Archives de catégorie : Musiques, Poésies et Chansons médiévales

Vous trouverez ici une large sélection de textes du Moyen âge : poésies, fabliaux, contes, chansons d’auteurs, de trouvères ou de troubadours. Toutes les œuvres médiévales sont fournis avec leurs traductions du vieux français ou d’autres langues anciennes (ou plus modernes) vers le français moderne : Galaïco-portugais, Occitan, Anglais, Espagnol, …

Du point du vue des thématiques, vous trouverez regroupés des Chansons d’Amour courtois, des Chants de Croisade, des Chants plus liturgiques comme les Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille, mais aussi d’autres formes versifiées du moyen-âge qui n’étaient pas forcément destinées à être chantées : Ballades médiévales, Poésies satiriques et morales,… Nous présentons aussi des éléments de biographie sur leurs auteurs quand ils nous sont connus ainsi que des informations sur les sources historiques et manuscrites d’époque.

En prenant un peu le temps d’explorer, vous pourrez croiser quelques beaux textes issus de rares manuscrits anciens que nos recherches nous permettent de débusquer. Il y a actuellement dans cette catégorie prés de 450 articles exclusifs sur des chansons, poésies et musiques médiévales.

Le miracle de la cantiga de Santa Maria 47 et l’apparition du démon à un moine ivre

Sujet : musique médiévale, Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracle, Sainte-Marie, démon, apparition, vin, ivresse.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur : Alphonse X  (1221-1284)
Titre : CSM 47  « Virgen Santa María,
guarda-nos, se te praz
« 
Interprète : ArteFactum
Album : En el scriptorium (2006)

Bonjour à tous,

os pérégrinations médiévales du jour nous entraînent à la cour d’Alphonse X de castille, au cœur de l’Espagne du XIIIe siècle. Nous y recroiserons le large corpus des Cantigas de Santa Maria que le sage et savant monarque espagnol compila sous son règne.

C’est la cantiga de Santa Maria 47 qui sera, aujourd’hui, l’objet de notre intérêt. A l’habitude, nous vous proposerons un commentaire de ce chant médiéval, accompagné de sa partition ancienne, de sa traduction en français moderne, mais encore une belle version en musique.

L’importance des cantigas de Santa Maria

Avec plus de 420 chants dédiés à la vierge Marie, les cantigas de Santa Maria d’Alphonse X restent un témoignage essentiel de la musique comme du culte marial de cette partie du Moyen Âge. C’est aussi une source importante pour l’étude du galaïco-portugais, langue largement en usage dans la littérature de la péninsule ibérique médiévale de cette période.

En matière de legs, les partitions comme les paroles des cantigas de Santa Maria ont été consignées dans de très beaux manuscrits médiévaux. S’ils n’abondent pas, ils nous sont parvenus en nombre suffisant pour restituer l’ensemble du corpus. Ils sont aussi superbement conservés.

Sur la scène des musiques anciennes et médiévales, les plus célèbres formations comme les plus modestes ont d’ailleurs été nombreuses à s’attaquer à la restitution de ces chants mariaux. Les enluminures foisonnantes de certains manuscrits des cantigas se sont aussi avérées très utiles pour les musicologues et les amateurs d’ethnomusicologie. Elles ont, en effet, permis (et permettent encore) à tous ces musiciens et experts de retrouver les instruments d’époque utilisés pour jouer les cantigas d’Alphonse X.

Un roi troubadour sur les traces du culte marial

Quelle est l’origine des cantigas de Santa Maria ? En suivant leur préface, elles sont nées du désir d’Alphonse X d’exercer son « art de trobar », tout en rendant hommage à la vierge Marie. De fait, on prête généralement au souverain une partie importante de la composition de ces chants aux influences musicales et poétiques troubadouresques. Certaines de ses chansons hors du corpus de CSM nous apprennent, par ailleurs, que le roi espagnol était un grand amateur et connaisseur de l’art de trobar.

Dans cette même tradition des troubadours du sud de la France médiévale, les chants mariaux des CSM restent monodiques. On retrouve aussi, tout au long des textes, un poète très soucieux d’entretenir une relation étroite à son auditoire, un peu à la façon d’un jongleur itinérant ou d’un conteur de fabliau : « on m’a dit », « j’ai entendu dire », « je vais vous conter ici » ….

Des miracles en provenance de multiples lieux

Dans les cantigas de Santa Maria, le souverain espagnol, aussi pieux que féru de littérature, nous invite à parcourir les différentes routes et lieux de pèlerinages médiévaux dédiés à la Sainte. L’angle choisi est principalement celui des miracles mais le corpus contient également des chants de louanges (quarante-quatre en tout) qui viennent rythmer ce corpus et s’insérer entre les récits miraculeux.

Concernant leurs origines, les récits de miracles des CSM viennent en grand nombre des différentes provinces de l’Espagne médiévale. Toutefois, ils peuvent aussi déborder largement des frontières de la péninsule ibérique. Des histoires venues de l’Europe médiévale, de l’Afrique du nord, et même du Moyen-Orient y sont mentionnées. C’est donc un voyage dans le monde spirituel autant que dans la géographie médiévale et ses pèlerinages qui nous est proposé.

