Archives de catégorie : Musiques, Poésies et Chansons médiévales

Vous trouverez ici une large sélection de textes du Moyen âge : poésies, fabliaux, contes, chansons d’auteurs, de trouvères ou de troubadours. Toutes les œuvres médiévales sont fournis avec leurs traductions du vieux français ou d’autres langues anciennes (ou plus modernes) vers le français moderne : Galaïco-portugais, Occitan, Anglais, Espagnol, …

Du point du vue des thématiques, vous trouverez regroupés des Chansons d’Amour courtois, des Chants de Croisade, des Chants plus liturgiques comme les Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille, mais aussi d’autres formes versifiées du moyen-âge qui n’étaient pas forcément destinées à être chantées : Ballades médiévales, Poésies satiriques et morales,… Nous présentons aussi des éléments de biographie sur leurs auteurs quand ils nous sont connus ainsi que des informations sur les sources historiques et manuscrites d’époque.

En prenant un peu le temps d’explorer, vous pourrez croiser quelques beaux textes issus de rares manuscrits anciens que nos recherches nous permettent de débusquer. Il y a actuellement dans cette catégorie prés de 450 articles exclusifs sur des chansons, poésies et musiques médiévales.

Pierre Alphonse, auteur médiéval d’influence au carrefour des trois monothéismes

Sujet : contes orientaux, conte médiéval, auteur médiéval, Europe médiévale, Espagne médiévale, Moyen Âge chrétien, Al Andalous, judaïsme, christianisme, monothéismes.
Période : Moyen Âge central, XIe & XIIe s
Auteur : Pierre Alphonse, Petrus Alfonsi, Pedro Alfonso, Petrus Alphonsi, (1062-?1110)
Ouvrages : Dialogus contra Judeos, Disciplina Clericalis, Prologus in tabulas astronomicas, …

Bonjour à tous,

n suivant nos pérégrinations autour de l’Europe médiévale, notre aventure du jour nous entraîne à la découverte d’un auteur des débuts du Moyen Âge central, contemporain des XIe et XIIe siècles. On le connait sous divers noms suivant les sources ou encore la langue dans laquelle on s’y intéresse : Pierre Alphonse en français, Petrus Alfonsi, Petrus Alphonsi ou Petrus Alfonsus en latin, ou encore Pedro Alfonso (de Huesca), si c’est en espagnol. Pour corser le tout, avant qu’il ne décide de se convertir et d’être baptisé par l’Eglise catholique, on le connaissait aussi sous le nom de Moïse Sephardi et on le retrouve même chez certains auteurs sous le titre : Rabbi Moïse Sephardi.

D’origine juive espagnole, l’influence intellectuelle de cet auteur médiéval s’exerça bien au delà de la péninsule ibérique et de son temps, notamment par la rédaction d’un ouvrage de contes en latin, inspiré des traditions écrites et orales orientales. Mais avant de revenir à cette étrange circulation des objets culturels, qui a pu partiellement passer, au Moyen Âge, par certains individus ciblés, eux-mêmes au carrefour de plusieurs cultures, disons un mot de la vie de Moïse Sephardi, notable et savant homme de la région de Saragosse, au nord de l’Espagne, devenu, à un âge plutôt tardif, Pierre Alphonse ou Petrus Alfonsi.

Qui était Pierre Alphonse ?

Comme pour de nombreux autres personnages du Moyen Âge central, les documents historiques officiels sont assez rares pour éclairer la biographie de Pierre Alphonse. Cela n’a pas empêché qu’il demeure assez célèbre, jusqu’à aujourd’hui, auprès des médiévistes et spécialistes de littérature médiévale. Sur le web en langue française, on trouve assez peu de choses le concernant. Quelques articles ou wiki reprennent (souvent sans beaucoup de rigueur) des informations péchées à la ronde, ou même encore des assertions qui n’ont pas grand chose d’historique mais qui sont répétées depuis si longtemps qu’on a fini par les admettre et qu’on continue de les répandre.

De notre côté, pour partir à la chasse aux informations, nous avons préféré nous diriger, entre autres sources, du côté des universitaires et médiévistes européens, et notamment français et espagnols ou même encore du côté des érudits outre-Atlantique. Pour ce qui est des sources principales, nous suivrons notamment, ici, les pas de María Jesús Lacarra Ducay. On doit à cette imminente professeure de l’Université de Saragosse, spécialiste de littérature médiévale espagnole, de nombreux ouvrages et parutions sur les contes orientaux de cette période mais aussi sur Pedro Alfonso. En plus d’éléments de biographie, elle aborde également le rôle de notre auteur médiéval dans la propagation d’un nouveau genre de conte dans le Moyen Âge chrétien et latin du XIe siècle (1).

Saragosse du temps de Pierre Alphonse

Mention de Petrus Alfonsus et portrait dans le Libre Chronicarum, incunable du XVe siècle
Petrus Alfonsus dans le Liber Chronicarum du XVe siècle (2)

Avant d’entrer dans le détail de la vie de Pierre Alphonse, et puisque celui-ci y est installé, il peut être utile de resituer, en quelques mots, le contexte de la région aragonaise, dans l’Espagne médiévale de la fin du XIe siècle. Occupée par les musulmans depuis le début du VIIIe siècle, Saragosse fait un peu l’effet d’une deuxième capitale au nord du royaume d’Al Andalous. Au début du XIe siècle, l’ambition de  Al-Mansur (ou Almanzor, 937-1002) et sa brutalité envers ses opposants ont exilé loin de Cordoue un certain nombre d’intellectuels fuyant ses persécutions. Certains ont fui en direction de Malaga, d’autres ont opté pour le nord du califat musulman d’Espagne et la cité de Saragosse.

A la faveur de cette nouvelle tranquillité, ces intellectuels juifs ou espagnols se sont alors penchés sur la littérature Arabe pour l’adapter dans leur propre langue. On a là, sans doute, quelques premières clefs pour mieux comprendre dans quel bain culturel va naître l’œuvre de Pierre Alphonse. Même si rien ne permet d’affirmer qu’il fut issu d’une famille de juifs exilée de Cordoue, il dit lui-même avoir été élevé dans une double culture juive et arabe, et il baigne assurément dans cette mouvance intellectuelle aragonaise qui se nourrit des différentes cultures qui l’entourent. Il n’est pas le seul. Autour de cette même époque, à Saragosse, on peut lui trouver des homologues comme le philosophe juif Avicebron (Salomon ben Gabirol 1045-1070) qui, lui aussi, aime jongler avec les différents apports culturels qu’il côtoie pour en enrichir son œuvre. Dans ce berceau culturel fertile de l’Europe et de l’Espagne médiévale, un nouvel art du conte est, en tout cas, en gestation qui n’hésitera pas à puiser dans la culture orientale pour former l’éducation de ses contemporains.

