Archives de catégorie : Francois Villon

Touchant pour certains, détesté par d’autres, dans l’univers de la poésie médiévale, François Villon ne laisse personne indifférent. Grand maître du style, son parcours fascine encore par ses mystères. Vous trouverez ici éléments de biographie, extraits, traductions et analyses de textes, conférences, actualité, etc…

La Ballade des contre-vérités de Villon, une pièce satirique en réponse aux aphorismes d’Alain Chartier

Francois_villon_poesie_litterature_medievale_ballade_menu_propos_analyseSujet : poésie médiévale, ballade,  auteur médiéval, poète, moyen-français, poésie satirique, satire, analyse sociale, littéraire.
Auteurs : François Villon (1431-?1463)
Alain Chartier  (1385-1430)
Titre : « La ballade des contre-vérités »
Période : moyen-âge tardif, XVe siècle.
Ouvrages : oeuvres diverses de Villon,

Bonjour à tous

C_lettrine_moyen_age_passionomme il répondra au Franc-Gontier de Philippe de Vitry en opposant à une sagesse (supposée) et un minimalisme (revendiqué) de la vie campagnarde, un contredit  urbain, jouisseur et jaloux de son propre confort et de ses fastes, Villon écrira aussi sa ballade des contre-vérités que nous présentons aujourd’hui, en référence à un autre auteur médiéval. Cette fois, il s’agit du célèbre Alain Chartier  (1385-1430) et d’une réponse à une poésie de ce dernier faisant l’éloge des valeurs nobles et bourgeoises de son temps ; valeurs convenues et, il faut bien le dire, même presque plates (au sens de platitudes), surtout après que Villon soit passé par là, pour les prendre à rebrousse-poil.

Cette ballade de Villon est une poésie que l’on place plutôt dans la jeunesse de l’auteur et autour de 1456. Il a alors 25 ans. Voici donc, pour bien commencer, le texte original lui ayant inspiré cette Ballade des contre-vérités :

La ballade d’Alain Chartier

Il n’est danger que de vilain,
N’orgueil que de povre enrichy,
Ne si seur chemin que le plain,
Ne secours que de vray amy,
Ne desespoir que jalousie,
N’angoisse que cueur convoiteux,
Ne puissance où il n’ait envie,
Ne chère que d’homme joyeulx ;

Ne servir qu’au roy souverain,
Ne lait nom que d’homme ahonty,
Ne manger fors quant on a faim,
N’emprise que d’homme hardy,
Ne povreté que maladie,
Ne hanter que les bons et preux,
Ne maison que la bien garnie,
Ne chère que d’homme joyeulx ;

Ne richesse que d’estre sain,
N’en amours tel bien que mercy,
Ne de la mort rien plus certain,
Ne meilleur chastoy que de luy ;
Ne tel tresor que preudhommye,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ne paistre qu’en grant seigneurie,
Ne chère que d’homme joyeulx ;

Au passage, et c’est d’ailleurs amusant de le noter, les ressemblances de style sont si grandes entre les deux poésies, que, dans le courant du XIXe siècle, la pièce originale de Chartier fut même ré-attribuée à François Villon par certains auteurs et dans certaines éditions (P Jannet, 1867, P Lacroix 1877). Après quelques révisions utiles, sa paternité revint finalement à son véritable auteur et l’on établit qu’elle ne fit qu’inspirer à Villon ses impertinents contre-pieds.

francois_villon_ballade_contre-verites_poesie_medievale_moyen-age_tardif_XVe

Exercice de style, poésie satirique ou « poétique de la criminalité »

Avec sa virtuosité coutumière, Villon jouera, ici, du procédé de la contradiction et des oxymorons qui lui sont chers, pour faire la nique aux aphorismes et aux axiomes de Chartier et qu’on peut supposer assez largement partagés et approuvés par les hautes classes sociales et bourgeoises de son temps.

Dilution du satirique dans le stylistique ?