Exemplarité et dévotion à portée de tous

En plus des louanges faites à Marie, l’occasion est aussi donnée à l’auteur des cantigas de sensibiliser son auditoire à l’exemplarité de la foi et aux bénéfices directs que tout sujet peut en retirer, si modeste et humble soit-il. Les miracles des cantigas de Santa Maria sont, en effet, presque tout entiers centrés sur les individus, leurs misères et leur dévotion (grande, absente ou défaillante).

Qu’il suffise au lecteur de feuilleter ces récits ou de découvrir leur traduction. Il se rendra vite compte qu’au delà de leur dimension fantastique, la vocation de ces chants mariaux est d’illustrer, dans les grandes largeurs, à quel point la foi mariale peut soulever des montagnes pour tout un chacun, par delà sa condition et même sa religion.

On notera aussi que ces miracles ont toujours des refrains simples à retenir. En scandant le récit, ils semblent inviter l’audience à la reprise en chœur des louanges à la Sainte et on se prend à imaginer leur usage sur les routes des pèlerinages.

Culte marial et dévotion médiévale à la vierge

Au Moyen Âge central et particulièrement au XIIIe siècle, le culte marial est à la génèse d’un grand nombre de récits de miracles qui nourrissent la foi des pèlerins alors nombreux à se rendre vers les lieux saints édifiés en dévotion à la vierge. Les cantigas reflètent cette grande diversité, autant que cette effervescence et cette ferveur à l’endroit de l’image de la vierge.

La dévotion mariale traversera cette partie du Moyen Âge et la suivante en inspirant les auteurs les plus divers, clercs, religieux, troubadours et trouvères. On fait alors appel à la Sainte pour qu’elle intercède auprès de son fils, le Dieu mort en croix. En plus de sa grande mansuétude et sa grande bonté, on lui prête aussi la capacité d’avoir l’oreille du Christ.

Cet amour suscité par Marie prendra des formes diverses, dans des textes profanes comme religieux. Il héritera quelquefois même de certains éléments de la lyrique courtoise pour devenir le plus pur des amours, celui de la dame inaccessible, la fleur des fleurs idéale que l’on ne pourra jamais prétendre approcher tout à fait.

La cantiga de Santa Maria 47 : ivresse démoniaque & salvation miraculeuse

La partition de la Cantiga de Santa Maria 47 dans le manuscrit médiéval Codice Rico de la Bibliothèque de l'Escurial

Le récit de la Cantiga de Santa Maria 47 est celui d’un miracle. Il y sera question de vin. Pourtant, nous sommes loin, ici, des noces de Cana ou même de la Cantiga 23 sur le même thème. En fait d’usage divin du breuvage ou de changement d’eau en vin, c’est cette fois le démon qui tentera de tirer partie des vertus alcoolisées du jus de la treille.

Un pauvre moine, dévot d’ordinaire, en fera les frais. Emporté par son élan et la ruse du démon, il en boira plus que son compte. Finalement plongé dans un état avancé d’ébriété, il se décidera tout de même à se rendre à l’église. Hélas ! il en faudra plus pour arrêter le démon et le frère subira ses assauts répétés. Ce dernier prendra même diverses formes dans une sorte de défilé dantesque, pour empêcher le dévot de se rendre à l’office. Il faudra alors une invocation fervente de la vierge et une intercession de cette dernière pour secourir le moine égaré.

Un rappel à l’ordre bénédictin pour le moine dévot

L’histoire ne nous dit pas si le moine était bénédictin. Une fois sauvé des griffes du démon par l’intervention de la Sainte, il se verra toutefois rappeler indirectement un des préceptes déjà cher à Saint Benoit pour régler la vie des moines : « Nous lisons que le vin ne convient aucunement aux moines. Pourtant, puisque, de nos jours, on ne peut en persuader les moines, convenons du moins de n’en pas boire jusqu’à satiété, mais modérément, car le vin fait apostasier même les sages.« 

Paroles et enluminures de la CSM 47 dans le manuscrit T1 de la Bibliothéque du monastère de Saint-Laurent de l'Escurial
Les Somptueuses enluminures de la cantiga de Santa Maria 47 dans le codice Rico

Métamorphoses, apparitions démoniaques
et combat au grand jour du bien et du mal

A l’image d’autres récits des cantigas de Santa Maria, le miracle de la CSM 47 met en scène, de manière particulièrement spectaculaire, l’opposition du bien et du mal et leur intervention directe dans le quotidien de l’homme médiéval. Fourbe et tentateur, le malin peut y prendre les formes les plus diverses pour tenter les plus assidus.

Rien n’est pourtant jamais gagner d’avance pour lui non plus et il se trouve confronté plus d’une fois aux forces divines incarnées par Marie. Elle peuvent apparaître, en un éclair, au secours du malheureux pour peu que ce dernier les invoque avec sincérité. Gare alors au démon qu’elle que soit sa ruse ou ses formes ! Face à la Sainte, il ne pèse guère et le voilà rendu à se carapater.