De Moïse Sephardi à Petrus Alfonsi :
une conversion tardive

Enluminure et portrait de Pierre Alphonse dans le manuscrit KBR 11043-44 de la Librairie des ducs de Bourgogne

Pour reprendre le fil de la vie de Moïse Sephardi. Nous voici rendu au début du XIIe siècle, plus précisément le 29 juin 1106, à Huesca, à quelques encablures au nord de Saragosse. Moïse a déjà 44 ans. Pourtant, il est sur le point d’entrer de plein pied dans l’Histoire et de commencer une nouvelle vie. Qui est-il ? Versé dans les sciences arabes et juives, c’est un érudit au carrefour des trois cultures et des trois monothéismes. Il parle hébreux et arabe et possède sans doute de bonnes notions de latin. Savant, on le sait qualifié en Astronomie, en mathématique, ainsi qu’en médecine, mais il brille aussi en théologie et en philosophie. On le suppose bien implanté dans la communauté locale et la noblesse aragonaise et il y est, sans doute, reconnu pour ses compétences et son érudition. C’est vrai aussi de sa réputation auprès de la communauté juive d’Huesca puisqu’on a même souvent supposé (sans pourvoir l’établir de manière certaine) qu’il avait pu enseigner et prêcher comme rabbin.

Statue du roi Alphonse 1er d'Aragon le batailleur à Saragosse
Statue d’Alphonse 1er d’Aragon à Saragosse

Ce jour-là pourtant, Moïse va franchir un pas qui infléchira son destin comme son œuvre future. Cette démarche le séparera même, en grande partie, des siens puisque ce 29 juin de l’an 1106, il décide, en effet, de se convertir officiellement en recevant le baptême chrétien et sous quel parrainage ! Les choses ne sont pas faites à moitié.

Le baptême à lieu en l’Eglise de Huesca, à l’occasion de la fête des apôtres Pierre et Paul. La cérémonie est conduite par l’évêque de la ville et le parrain de notre érudit n’est rien moins que le souverain Alphonse 1er d’Aragon lui-même. C’est même de ce puissant parrainage que Moïse tirera son nouveau patronyme. Quant à son prénom, il nous expliquera qu’il le choisit en signe pour l’affection qu’il porte à l’apôtre Pierre. Il s’appellera donc désormais Petrus Alfonsi ou Pedro Alfonso en Espagnol. Comme le note María Jesús Lacarra Ducay, il a fallu que notre homme soit déjà entouré d’un certain prestige en Aragon pour voir sa conversion saluée par un tel patronage et de telles personnalités.


Huesca à l’heure de la Reconquista

Pour alimenter les réflexions sur le contexte historique, la cité de Huesca a été reconquise en 1096. Ce fut alors l’effervescence en Aragon. Pour fixer un peu les mentalités, on a même vu se former des légendes ou des récits contant l’apparition de Saints, au moment du siège de la cité.

Dans la foulée de cette prise, l’on s’est empressé de remettre en place les symboles forts du christianisme dans la ville. Tout est allé très vite. En moins de deux ans, on a restauré l’évêché et le latin. Les mosquées sont aussi redevenues rapidement des églises ou des monastères. On a même rebaptisé la ville Osca, contre le Waspa musulman. La sachant libérée de nombreux chrétiens sont aussi venus des campagnes environnantes pour la réinvestir, en s’ajoutant aux populations chrétiennes mozarabes qui s’y trouvaient déjà.

Sur le site officiel de la ville de Huesca, l’historien Carlos Garcés Manau mentionne également, entre 1096 et 1097, l’exode de nombreux musulmans vers des terres plus propices à accueillir leur foi et il fait encore état d’une obligation faite alors aux juifs et musulmans désireux de demeurer sur place, de se tenir hors les murs de la cité. Son article mériterait sans doute d’être étayé par quelques références bibliographiques plus précises, mais il donne une idée du climat de cette Huesca reconquise (3). Il est important de comprendre que, durant des siècles, la cité s’était convertie en fleuron d’Al Andalous. Pour la Reconquista en Aragon, c’est donc tout sauf une prise anodine.

En 1106, au moment du baptême de Pierre Alphonse, 10 ans à peine se sont écoulés depuis cette re-christianisation « éclair ». Dans un tel contexte, il est permis de se demander à quel point cette conversion d’un notable juif savant, reconnu localement, exerçant peut être la profession de médecin et officiant comme rabbin, a pu avoir valeur d’enjeu politique dans cette partie de l’Aragon fraîchement christianisée. C’est une question que je n’ai pas vu aborder chez ses biographes mais qu’on peut se poser d’autant qu’à ce moment là de l’Histoire, Saragosse est encore dans l’escarcelle d’Al Andalous. Il faudra, en effet, attendre plus de 10 ans et l’année 1118 pour la voir retomber aux mains chrétiennes des souverains d’Aragon.


Remous dans la communauté & « dialogus »

Illustration du dialogue médiéval de Pierre Alphonse le converti contre Moïse, son moi passé : liber adversus Judeos (Ms. Grootseminarie 026/091).

La cérémonie baptismale consommée, on parle de remous dans la communauté juive locale, à la découverte de sa conversion. Qu’on s’en soit ému n’a rien d’étonnant, d’autant plus si l’on suppose que notre Moïse, nouvellement devenu Pierre, avait peut-être occupé d’importantes charges religieuses à Huesca. Dès lors, le sentiment d’avoir été floué ou trahi n’a dû en être que plus grand du côté de ceux qui avaient été longtemps ses paires.

Comme souvent alors, on a, entre autres raisons, chercher à condamner cette conversion par des arguments religieux (mépris ou incompréhension de la loi divine, etc…) mais aussi en pointant du doigt la nature intéressée de notre homme : il aurait visé quelques avantages économiques ou politiques, un regain de notoriété locale, voire de nouvelles entrées auprès des cours occidentales chrétiennes ? On pourrait y opposer qu’à 44 ans, Moïse n’avait plus grand chose à prouver et que son niveau de reconnaissance semblait déjà important. En tout état de cause, ce ne sont là que des spéculations. On sait seulement qu’au Moyen Âge (comme certainement de tout temps d’ailleurs), la situation d’un nouveau converti reste toujours délicate (quelles que soient les nouvelles croyances qu’il embrasse) ; elle demeure aussi, bien souvent, un véritable acte de déchirement pour soi, comme au regard des siens (4).

Quoiqu’il en soit, trois ans plus tard, en 1109, pour répondre à ses détracteurs, l’auteur médiéval écrira, en latin, un « Dialogue » connu sous divers noms : Liber adversus Judeos, Dialogus contra iudaeos ou encore Dialogus Petri et Moyzi judei, … En français, on le retrouve souvent sous le nom de Dialogue contre les juifs. L’écrivain y opposera Pierre (le nouvellement baptisé) à Moïse (l’homme qu’il avait été) dans un dialogue cherchant à établir les motifs de sa conversion au christianisme, d’un point de vue plus scientifique et rationnel, que purement mystique ou théologique. Pierre Alphonse y déroulera des arguments expliquant son renoncement à la religion juive, son hésitation à se convertir à la religion musulmane, et finalement son choix d’opter pour la religion chrétienne.

L’ouvrage est rédigé par et du point de vue d’un érudit de la religion juive. C’est assez nouveau et cette connaissance de l’intérieur lui donnera même, semble-t-il, de nombreux arguments futurs aux opposants du judaïsme (voir notes (4) et (5). La critique qui est adressée au Talmud est, elle aussi, assez inédite. Dans le monde médiéval chrétien d’alors, ce dernier texte reste assez méconnu. La connaissance qu’a Pierre Alphonse de l’Islam comme du Christianisme sera une autre nouveauté de ce dialogue qui adresse les trois monothéisme à la fois. D’ailleurs, l’ouvrage rencontrera un franc succès et sera d’une grande influence auprès des chrétiens d’alors (6). Du point de vue de sa propagation seule et sur le terrain de la codicologie, on en dénombre un peu moins de 80 manuscrits ayant traversé le temps. Pour un écrit du XIIe siècle, c’est un chiffre considérable, sachant en plus qu’on le retrouve dans les bibliothèques des plus grandes abbayes d’Europe, lieux culturels et religieux alors à fort rayonnement. Les éléments et arguments de l’ouvrage seront même repris dans les sermons et les prêches de certains ordres mendiants ou même encore dans des joutes publiques et les disputatio opposant chrétiens et juifs sur le terrain théologique.

