, en passant par les Ysopets du Moyen Âge de Marie de France et les grandes envolées stylistiques de Jean de La Fontaine, de nombreuses fables en sont de parfaits exemples.
Poésie morale et résonnances éthiques
D’autres fois, si la poésie morale ou même la satire continuent de nous parler, c’est qu’une certaine réalité mais aussi un certain socle de valeurs éthiques, religieuses ou sociales continuent d’être à l’œuvre pour nous, comme elles l’étaient pour les auteurs qui nous les ont transmises. Dans ces cas là, on peut faire le constat que nous sommes restés, à certains égards et pour certaines principes au moins, sur une même ligne éthique, voire civilisationnelle. Au passage, cela nous fournit l’occasion d’en apprendre un peu plus sur l’Histoire et sur nous-mêmes, tout en s’apercevant qu’il n’y a pas nécessairement de nouveauté dans tout ; ce qu’on croyait typique de notre temps a déjà pu être énoncé des siècles auparavant et, ce, en dépit d’une différence supposée de contexte, de pressions ou de normes sociales. Le temps a passé. Pourtant si certaines normes sociales, idéologies, discours, nous semblaient avoir changé en surface, certaines valeurs éthiques perdurent. Quelquefois même, c’est un peu l’inverse qui se produit. On se rend compte alors que l’idéal un peu figé, que l’on pouvait avoir été tenté de projeter sur le passé, n’était pas non plus si tranché. Rien de nouveau : des écarts subsistent toujours entre norme officielle déclarée (et même intériorisée) et comportements mais c’est un moyen de le réaliser.
Moyen Âge et valeurs chrétiennes médiévales
Quand cette poésie morale qui fait écho provient du Moyen Âge, elle emporte donc, elle aussi, une double leçon. La première (on le savait déjà) : malgré sa prégnance et son pouvoir social, spirituel, politique durant la période médiévale, le christianisme et ses valeurs n’étaient pas hégémoniques au point de freiner totalement la nature des hommes, leur cupidité, leur ambition de posséder, leur volonté de transgression. ie : la présence du dogme partagé et même intériorisé, comme les interdits ou les peurs associés, ne suffisaient pas à les contenir.
La littérature de cette période comme la réalité des faits historiques nous montrent que cette société pourtant toute chrétienne (y compris, et peut-être plus encore, ses instances représentantes politiques et religieuses) étaient en tension permanente entre idéal chrétien (christique ?) et tentations d’enrichissement, d’appropriation, de conquête et de développement. Bien sûr, cela ne veut pas dire que le contexte éthique et normatif ou les institutions n’influaient en rien sur les comportements. Tout le monde s’accordera sur l’évidence qu’ils les atermoyaient*. Le propos n’est ici que de montrer comment la satire ou la poésie morale peuvent nuancer notre vision d’un monde médiéval trempé d’idéal et de normes morales et sociales chrétiennes, mais qui leur connaissait aussi, dans les faits, des entorses, des arrangements ou des aménagements.
* On pourrait aisément s’étaler sur cette question, mais on citera, en unique exemple, les incidences fortes du christianisme médiéval sur la circulation des richesses, au moment du face à face avec l’au-delà justement voir éloge du dépouillement avec J Le Goff).
Effet miroir, modernité, normes intériorisées
La deuxième leçon que nous fournit la poésie morale médiévale, quand elle résonne en nous, est plus actuelle. Contre les apparences ou même certaines affirmations à l’emporte-pièce, elle peut nous montrer, si l’on en doutait, à quel point cette société chrétienne, fondatrice de notre civilisation, n’est pas tout à fait enterrée. On peut même en faire directement l’expérience en soi et, ce, que l’on se réclame ou non de la religion chrétienne. Pour être plus concret : le culte obsessionnel de l’avoir et de la richesse comme unique idéal de vie, le règne du consumérisme et de l’individu roi, le constat des abus des puissants sur les miséreux ou les populations, on pourrait encore allonger la liste mais toutes ces choses peuvent parler à certains d’entre nous de la pire des manières. Dès lors, de la même façon que la poésie morale nous avait conduit à nuancer l’adhésion supposée totale aux valeurs chrétiennes, au Moyen Âge, on pourra, cette fois-ci, faire le chemin inverse.