A travers leur déroulement, les récits des cantigas illustrent parfaitement comment le magique peut surgir au détour de n’importe quel virage au Moyen Âge. On pourra repenser à nouveau ici à cette citation de Jacques le Goff sur « ce diable médiéval si peu avare d’apparitions« . Dans ce monde pétri de transcendance, de craintes de fauter comme d’espoirs de salut, le spirituel et le surnaturel ont acquis le droit de s’inviter et de se manifester, à n’importe quel moment, dans le temporel.

Aux sources médiévales de cette cantiga

Pour les sources, partitions et enluminures de cette cantiga, nous nous sommes accompagnés, tout au long de cet article, du très beau Codice Rico de la Bibliothèque Royale du monastère de l’Escurial à Madrid. Ce manuscrit, médiéval daté de 1280 et référencé Ms. T-I-1, contient l’ensemble des cantigas de Santa Maria et leur notation musicale. Vous pouvez le consulter en ligne sur le site digital officiel de la Bibliothèque. Place maintenant, et comme promis, à une belle version en musique avec ArteFactum !

La Cantiga 47 par l’ensemble médiéval ArteFactum

L’ensemble ArteFactum & les cantigas

Nos lecteurs connaissent désormais Artefactum. Formé en 1995, cet ensemble de musiques médiévales andalou a, depuis, fait montre d’un grand talent pour restituer le monde médiéval et ses musiques.

Discographie & programmes

Au terme d’une carrière de prés de 30 ans, la discographie d’ArteFactum est finalement assez sélective et réduite. Elle compte un total de six albums produits au fil des ans. Les sujets sont aussi variés que les danses du Moyen Âge, les chants de troubadours, les Carmina Burana, ou encore les musiques médiévales de pèlerins ou celles autour des fêtes de Noël. Les Cantigas de Santa Maria ont également fourni le thème d’un album relativement précoce dont est tirée la pièce du jour.

Si cette formation de musiques médiévales, n’a pas sorti grandes quantités d’albums, il faut souligner la grande richesse de ses prestations scéniques. Ses programmes dépassent, en effet, de loin les enregistrements studios en terme de thématique. Enfin, si l’ensemble ArteFactum est particulièrement actif sur la scène médiévale espagnole, on peut également le retrouver sur d’autres scènes européennes. Il a même fait voyager sa passion pour les musiques du Moyen Âge jusqu’en Australie ! Pour suivre Artefactum, vous pouvez retrouver son actualité ici (en espagnol et anglais).

En El Scriptorium l’album
un bel hommage aux cantigas d’Alphonse X

En 2006, l’ensemble médiéval partait à la rencontre des cantigas de Santa Maria et quelle rencontre ! Intitulé « En el Scriptorium« , l’album présente onze pièces de haute tenue pour 56 minutes d’écoute.

L'album "En el Scriptorium" de l'ensemble médiéval Arte Factum.

Les arrangement musicaux, autant que les performances vocales font de cet album une vraie réussite. La voix de la chanteuse soprano Mariví Blasco y apporte aussi une vraie note de fraîcheur. Pour le reste, tout y est joyeux, virevoltant, enlevé et ArteFactum signe, à nouveau là, une très belle production.

En el Scriptorium est, pour le moment, annoncé comme épuisé sur le site officiel de l’ensemble musical. En cherchant un peu, vous pourrez peut-être le débusquer au format CD chez votre meilleur disquaire. Dans l’hypothèse contraire, voici un lien utile pour le trouver en ligne au format MP3.

Musiciens ayant participé à cet album

Mariví Blasco (voix), Francisco Orozco (voix et luth), Vicente Gavira (voix), José Manuel Vaquero (vielle à roue, chœur, organetto), Juan Manuel Rubio (santour, viole, harpe médiévale, chœur), Ignacio Gil (flûtes, chalemie, flûte traversière, chœur), Álvaro Garrido (percussions, tambourin, astrabal, tombak, …)


La cantiga de Santa Maria 47
et sa traduction en français moderne

Esta é como Santa María guardou o monge, que o démo quis espantar por lo fazer perder.

Virgen Santa María,
guarda-nos, se te praz,
da gran sabedoría
que eno démo jaz.

Ce chant raconte comment Sainte Marie protégea un moine que le démon voulut effrayer afin qu’il se perde.

Vierge Sainte-Marie,
Sauve nous, s’il te plait,
De la grande ruse
Qu’il y a dans le démon.

Ca ele noit’ e día punna de nos meter
per que façamos érro, porque a Déus perder
hajamo-lo téu Fillo, que quis por nós sofrer
na cruz paxôn e mórte, que houvéssemos paz.
Virgen Santa María…

Car de nuit comme de jour, il lutte
Pour que nous commettions des erreurs, qui nous font perdre Dieu
ton fils, qui a voulu pour nous souffrir,
La passion et la mort sur la croix, pour que nous connaissions la paix,

Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait,
De la grande ruse qui réside dans le démon.