Le départ d’Espagne de Pierre Alphonse

Le dialogue contre les juifs de Pierre Alphonse dans le Ms. Grootseminarie 026/091, manuscrit médiéval du XIIIe siècle.

Pour replonger dans les éléments biographiques qui nous sont parvenus au sujet de Pierre Alphonse, si les événements de sa vie avant sa conversion restent entourés d’une aura de mystère, il en va de même pour le reste de son parcours. Quelque temps après la date charnière de son baptême, les tensions rencontrées auprès de sa propre communauté ont, peut-être, pu expliquer son départ pour l’Angleterre. C’est en tout cas l’avis de l’historienne María Jesús Lacarra Ducay :

« A titre d’hypothèse, il est possible de relater son éloignement de la Péninsule espagnole, par un exil volontaire supposé dans le but de faire taire les réactions provoquées par sa conversion, dans la communauté juive. »

El Cuento Oriental, María Jesús Lacarra Ducay (opus cité).

Dans le même temps, notre auteur médiéval semble aussi animé d’une vraie volonté de transmettre les avancées des sciences arabes à ses contemporains. On retrouvera cette idée dans certains de ses ouvrages d’astronomie où il déplore que les découvertes d’Al Andalous ne soient pas suffisamment répandues. Cela a-t-il pu également le pousser de l’avant ? Difficile de l’affirmer mais on trouvera dans d’autres de ses ouvrages, dont notamment la « Disciplina clericalis » une volonté réelle de transmettre des savoirs à ses contemporains.

Maître d’astronomie en Angleterre

Par la suite, Pierre Alphonse s’est donc rendu en Angleterre. On peut même lire communément qu’il y est devenu médecin d’Henri 1er d’Angleterre (7). Contre de nombreux médiévistes ou articles web à la ronde, c’est une affirmation que María Jesús Lacarra Ducay juge possible mais non certaine. Dans son article du Dictionnaire biographique de la Real Académie d’Histoire espagnole, elle constate la présence d’un seul manuscrit de la Disciplina Clericalis conservé à Cambridge et qui désigne son auteur comme : « Pierre Alphonse, médecin d’Henri 1er, roi des anglais. » mais elle juge insuffisante cette seule mention pour l’établir avec certitude.

Il est beaucoup plus certain, en revanche que, durant son périple, il fut donné à Pierre Alphonse d’enseigner les sciences et notamment l’astronomie d’une manière novatrice, grâce à la connaissance qu’il possédait des sciences arables. Il faut se souvenir que ces dernières étaient alors bien plus avancées sur ces terrains que la science occidentale. A ce titre, on reprendra, avec notre universitaire espagnole, le témoignage d’un moine, prieur du monastère de Great Malvern dans le Worcestershire. L’homme s’est vu, en effet, enseigner par Pierre Alphonse comment mesurer une éclipse et ne tarit pas d’éloge à ce propos.

Un passage dans l’hexagone ?

Après ce périple, on suppose également un passage de notre savant par la France. Il laisse, en effet, un écrit « à l’attention de ses étudiants qui résident en france » dans un de ses ouvrages d’astronomie. Pour finir, on trouve ensuite la trace de quelques documents mentionnant un Pedro Alfonso de retour en Espagne (1121 Saragosse, 1142 Tudèle,….) mais il peut s’agir d’un homonyme. Là encore, l’historiographie nous montre des auteurs partagés sur cette question dont le médiéviste suisse André de Mandach. Ce dernier est même plutôt affirmatif sur ces questions et envisage assez bien que l’auteur médiéval ait pu décéder à Tudèle « à l’âge de 87 ans » (opus cité (7)).

L'enluminure de Pierre Alphonse dans un Disciplina clericalis du XVe siècle - manuscrit KBR 11043-44 de la Bibliothèque royale de Belgique.
Enluminure de Pierre Alphonse dans une Disciplina clericalis datée du XVe s

Quant au fait qu’on trouve encore souvent mentionne que Pierre Alphonse ait pu également exercer ses talents de physicien et de médecin auprès d’Alphonse 1er d’Aragon, là encore la biographe espagnole avance que la mention n’apparaît qu’au XVe siècle, soit bien trop longtemps après la disparition de Pierre Alphonse pour qu’on puisse s’y fier totalement. C’est l’avis de María Jesús Lacarra Ducay et John V. Tolan, autre historien et biographe de renom de Pierre Alphonse, la suit sur ses mêmes réserves (8).

Dans le même temps, sans nier le rôle culturel et scientifique de Pierre Alphonse, la médiéviste espagnole ne prête pas non plus à notre juif andalous converti une maîtrise particulièrement exceptionnelle des sciences arabes médiévales, en matière d’astronomie et d’arithmétique. En comparaison des connaissances alors atteintes à Al Andalous, elle l’estime notre écrivain du Moyen Âge central d’un niveau scientifique acceptable plus que brillant, même si elle admet que ce niveau fut tout de même suffisant pour avoir permis à Pierre Alphonse de jouer un rôle dans la propagation des savoirs d’Al Andalous vers le monde chrétien médiéval :

« Sans être, peut-être, un scientifique de haute stature, ses séjours en Angleterre et en France auront permis de divulguer les doctrines des arabes dans des matières comme les mathématiques, l’Astronomie et la médecine. »

María Jesús Lacarra Ducay, Diccionario Biográfico electrónico (opus cité).

L’œuvre de Pierre Alphonse et son influence

En prologue de cette partie, il nous suffit d’ouvrir sur la première phrase du portrait de Pierre Alphonse, rédigé par John Tolan dans le Dictionary of Literary Biography pour prendre la mesure de l’influence de l’auteur médiéval sur son siècle et les suivants :

« Petrus Alfonsi est un des acteurs clef de la transmission et de l’assimilation par l’Europe latine des textes et idées scientifiques, littéraires et religieux du monde arabe, dans les débuts du XIIe siècle . Son impact est attesté par la survivance d’approximativement 160 manuscrits de ses travaux, par l’usage fréquent qu’en ont fait des auteurs clefs du XIIe au XVIe siècle, et par leur large diffusion à travers les premières éditions imprimées. »

Petrus Alfonsi, Dictionary of Literary Biography, John Tolan, (op cité (9))

Pour rentrer un peu plus dans le détail de cette œuvre, nous avons déjà mentionné abondamment le Dialogus de Pierre Alphonse. Inutile donc d’y revenir ici. L’ouvrage est entré dans la postérité dans un Moyen Âge occidental chrétien friand d’arguments à opposer aux autres monothéismes. Pourtant, il est un deuxième ouvrage de notre auteur espagnol qui nous intéresse d’autant plus qu’il touche à une forme originale et populaire de la littérature médiévale : le genre du conte.