Sans lui enlever une certaine dose d’humour et/ou de provocation, comme on voudra, Villon se livre-t-il  seulement dans cette ballade des contre-vérités, à un exercice de style comme choisissent de l’avancer certains auteurs ? Autrement dit, pour suivre Paul Barrette, spécialiste américain de littérature française médiévale,  cette poésie n’est-elle qu’un « tour de force » dont le but « est moins de développer une idée que de ranger dans un moule des séries d’aphorismes »(Les ballades en jargon de François Villon ou la poétique de la criminalité, Paul Barrette, Romania 1977, sur persée)

C’est peut-être prêter à Villon, un peu moins d’intention qu’il n’en a. Sans vider à ce point cette ballade de sa moelle satirique, faut-il, à l’opposé, suivre le raisonnement d’un Gert Pinkernell, dans ses efforts assez systématiques pour rattacher concrètement les moindres écrits de Villon à des épisodes supposés de la vraie vie de ce dernier, dont ils ne seraient que l’expression retransposée ? ( voir notamment la Ballade des menus propos de maître François Villon et l’analyse littéraire de Gert Pinkernell).

Positionnement, signes d’appartenance
& apologie sociale de la marginalité ?

Au sujet de cette Ballade des contre-vérités, Gert Pinkernell ira même jusqu’à lui donner une dimension « sociale » et même plutôt « socialisante » au sens étroit ; autrement dit, au Villon plus tardif et repenti du testament, le romaniste interprétera cette ballade de jeunesse, comme la marque d’un homme qui « reflète sa forte conviction d’appartenir à un groupe et d’y être quelqu’un ». Comme dans le lais (et toujours d’après Gert Pinkernell), cette poésie aurait donc fourni l’occasion à l’auteur médiéval d’affirmer une marginalité assumée face à un véritable public (marginal et criminel) déjà constitué, et de fait, il aurait ainsi exprimer face à ce groupe social, un positionnement, voir même une forte marque d’appartenance.

« …Or cette verve et cette morgue de Villon émanent visiblement de sa certitude d’être au diapason de son public, public apparemment très bien connu de lui et dont il semble faire partie lui-même. Tant pis si c’est un public très spécifique, à savoir un groupe de jeunes marginaux cultivés et criminels à la fois »
Mourant de soif au bord de la fontaine : le pauvre Villon comme type de l’exclus, Gert Pinkernel, dans Figures de l’exclu: actes du colloque international de littérature comparée, Université de Saint-Etienne, 1997

De l’analyse littéraire à la projection sociale

Nous l’avions évoqué à l’occasion de notre article sur la ballade de bonne doctrine, pour certains de ses textes et notamment les plus humoristiques ou les plus grivois, on imagine, c’est vrai, assez bien Villon en train de fanfaronner et de les déclamer dans quelques tavernes ou lieux de perdition obscures, face à un public goguenard, déjà acquis à ses propos, La thèse de Pinkernell sur cette ballade participe donc un peu de cette idée, mais, même si l’on peut se plaire à l’imaginer, on passe, en l’affirmant et en le posant comme hypothèse de travail, de considérer cette ballade, d’une « simple » expression ontologique, littéraire et poétique à une forme « d’apologie » de la vie en marge auprès d’un groupe socialement circonscrit auquel l’auteur se serait livré. Sans être un saut quantique, ce n’est pas rien.

deco_poesie_medievale_enluminures_francois_villon_XVe_siècleToute proportion gardée, cette ballade pourrait alors presque prendre des allures de manifeste, ou en tout cas, devenir, ou prétendre être, l’expression d’un ensemble de valeurs partagées par un groupe social marginal et criminel, dont Villon se ferait l’écho, voir le porte-parole. L’analyse passe donc du littéraire au social et même finalement du satirique à « l’identitaire ». Des contre-vérités comme « Il n’est soing que quant on a fain » (ie et à l’emporte-pièce : on réfléchit mieux le ventre vide) « Ne ris qu’après ung coup de poing », se présentent alors comme la traduction de ce système de valeurs appliquées par le groupe en question.

Le propos de Villon est-il vraiment si sérieux que cela sur le fond et son intentionnalité si claire ? Peut-être pas, sauf à penser que la moquerie fait aussi partie intégrante de l’ensemble des valeurs dont il se ferait ici le porte-parole, et que, en quelque sorte, quand l’auteur médiéval s’amuse et n’exprime rien de particulièrement factuel et fonctionnel sur ces dernières, l’humour en devient l’expression (‘Ne santé que d’homme bouffy« , « Orrible son que mélodie« , « Il n’est jouer qu’en maladie« ), sauf à penser encore que le public de Villon est effectivement circonscrit au moment où il écrit tout cela à un cercle de clercs ou d’étudiants avertis et cultivés, suffisamment en tout cas pour comprendre ses références littéraires en creux à Alain Chartier, qui semblent bien, tout de même, aussi, dans cette ballade, au coeur de son propos.