E desto, méus amigos, vos quér’ óra contar
un miragre fremoso, de que fix méu cantar,
como Santa María foi un monge guardar
da tentaçôn do démo, a que do ben despraz.
Virgen Santa María…

Et à propos de cela, mes amis, je veux vous conter à présent,
Un merveilleux miracle, dont j’ai fait mon chant,
Et qui conte comment Sainte Marie garda un moine
De la tentation du démon qui a le Bien en horreur,

Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait,
De la grande ruse qu’il y a dans le démon.

Este monj’ ordinnado éra, segund’ oí,
muit’, e mui ben sa orden tiínna, com’ aprendí
mas o démo arteiro o contorvou assí
que o fez na adega bever do vinn’ assaz.
Virgen Santa María…

Ce moine était ordonné, d’après ce que j’ai entendu
Et il suivait la règle avec application, comme j’ai pu l’apprendre
Mais le démon plein de ruse le perturba (contorver /détourner) de telle façon
Que dans le cellier, il lui fit boire du vin en excès.

Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait,
De la grande ruse qu’il y a dans le démon.

Pero beved’ estava muit’, o monge quis s’ ir
dereit’ aa eigreja; mas o dém’ a saír
en figura de touro o foi, polo ferir
con séus córnos merjudos, ben como touro faz.
Virgen Santa María…

Bien que passablement ivre, le moine voulut aller
Directement à l’Eglise, mais le démon vint à sa rencontre
Sous la forme d’un taureau, et se précipita sur lui pour le charger
le front baissé et toutes cornes dehors, comme le fait un taureau.

Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait,
De la grande ruse qu’il y a dans le démon.

Quand’ esto viu o monge, fèramên s’ espantou
e a Santa María mui de rijo chamou,
que ll’ apareceu lógu’ e o tour’ amẽaçou,
dizendo: “Vai ta vía, muit’ és de mal solaz.”
Virgen Santa María…

Quand le moine vit cela, il en fut terriblement effrayé
Et il appela Sainte Marie avec tant de force
Qu’elle apparut sur le champ et menaça le taureau
En disant : « Passe ton chemin, toi qui n’est que nuisance.


Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait,
De la grande ruse qu’il y a dans le démon.

Pois en figura d’ hóme pareceu-ll’ outra vez,
longu’ e magr’ e veloso e negro come pez;
mas acorreu-lle lógo a Virgen de bon prez,
dizendo: “Fuge, mao, mui peor que rapaz.”
Virgen Santa María…

Puis, le démon apparut cette fois, sous la forme d’un homme,
Mince et tout poilu, noir comme la poix ;
Mais la Vierge de haute valeur, s’en approcha sans tarder
En disant : « Fuis, malin, pire que le pire des laquais »
(1).

Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait,
De la grande ruse qu’il y a dans le démon.

Pois entrou na eigreja, ar pareceu-ll’ entôn
o démo en figura de mui bravo leôn;
mas a Virgen mui santa déu-lle con un bastôn,
dizendo: “Tól-t’, astroso, e lógo te desfaz.”
Virgen Santa María…

Puis le moine entra dans l’église et lui apparût alors
Le démon, sous la forme d’un lion furieux.
Mais la vierge très sainte le frappa avec un bâton,
En disant : « Ote toi d’ici, oiseau de mauvais augure
(2) et disparais sur le champ »

Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait,
De la grande ruse qu’il y a dans le démon.

Pois que Santa María o séu monj’ acorreu,
como vos hei ja dito, e ll’ o medo tolleu
do démo e do vinno, con que éra sandeu,
disse-ll’: “Hoi mais te guarda e non sejas malvaz.”
Virgen Santa María…

Après que Sainte Marie eut secouru son moine,
Comme je viens de vous le conter, et que sa peur s’en fut
Du démon comme du vin qui l’avaient rendu fou,
Elle lui dit : à partir de maintenant, fais plus attention à toi et ne sois pas méchant.
(3)

Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait,
De la grande ruse qu’il y a dans le démon.


Vous pouvez retrouver ici l’index de toutes les Cantigas de Santa Maria étudiées et traduites jusqu’à présent.

En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Notes :

(1) On trouve en galicien médiéval une forme du mot « rapaz » utilisée, de manière péjorative, pour désigner la rapacité de certains valets, serviteurs. Nous avons donc choisi ici « Laquais ». On trouvera des traductions plus littérales qui prennent comme référence l’oiseau rapace. En langue française, on pourrait peut-être utiliser « vautour » pour raccrocher sur cette idée dépréciative. Concernant les acceptions variées du mot rapace en galicien médiéval, voir ce lien sur l’institut d’études galiciennes de l’Université de Santiago de Compostelle.

(2) Astroso : créature mauvaise, perfide, funeste.

(3) Malvaz : littéralement « méchant ». Ne fais pas le mal, ne commets pas de péchés, comporte toi selon la règle.

Un rondeau fataliste d’Eustache Deschamps sur la chance et le sort

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, rondeau, malheur, malchance, chance.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Eur et meseur, a tout considerer»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T IV,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous retrouvons Eustache Deschamps, le temps d’un rondeau. Cette courte pièce fera écho à quelques autres ballades déjà croisées chez ce poète et officier de cour du Moyen Âge tardif, sur le thème de la fortune : « eur », « heur » (la chance, le sort, la bonne fortune) et son opposé « meseur » (le malheur, le mauvais sort, la malchance).

