Archives de catégorie : Musiques, Poésies et Chansons médiévales
Vous trouverez ici une large sélection de textes du Moyen âge : poésies, fabliaux, contes, chansons d’auteurs, de trouvères ou de troubadours. Toutes les œuvres médiévales sont fournis avec leurs traductions du vieux français ou d’autres langues anciennes (ou plus modernes) vers le français moderne : Galaïco-portugais, Occitan, Anglais, Espagnol, …
Du point du vue des thématiques, vous trouverez regroupés des Chansons d’Amour courtois, des Chants de Croisade, des Chants plus liturgiques comme les Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille, mais aussi d’autres formes versifiées du moyen-âge qui n’étaient pas forcément destinées à être chantées : Ballades médiévales, Poésies satiriques et morales,… Nous présentons aussi des éléments de biographie sur leurs auteurs quand ils nous sont connus ainsi que des informations sur les sources historiques et manuscrites d’époque.
En prenant un peu le temps d’explorer, vous pourrez croiser quelques beaux textes issus de rares manuscrits anciens que nos recherches nous permettent de débusquer. Il y a actuellement dans cette catégorie prés de 450 articles exclusifs sur des chansons, poésies et musiques médiévales.
Sujet : poésies courtes, poésie de cour, huitain, moyen français, courtoisie, poésie amoureuse. Période : XVIe, renaissance, hiver du Moyen Âge Auteur : Mellin Sainct-Gelays ou Melin de Saint- Gelais (1491-1558) Ouvrage : Œuvres complètes de Melin de Sainct-Gelays par Proper Blanchemain, T2 (1873)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous revenons à un peu de poésie légère, empreinte de courtoisie. Nous sommes à l’hiver du Moyen Âge, en compagnie du poète Melin de Saint-Gelais qui fut un des favoris de François 1er et qui occupa diverses fonctions à la cour de ce dernier, ainsi qu’à celle d’Henri II.
A l’image de Clément Marot dont il est contemporain, Melin de Saint-Gelais a particulièrement brillé dans les poésies courtes où son sens de la chute et son esprit pouvaient s’exprimer à plein. Chansons, humour et grivoiseries, voire même gauloiseries, ont également fait partie de son arsenal. Comme Marot, il s’est, lui aussi, frotté aux humeurs de certains auteurs de la Pléiade dont Du Bellay et en a fait, quelque peu, les frais.
Si l’œuvre Melin reste prolifique — à la fin du XIXe siècle , Proper Blanchemain l’a recompilée sur trois tomes qu’on trouve encore édités — elle ne se hisse sans doute pas à la hauteur de celle d’un Marot, en matière de style comme d’ambition. De fait, l’œuvre de Saint-Gelais n’a pas connu la même postérité, loin s’en faut. Il y brille toutefois de nombreuses pépites qui valent un détour comme ce huitain amoureux que nous vous proposons de découvrir aujourd’hui.
Aux sources manuscrites et historiques
Aux sources historiques de ce huitain, nous recroisons ici le ms Français 885 de la BnF. Daté de la deuxième partie du XVIe siècle, ce manuscrit de 218 feuillets richement relié mais de peu d’intérêt du point de vue des enluminures, est entièrement dédié à l’œuvre du poète natif d’Angoulême.
Huitain : « ce que je veux et ce que je mérite… »
En matière de compréhension, la langue de Melin de Saint-Gelais ne pose pas, en principe, de difficultés particulières. Nous sommes au XVIe siècle et nous nous rapprochons à grand pas du français moderne. Nous vous laissons donc découvrir cet huitain tel quel et sans y adjoindre de clefs de vocabulaire.
Ce que je veux et ce que je merite Ont d’une part entre eux quelque distance. Humble est mon rang ; ma fortune est petite ; Mais bon esprit, bon coeur valent chevance. Jà ne deviez éprouver ma constance, Puis de l’espoir m’oster le réconfort. Rendez moy donc, s’il vous plaist, l’esperance, Ou m’enseignez à n’aimer plus si fort.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
NB : sur l’image d’en-tête, au premier plan, on retrouve un portrait présumé de Melin de Saint-Gelais tiré de l’œuvre du peintre franco-hollandais Corneille de la Haye, encore connu sous le nom de Corneille de Lyon (1510-1575). Cette toile fait partie des collections du Louvre.