La Disciplina Clericalis
ou le Castoiement d’un père à son fils

Comme le Dialogus contre Judeos, mais dans un tout autre style, ce deuxième ouvrage de Pierre Alphonse va connaître, lui aussi, un large succès dans le monde médiéval, et même bien au delà des frontières espagnoles et du temps. On le connait cet écrit sous le titre latin de Disciplina clericalis (l’enseignement des clercs ou des étudiants).

Contenu, sources et inspirations

La Castoiement d'un père à son fils, dans le  manuscrit médiéval MS français 12581 de la BnF
Le castoiement d’un père à son fils – ms Français 12581 de la BnF.

L’ouvrage se compose d’un peu moins d’une quarantaine de contes, qui montrent bien la volonté de l’auteur de transmettre ses leçons d’une manière accessible à ses lecteurs ou disciples. Concernant leurs sources d’inspiration, elle sont multiples, mais les contes orientaux et tradition arabe y occupent une place majeure.

Dans la forme, le Talmud et la tradition juive (conte du maître et du disciple contre la forme dialectique du conteur piégé des milles-et-une-nuits) ont sans doute influencé Pierre Alphonse. Fables, récits ou dictons philosophiques ont encore inspiré l’auteur et Pierre Alphonse annonce la couleur dès son introduction. On trouvera dans sa Disciplina Clericalis un « patchwork » de sagesse à portée de tous et au service de son propos :

« Mais s’il (l’humaine créature) vit en parfaicte congnoissance de saincte doctrine , adonc a-il accompli ce pour quoy il est fais . Après j’ay regardé que la fraile complexion de l’omme de pou vuelt estre instruite , affin que ennuy de moult de choses ne le destourbe. Et pour ce que la complexion de l’omme est rude et dure , elle doit estre adouchie et amoliée en aucune maniere , affin qu’elle retiengne plus legierement , et pour ce qu’elle est oublieuse ,elle a mestier de moult de choses qui le ramainent à memoire ce qu’elle a oublié. Pour toutes ces choses ay-je compilé ce livre en partie des proverbes de philosophie et de leurs chastoiemens,et des fables,et de vers, en partie de semblance de bestes et d’oyseaux ; mais j’ay regardé que se j’escrips plus que mestier ne soit,que ce ne soit plus grant grevance que solas à cellui qui le lira,ou à ceulx qui l’orront, et cause de desaprendre. Mais les sages se recorderont de ce qu’ilz ont oublié parce que yci est contenu. »

La discipline de Clergie Traduction de l’ouvrage de Pierre Alphonsi
(daté du Moyen Âge tardif) – Société des Bibliophiles Français (1824)

Sur les sources de certains de ces contes orientaux qui circulaient dans les ouvrages arabes ou dans le culture orale d’Al Andalous, on en reconnaîtra dont les racines remontent jusqu’aux Indes et même au bouddhisme des origines. Repris et adaptés par les arabes, ces histoires voyagèrent jusqu’à l’Andalousie du haut Moyen Âge et du Moyen Âge central pour tomber dans l’escarcelle de Pierre Alphonse qui eut la bonne idée de les compiler tout en y mettant sa plume.

Datation des deux versions de la Disciplina Clericalis

On ne parvient pas à dater précisément cet ouvrage. Il est probable qu’il ait été écrit d’abord en arabe par son auteur, puis qu’il l’ait traduit ultérieurement en latin, avec quelque assistance et peut-être après son baptême. En Français médiéval, l’ouvrage est connu sous plusieurs formes :

  • Les plus précoces sont des formes versifiées en vieux français. Elles sont adaptées librement de la prose latine de Pierre Alphonse. Les premiers manuscrits où on les trouve datent des débuts du XIIIe siècle. En réalité, on leur connaît diverses adaptations et au moins deux versions de mains différentes, qu’on a souvent réunies sous le titre du Castoiement d’un père à son fils ou Chastoiement d’un père à son fils. Précisons que dans les deux cas, « Castoiement » ou « Chastoiement » doit être compris comme enseignement, « leçons morales d’un père à son fils » et n’a rien à voir avec la notion de « châtier », « châtiment » qu’on pourrait être tenté d’y voir sous l’influence du français actuel.

    On connait deux grandes versions de cette première famille versifiée. Pour en donner la mesure, leurs différences sont si grandes qu’une équipe d’universitaires, philologues et médiévistes de l’Université de Genève attachée à l’étude de cet ouvrage de Pierre Alphonse, a décidé de désigner l’une d’entre elles sous l’appellation Les Fables de Pierre Aufons, tout en conservant à l’autre le titre habituel de Castoiement d’un père à son fils (10).
  • Une autre forme de la Disciplina Clericalis, apparaîtra un peu plus tardivement. En prose et en moyen français, elle est plus proche de la version originale de Pierre Alphonse que les précédentes. Elle émerge au Moyen Âge tardif (vraisemblablement vers là fin du XIVe siècle) et conserve le titre original de son auteur : Disciplina Clericalis, qu’on peut encore trouver franciser comme « La discipline de clergie« .

Succès de la Disciplina Clericalis de Pierre Alphonse

Enluminure et page du castoiement d'un père à son fils dans le manuscrit médiéval Ms 726 de la BnF
Enluminure de Pierre Alphonse dans Le castoiement d’un père…, ms 726, BnF.

Tant sur la forme que sur le fond, cet ouvrage de Pierre Alphonse connut un succès retentissant à partir de ses premières traductions et dans les siècles suivants. 76 manuscrits présents dans toute l’Europe sont encore là pour en témoigner. Sa popularité déborde les frontières françaises et on le retrouvera traduits également en castillan, en anglais, en italien, en hébreu sous des formes diversement adaptées. Dans la courant du XIIIe siècle, les orientaux connurent eux-aussi plusieurs versions de cet ouvrage de Pierre Alphonse. Il semble donc avoir connu un succès de ce côté aussi.

Ces « exempla » rédigés en latin et qui viennent illustrer de petites leçons de sagesse ou de conduite morale vont même se trouver fort appréciés des prêcheurs catholiques qui peuvent les inclure dans leurs sermons. Du point de vue de l’influence littéraire de la Disciplina Clericalis, dans les siècles suivants, on retrouvera encore des résonnances de certains contes de la Disciplina Clericalis de Pierre Alphonse dans les « exemples » du Comte Lucanor de Don Juan Manuel, dans certains fabliaux du sol français, dans le Décaméron de Jean Boccage, chez Shakespeare, dans la littérature des Exemples mais encore, plus tardivement, dans le Don Quichotte de Cervantes ou même encore chez Molière.

Le reste de son œuvre

En dehors de cet ouvrage majeur, on doit encore à Pierre Alphonse quelques écrits de moindre importance et qui, en tout cas n’ont pas connu le même retentissement, ni la même postérité que le précédent : un porte sur les tables astronomiques (Prologus in tabulas astronomicas). Il y a aussi cette lettre d’étude sur l’astronomie à destination des étudiants vivants en France (Epistula de studio artium liberalium praecipue astronomiae ad peripateticos aliosque philosophicos ubique per Franciam ). Enfin, on peu citer un autre traité d’astronomie titré De Dracone.