Roue de fortune et fatalisme

Comment échapper à la roue de fortune ? Dans les mentalités médiévales, elle tourne inexorablement entrainant, sans distinction, les plus puissants comme tous les autres dans la chute au moment où ils s’en croyaient prémunis, ou faisant, au contraire, monter au pinacle (mais pour combien de temps ?) ceux qui se pensaient condamnés à rester indéfiniment déshérités et malchanceux.

Cette roue du sort aurait-elle arrêté de tourner pour le pauvre Eustache Deschamps ? A maintes reprises dans son œuvre, il nous aura conté ses misères et ses déboires, qu’ils siègent dans l’ingratitude et le manque de reconnaissance de son travail par les puissants, ou encore dans sa pauvreté, son domaine pillé et mis à sac, ou dans la vieillesse qui l’assaille et le trouve sans grand moyen et en santé précaire à l’hiver de sa vie.

Dans le rondeau du jour, on retrouvera notre poète du XIVe siècle résigné et fataliste. L’homme aura beau y faire si fortune ne l’accompagne pas et que le malheur suit ses pas, quoi qu’il entreprenne, il ne fera que se trouver encore plus accablé. A l’inverse, si le sort lui sourit, il aura gagné, quoiqu’il fasse, une sorte d’immunité contre l’adversité. Le propos semble générique mais ne laisse guère de doute sur l’humeur de celui qui tient la plume. Il peut même personnellement témoigner que chacun peut nuire à celui pour lequel le vent de la chance a tourné.

Le rondeau D'Eustache Deschamps accompagné d'une enluminure sur la roue de Fortune tirèe d'un Manuscrit médiéval du XIVe siècle.

Aux sources manuscrites de ce rondeau

Aux sources de cette poésie, nous revenons, une fois encore, au Français 840 de la BnF (consultable sur le site Gallica.fr). Ce manuscrit, daté du début du XVe siècle, est tout entier consacré à Eustache Deschamps. Sans grandes fioritures, il étale sur près de 1200 feuillets, l’œuvre extrêmement prolifique de l’auteur du Moyen Âge tardif.

Pour la transcription moderne de ce rondeau, nous nous dirigeons, à l’habitude, sur le large travail de compilation effectué entre la deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe par le Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Paris. Vous pourrez donc retrouver cette pièce au Tome IV des Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps établies par le bon soin de ces deux auteurs.

La mise en scène de soi dans la poésie d’Eustache

Le rondeau D'Eustache dans le manuscrit médiéval Français 840 de la BnF.

Comme les goliards ou un Rutebeuf l’avaient fait avant lui et comme un François Villon ou un Meschinot y souscriront un peu plus tard, dans son œuvre, Eustache Deschamps ne s’est pas privé de mettre en scène ses propres déboires et les revers de sa destinée.

Dans cette posture du poète qui cible un auditoire, en général, plutôt aristocratique (princes, courtisans, gens de cour, etc…), afin de le prendre à témoin de ses malheurs personnels, on est bien enclin d’imaginer que l’auteur force quelquefois le trait pour s’attirer quelques faveurs. A défaut d’en appeler à des jauges psychologiques mal calibrées, il faut au moins faire le constat qu’Eustache Deschamps s’inscrit ici dans une tradition littéraire qu’il prolonge et étoffe à la lumière de son propre chemin de vie (1).

Dans d’autres textes, la mise en scène de ces traits ira même chez lui jusqu’à l’exagération comique et l’auto-dérision. L’humour prendra alors, des tours physiques et burlesques quand il se couronnera, lui-même, « roi des laids ». Ce n’est pas le cas dans le rondeau du jour dont le ton assez fataliste et impersonnel laisse deviner un Eustache plutôt désabusé face à son propre sort.


Eur et meseur, a tout considerer
dans le Moyen Français d’Eustache

Au monde n’a au jour d’hui que ces deux
Eur et meseur, a tout considerer,
Dont l’un fait bien et l’autre desperer:
Aler partout peu cil qui est eureux
On ne lui peut ne nuire ne grever ;
Au monde n’a au jour d’hui que ces deux
Eur et meseur, a tout considerer.


Maiz bien se gard toudiz le maleureux
Car il ne peut fors meschance trouver :
Chascuns li nuit si puis dire et prouver ;
Au monde n’a au jour d’uy que ces deux
Eur et meseur, a tout considerer,
Dont l’un fait bien et l’autre desperer:

Traduction en Français actuel

A notre époque, tout bien considéré,
seul importe la chance ou le mauvais sort
l’un fait le bien, l’autre le désespoir.
Celui qui est chanceux peut aller en tout lieu
Nul ne pourra lui nuire ni lui faire du tort ;
De nos jours, tout bien considéré,
Seuls comptent la chance ou le mauvais sort.


Mais qu’il se défie bien de tout, le malheureux,
Car, quoiqu’il fasse, il ne pourra trouver que malchance.