Sujet : chanson, musique, médiévale, poésie médiévale, manuscrit de Bayeux, amour courtois, loyal amant, courtoisie, chanson d’amour. Période : Moyen Âge tardif (XVe) Auteur : anonyme. Titre : Hélas, mon cueur n’est pas à moy Interprète : Ensemble La Maurache Album : Dance at the court of the Dukes of Burgundy (1988)
Bonjour à tous,
n ce mois de rentrée, nous reprenons notre exploration des chansons, de la musique et de la littérature du Moyen Âge avec une pièce tirée du célèbre manuscrit de Bayeux. Composé entre la fin du XVe siècle et les débuts du XVIe, ce bel ouvrage enluminé contient un peu plus de 100 chansons notées musicalement, datées, elles-mêmes, du XVe siècle.
Du point de vue des thèmes abordés, le manuscrit de Bayeux reste un chansonnier plutôt éclectique. Si l’amour et la lyrique courtoise y trouve une belle place, le travail de compilation a aussi fait la part à d’autres thèmes plus populaires : chansons satiriques et humoristiques, chansons à boire ou encore chansons plus politiques et narratives, … Aujourd’hui conservé au département des manuscrits de la BnF, dans un superbe état, il est aussi disponible à la consultation sur le site Gallica.
Le chant courtois d’un amant dépossédé
La chanson du jour est une pièce inspirée de la lyrique courtoise. Il s’agit de la deuxième dans l’ordre du ms Français 9346 de la BnF, plus connu sous le nom de Manuscrit de Bayeux. Comme on le verra, l’amant implore sa douce amie de le garder en ses faveurs, tout en lui faisant des invitations explicites et même plutôt légères. On retrouvera également mentionner les éternels médisants (ici désignés comme envieux), qui accusent le poète de jouer un double jeu entre ses conquêtes. Est-il tout à fait loyal ? Peut-être pas tant que cela et le fait qu’il implore le pardon de la belle laisse quelque place au doute.
Autre difficulté de compréhension, la poète nous explique qu’il aurait composée cette chanson « à l’ombre d’un couppeau de moy« . Le mot pourrait désigner « le sommet d’un arbre couvert de ses premières feuilles » (cf Le Manuscrit de Bayeux, textes et musiques d’un recueil de chanson du XVe siècle, Théodore Gérold,1921). ie : une chanson composée « à l’ombre de mes (propres) frondaisons » ? On pourrait voir là une allusion printanière, finalement assez classique en lyrique courtoise. Quelle meilleure période, en effet, que celle du « renouveau » pour chanter l’amour ? L’auteur aurait-il voulu aussi jouer sur les proximités sonores entre les mots « mai » et « moé » ? « A l’ombre d’un couppeau de moé » … « A l’ombre d’un couppeau de may » ? C’est peut-être un peu capillotracté.
D’autres sens cachés sous les frondaisons ?
En creusant un peu, on trouve encore une définition de « coupeau » désignant le sommet d’une montagne ou le faîte de quelque chose. La poète aurait-il utilisé une image pour signifier « de toute sa hauteur » ? Autrement dit, « j’ai composé cette chanson avec tout ce que je possède, avec tout mon talent de plume » ? L’allusion aux frondaisons printanières semble largement plus parlante et sûrement plus dans l’esprit courtois.
En cherchant dans le dictionnaire de Trévoux, on retrouve encore une définition intéressante de « coupeau ». Au sens figuré, le vocable aurait désigné un mari trompé ou l’infidélité d’une femme à l’égard d’un homme. En l’absence de datation précise de cet usage dans le Trévoux, il est difficile de savoir si l’auteur a voulu jouer ici sur le double-sens des mots. Le cas échéant, cela pourrait éclairer d’autant sa supplique, en renforçant l’allusion sur sa tromperie et la clémence qu’il sollicite. En fait d’amant loyal, on aurait donc plutôt à faire à un amant léger et une chanson un peu plus grivoise ou railleuse qu’elle ne pourrait le laisser paraître ?