Voilà pour cette biographie et ce portrait de Pierre Alphonse qui nous a demandé de longues recherches, en plusieurs langues, auprès de médiévistes et spécialistes en littérature médiévale d’Europe mais aussi du continent américain. Nous espérons que vous aurez apprécié cet article. Si vous êtes arrivé au bout, vous mesurez sans doute un peu mieux l’importance de cet auteur et la place que nous nous devions de lui faire sur notre petite encyclopédie médiévale en ligne. Sa connaissance des trois cultures monothéistes, mais aussi sa maîtrise des langues et son niveau d’instruction ont fait de ce personnage médiéval à l’itinéraire peu commun, un véritable trait d’union entre le monde littéraire et scientifique oriental d’Al Andalous et le monde chrétien occidental des débuts du Moyen Âge central.

En ce qui nous concerne, et pour nous fixer quelques priorités, nous devons confesser que la Disciplina Clericalis de Petrus Alfonsi motive un peu plus notre intérêt, pour l’instant, que son Dialogus. Aussi, soyez sûr que nous ne manquerons pas de partager bientôt, ici, certains de ces contes à succès qui ont contribué à l’introduction de récits fictionnels et moraux orientaux dans la littérature occidentale du Moyen Âge.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.


Notes

(1) En ce qui concerne les contributions de María Jesús Lacarra Ducay sur l’oeuvre et le biographie de Pierre Alphonse, nous nous sommes particulièrement penché sur son petit ouvrage « El Cuento Oriental en Aragón » paru aux éditions CAI en 2000, ainsi que un de ses articles encyclopédiques dans le très solide Dictionnaire Biographique Electronique de l’Académie Royale d’Histoire Espagnole (ie : El Diccionario Biográfico electrónico de la Real Academia de la Historia).

(2) A propos du « portrait » légendé Petrus Alfonsus sur cette page du Liber Chronicarum et que l’on retrouve, d’ailleurs un peu partout sur le web : datant du XVe siècle, il est bien évidemment éloigné de la réalité et ne correspond pas à grand chose (on s’en doutait). En revanche, chose plus cocasse pour qui s’est penché de près sur cette volumineuse chronique imprimée du Moyen Âge tardif, cette image est d’autant plus éloignée de Pierre Alphonse qu’il s’agit d’une illustration qu’on retrouve à de nombreuses reprises dans cet incunable du Moyen Âge tardif. Elle a même, semble-t-il, permis de boucher quelques trous et on lui a fait jouer plusieurs rôles. Dans les premières pages de cette chronique on la trouve ainsi à l’identique libellée « Jupiter » mais nous l’avons croisée encore à d’autres reprises, affublée de légendes variées, en feuilletant l’ouvrage.

(3) Nous ne faisons que soulever la question mais comme point de départ, voir l’article de Carlos Garcés Manau sur le site officiel de Huesca.

(4) Voir Hommes de passage. L’élément juif dans les textes polémiques et les constructions identitaires hispaniques (XIIe-XIVe Siècles), Matthias Tischler Passages, Actes du colloque de Bordeaux, Presses universitaires du Midi (2013).

(5). les plus anglophones d’entre vous pourront se reporter au podcast suivant pour trouver quelques pistes intéressantes au sujet de ces « disputacio » initiées par Pierre Alphonse et quelques autres. On y trouve notamment des hypothèses formulées par le jeune historien canadien Dan Attrell sur la façon dont elles ont pu alimenter des antagonismes d’un nouveau genre : Uncovering the Latin Polemical Tradition & Petrus Alphonsi with Dan Attrell. On retrouvera ce constat de l’influence du Dialogue de Pierre Alphonse sur un nouvel antijudaïsme (entretenu par la suite par d’autres auteurs médiévaux) chez d’autres médiévistes ou spécialistes de littérature médiévale.

(6) Pour l’historien et médiéviste franco-Américain John Victor Tolan notamment, les attaques adressées par Pierre Alphonse au Talmud comme au Coran, sur le terrain doctrinal, et son insistance sur la nature irrationnelle de ces deux fois rivales représenteront même « un tournant dans la vision chrétienne de l’Islam et du Judaïsme dans l’Europe médiévale« . Le zèle de Pierre Alphonse après sa conversion a donc changé la face du débat entre les 3 monothéismes, en l’alimentant d’un point de vue différent, mais le terrain était particulièrement sensible au Moyen Âge . Si ces aspects vous intéressent nous vous recommandons également la lecture suivant de J V Tolan . Ils y sont particulièrement développés : Petrus Alfonsi, John Tolan, Dictionary of Literary Biography, vol. 337 (2008),

(7) Naissance et développement de la chanson de geste en Europe, Volume 6, André de Mandach, Publications Romanes et Françaises, 1993. Ce dernier date même l’arrivée de Pierre Alphonse en Angleterre autour de 1110.

(8) Petrus Alfonsi, John Tolan, Dictionary of Literary Biography, vol. 337 (2008),

(9) « Petrus Alfonsi is one of the key actors in the transmission and assimilation of Arabic scientifi, literary and religious texts and ideas to Latin Europe in the early twelfth century. His impact is attested in the survival of roughly 160 manuscripts of his works, in the frequent use made of them by key authors from the twelfth century to the sixteenth, and in their wide diffusion through early printed editions. ». Petrus Alfonsi, John Tolan, Dictionary of Literary Biography (op cité)

(10) Voir Les traductions françaises en vers de la disciplina clericalis sur le site du département des langues françaises et latines du Moyen Âge de l’université de Genève

D’un lombard cupide et d’un miracle de saint Dominique dans l’exemple XIV du Comte Lucanor

Sujet : auteur médiéval, conte moral, Espagne médiévale, littérature médiévale, Europe médiévale, avidité, cupidité, mentalités médiévales, miracle, saint Dominique.
Période  : Moyen Âge central ( XIVe siècle)
Auteur  :   Don Juan Manuel (1282-1348)
Ouvrage : Le comte Lucanor traduit par  Adolphe-Louis de Puibusque (1854) & versions originales espagnoles de l’ouvrage.

Bonjour à tous,

os pérégrinations du jour nous entraînent du côté de l’Espagne médiévale, pour l’étude d’un nouveau conte moral de Don Juan Manuel. Ecrit autour de 1330-1335 par ce noble de Castille et Leon aux nombreux titres, « le Comte Lucanor » demeure un ouvrage important pour la littérature hispanique du Moyen Âge.

Le Comte Lucanor est-il facile à lire ?

Le Comte Lucanor est un ouvrage agréable à parcourir et à lire. Son principe est simple : un noble seigneur fait face à toutes les difficultés qui touchent un homme de son rang et de sa charge ( tensions avec ses voisins, trahisons qui guettent, stratégies diplomatiques, exercices du pouvoir et gestion de ces domaines ou terres, etc…) mais il se pose aussi des questions qui touchent de plus près la vie, la mort et la morale de tous les jours.

Entouré de relations pas toujours avisées, ni désintéressées, notre personnage principal, le comte Lucanor, n’a pour seul recours que son propre valet, un conseiller du nom de Patronio qui répond à ses interrogations avec sagesse et au moyen d’exemples et d’anecdotes. Il en résulte de petits contes moraux de deux à trois pages chacun et qui peuvent se lire dans n’importe quel ordre et pas nécessairement d’une traite. Le lecteur aura également l’occasion d’y faire quelques rapprochements culturels intéressants sur l’Europe d’alors et ses territoires.

Qui est le Comte Lucanor ?