Chacun lui nuira, ainsi puis-je l’affirmer et le prouver ;
En notre temps, tout bien considéré,
Il n’y a que la chance ou le mauvais sort qui comptent
l’un fait le bien, l’autre le désespoir
.


Quelques autres poésies médiévales & articles sur le même sujet :
La roue de fortune, Anonyme
Fortune & ses joies, Christine de Pizan
De Fortune me doit Plaindre, Guillaume de Machaut
La paix de Rutebeuf, sur le je & le jeu du poète médiéval

En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

(1) Voir l’article François Villon au miroir d’Eustache Deschamps Florence Bouchet Université Toulouse – Jean Jaurès PLH : Patrimoine, Littérature, Histoire, dans Villon à la lettre, articles réunis par Nathalie Koble, Amandine Mussou, Anne Paupert et Michelle Szkilnik,

NB : l’enluminure de l’illustration (roue de fortune) provient du Manuscrit 0264 de la Bibliothèque de l’Institut de Paris. Daté du XIVe siècle, cet ouvrage contient la Consolation de Philosophie texte demeuré anonyme, ainsi que le testament de Jean de Meun et divers autres textes liturgiques. Vous pouvez consulter quelques-unes de ses enluminures sur le site de la bibliothèque.

Ars nova : les déboires amoureux du compositeur Francesco Landini

Sujet :  musique médiévale, musiques anciennes, ballade polyphonique, Ars nova, chanson médiévale, amour courtois, sentiment amoureux.
Période :  Moyen Âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Francesco Landini (1325-1397)
Titre :  Gran piant agli ochi
Interprètes :  Ensemble 400
Concert : Eglise de Saint-Georges Martyre, Milan, Italie (2022).

Bonjour à tous,

ous partons, aujourd’hui, à la découverte de nouvelles musiques médiévales, du côté de l’Italie du Moyen Âge tardif. A cette occasion, nous croiserons, à nouveau, l’organiste et maître de musique Francesco Landini, grand représentant de l’Ars Nova florentin du XIVe siècle.

Tristesse & douleur de la séparation

La chanson du jour est une ballade polyphonique. C’est aussi une nouvelle pièce courtoise du compositeur florentin du trecento. Meurtri par une séparation brutale d’avec sa belle, Landini nous contera ses déboires amoureux. Dans le pur style de l’amant courtois, il y fera étalage de sa douleur et de sa peine et, s’adressant à l’objet de son désir, il lui affirmera sa volonté de ne plus s’enticher d’aucune autre, si cet amour devait s’arrêter à jamais.

Ce n’est pas la première fois que Landini s’épanche sur sa douleur et ses déconvenues amoureuses. On se souvient même que la formation médiévale La Reverdie avait dédié un album complet à cette partie du répertoire du maître de musique italien (voir l’occhio del cor et les yeux tristes de Francesco Landini).

La chanson médiévale de Landini dans le Codex Squarcialupi (Ms Med Pal 87), manuscrit ancien du XVe siècle.

Aux sources manuscrites de cette ballade

A l’habitude, du point de vue des sources anciennes et manuscrites, c’est le très beau Codice Squarcialupi (Ms Med Pal 87) qui nous servira ici de guide. Ce manuscrit daté des débuts XVe siècle est actuellement conservé à la Bibliothèque Laurentienne de Florence. Sur l’image ci-dessus, vous retrouverez la chanson polyphonique du jour, accompagnée de sa partition d’époque.

Pour la version en musique de cette pièce de Francesco Landini, nous vous proposons de découvrir l’interprétation de l’Ensemble 400, à l’occasion d’un concert donné, en décembre 2022 à l’Eglise de Saint-Georges Martyre, de Milan. On doit cet enregistrement à Edoardo Lambertenghi, youtubeur et technicien du son milanais passionné de musiques anciennes dont la chaîne est très riche en contenu.


L’ensemble 400 et la passion
des musiques médiévales et anciennes

Actif depuis plus de 15 ans sur la scène des musiques anciennes, l’Ensemble 400 est une formation italienne spécialisée dans un répertoire médiéval et renaissant qui s’étend du XIIIe au XVe siècle. Fondée par des experts dans le domaine des musiques anciennes, elle explore un territoire qui s’étend aux musiques profanes et liturgiques de la France, l’Angleterre et l’Italie médiévales.

L’Ensemble 400 est issu de Musicaround, association italienne établie à Gênes et qui se dédie à la promotion des musiques anciennes, depuis l’organisation de concerts et d’événements à l’enseignement de ces dernières. Vous pourrez retrouver l’actualité de cette formation sur le site officiel de l’association . A date, ils se sont déjà produits dans de nombreux festivals, principalement en Suisse et en Italie.

Membre de l’Ensemble 400

Marcello Serafini (viele), Giuliano Lucini (luth), Maria Notarianni (harpe, vièle), Vera Marenco (voix), Alberto Longhi (voix).


Gran piant agli ochi ou la douleur amoureuse
par Francesco Landini

Gran piant agli ochi, greve dogli al core
Abbonan sempre l’anima, si more.