Pour conclure

Alors, une certaine virtuosité stylistique épuise-t-elle l’ambition sémantique de cette ballade, ou même la profondeur d’un certain positionnement satirique de fond ? Certainement pas, il est difficile d’assimiler Villon à certains rhétoriqueurs qui l’ont précédé dans le temps. Faut-il, pour autant, voir là, une sorte de manifeste social par lequel l’auteur aurait eu l’intention d’affirmer son appartenance et son positionnement auprès d’un auditorat marginal, complaisant ? C’est une possibilité mais un pas non négligeable reste tout de même à franchir pour l’affirmer.

Si cette ballade se situe, indéniablement, dans un contrepied des valeurs « bourgeoises », mais aussi plus largement « sociales » ambiantes et leur « renversement » symbolique (sur le ton de la deco_poesie_medievale_enluminures_francois_villon_XVe_siècleprovocation et de l’impertinence), comme ces valeurs sont celles portées par ses « pairs » et presque contemporains en poésie (et pas les moindres, en la personne d’Alain Chartier), il est en revanche indéniable que Villon s’inscrit ici dans une ambition satirique qui se situe (d’abord?) sur le plan de la littérature qui les portent. Il se positionne donc vis à vis d’une certaine littérature, de cela nous sommes au moins sûrs.

Dans la veine des hypothèses émises par Pierre Champion dans François Villon, sa vie et son temps, Villon est-il encore, en train, de retraduire, ici et à sa manière, un certain contexte historique ? Ce siècle perdu et « bestourné » d’un Eustache Deschamps et d’autres moralistes qui fustigent l’argent, la convoitise et les abus de pouvoir pour avoir tout perverti ? Dans la lignée de ces auteurs, il serait alors plutôt en train d’adresser, à  travers cette ballade, une satire sociale au deuxième degré à ses valeurs en perdition. C’est encore une troisième piste.


« La ballade des contre-vérités »
de François Villon

Il n’est soing que quant on a fain,
Ne service que d’ennemy.
Ne maschier qu’ung botel de foing.
Ne fort guet que d’omme endormy.
Ne clémence que felonnie,
N’asseurence que de peureux.
Ne foy que d’omme qui regnie.
Ne bien conseillé qu’amoureux.

Il n’est engendrement qu’en baing,
Ne bon bruit que d’omme banny,
Ne ris qu’après ung coup de poing,
Ne los que debtes mettre en ny,
Ne vraye amour qu’en flaterie,
N’encontre que de maleureux,
Ne vray rapport que menterie.
Ne bien conseillé qu’amoureux.

Ne tel repos que vivre en soing,
N’onneur porter que dire : « Fi ! »,
Ne soy vanter que de faulx coing.
Ne santé que d’omme bouffy,
Ne hault vouloir que couardie,
Ne conseil que de furieux,
Ne doulceur qu’en femme estourdie,
Ne bien conseillé qu’amoureux.

Voulez vous que verté vous die ?
Il n’est jouer qu’en maladie,
Lettre vraye que tragédie,
Lasche homme que chevalereux,
Orrible son que mélodie,
Ne bien conseillé qu’amoureux.


Une  excellente journée à tous !

Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com
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La ballade des contredits de Franc-Gontier, de François Villon, lecture audio

noel_nativite_chanson_poesie_medieval_francois_villon_ballade_proverbesSujet : poésie médiévale, ballade,  auteur médiéval, poète, moyen-français, poésie satirique, humour, satire.
Auteurs :  François Villon (1431-?1463)
Titre : « Les contredits de Franc-Gontier »
Période : moyen-âge tardif, XVe siècle.
Oeuvre : le testament de François Villon
Album : Poètes immortels, François Villon,
dit par Alain Cuny (60/70)

Bonjour à tous,

S_lettrine_moyen_age_passionuite à notre article sur la Ballade des Contredits de Franc-Gontier de François Villon, en voici une belle lecture audio. Elle est tirée d’une série d’albums que le label Disque Festival avait dédié, dans les années 60/70, aux « poètes immortels » français,

A l’occasion de l’album consacré à François Villon, le grand acteur Alain Cuny (1908-1994) prêtait sa voix à douze pièces issues de la poésie de l’auteur médiéval dont cette ballade que voici.