Malgré le matraquage constant de nouvelles normes, de nature économique, au détriment de toutes les autres — argent roi, sacralisation de l’individualisme, glorification de la consommation débridée et de l’accumulation d’avoirs, ultra-libéralisme et permissivité sans borne, normalisation de la prédation intra-espèce… — et d’une éloge du vide, dont nous sommes nombreux à constater qu’elle ne cache que de nouvelles formes d’aliénation, quelque chose en nous demeure profondément ancré à certaines valeurs chrétiennes ; en dépit du contexte idéologique, elles continuent de faire sens. Certaines fois même, elles sont toujours à l’œuvre mais on les a grimées d’autres visages. Rêvons un peu. Peut-être qu’en devenant plus discrètes, elles finiront par passer de normes sociales officielles à une forme de résistance invisible à l’invasion complète de certains paradigmes modernes creux de sens et sans lendemain…
Ce long détour et toutes ces réflexions faites sur le double éclairage de la poésie morale, nous allons recroiser quelques-unes de ses valeurs chrétiennes médiévales, dans l’étude qui suit. Nous y serons en bonne compagnie, celle d’Eustache Deschamps. Chrétien ou non, à vous de décider si cette poésie vous parle et en quoi.
E. Deschamps, l’honnête homme et la vérité
Nous voilà donc reparti pour le XIVe siècle pour découvrir une nouvelle poésie morale d’Eustache Deschamps. Si cet auteur médiéval s’est distingué par son œuvre conséquente, entre tous ses thèmes de prédilection, il a aussi copieusement souligné les travers de ses contemporains, en relation avec les valeurs chrétiennes de son temps. La poésie du jour s’inscrit dans cette veine. Avec pour titre «Que nulz prodoms ne doit taire le voir» (nul homme honnête et instruit ne doit taire la vérité), il s’agit d’une de ses ballades de moralité.
Dès l’introduction de cette poésie, Eustache nous confiera que sa liberté de ton et ses jugements critiques à l’égard de ses contemporains lui ont été souvent reprochés ; c’est même pour prendre le contrepied de cela qu’il rédigera sa ballade. Tout au long de son plaidoyer, il fustigera les faux, les cupides, les avides, les menteurs tout autant que les tièdes, les passifs et les lâches. Au final, le coupable sera désigné : ce monde autour, avec son obsession des richesses ne fait qu’encourager les déviances et la lâcheté ambiante. Tout est perverti, on ne juge même plus les malfaiteurs. Les valeurs chrétiennes sont en recul. Qui reste encore debout pour défendre la (leur) vérité ? Pour Eustache, voilà une raison de plus pour ne pas se soustraire. Contre la déliquescence du monde, il fait l’éloge d’une forme quotidienne de résistance par le dire. Pas de politiquement correct, ni d’auto-censure ici. Le devoir est celui du courage et de la franchise. Le poète l’affirme haut et fort : aucun prud’homme véritable (l’homme probe et sage authentique) ne saurait éviter de dire le vrai, ni de monter au créneau pour défendre les valeurs justes. Être couard n’est pas une option. Se taire c’est se faire complice de cette déroute généralisée.