Per quest’amar’ et aspra diapartita
Chiamo la mort’ e non mi vuol udire.
Contra mia volglia dura questa vita,
che mille morti mi convien sentire.

Ma bench’i’ viva, ma’non vo’seguire
Se non vo’, chiara stella et dolce amore.

Gran piant agli ochi …

Traduction française de cette pièce

Grande peine aux yeux, grande douleur au cœur
Abondent toujours, tandis que l’âme se meurt.

A cause de cette séparation amère et âpre
J’appelle la mort mais elle ne veut m’entendre.
Contre ma volonté, cette vie perdure,
Et il me faut endurer plus de mille morts.

Mais même si je suis en vie, je ne veux plus poursuivre
Aucune autre que vous, brillante étoile et doux amour.

Grande peine aux yeux, grande douleur au cœur


En vous souhaitant très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : sur image d’en-tête, on retrouve l’enluminure de Francesco Landini dans le Codex Squarcialupi, ainsi que le feuillet correspondant à la ballade polyphonique du jour.

Au XIVe siècle, Un éloge du retour à la vie pastorale, par Eustache Deschamps

Ballade Médiévale Eustache Deschamps

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, poésie, poésie morale, chanson royale, vie rurale, vie curiale, pastourelle.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «En retournant d’une court souveraine»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T III,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

n ce mois de rentrée, il n’est plus temps pour nombre d’entre nous de batifoler dans la campagne, ou de se couler gentiment sur le bord d’un ruisseau chantant ou à l’ombre d’un grand arbre.
Alors, contre la grisaille de cette reprise et pour retarder un peu l’arrivée de l’automne, quoi de mieux qu’une poésie pastorale ? Ce sera l’occasion de reprendre un bol d’air, au moins en esprit, pour se préparer à l’arrivée d’octobre.

Eustache face à Robin et Marion

La pièce médiévale du jour prendra la forme d’une chanson royale. Sous la plume du très prolifique Eustache Deschamps (poète des XIVe/XVe siècle), elle nous invite à une escapade champêtre plutôt légère.

« En revenant d’une cour souveraine« , dès le premier vers, l’auteur plante rapidement le décor de sa poésie. Dans sa célébration de la vie rurale contre la vie curiale et les curiaux, il croisera en chemin Robin et Marion. Au Moyen Âge, on retrouve les deux jeunes amoureux favoris des pièces champêtres médiévales des jeux du trouvère Adam de la Halle mais aussi de bien d’autres pastourelles.

Pourtant, pour trancher avec de nombreuses pièces du genre, point de chevalier entreprenant, ici, pour venir bouleverser l’équilibre du tableau, en pensant abuser de la jeune bergère ou à la tenter avec de fausses promesses. Loin des jeux d’influences et de pouvoir de certaines pastourelles, Eustache Deschamps se pose en témoin distant et respectueux, se laissant même séduire par la scène vie champêtre qui se déroule sous ses yeux.

On notera, au passage, qu’on est également à bonne distance de certaines des farces d’un Clément Marot. Au XVIe siècle, le poète de Cahors n’hésitera pas en effet à faire de Marion et Robin un sujet de grivoiseries, dans une tradition humoristique renouant peut-être avec le peu de finesse, voire la lourdeur rétrospective, de certaines pastourelles.

Eustache Deschamps - Chant royal illustrée avec enluminure

Vie rurale contre vie curiale

Sur le fond, Eustache n’en est pas à sa première dénonciation des artifices de la vie de cour. Il leur a même consacré plusieurs ballades assez salées (Voir ces deux ballades par exemple ). Toutefois ici, il se situe plus dans l’esprit d’un Philippe de Vitry et son dit de Franc-Gontier (XIVe siècle). S’il s’agit de pointer clairement les affres de la vie curiale, le sujet est bien également l’élévation de la vie rurale et de ses qualités. Robin est un être libre : «J’ay franc vouloir, le seigneur de ce monde». Les gens de cours sont des serfs. Eustache s’unit à un certain mouvement de pensée des XIVe/XVe siècles dans lequel on retrouvera cette dénonciation de la vie curiale mis en opposition avec un ailleurs champêtre comme horizon et comme symbole d’un retour à une vie plus libre et authentique.

Des auteurs contre la vie de cours et ses poisons

Dans la veine d’Eustache, d’autres auteurs comme Alain Chartier mettront, eux-aussi, en avant les vices et le poison des couloirs de la cour contre les avantages de la vie hors du sérail et sa belle innocence (Le Curial, 1427). Lieu de mauvaise vie et de tous les excès, siège des jeux d’influence où tout les coups sont permis, repère des envieux, des flatteurs, des hypocrites et des sournois qui y usent leur santé comme leur moralité, la cour du Moyen Âge tardif n’est pas très reluisante sous la plume acerbe de certains auteurs d’alors. Les choses ont-elles vraiment changé dans les allées du pouvoir moderne ? Rien n’est moins sûr.