Les contredits de Franc-Gonthier de François Villon par Alain Cuny

En vous souhaitant une excellente journée!
Fred
Pour moyenagepassion.com
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Franc-Gontier, dit et contredits, satire et contre-satire de Philippe de Vitry à François Villon

franc-gonthier_poesie_ballade_medievale_satirique_vie_curiale_philippe_vitry_françois_villon_moyen-ageSujet  : poésie médiévale, ballade,  auteur médiéval, poète, moyen-français, poésie satirique, vie curiale, humour
Auteurs  :  Philippe de Vitry (1291-1361), François Villon (1431-?1463)
Titre  : « Le dit de Franc-Gontier » et « les Contredicts de Franc-Gontier »
Période  : Moyen Âge tardif, XVe siècle.
Ouvrages  : oeuvres de Villon,  PL Jacob  (1854) , oeuvres de phillipe de Vitry, Prosper tarbé (1850)

Bonjour à tous,

D_lettrine_moyen_age_passionans le courant du XIVe siècle, Philippe de Vitry (1291-1361), évêque de Maux, auteur savant, poète et grand musicien champenois célèbre et apprécié de son temps, écrivit une poésie connue sous le nom de « dit de Franc-Gontier » (Gonthier).

Empreinte de lyrisme, faisant l’éloge des plaisirs simples et champêtres, l’auteur y mettait en perspective une vie rupestre, devenue symbole d’une certaine liberté et deco_medievale_enluminures_phillipe_de_vitryindépendance, qu’il opposait à une vie curiale aux valeurs dévoyées, emplie de compromis, de trahison, de convoitise, d’ambition, etc.. Dans son élan, Philippe de Vitry n’hésitait pas à désigner les courtisans comme des « serfs », suggérant que le moins libre des hommes, entre celui qui travaillait la terre et celui qui traînait ses chausses à la cour, n’était pas forcément celui que l’on croyait.

Certes, on ne pouvait à la fois vouloir la paix d’une vie retirée au grand air et espérer dans le même temps, richesse, luxe et confort. Le Dit de Franc-Gontier encensait donc aussi une certaine simplicité corollaire de ce choix de vie et on pouvait encore lire, dans ce plaisant récit demeuré une pièce célèbre de poésie et de littérature médiévale, l’éloge d’un travail de la terre faisant sens et étant même en soi une récompense; belle réhabilitation au passage du vilain ou du serf, de leur labeur et de la vie rupestre élevés avec ce poème et dans ce courant de XIVe siècle, au dessus de certaines moqueries  communes dont ils avaient été si souvent l’objet au cours des siècles précédents (voir article les vilains des fabliaux).

Le dit de Franc-Gonthier
de Philippe de Vitry

Soubs feuille verd, sur herbe delictable
Sur ruy bruyant et sur claire fontaine
Trouvay fichee une borde portable,
Là sus mangeoient Gontier o dame Heleyne
Fromage frais, laict, beurre, fromagée,
Cresme, maton, prune, noix, pomme, poire,
Cibor, oignon, escaillongne froyee
Sur crouste grise (bise) au gros sel pour mieulx boire.
Au groumme burent; et oisellons harpoient
Pour rebaudir et le dru et la drue,
Qui par amours depuis s’entrebaisoient
Et bouche et née, et polie, et barbue
Quand eurent prins des doux mets de nature,
tantot Gonthier hache au col au bois entre
Et Dame Héleine si mit toute sa cure
A ce buer, qui cueuvre dos et ventre.
‘J’ouïs Gonthier en abattant son arbre
Dieu mercier de sa vie très sure:
“Ne scai, dit-il, que sont piliers de marbre,
Pommeaux luisans, murs vestus de peincture;
Je n’ay paour de trahison tissue
Soubz beau semblant, ne qu’empoisonné soye
En vaisseau d’or. Je n’ay la teste nue
Devant tyran, ne genoil qui se ploye.
Verge d’huissier jamais ne me desboute,
Car jusques la ne me prend convoitise,
Ambition, ne lescherie gloute.
Labour me paist en joieuse franchise :
Moult j’ame Helayne et elle moy sans faille,
Et c’est assez. De tombe n’avons cure.”
Lors je dy : “Las! serf de court ne vault maille,
Mais Franc Gontier vault en or jame pure”.