Les héros et conquérants du passé
Sur la fin de sa ballade, l’auteur nous gratifiera encore d’une allusion aux héros du passé — conquérants, chevaliers ou croisés — qui avaient, selon notre auteur, les valeurs et la conviction bien plus chevillées au cœur que ses contemporains. Nous sommes au XIVe siècle ou peut-être au début du XVe. Pourtant, on constate bien, ici encore, combien de nombreux auteurs des Moyen Âge central et tardif n’ont eu de cesse de poursuivre une chevalerie ou un temps des héros (antiques, chevaleresques, « charlemanesques », arthuriens) révolus et qui n’en finit pas de glisser, pour sembler, toujours, n’appartenir au passé. Tout se passe comme si, en un temps qui est encore celui de la chevalerie, celle-ci n’est jamais tout à fait digne de son ancêtre mythique, passée ou fantasmée. Elle ne semble, en tout cas, la rejoindre que très rarement avec de grands hommes reconnus de leur temps (Duguesclin, Bayard, etc…).
Pour boucler la boucle sur l’effet de résonnance, on notera d’ailleurs que cette nostalgie d’une certaine chevalerie, ses valeurs et ses héros perdus — chose que Cervantes, au XVIIe s, finira par définitivement entériner, à sa manière et non sans tendresse, avec son Don Quichotte — est encore, assez fréquemment, évoquée à notre époque. Nous ne parlons pas ici que de certains passionnés de Moyen Âge ou de Béhourd qui s’y réfèrent encore avec les yeux pleins de rêves. De nos jours, quand on se réfère à la détermination, la combativité, au panache ou encore à certaines formes d’abnégation, la référence à l’idéal et au courage chevaleresque médiéval ne manque pas d’être citée. On n’a même pu l’entendre évoquée, parfois, pour pointer du doigt la faiblesse, la passivité de l’homme moderne, à 500 ans du chant royal d’Eustache et de la même façon qu’il y avait fustigé ses contemporains.
Sources manuscrites et modernes
Du point vue des sources, on pourra retrouver cette poésie d’Eustache Deschamps dans le très complet Français 840. Ce manuscrit médiéval, conservé au Département de la BnF, contient l’ensemble de l’œuvre de l’auteur. Pour la graphie moderne de ce texte, nous avons utilisé le tome III des Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, par leMarquis de Queux de Saint-Hilaire (1878).
Enfin, pour la compréhension de cette pièce du moyen français au français actuel, nous avons opté pour les clefs de vocabulaire plutôt qu’une traduction ou une adaptation.
« Que nulz prodoms ne doit taire le voir« dans le moyen français du Moyen Âge tardif
Aucuns dient que je suis trop hardis Et que je parle un pou trop largement En reprouvant les vices par mes dis Et ceuls qui font les maulx villainement. Mais leur grace sauve (sauf leur respect) certainement, Verité faiz en general scavoir Sanz nul nommer (sans nommer personne)fors que generalment Que nulz prodoms ne doit taire le voir.
L’en pugnissoit les maufaicteurs jadis Et rendoit l’en partout vray jugement Et Veritez qui vint de paradis Blasmoit chascun qui ouvrait (oeuvrait) laidement; Par ce vivoit le monde honnestement. Mais nul ne fait fors l’autre decevoir, Mentir, flater dont je dy vrayement Que nulz prodoms ne doit taire le voir.
Par pechié voy les grans acouardiz (rendus lâches) Et les saiges gouverner sotement, Riches avers (avares), larges atruandiz (et hommes généreux tombés dans la misère), Nobles villains (rustres), jeune gouvernement, Avoir aux vieulx et jeunes ensement (pareillement) D’eulx presumer car trop cuident (pensent) valoir. Se j’en parle c’est pour enseignement Que nulz prodoms ne doit taire le voir.
Les mauvès sont blasmez par leurs mesdis En l’escripture et ou viel testament Et pour leurs maulx les dampnent touz edis Que l’en souloit (avait l’habitude de) garder estroictement. Mais aujourd’ hui verité taist et ment; Ce monde cy qui ne quiert (cherche) que l’avoir (les possessions). Coupable en est qui telz maulx ne reprant Que nulz prodoms ne doit taire le voir.