Dans l’attente de recherches plus approfondies, nous nous garderons de trancher entre toutes ses pistes. L’hypothèse courtoise au premier degré reste peut-être la plus évidente. N’hésitez pas à commenter si vous avez des éléments ou des idées sur la question.
L’ensemble la Maurache & « la danse à la cour des ducs de Bourgogne »
Pour la version en musique, nous avons choisi une interprétation de l’ensemble de musiques médiévales et renaissantes La Maurache, sous la direction de Julien Skowron.
En 1988, la formation faisait paraître un album sur les danses du Moyen Âge tardif et de la Renaissance, à la puissante cour de Bourgogne : « La Danse à la Cour des Ducs de Bourgogne« . Entre basses danses, branles, pavanes et saltarelles mais aussi chansons, on pouvait y trouver 25 pièces musicales datées des XVe et XVIe siècles, exécutées avec brio. Pour être issues de l’Europe médiévale, les pièces présentées dans cet album restent de provenance et d’origines assez diverses et sont issues de manuscrits variés : de l’Allemagne, à la France, l’Italie ou l’Espagne d’alors. De fait, la chanson du jour est, en réalité, la seule à être tirée du manuscrit de Bayeux.
Nicole Robin (chant soprano), Claudine Prunel (clavecin), Hervé Barreau (chant, bombarde, chalémie, cornemuse, instruments à vent), Francisco Orozco (chant, luth, guiterne, percussions), Julien Skowron (chant, rebec, Jouhikko, Viole de gambe), Georges Guillard (orgue portatif, clavecin, régale), Marcello Ardizzone (orgue, rébec, viole de gambe, citole, tournebout, percussions), Bernard Huneau (chant, flûte traversière, flûtes, tournebout, bombarde, percussion), Louis Longo (Sacqueboute), Henri Agnel (luth, cistre, darbouka, crotales, percussions), Franceoise Delalande (Viole de Gambe, percussions), Muriel Allin (viole de gambe)
Hélas, mon cueur n’est pas à moy, dans le moyen français du manuscrit de Bayeux
Hélas, mon cueur n’est pas à moy, Il est à vous, ma doulce amye; Mais d’une chose je vous prie: C’est vostre amour, gardez le moy C’est vostre amour, gardez le moy.
Bien heureux seroye sur ma foy, Se vous tenoys en ma chambrette Dessus mon lict ou ma couchette, Plus heureus seroys que le roy Plus heureus seroys que le roy.
Faulx envyeux parlent de moy Disant de deulx j’en aymes une. De cest une j’ayme chacune Plus qu’on ne pence sur ma foy Plus qu’on ne pence sur ma foy.
Je vous supply, pardonnez moy, Et ne mectez en oubliette Celuy qui la chanson a faicte A l’ombre d’ung couppeau de moy A l’ombre d’ung couppeau de moy.
Sujet : musique médiévale, cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracles, Sainte Marie, Vierge, jeux de dés Epoque : moyen-âge central, XIIIe siècle Auteur : Alphonse X (1221-1284) Titre : Póde por Santa María o mao perdê-la fala… Interprète : Eduardo Paniagua Album : Cantigas de Huesca Santa Maria de Salas, Reino de Aragon (2022)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nos pérégrinations médiévales nous entraînent vers l’Espagne du XIIIe siècle. Posé à la cour d’Alphonse X de Castille, nous y étudierons une nouvelle pièce musicale et poétique, tirée des Cantigas de Santa Maria avec à l’habitude des éléments sur les sources, une traduction en français actuel, mais encore une version en musique.
Les cantigas de Santa Maria d’Alphonse X
Entre récits de miracles attribuées à la vierge et chants de louanges, ce vaste corpus de 427 pièces, compilé par le souverain de Castille est devenu incontournable pour qui s’intéresse à la musique médiévale tant qu’aux mentalités du Moyen Âge. Si les cantigas galaïco-portugaises d’Alphonse X continuent d’inspirer de nombreux ensembles et formations de musiques anciennes, elles demeurent également un précieux témoin du culte marial qui prit corps dans l’Europe du Moyen Âge central et perdura bien au-delà.