Le comte Lucanor a été écrit entre 1330 et 1335 par un Don Juan Manuel qui approche la cinquantaine. S’il lui reste encore quelques belles années à vivre, c’est alors un homme expérimenté, avec une carrière bien remplie de combats et d’exercice du pouvoir. Issu de la famille royale d’Espagne, il a côtoyé et servi les plus puissants à la cour. Respecté et craint, il compte, lui même, comme un des plus puissants seigneurs du nord de la péninsule et règne sur de nombreux duchés et seigneuries.

A l’automne de sa vie, il a sans doute voulu mettre cette longue expérience du pouvoir et de la stratégie, au service de ce comte Lucanor. Sur le fond, ce noble de papier est donc un peu son double littéraire. Certains de ces contes évoquent même, assez directement, les propres questionnements de Don Juan Manuel auxquels il répond, en se servant du miroir de Patronio (1).

En dehors des chapitres qui touchent plus particulièrement l’exercice du pouvoir ou du bon gouvernement, les exemples du conte Lucanor sont traversés d’interrogations plus existentielles et philosophiques. Les problématiques soulevées, comme les réponses, illustrent alors assez bien les valeurs qui traversent l’occident médiéval chrétien : relation à la vie, à la mort, au salut, relation à l’argent, au sens moral et aux qualités morales (honneur, renommée, postérité, mansuétude, etc…) , aux bonnes œuvres, etc. L’exemple du jour se range, sans doute plus, dans cette dernière catégorie.

Exemple XIV : le cœur pourri d’un homme avide

L'exemple XIV du comte lucanor dans le  manuscrit ancien Ms 6376 de la Bibliothèque National d'Espagne.

Les histoires de Don Juan Manuel sont assez variées du point de vue des références — il faut se souvenir qu’avant lui, cette branche royale de Castille a donné naissance à des hommes férus de littérature, de la trempe d’Alphonse X le savant — . Il peut arriver à l’auteur d’emprunter ses anecdotes à des faits survenus en Espagne ou à d’autres endroits d’Europe, ou encore à des fables ou à des récits et contes en provenance de terres plus lointaines et de temps plus anciens.

L’exemple du jour est le récit d’un miracle qui fait intervenir une prédiction spectaculaire de saint Dominique, à l’occasion d’un enterrement. Il nous transporte en Italie, aux pays des Lombards, riches marchands, banquiers et usuriers, montrés du doigt et critiqués par de nombreux textes satiriques médiévaux, ainsi que par les sociétés populaires d’alors, pour le commerce qu’ils font de l’argent (voir Histoire et littérature médiévale satirique autours des Lombards ).

Les freins médiévaux à l’usure

Si le monde est, aujourd’hui, ultra financiarisé, au delà même de toute raison, un fait demeure et ceux qui s’aventurent à le nier n’ont, sans doute, jamais mis le nez, sérieusement, dans des textes médiévaux : le Moyen Âge chrétien occidental s’est posé, dans ses valeurs morales et dans sa littérature, comme un frein sérieux à la spéculation, à la course aux trésors et à l’accumulation effrénée de richesses à n’importe quel prix. Cela ne l’a pas empêché de se servir de prêts pour financer sa croissance, ni de connaître des abus et des pillages, mais, sur le fond, ce frein était bien là pour brider certains abus, tant du point de vue des taux d’usure que du point de vue de certaines prédations.

L’Eglise elle-même et le clergé, qui étaient les porteurs officiels de ces valeurs chrétiennes, en ont été victimes quand, la voyant trop s’enrichir au goût de certains moines ou certains hommes, de nouveaux prédicateurs ont voulu s’en extraire pour fonder des choses comme les hérésies vaudoises, cathares, ou les ordres mendiants. Du moine replet et rassasié (ou du riche et productif cistercien), au moine ermite itinérant, dans l’ombre de saint Benoit et de sa règle, il semble qu’un mouvement pendulaire ait fait émerger, à plusieurs reprises, durant ce long Moyen Âge, des envies insatiables de chemins plus dépouillés et plus christiques, des appels à des vocations monacales plus rudimentaires.
D’une certaine façon, la présence de ses mouvements, comme la morale chrétienne qui traversent la littérature semble prouver à quel point le christianisme et ses valeurs débordaient alors de la simple institution qui avait en charge de les représenter, pour se tenir dans tous les cœurs ou, au moins, dans tous les esprits.

Si ce monde médiéval a critiqué les « Lombards » pour leur pratique de l’usure, il a eu, tout autant, en horreur, l’avidité et la cupidité. Sur fond de valeurs chrétiennes, sa littérature, sa poésie satirique et morale et ses poètes n’ont cessé de le crier haut et fort. Pour n’en donner qu’un exemple (même si notre long périple au sein des textes médiévaux nous a amené à en croiser plus d’un), on citera ici, le, Roman de la Rose. Il avait fait, lui aussi, en son temps et de manière édifiante, la verte critique de l’avidité et, partant, l’apologie du contentement ou du dépouillement :

Si ne fait pas richesce riche
Celi qui en trésor la fiche :
Car sofîsance solement
Fait homme vivre richement.

Le Roman de la Rose, Guillaume de Lorris & Jean de Meung.

Encore une fois, nous parlons de représentations et de valeurs partagées. L’objectif n’est pas, non plus, de dépeindre un Moyen Âge idyllique ou idéalisé. Dans la pratique, les entorses existaient. On voit bien, d’ailleurs, dans ce conte que l’accumulation d’avoirs n’est pas tant condamné que son obsession au détriment de tout le reste. Disons, au moins, que le contexte social et les mentalités médiévales ne leur étaient pas favorables.

Le dépouillement comme passeport pour le ciel

Dans l’exemple du Comte Lucanor, du jour, on retrouvera, encore, cet éloge du dépouillement que nous avions abordé avec Jacques le Goff et cette idée de « testament qui devient le passeport pour le ciel. » Le médiéviste nous expliquait alors que l’homme aux portes de la mort, terrorisé de ne pas obtenir le salut, pouvait léguer toutes ses richesses à l’église en dépouillant totalement, au passage, ses héritiers. Il est amusant de retrouver, très concrètement, cette idée dans le conte du jour. On trouvera même bien réel la peur de ces derniers, au point qu’ils vont même empêcher le père de trouver le repos éternel, en congédiant le moine dominicain. Hériteront-ils, ce faisant, de la malédiction du trésor et son obsession tenace ? L’histoire ne le dit pas.

Pour finir, on notera encore une parenté relative entre le conte du jour et l’exemple XXXVIII du Comte Lucanor, que nous avions déjà étudié. Ici, un homme ne voulant se dessaisir d’une seule de ses pièces, pour traverser une rivière, finissait par y périr noyé. Non content de l’avoir rendu stupide, son avidité finissait, donc, par le condamner. Dans l’exemple ci-contre, l’homme avide et, en l’occurrence, de peu de morale et de peu de cœur, sera poursuivi jusque après la mort par ses choix de vie et même le salut de l’âme lui sera refusé, par Dieu, par ses proches et par saint Dominique. Crêpe, jambon fromage, œuf à cheval, la totale.


Exemple XIV, du miracle que fit saint Dominique lors de l’enterrement d’un usurier


NB : pour la traduction, nous nous sommes d’abord appuyés sur celle de  Adolphe-Louis de Puibusque. Puis, finalement, nous sommes remontés aux sources directes du texte pour la reprendre sérieusement quand nous le jugions nécessaire. A cet effet, nous nous sommes servis de la version ancienne du Comte Lucanor, mais aussi de la version en Espagnol moderne actualisée de Juan Vicedo (2004).