Version de Prosper Tarbé – les Œuvres de Philippe de Vitry (1850)

Dans le courant du même siècle et même du suivant, les thèmes de ce Franc-Gontier seront repris par d’autres auteurs médiévaux, souvent eux-même lassés de la vie curiale et de ses artifices. On pourra compter parmi eux Eustache Deschamps (voir ballade sur l’estat moyen  ou encore ballade je n’ay cure d’être en geôle) ou encore Alain Chartier (1385-1430), pour ne citer que ces deux-là.

Comme référence encore plus directe, il faut encore mentionner Pierre d’Ailly (ou Ailliac) qui, dans le courant de ce même XIVe siècle et dans une petite pièce très réussie, connue d’ailleurs sous le nom de « Contre-dicts de Franc-Gontier » rendra explicitement grâce à la vie du Franc Gontier de Philippe de Vitry et à ses valeurscontre celles du tyran dont il fera le portrait vitriolé dans sa poésie.

« Las ! Trop mieulx vaut de Franc-Gontier la vie,
Sobre liesse, et nette povreté,
Que poursuivir, par orde gloutonnie,
Cour de tyran, riche malheureté. »

« Les contredits de Franc-Gontier » ou « Combien est misérable la vie du tyran », par Pierre d’Ailly (1351-1411), Notice historique et littéraire sur le Cardinal Pierre d’Ailly, Eveque de Cambray au XVe siècle, par M Arthur Dinaux (1824)  

Vous pouvez désormais retrouver cette poésie complète ainsi qu’un portrait de son Auteur Pierre d’Ailly ici.

Satire et contre satire,
Le franc-Gontier de François Villon

Contrairement à la pièce citée de Pierre d’Ailly qui avait reconnu volontiers une certaine exemplarité dans le choix de vie du Franc-Gontier de Philippe de Vitry, les contredits de François Villon, écrits dans le courant du siècle suivant, se situeront dans un contre-pied distancié et moqueur.  Grandi au milieu de l’agitation et du bruit des rues de Paris, Villon reste sans doute plus que tout un urbain, et la vie rustre, sans grand faste, sans confort et pire que tout, à l’eau et sans vin, n’ont rien pour le séduire.

francois_villon_contredits_franc-gontier_ballade_poesie_medievale_satirique_moyen-age_tardif« Il n’est trésor que de vivre à son aise. », il se gaussera donc « gentiment » des vers de Philippe de Vitry en invoquant l’image satirique d’un gros chanoine jouisseur et bon vivant, se tenant avec sa maîtresse dans une chambrée confortable et s’adonnant à tous les plaisirs, aidés de torrents d’Hypocras. Plus loin, poursuivant sa raillerie, il mettra encore en opposition le confort d’une bonne couche contre le lit d’herbe sous le rosier et se moquera encore de la nourriture campagnarde qui avait l’objet de tous les éloges de l’évêque de Maux, fustigeant, au passage, l’haleine chargée d’ail des deux tourtereaux, Bref, Villon tournera en dérision le Franc Gontier de Philippe de Vitry, en affirmant tout de même qu’il ne veut les juger et que chacun est libre, mais que cette vie n’est surtout pas pour lui.

Opposition entre confort et rusticité, et peut-être même  au fond entre l’urbain, l’homme de la ville et l’homme de la ruralité, on ne peut s’empêcher de voir encore à travers cette ballade, le Villon gouailleur qui se fait, par jeu et par farce et avec un plaisir jamais dissimulé, le porte-parole des bons vivants, des « francs jouisseurs » et des fêtards. Pour peu, on l’imagine même bien lire cette ballade à voix haute dans quelque taverne parisienne, en faisant rire, à gorge déployée, ses compagnons de beuverie.