Du point de vue purement factuel, que le lecteur soit sensible ou non à la dimension religieuse de ces récits de miracles, les cantigas de Santa Maria lèvent, indéniablement, le voile sur un Moyen Âge rempli de magie et de fantastique.
Résurrection, apparitions, maladies qui s’effacent en un clin d’œil, objets qui prennent soudainement vie, tentations diaboliques… On y devine, en filigrane, la réalité d’un homme médiéval immergé dans un monde peuplé de champs de possibles extraordinaires, monde dans lequel le matériel et le temporel ne cessent d’interagir et de s’interpénétrer et où la grâce, le merveilleux, le salut ne sont jamais très éloignés, pas plus que leurs pendants du reste : l’obscurité, la chute, la damnation…
Sanction & rédemption pour un joueur invétéré
La cantiga de Santa Maria 163 que nous vous proposons d’étudier, aujourd’hui, est, donc, un nouveau récit de miracles. Son personnage principal est un joueur de dés pris dans les filets du jeu et les tourments que cela suppose.
Pour ceux qui nous lisent régulièrement ou qui sont un peu versés en littérature médiévale, ce protagoniste ne manquera pas d’évoquer indirectement les déboires d’un Rutebeuf et sa grièche d’Hiver. Dans ce texte, le trouvère parisien contait, en effet, ses misères au jeu de dés et comment il se trouvait dépouillé par sa malchance, autant que par son addiction. Quelques siècles après lui, en référence encore à ce jeu de dés et au monde interlope autour duquel il gravitait, on se souvient aussi de Villon faisant allusion aux tricheurs aux dés dans sa ballade de bonne doctrine à l’attention de ceulx de mauvaise vie.
Contre la dépendance au jeu de Rutebeuf et sa désespérance, l’addiction du protagoniste de la Cantiga de Santa Maria 163 trouvera d’abord sa punition dans le blasphème et la mécréance, pour finir par une rémission et une rédemption par le biais d’un pèlerinage. Et c’est auprès de Santa Maria de la Salas (que nous avons déjà croisée dans nos études sur les Cantigas) que l’homme sera sauvé.
Comme on le verra dans cette cantiga, aux temps médiévaux, la Sainte Mère peut se montrer tranchante et impitoyable pour qui la renie, mais elle n’est jamais rancunière et demeure toujours pleine de mansuétude envers le repenti. Du reste, ayant été rejeté par notre joueur de dés invétéré, Dieu en personne aura intercédé pour châtier durement l’outrecuidant, mais trouvant ce dernier sincère dans sa volonté de s’absoudre, la réponse favorable de la mère de « Dieu mort en croix » ne se fera guère attendre. La langue se déliera et le paralysé marchera.
Aux sources manuscrites de la cantiga 163
Pour les sources manuscrites de cette cantiga de Santa Maria 163, nous vous proposons de la découvrir telle qu’elle se présente dans le códice rico ou MS T.I.1 de la Bibliothèque Royale de l’Escurial à Madrid. Par la grâce de l’ère digitale, ce manuscrit médiéval de la fin du XIIIe siècle peut être désormais consulté en ligne sur le site de la Bibliothèque sans avoir à faire tout le voyage jusqu’en Espagne.
Noter que vous pourrez également retrouver la CSM 163 dans le códice de los músicos référencé MS B.I.2 et conservé, lui aussi, à la Bibliothèque de L’Escurial (Madrid). Pour la version musicale de cette cantiga, nous vous proposons une interprétation sous la houlette d’Eduardo Paniagua :
Les cantigas de Sainte-Marie de Salas et du royaume d’Aragon, par Eduardo Paniagua
Dans sa vaste entreprise d’enregistrement de l’ensemble des Cantigas de Santa Maria, le musicien et directeur espagnol Eduardo Paniagua avait déjà produit pas moins de 55 albums, en privilégiant des angles et des regroupements thématiques. S’il n’avait pas encore approché les Cantigas de Huesca et de la province Aragonaise, en particulier les miracles attachés à la vierge de Salas et son ermitage, ce passionné de musique médiévale s’en est, toutefois, acquitté tout récemment.