Le comte Lucanor s’entretenait un jour avec son conseiller et ce faisant lui disait :

Patronio, quelques personnes me conseillent d’accumuler le plus grand trésor possible, en me disant qu’il faudrait que je m’y consacre plus qu’à toute autre chose ; aussi, je vous prie de me dire ce que vous pensez de cela ?
— Seigneur comte, répondit Patronio, bien qu’il soit certainement utile, aux grands seigneurs de disposer d’un trésor et d’argent en de nombreuses occasions, en particulier, pour avoir les moyens de faire tout ce qui est nécessaire et convenable, ce serait une erreur de croire que vous ne devez amasser ce trésor en ne pensant plus qu’à cela, en cessant de faire votre devoir auprès de vos sujets, et au détriment de votre honneur et de vos intérêts même. Car si vous agissiez de la sorte, vous pourriez connaître le sort d’un certain Lombard qui vivait à Bologne.
Le comte demanda alors ce qu’il était advenu à ce Lombard.

— Seigneur comte, il y avait à Bologne, poursuivit Patronio, un Lombard qui avait accumulé un grand trésor, sans jamais s’inquiéter de savoir s’il était bien ou mal acquis. Son unique pensée était de le grossir de quelque manière que ce fût. Or, il advint que ce Lombard tomba gravement malade ; son état empira rapidement, et un de ses amis, le voyant proche de la mort, lui conseilla alors de se confesser à saint Dominique, qui prêchait alors à Bologne. Le Lombard y consentit et envoya quérir saint Dominique.


Quand on le fit appeler, Saint Dominique comprit tout de suite que ce n’était la volonté de Dieu que ce mauvais homme n’endure aucune peine pour tout le mal qu’il avait causé. Il ne souhaita pas se déplacer, mais envoya un autre moine pour qu’il se rende sur place
(2).
Dans le même temps, comprenant que leur père avait fait quérir saint Dominique, les enfants du lombard s’en inquiétèrent, craignant que le bon saint ne requiert du mourant la donation de tous ses biens en échange du salut de son âme, en les laissant dans la misère. Aussi, lorsque le moine se présenta, ils lui firent savoir que leur père était en pleine crise de fièvre et qu’ils l’avertiraient sitôt que ce dernier irait mieux.

Peu de temps après, le Lombard perdit l’usage de la parole et mourut, de sorte qu’il ne put prendre aucune disposition pour le salut de son âme. Le lendemain, on s’occupa de l’enterrer, et, sur la demande de ses enfants, saint Dominique consentit à venir faire son oraison funèbre. Quand le saint dut parler du défunt, il cita ces paroles de l’Evangile : « Ibi est thesaurus tuus, ibi est cor tuum », c’est-à-dire, « où est ton trésor là est ton cœur ». Puis, il ajouta, en se tournant vers l’assistance :
— Mes amis, pour vous convaincre de la vérité des paroles de l’Evangile, faites rechercher le cœur de cet homme et vous verrez que vous ne le trouverez pas à sa place, mais bien plutôt dans le coffre où il tenait son trésor enfermé. »

En effet, on alla chercher le cœur du mort dans son corps et il ne s’y trouvait plus ; comme saint Dominique l’avait indiqué, on le trouva dans le coffre. Et il était plein de vers et exhalait la pire odeur de putréfaction qu’on n’est jamais pu sentir.

 » Et vous seigneur comte Lucanor, même si, comme je le disais précédemment, posséder de l’argent peut être utile, prenez garde à deux choses si vous désirez former un trésor : d’abord, que ce trésor soit de bonne et honorable provenance ; ensuite, que vous ne mettiez pas autant d’attachement dans ce trésor au point de vous condamner à faire ce que vous ne devriez pas faire, ou à négliger votre honneur et les devoirs que vous devez remplir. Avant toute chose, vous devez tenter de réunir un trésor de bonnes œuvres, pour mériter la grâce de Dieu et l’estime des hommes (une bonne renommée auprès des gens). »

Le comte apprécia beaucoup ce conseil de Patronio ; il le suivit et s’en trouva bien ;

Et Don Juan jugeant aussi que la leçon était utile à retenir, la fit écrire dans ce livre, avec deux vers qui disent ceci :

« Cherche, par-dessus tout, le trésor véritable
Et garde toi toujours de l’avoir périssable.
 » (3)


En vous souhaitant une bonne journée.

Frédéric EFFE
Moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes


Notes :

(1) L’exemple XV du conte Lucanor : « De ce qui advint à Don Lorenzo Suarez Gallinato à la porte de Séville » semble faire clairement référence aux relations houleuses et dangereuses qui virent, durant de longues décennies, le roi d’Espagne Alphonse XI s’opposer au grand seigneur et prince de Villena : faux promesse de mariage et séquestration durant de longues années de la fille de Don Juan Manuel, que le roi n’épousa jamais, complots et tentative d’assassinat sur la personne de Don Juan Manuel, pour finalement, voir les deux hommes se rabibocher bon gré mal gré. L’introduction de l’exemple XV commence par : « Patronio lui dit-il, j’ai eu le malheur de mettre contre moi un roi très puissant, et comme cette inimitié durait déjà depuis bien des années, nous finîmes de guerre lasse par nous accommoder ensemble (…) Malgré cette réconciliation et les rapports pacifiques qui existent entre nous, il nous est impossible de nous fier l’un à l’autre. »

(2). Ici le traducteur original se contente de : Le Lombard y consentit et envoya chercher saint Dominique qui, ne pouvant venir chargea un moine de le remplacer auprès du malade.

(3) La formule choisie par  Adolphe-Louis de Puibusque est assez heureuse et claire : « Là-haut est le seul bien, le trésor véritable , Tâche de le gagner ; Tout autre est périssable. » , nous ne l’avons remplacé que pour coller un peu plus à la version originale espagnole qui sous-entend ce qu’est le trésor véritable, alors que notre auteur du XIXe siècle a décidé de rendre le tout un peu plus explicite. L’Espagnol ancien original donne : Gana el tesoro verdadero, et guárdate del falleçedero. En Espagnol moderne, Juan Vicedo opte pour :  » Amarás sobre todo el tesoro verdadero,
despreciarás, en fin, el bien perecedero. »
Autrement dit : en aimant par dessus-tout le trésor véritable, tu finira par déprécier les biens périssables.

L’adieu à une « douce dame jolie » du maître de musique Francesco Landini

Sujet : musique médiévale, musiques anciennes, chants polyphoniques, Ars nova, chanson. amour courtois, loyal amant, trecento, compositeur florentin, virelai.
Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Francesco Landini (1325-1397)
Titre : Adiu, adiu, dous dame jolie
Interprètes : Alla Francesca.
Album : Landini and Italian Ars Nova (1992)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous invitons à bord du vaisseau Moyenagepassion, pour un voyage en direction du trecento italien. Nous sommes, donc au début de la Renaissance italienne, dans un XIVe siècle qui correspond encore au Moyen-Âge tardif français et nous y découvrirons une nouvelle pièce de Francesco Landini.

La douleur du partir de l’amant courtois

La chanson du jour est un virelai. Elle appartient au registre de l’amour courtois, à l’image des autres compositions qui nous sont parvenues du maître de musique florentin. Cette pièce se distingue, toutefois, de celles que nous avons étudiées précédemment par sa langue ; elle est, en effet, en français ancien et non en italien, comme le reste de l’œuvre de Landini.