Pourtant et c’est finalement assez cocasse, à la relative profondeur de la satire que Philippe de Vitry avait opposé à son siècle et à la vie curiale et ses excès (convoitise, pouvoir, ambition, etc…) en prônant deco_poesie_medievale_enluminures_francois_villon_XVe_sièclele retour à une certaine « vérité » des valeurs,  Villon vient opposer à son tour, une contre satire qui, pour être provocatrice dans son humour et les images (anticléricales) qu’elle soulève  n’est pas dénuée d’un certain conformisme sur le fond.

Contre ce monde médiéval chrétien qui tente pourtant si fort d’en freiner les ardeurs, le désir de richesse, de confort, et même plus loin de débauche et de luxure, les hommes et les satires n’en sont-ils pas déjà pleins ? Qu’ils suffisent de lire les fabliaux ou les diatribes de tous bords, adressées aux puissants, aux princes ou même au personnel de l’église et du clergé par la plupart des auteurs satiriques pour s’en convaincre. Dans ce contexte, qu’est-ce que le véritable anti-conformisme ? On en jugera mais finalement, peut-être que, depuis l’aube des temps, l’image du marginal ou du « voyou », polisson, jouisseur, dispendieux, etc, ne va-t’elle jamais tout à fait contre certaines voies tracées par les tenants du pouvoir et n’en est qu’une caricature ou une débauche exacerbée. De ce point de vue, en forme de clin d’oeil et de question ouverte, de Vitry à Villon et même si leurs manières diffèrent, on pourra se poser la question de savoir quel est le plus satirique des deux ?

Les Contredicts de Franc-Gontier
Ballade médiévale de François Villon

Sur mol duvet assis, ung gras chanoine,
Lez ung brasier, en chambre bien nattée*,
A son costé gisant dame Sydoine,
Blanche, tendre, pollie et attaintée :
Boire ypocras, à jour et à nuyetée,
Rire, jouer, mignonner et baiser,
Et nud à nud, pour mieulx des corps s’ayser,
Les vy tous deux, par un trou de mortaise :
Lors je congneuz que, pour dueil appaiser,
Il n’est trésor que de vivre à son aise.

Se Franc-Gontier et sa compaigne Heleine
Eussent ceste doulce vie hantée,
D’aulx et civotz, qui causent forte alaine,
N’en mengeassent bise crouste frottée .
Tout leur mathon, ne toute leur potée.
Ne prise ung ail, je le dy sans noysier.
S’ils se vantent coucher soubz le rosier,
Ne vault pas mieulx lict costoyé de chaise ?
Qu’en dictes-vous? Faut-il à ce muser ?
Il n’est trésor que de vivre à son aise.

De gros pain bis vivent, d’orge, d’avoine,
El boivent eau, tout au long de l’année.
Tous les oyseaulx, d’îcy en Babyloine,
A tel escot, une seule jouinée
Ne me tiendroient, non une matinée..
Or s’esbate, de par Dieu, Franc-Gontier,
Hélène o luy, soubz le bel esglantier;
Si bien leur est, n’ay cause qu’il me poise ;
Mais , quoy qu’il soit du laboureux mestier,
Il n’est trésor que de vivre à son aise.

Envoi.

Prince, jugez, pour tous nous accorder.
Quant est à moy (mais qu’à nul n’en desplaise),
Petit enfant, j’ay ouy recorder
Qu’il n’est trésor que de vivre à son aise.

En vous souhaitant une excellente journée!

Fred
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En route pour la Taverne médiévale avec la ballade de bonne doctrine de François Villon

francois_villon_ballade_poesie_medievale_moyen-age_tardif_XVSujet  : poésie médiévale, ballade médiévale,  humour , auteur, poète médiéval. moyen-français, taverne médiévale
Auteur  :  François Villon (1431-?1463)
Titre : « Ballade des femmes de Paris »,
Le grand testament,
Période  : moyen-âge tardif, XVe siècle.
Ouvrages  : diverses oeuvres de Villon,  PL Jacob  (1854) , JHR Prompsault (1832), Pierre Champion (1913)

Bonjour à tous,

R_lettrine_moyen_age_passionevenons à Villon pour nous en délecter avec une ballade médiévale dont il a le secret. Nous en profiterons aussi pour faire un crochet à la taverne, lieu médiéval de socialisation et, souvent, ne le nions pas,  d’excès, de liesse et de perdition.