Les bons n’orent pas les cuers effadis (mous, lâches) Dont le renom yert pardurablement, Qui conquirent terres, villes, pais, Juif, Sarrazin, et crestienne gent, Qui aux vertus furent si diligent Que des vices ne vouldrent nulz avoir; Blasmons les maulx, fi d’or et fi d’argent ! Que nulz prodoms ne doit taire le voir.
L’envoy
Princes, je traiz (1) en hault hardiement, Sanz nul ferir s’entechié ne se sent (2) Et que sur lui laist mon carrel cheoir, Dont il se puet garder legierement (qu’il peut éviter facilement) Par le fuir; et dy, en concluent. Que nulz preudoms ne doit taire le voir.
(1) Lancer un trait de flèche (2) Sans blesser personne, ni que que personne ne se sente attaqué ?
Du même auteur et dans l’esprit de cette ballade médiévale, voir aussi :
En vous remerciant de votre lecture. Une très belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
NB : les enluminures sur image d’en-tête, ainsi que celle de l’illustration représentent un pèlerin sur sa route et sa rencontre avec Convoitise. Elle sont tirées du manuscrit ms 1130 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris : Les trois pèlerinages et le Pèlerinage de la Vie Humaine de Guillaume de Digulleville (moine et poète français du Moyen Âge central (1295-1360). Ce manuscrit de la deuxième moitié du XIVe peut être consulté en ligne ici.
Sujet : poésie médiévale, auteur médiéval, moyen-français, manuscrit ancien, poésie, pauvreté. Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «Ja sur mon corps n’en cherroit une goute» Ouvrage : Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, T IV, Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)
Bonjour à tous,
u Moyen Âge tardif, Eustache Deschamps nous a laissé plus d’un millier de poésies entre ballades, rondeaux, chants royaux,… mais aussi des écrits sur l’art de versifier. Fin observateur des mœurs de son temps, sa longue carrière et sa plume prolifique lui ont permis d’écrire sur pratiquement tous les sujets : voyages, vie militaire, mœurs de cour, arts de la table, médecine, courtoisie, valeurs éthiques et dévoiement,…
Tantôt légère ou grinçante, tantôt drôle, tantôt désespérée, souvent morale, sa poésie reste un legs important pour la connaissance de la deuxième moitié du XIVe siècle et les débuts du XVe siècle. Elle continue d’ailleurs d’être décortiquée ou utilisée par les médiévistes pour sa richesse descriptive et historique. D’un point de vue stylistique, si elle ne peut avoir, tout du long, les envolées ou l’intensité vibrante de celle d’un François Villon, on la découvre toujours avec plaisir. Eustache Deschamps a travaillé son art avec sérieux et il reste un maître de la ballade.
Etats d’âme, déconvenues et malchance
Dans l’ensemble des thèmes traités, ses propres déconvenues n’ont pas échappé à sa plume. Il les a même placées souvent au centre de sa poésie, en étalant des humeurs ou des griefs qui vont de l’agacement et la grogne jusqu’à la révolte ou au désarroi. Sans tomber dans l’exposé systématique de ses misères (un peu comme Rutebeuf avait pu le faire), il nous a, ainsi, légué un grand nombre de ballades sur sa propre condition : déboires et déceptions, ingratitude des puissants à son encontre, petits malheurs, pauvreté, santé déclinante, affres de l’âge. Sur les aspects les plus rudes, il faut dire que sa relative longévité l’a vu passer par bien des épreuves, des mises à l’écart du pouvoir aux vicissitudes de la vieillesse, en passant par les grands maux de son siècle (guerre de cent ans, épidémies de peste, etc…).
Aujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle ballade dans cette veine ou plutôt même cette déveine. L’auteur médiéval y affirme qu’il est si déshérité que même si une pluie miraculeuse faisait tomber sur la terre, or fin, trésors, joyaux et florins, pas une seule goutte de tout cela ne choirait sur lui : Ja sur mon corps n’en cherroit une goute. De la même façon, bienfaits, bonheur, largesse à son égard ne sont pas au programme et le bon côté du destin ou de « fortune » semble avoir l’oublié en chemin. Tout au long de la ballade, le propos demeure générique ; Eustache se plaint mais il ne nous donne aucun fait à nous mettre sous la dent pour étayer son humeur, et encore moins pour la contextualiser historiquement.
Sources médiévales & historiques manuscrites
Vous pourrez retrouver cette ballade dans le Manuscrit Français 840 de la BnF. Cet ouvrage du XVe siècle contient principalement l’œuvre d’Eustache Deschamps, soit un total vertigineux de 1500 pièces. Ce manuscrit est même, sans doute, l’un des premiers à avoir consigné l’œuvre du poète médiéval de manière aussi complète. Chichement orné mais d’une écriture appliquée, il a été copié à plusieurs mains dont la principale est celle de Raoul Tainguy. (1)
Pour la transcription en graphie moderne de cette ballade, vous pouvez vous reporter aux Œuvres complètes d’Eustache Deschamps citées en tête d’article. C’est la version que nous avons utilisée.
Ja sur mon corps n’en cherroit une goute
Se tout li cielz estoit de fueilles d’or, Et li airs fust estellez (constellées, étoilées) d’argent fin, Et tous les vens fussent plains de tresor, Et les goutes fussent toutes flourin D’eaue de mer, et pleust soir et matin Richesces, biens, honeurs, joyauls, argent, Tant que remplie en feust toute la gent, La terre aussi en fust moilliée toute, Et fusse nuz, de tel pluie et tel vent Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.
Et qui pis est, vous puis bien dire encor Que qui donrroit trestout l’avoir du Rin (Rhin), Et fusse la, vaillant un harenc sor (hareng saur) N’en venrroit pas vers moy vif un frelin (menue monnaie); Onques ne fuy de nul donneur a fin; Biens me default, tout mal me vient souvent; (a) Se j’ay mestier de rien(si j’ai besoin de quelque chose), on le me vent Plus qu’il ne vault, de ce ne faictes doubte. Se beneurté (si le bonheur) plouvoit du firmament Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.
Et se je pers (quelque chose), ja n’en aray restor (réparation); Quant rien requier, on chante de Basin; (b) Se je faiz bien, neant plus que d’un tor N’est congneu (c); tousjours sui je Martin (celui qu’on accable) Qui coste avoit, chaperon et roucin, Pain et paine, congnoissance ensement (également), Son temps usa, mais trop dolentement (tristement), Car plus povre n’ot de lui en sa route (sa bande). Je sui cellui que s’il plouvoit pyment (vin épicé) Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.
L’envoy
Princes, ii poins (choses) font ou riche ou meschant (misérable): Eur et meseur, l’un aime et l’autre doubte ; (d) Car s’il [povoit] plouvoir mondainement (des biens en abondance), Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.
(a)Biens me default, tout mal me vient souvent : les biens me manquent mais j’attire le malheur plus souvent qu’à mon tour. (b)Quant rien requier, on chante de Basin : quand j’ai besoin de quelque chose, c‘est toujours la même rengaine. (c)Se je faiz bien, neant plus que d’un tor N’est congneu : si je fais le bien, peu s’en faut qu’on n’en retienne que le pire ?Si je fais le bien on ne me traite pas mieux que si c’était un crime ? (dEur et meseur, l’un aime et l’autre doubte : heur (chance, ce qui rend heureux) et malheur, j’aime l’un et je crains l’autre.
NB : sur l’image d’en-tête, il s’agit simplement de la page de la ballade d’Eustache dans le Français 840 (consultable ici sur gallica). Quant à la roue de fortune de l’illustration, elle provient du Manuscrit MS Français 130 de la BnF : Jean Boccace, Des cas des nobles hommes et femmes (De casibus virorum illustrium).