En octobre 2022, il a ainsi fait paraître un double album riche de 23 cantigas sur ce thème qui montre bien, au passage, l’abondance des références aragonaises dans les Cantigas d’Alphonse X. On peut supposer que le mariage du souverain espagnol avec Yolande de la maison d’Aragon n’y est pas totalement étranger, cette dernière ayant pu alimenter ce dernier en récits du cru, issus des nombreux pèlerinages qu’on y faisait alors.
A présent, ce double album d’Eduardo Paniagua est donc disponible en format CD chez tous les bons disquaires. Vous pourrez également le trouver à la vente en CD ou au format Mp3 sur les plateformes légales en ligne : voir ce lien pour plus d’informations.
Les paroles de la cantiga de Santa Maria 163 et leur traduction en français
Como un hóme d’ Ósca, que jogava os dados, descreeu en Santa María e perdeu lógo a fala; e foi a Santa María de Salas en romaría e cobró-a. Póde por Santa María o mao perdê-la fala, e ar, se se ben repente, per ela póde cobrá-la.
Comment un homme de Huesca qui jouait aux dés, renia Sainte-Marie et, à cette suite, perdit l’usage de la parole ; et comment il alla en pèlerinage à Sainte-Marie de Salas et la retrouva.
Par Sainte Marie, le mécréant* (le méchant) peut perdre l’usage de la parole mais, s’il se repent correctement, il peut aussi la retrouver grâce à elle.
E desto fez un miragre a Virgen Santa María mui grand’ en Ósca, dun hóme que ena tafuraría jogara muito os dados e perdera quant’ havía; poren descreeu na Virgen, que sól non quis receá-la. Póde por Santa María o mao perdê-la fala…
A ce propos, la vierge Sainte Marie accomplit à Huesca Un puissant miracle, sur un homme qui, dans une maison de jeu, Joua beaucoup aux dés et finit par perdre tout ce qu’il possédait ; Pour cela, il renia la Vierge et refusa de lui accorder son respect* (la craindre). Refrain …
Tanto que est’ houve dito, foi de séu córpo tolleito polo gran mal que disséra, e, par Déus, foi gran dereito; e lógo perdeu a fala, ca Déus houve del despeito, que lla tolleu a desora, como se dissésse: “cala!” Póde por Santa María o mao perdê-la fala…
A peine eut-il dit cela, que son corps fut paralysé Pour les mauvaises paroles prononcées, et par la grand justice de Dieu. Et ensuite, il perdit l’usage de la parole, car Dieu qui était dépité, Lui ôta, soudainement, comme pour lui dire: “Tais-toi ! ”. Refrain …
Assí esteve gran tempo que dalí non se mudava, e a cousa que quería per sinaes amostrava; e desta guisa a Salas dalí levar-se mandava, e déu-ll’ a lingua tal sõo como fógo que estala. Póde por Santa María o mao perdê-la fala…
L’homme resta longtemps ainsi, sans bouger de l’endroit ; Et s’il voulait quelque chose, il faisait des signes pour le demander ; Et de cette même façon, à Salas il demanda qu’on l’emmène Où il fit avec sa langue des sons plus forts que le feu qui crépite. Refrain …
E catando a omagen, chorou muit’ e falou lógo e diss’: “Ai, Santa María, que me perdões te rógo, e des aquí adeante, se nunca os dados jógo, a mia lingua seja presa que nunca quéras soltá-la.” Póde por Santa María o mao perdê-la fala…
Et regardant l‘image* (la statue) de la vierge, il pleura beaucoup avant de dire : “Aïe, Sainte Marie, je te supplie de me pardonner, Et si, à partir de maintenant, je jouais à nouveau aux dés, Que la langue me soit prise et que jamais tu ne veuilles me la rendre !” Refrain …
Lógo que est’ houve dito, foi de todo mui ben são, e quantos aquesto viron loaron porên de chão a Virgen Santa María; e aquel foi bon crischão e des alí adeante punnou sempre en loá-la. Póde por Santa María o mao perdê-la fala…
Après qu’il eut dit cela, il fut parfaitement guéri, Et quand ceux qui étaient là, le constatèrent, ils louèrent ouvertement La Vierge Marie; et dès lors cet homme fut bon chrétien Et à partir de ce moment, il s’efforça toujours de la louer. Par Sainte Marie, le méchant peut perdre l’usage de la parole mais, s’il se repent correctement, il peut aussi la retrouver grâce à elle.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
Sujet : poésie satirique, poésie médiévale, poète breton, ballade médiévale, ballade satirique, auteur médiéval, Bretagne Médiévale. Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle Auteur : Jean (Jehan) Meschinot (1420 – 1491) Titre : Tout est perdu par default de raison. Manuscrit médiéval : MS français 24314 BnF Ouvrage : poésies et œuvres de Jean MESCHINOT, édition 1493 et édition 1522.