Adressée aux clercs marginaux, aux fêtards  et à une certaine faune de la rue qu’il côtoya un temps, cette Ballade de bonne doctrine à ceulx de mauvaise vie de  François Villon n’est pas celle d’un moraliste mais bien plutôt une poésie qui célèbre les plaisirs et les lieux festifs qu’il aime lui-même à fréquenter. Son titre complet lui fut d’ailleurs donné a posteriori par Clément Marot.

Sur le ton de l’humour, Villon y deco_poesie_medievale_enluminures_francois_villon_XVe_sièclevoue à la fatalité tout ceux qu’il nomment ici. Quel que soit leur gagne pain, honnêtes ou malhonnêtes et quoiqu’ils fassent tout finira par être gaspillé « au taverne et aux filles ».  Sur ces deux sujets, l’oeuvre du grand maistre de poésie médiévale qui oscille entre drame et humour, est, on le sait, truffée de références explicites ou de sous-entendus.

Concernant les tavernes en particulier, c’est un monde qui lui est largement familier et son grand testament est émaillée de noms d’établissements ayant alors pignon sur rue, à Paris, et qu’il lègue généreusement, en forme de clin d’oeil, à certains de ses contemporains. Sur le goût de la boisson et de l’enivrement,  pour ne citer que quelques références prises dans son oeuvre sur le sujet, s’il « connait le vin à la tonne« , comme il le dira dans sa ballade des menus propos, il conclura même le grand testament sur un « traict de vin morillon« . On se souvient encore, pour n’en donner qu’un autre exemple, du vibrant hommage qu’il fit en forme de ballade à feu le bon maistre Jehan Cotard et son attrait irrépressible pour la boisson.

Dans la lignée de ses poésies sur le thème des « écarts de conduite » qui émaillent son oeuvre – beuveries, jeux, transport festif et autres polissonneries – , il fait donc là un portrait en forme de listes,  de ceux que l’on peut retrouver dans ces tavernes dans lesquels on devait avoir quelque chance de le croiser lui-même, dans le Paris du XVe siècle.

Benjamin Gerritsz, XVIIe.
Benjamin Gerritsz, XVIIe.

Les Tavernes médiévales de Paris au XVe siècle

En suivant les pas de Pierre Champion dans ses deux ouvrages sur François Villon, sa vie et son temps, nous remontons le fil de sa référence à l’ouvrage Paris et ses historiens au XIVe et au XVe siècle. On y trouve, en effet, un document riche d’enseignements du copiste flamand Guillebert de Metz, sur ce Paris du Moyen-âge tardif. Je ne résiste pas à en citer un long passage tant il nous replonge dans la réalité générale de l’époque:

« Len souloit estimer a Paris plus de quatre mil tavernes de vin, plus de quatre vingt mil mendians, plus de soixante mille escripvains : item de escolier et gens de mestier sans nombre. (…) On mengoit à Paris, chascune sepmaine, lune parmy lautre comptée, quatre mille moutons, deux cent quarante beufs, cinq cens veaux, deux cens pourceaux salés et quatre cents pourceaux non salés. Item on y vendoit chascun jour sept cens tonneaux de vin, dont le Roy avoit son quatrieme, sans le vin des escoliers et autres qui nen paioient point, comme les seigneurs et autres pluseurs qui le avoient de leurs heritages. »
Guillebert de Metz, Paris et ses historiens au XIVe et au XVe siècle.

Pour mieux comprendre l’effervescence qui régnait autour des tavernes et du commerce du vin et expliquer ce nombre vertigineux d’établissements, il faut, là-encore, lire les belles pages de Pierre Champion sur la capitale d’alors. Tous viennent y vendre directement le fruit de leur vignes pour en tirer profit, et notamment ceux qui sont exemptés de taxes : seigneurs, écoliers comme le précise l’extrait ci-dessus et encore religieux. On confie même aux « escoliers » (collégiens et étudiants) la vente du vin des cuvées familiales pour « le bayer en paiement à leurs maîtres » et pouvoir financer leurs études. Vendre son vin s’appelait alors « faire taverne » et on comprend bien comment, dans ce contexte, les débits du nectar viticole pouvaient être aussi florissants. En plus d’être une boisson prisée, c’était un commerce juteux.