Tout cela étant dit, on pourra, certes, trouver l’envolée du poète du Moyen Âge tardif un peu candide, avec ces jeunes paysans dépeints comme inatteignables et qui n’auraient rien à craindre de la vie, ni vols, ni pillages, ni maladie. Un long fleuve tranquille en somme, mais il est bien question ici de valoriser l’authenticité de la vie rurale par contraste avec un séjour à la cour. Aussi, peut-on bien pardonner à Eustache ce portrait un peu idyllique qui a le mérite de donner un tour léger à sa poésie.

Il faut aussi se souvenir qu’à d’autres occasions, il a su témoigner sans concession des injustices et des ravages de la guerre de cent ans sur les petites gens et sur les campagnes.

Aux sources de cette chanson royale

La Chanson royale "En retournant d’une court souveraine" dans le manuscrit médiéval français 840
Le chant royal d’Eustache dans le Manuscrit français 940 de la BnF

Pour les sources manuscrites et historiques de cette poésie, nous vous renvoyons au Français 840 de la BnF. Avec près de 1500 pièces pour 582 feuillets, ce manuscrit médiéval du XVe siècle est tout bonnement incontournable pour découvrir l’œuvre complète d’Eustache Deschamps. Quant à la transcription en graphie moderne, c’est du côté du travail du Marquis de Queux de Saint Hilaire que nous sommes allés chercher, au Tome III de son imposant travail de retranscription des Œuvres complètes d’Eustache Deschamps (opus cité).


En retournant d’une court souveraine
chanson royale d’Eustache Deschamps

NB : le moyen-français d’Eustache ne pose pas particulièrement de problèmes aussi quelques clefs de vocabulaire devraient vous suffire pour l’approcher sereinement.

En retournant d’une court souveraine
Ou j’avoie longuement sejourné,
En un bosquet, dessus une fontaine,
Trouvay Robin le franc, enchapelé,
Chapeauls de flours avoit cilz afublé
Dessus son chief, et Marion sa drue
(son amie).
Pain et civoz
(oignon) l’un et l’autre mangue :
A un gomer
(vase de bois) puisent l’eaue parfonde.
Et en buvant dist lors Robins qui sue :
J’ay Franc vouloir, le seigneur de ce monde.

Hé ! Marion, que nostre vie est saine !
Et si sommes de tresbonne heure né :
Nul mal n’avons qui le corps nous mehaigne.
Dieux nous a bien en ce monde ordonné.
Car l’air des champs nous est habandonné.
A bois couper quant je vueil m’esvertue.
De mes bras vif. je ne robe ne tue.
Seurs chante. je m’esbas a ma fonde.
Par moy a Dieu doit grace estre rendue :
J’ai Franc Vouloir, le seigneur de ce monde.

Tu puez filer chascun jour lin ou laine,
Et franchement vivre de ton filé,
Ou en faire gros draps de tiretaine
Pour nous vestir, se no draps sont usé.
Nous ne sommes d’omme nul habusé,
Car Envie sur nous ne mort ne rue.
De noz avoirs n’est pas grant plait en rue,
Ne pour larrons n’est droiz que me reponde
(cache).
Il me suffist de couchier en ma mue
(cabane, retraite).
J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde.

Juge ne craim qui me puist faire paine
Selon raison : je n’ay rien offensé.
Je t’aime fort, tu moy d’amour certaine.
Pas ne doubte que soie empoisonné.
Tirant ne craing : je ne sçay homme armé
Qui me peust oster une laitue.
Paour
(peur) n’ay pas que mon estat se mue :
Aussi frans vif comme fait une aronde
(hirondelle).
De vivre ainsi mon cuer ne se remue.
J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde.

Dieux ! qu’a ces cours ont de dueil et de paine
Ces curiaux
(gens de cour) qui dedenz sont bouté !
Je l’apperceu trop bien l’autre sepmaine,
C’un fais de bois avoie la porté.
Ilz sont tous sers : ce n’ay je pas esté.
Mangier leur vi pis que viande crue.
Ilz mourront tost, et ma vie est creue,
Car sanz excés est suffisant et ronde.
Plus aise homme n’a dessoubz ciel et nue :
J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde.

L’envoy

Prince, quant j’eu franc Robin escouté,
Advis me fut qu’il disoit verité :
En moy jugié sa vie belle et monde,
Veu tous les poins qu’il avoit recité.
Saige est donc cilz gardans l’auctorité :
J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde.


 En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : pour illustrer cet article, nous vous proposons en image d’en-tête, la page du ms Français 840 correspondant au chant du jour (à consulter sur Gallica). Elle est accompagnée d’un détail d’enluminure tiré du Livre d’Heures d’Etienne Chevalier, réalisé par Jean Fouquet. Daté de la deuxième moitié du XIVe siècle et contemporain d’Eustache. ce détail représente Sainte Marguerite filant la laine dans les prés, avec sa quenouille. Cette enluminure est actuellement conservée au Musée du Louvre. Avec le château en fond, nous restons dans notre thématique.
Pour l’illustration du chant royal de l’autre illustration (image dans le corps du texte), l’extrait d’enluminure provient du Livre d’Heures des Rothschild (le Rothschild Prayer Book). Daté du XVI siècle, ce manuscrit richement illuminé est un peu plus tardif. L’enluminure représente des bergers festoyant à l’annonce de la nativité.