Bonjour à tous,
u Moyen Âge tardif, le poète et écuyer breton Jehan Meschinot s’adonne à la poésie politique et morale. Virtuose du verbe et de la rime, il a notamment légué à la postérité un ouvrage intitulé Les Lunettes des Princes, petit précis qui s’apparente un peu à un miroir des princes et dans lequel il dénonçait les vices de son temps autant qu’il partageait certains de ses déboires. L’ouvrage connut en son temps un beau succès et fut bientôt relayé par les premières imprimeries qui ouvraient alors une nouvelle ère sans précédent aux écrits et à leurs auteurs.
En plus de divers ballades, rondeaux et autres poésies, on peut également ajouter aux productions les plus remarquées de Jean Meschinot, ses vingt-cinq ballades satiriques contre le pouvoir politique en place.
Pour former ces dernières, il emprunta ses envois à une longue diatribe de Georges Chastelain. Ce poète flamand officiant à la cour de Bourgogne s’y signalait alors pour ses nombreux écrits et, en particulier, ses chroniques historiques. Mais Chastelain avait aussi rédigé une poésie intitulée Le Princedans laquelle il dénonçait les vices des mauvais gouvernants et surtout le règne de Louis XI. La Bourgogne et la Bretagne trouvèrent alors cause commune contre la couronne française et se rejoignirent en poésie sous la plume des deux plus talentueux auteurs de leur province respective.
Ronde des vices dans un monde en perdition
Pour varier un peu, la ballade que nous vous proposons aujourd’hui ne fait pas partie du corpus des 25 ballades satirique ; Louis XI et sa couronne y sont donc moins directement ciblées. le poète médiéval y adresse plutôt une certaine folie des temps, accompagnée d’une ronde incessante des vices. On y retrouvera leur cohorte habituelle entre luxure, gloutonnerie, avarice, envie, orgueil, paresse,… Face à ce tableau dramatique d’une dépravation qui lui semble toucher toute chose et dans un monde où guerre, cruauté et pauvreté règnent dans l’indifférence générale, Meschinot n’aura pour seul recours que de s’en remettre à la seule autorité capable selon lui d’y mettre de l’ordre : le Tout Puissant. Hors de lui point de salut, le monde sera définitivement perdu.
Notre auteur breton n’est, certes, pas le premier poète du Moyen Âge à soulever le sujet de valeurs en perdition. Un peu avant lui, Eustache Deschamps y avait dédié de nombreuses ballades. En remontant quelques siècles auparavant, Rutebeuf s’y adonnait lui aussi à sa manière dans sa poésie sur l’Estat du monde. A travers tous ces auteurs, comme c’est aussi le cas chez Meschinot, il est toujours question, bien sûr, de valeurs chrétiennes en déroute et les références à la bible et aux évangiles sont presque toujours omniprésentes, explicitement, ou entre les lignes.