Bouillonnement social & ambiance festive

Au delà de ces aspects économiques, du point de vue social, la taverne était le lieu de la boisson autant que de la ripaille mais c’était aussi celui où se retrouvait un fourmillement de vie et d’activité sociale. On y réglait ses comptes, ses litiges ou ses affaires. On y faisait commerce et on pouvait encore y rencontrer un clerc prompt à vous conseiller ou à rédiger pour vous quelques actes, lettres ou documents.

En dehors de cela, il y avait indéniablement dans ces lieux et dans ce milieu de XVe siècle, bien plus qu’un reste de la tradition qu’avaient célébrée les goliards des siècles précédents; on y buvait (sans toujours grande modération), on y chantait, on y jouait aussi à des jeux d’argent variés et l’ambiance festive deco_poesie_medievale_enluminures_francois_villon_XVe_sièclequ’avait encensé la poésie goliardique des XIIe et XIIIe siècles semble y avoir largement perduré. Pour tempérer un peu, de nombreuses tavernes se trouvaient alors aux portes de la ville et on imagine bien qu’en fonction des quartiers ou de leur localisation, l’ambiance devait être variable d’un établissement à l’autre, du plus sage au plus permissif.

Quoiqu’il en soit, lieu populaire par excellence, montré du doigt des moralistes comme le « lieu de perdition et de tous les vices », de la même façon que Rutebeuf s’y était peut-être déjà ruiné au jeu de dés (la Griesche d’Hiver), deux siècles auparavant, certains pouvaient encore, du temps de Villon, y sombrer dans l’excès et y laisser tous leurs deniers, quand ce n’était pas leur fond de culotte. C’est d’ailleurs toute la morale de cette ballade narquoise et fataliste du jour.

Ballade de bonne doctrine
à ceulx de mauvaise vie

Car or’, soyes porteur de bulles, (1)
Pipeur* (tricheur) ou hésardeur de dez,
Tailleur de faulx coings* (fausse monnaie), tu te brusles
Comme ceux qui sont eschaudez  (2);
Trahistres* (traîtres) pervers, de foy vuydez ;
Soyes larron, ravis ou pilles :
Où en va l’acquest* (les gains, le profit), que cuydez* (croyez-vous)?
Tout aux tavernes et aux filles.

Ryme, raille, cymballe, luttes, (3)
Hante tous autres eshontez ;
Farce, broille* (joue la comédie) , joue des flustes ;
Fais, ès villes et ès cités,
Fainctes, jeux et moralitez,
Gaigne au berlan* (brelan) , au glic* (jeu de cartes), aux quilles :
Où s’en va tout ? Or escoutez :
Tout aux tavernes et aux filles.

De telz ordures te reculles,
Laboure, fauche champs et prez,
Serz (4), et panse chevaulx et mulles,
S’aucunement tu n’es lettrez ;
Assez auras, se prens en grez.
Mais, se chanvre broyes ou tilles,
Ne tends ton labour qu’as ouvrez
Tout aux tavernes et aux filles.

Chausses, pourpoinctz esguilletez
Robes, et toutes vos drapilles* (harde, petit linge),
Ains* (avant) que cessez, vous porterez
Tout aux tavernes et aux filles.


NOTES

(1) porteurs de bulles : prêcheur de bonnes paroles ou plutôt faux prêcheur? La traduction de JHL Prompsaut est contestée par PL Jacob qui ne la clarifie pas pour autant. Dans La Vie de Lazarillo de Tormes, fiction célèbre de la littérature espagnole, datant de 1554, on trouve mention d’un porteur de (fausses) bulles, « franc scélérat » qui abuse de la crédulité et des deniers des gens en leur prêchant de fausses vérités religieuses. Cela serait assez dans le ton de la poésie de Villon et de sa première strophe sur les tricheurs au jeu, les faux monnayeurs, etc. 

(2) Ebouillanté était la punition qu’on réservait aux faux-monnayeurs. 

(3) Impératif : fais des vers, des satires ou des moqueries (bouffon), joue de la cymbale ou du luth.

(4) trouve-toi un travail, mets toi au service de quelqu’un, 

 En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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