Pardon d’insister un peu sur cet aspect, cela paraîtra une évidence à tout ceux qui étudient un peu sérieusement les temps médiévaux ou ceux qui sont coutumiers de ce site. Dans sa réalité politique et sociale, comme dans ses mentalités et sa littérature, le Moyen Âge occidental est profondément chrétien, n’en déplaise à certains modernes peu éclairés qui soutiennent, quelquefois, c’était un peu plus « une auberge espagnole » ou n’en déplaise encore à ceux qui pourraient trouver la question religieuse un peu « encombrante » rétrospectivement, pour des raisons diverses et qui préféreraient en faire l’économie. En réalité, si l’on veut demeurer un peu sérieux intellectuellement, on ne peut pas éluder la dimension chrétienne du Moyen Âge occidental. On la retrouve partout et c’est simplement une donnée incontournable. Voilà, c’est dit.
Quant aux vices de ses contemporains et la tristesse de son monde, et pour y revenir, Meschinot les dénonça lui-même, plus qu’à son tour, dans d’autres textes que celui du jour. On se souvient, par exemple, de ces vers issus de sa ballade des Misères du monde :
Vertus s’enfuient, péché partout abonde : C’est grant pitié des misères du monde !
On notera toutefois que dans la poésie étudiée ici, l’envoi du poète breton prend des accents particulièrement désespérés même s’il demeure difficile de savoir s’ils se rattachent à un contexte historique précis et auquel, le cas échéant.
Aux sources médiévales de cette ballade
Vous pourrez retrouver cette ballade dans le Manuscrit Français 24314 de la BnF. Daté du XVe siècle, cet ouvrage médiéval est entièrement dédié aux poésies de Meschinot. Il est à la libre consultation sur gallica.fr. De notre côté, pour sa retranscription en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur les éditions suivantes : Jehan Meschinot, escuier, en son vivant grant maistre d’hostel de la royne de France, Nicole Vostre (1522) et poésies de Jehan de Meschinot, Edition Étienne Larcher, Nantes (1493).
Tout est perdu par default de raison dans la langue originale de Jean Meschinot
NB : pour vous aider à mieux décrypter le moyen français de cette ballade, nous vous fournissons quelques clés utiles de vocabulaire.
Orgueil a lieu avecques les humains Envie mect debat en plusieurs lieux Avarice porte dommage a maints Ire a grant bruyt entre jeunes et vieulx Gourtonnie fait excez merveilleux Luxure veult tout mener a la corde Paresse en fin a nul bien ne s’acorde Guerre s’esmeut a bien peu d’achaison (occasions) Crudelité (cruauté) chace miséricorde Tout est perdu par default de raison.
Folie quiert (de quérir) tout avoir en ses mains Oultrage ayme son plaisir pour le mieulx Pourete (pauvreté) vient o ses dards inhumains Maleur mettra se dit fin a nos jeux Impatience estonnera les cieulx Iniquité destruict paix et concorde Rigueur n’attend fors que toute discorde Exil mettra le feu en la maison Homme ne vault (veult) mener vie aultre que orde (mauvaise, laide) Tout est perdu par default de raison.
Confusion nous conduit soirs et mains (matins) Langueur nos mect la mort devant les yeulx Travail en vain nous fait d’angoisse plains Misere accourt qui gette dards mortelz Tourment nous rend comme gens furieux Dangier guyde le mal qui nous aborde Courroux s’attend que force est qu’il nous morde Necessité fera des maulx foison Estrif (conflit, debat, querelle) est prest a saillir de la borde (bord, maison) Tout est perdu par default de raison.
Prince puissant quand bien je me recorde (me remémore, m’en souviens) Toute bonté se deffait et discorde (se détruit et diverge) Vices regnent par tout ceste saison Se dieu piteux (compatissant) a lui ne nous accorde (réconcilie), Tout est perdu par default de raison.
En vous souhaitant une belle journée. Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
NB : en tête d’article, vous trouverez les pages du manuscrit médiéval Ms Français 24314 de la BnF, correspondant à la ballade du jour, ainsi que l’enluminure représentant l’auteur breton présente au début de cet ouvrage du XVe siècle.