Sur le fond, le compositeur et poète nous contera la douleur de l’amant courtois, au moment de se séparer d’avec sa dame. Cette dernière est, ici, désignée par l’auteur comme sa « douce dame jolie » et on ne pourra s’empêcher de voir là, une claire évocation à la célèbre chanson de Guillaume de Machaut portant le même titre. Contemporain de Landini, le maitre de l’Ars Nova Français le précède d’une petite vingtaine d’années. On sait aussi que l’Ars nova français a notablement influencé la musique italienne de cette période, même si l’Ars nova qui s’est développé sur la péninsule italienne s’en démarque par son style et ses particularités.

Aux sources anciennes de cette chanson

La chanson "Adieu douce dame jolie" de Landini dans le codex Squarcialupi, de la Bibliothèque Laurentienne de Florence
Une « Douce dame Jolie » » à la façon de Francesco Landini

Du point de vue des sources anciennes, on pourra retrouver cette chanson de Francesco Landini, avec sa partition dans le célèbre codex Squarcialupi (le Med Palat 87). Daté du XV siècle, ce manuscrit richement enluminé est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque Laurentienne de Florence. En cherchant un peu, on peut également le trouver en ligne, sous une forme digitalisée.

L’hommage à Landini et à l’Ars Nova,
de l’ensemble ‘Alla Francesca

Pour la version en musique de ce chant polyphonique, nous vous proposons l’interprétation qu’en avait fait la célèbre formation médiévale française Alla Francesca, il y a déjà quelque temps déjà.

En 1991, soit l’année suivant sa création, l’ensemble de musiques anciennes et médiévales Alla Francesca partait, donc, à la découverte de Francesco Landini et de l’Ars Nova italien. Ce thème leur a même fourni l’occasion de leur toute première production. En terme de discographie, Alla Francesca en est, désormais à son vingtième album pour plus de trente ans de carrière. C’est dire le chemin parcouru par cette excellente formation depuis ses premiers pas.

L'album de musiques médiévales et d'Ars Nova de Alla Francesca

Cet album, sorti en 1992 sous le titre « Landini and Italian Ars Nova » propose un total généreux de 17 pièces, pour 55 minutes d’écoute. La formation attachée au Centre de musique médiévale de Paris signait là un vibrant hommage à l’Ars Nova florentin. Et si l’œuvre de Francesco Landini y trouve une place de choix, elle y côtoie aussi des pièces de Jacopo da Bologna, Ghirardello et Lorenzo da Firenze, et encore quelques autres compositeurs italien de cette période, dont des anonymes.

Plus de trois décennies après sa sortie, ce bel album peut encore se trouver à la vente au format CD, chez votre disquaire habituel ou encore en ligne. Voici un lien utile à cet effet : Landini and Italian Ars Nova, Alla Francesca (1992).

Musiciens ayant participé à cet Album

Catherine Joussellin (voix, vièle, percussion), Brigitte Lesne (voix, harpe, percussion), Emmanuel Bonnardot (voix, vièle, rebec), Pierre Hamon (instruments à vents, cornemuses, flûtes, percussion)


Adiu, adiu, dous dame jolie,
dans la langue d’oïl de Landini

Adiu, adiu, douce dame jolie,
kar da vous si depart lo corps plorans
Mes a vous las l’esprit et larme mie.

Lontan da vous, aylas, vivra dolent.
Byen che loyal sera’n tout ma vie.

Poyrtant. ay! clere stelle. vos prie
Com lermes e sospirs tres dous mant
e
Che loyaute haies pour vestre amye.

Les paroles en français actuel

Adieu, adieu, douce dame jolie,
Car de vous je me sépare le corps en pleurs,
Mais je laisse près de vous mon esprit et mon âme.

Loin de vous, hélas, je vivrai dans la peine,
Bien que je vous demeurerai loyal toute ma vie.

Voilà pourquoi, hélas, claire étoile, je vous prie
Avec larmes et très doux soupirs et vous enjoins
De garder votre loyauté pour votre amant.


En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

D’un coq découvrant une gemme, une fable de Marie de France

Enluminure de Marie de France

Sujet  : poésie médiévale, fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poésie morale, oïl.
Période : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre : D’un coc qui truva une Gemme…
Auteur  : Marie de France (1160-1210)
Ouvrage  :  Poésies de Marie de France, T2, B de Roquefort (1820)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous irons chercher notre inspiration médiévale du côté de la poésie de Marie de France. Cette première écrivaine en langue vernaculaire française et, plus précisément, en anglo-normand, nous a laissé une œuvre fournie, connue pour ses lais mais aussi ses fables inspirées des auteurs antiques.

De l’indifférence d’un coq face au diamant

Une fois de plus, c’est donc une fable qui nous donnera l’occasion de nous rapprocher de l’auteur(e) médiéval. Il y sera question d’un coq, d’une gemme et, en définitive, pour le dire de manière triviale, d’une morale assez voisine du dicton populaire qui parle de « confiture donnée aux cochons ».

Dans le récit, il ne s’agit pas, toutefois, de complète ignorance de la part du coq. Ayant débusqué une pierre précieuse dans un tas de fumier, il ne s’intéresse simplement pas à la valeur du trésor exhumé. Il sait qu’il s’agit d’une gemme. Il est même conscient qu’entre des mains plus expertes, la pierre précieuse se trouverait sublimée. Sertie d’or, elle brillerait alors de mille feux mais cela ne change rien pour lui. Il ne la trouve absolument d’aucune utilité et lui préférerait largement un peu de pitance.

Peu vif, l’animal passera donc à côté de la valeur réelle de sa trouvaille, ne daignant même pas la remuer, et la poétesse médiévale étendra la morale de sa fable à toute chose de valeur (bien, honneur) que, selon elle, nombre de ses contemporains dédaignent, pour leur préférer des choses plus triviales ou bien pires.

La fable du coq et de la perle de Marie de France, illustrée d'une enluminure.

D’un coc qui truva une Gemme sor un Fomeroi
dans la langue d’oïl de Marie de France

Du coc racunte ki munta
Sour un fémier, è si grata
Selunc nature purchaceit,
Sa viande cum il soleit:
Une chière jame truva,
Clère la vit, si l’esgarda;
Je cuidai, feit-il, purchacier,
Ma viande sor cest fémier,
Or ai ici jame travée,
Par moi ne serez remuée.
S’uns rices hum ci vus travast,
Bien sei ke d’or vus énurast;
Si en creust vustre clartei,
Pur l’or ki a mult grant biautei
Qant ma vulentei n’ai de tei
Jà nul hénor n’auraz par mei.

Autresi est de meinte gent,
Se tut ne vient à lur talent,
Cume dou Coc è de la Jame;
Véu l’avuns d’Ome è de Fame:
Bien, ne hénor, noient ne prisent,
Le pis prendent, le mielx despisent.

Une adaptation en français actuel

NB : cette fois-ci, nous avons choisi d’une adaptation plutôt qu’une traduction mot à mot. C’est un premier jet perfectible mais il a au moins le mérite d’être maison.

Juché sur un tas de fumier
Un coq s’affairait à gratter
Y cherchant, avec insistance,
Suivant son instinct, sa pitance.
Une belle gemme il exhuma,
De grand valeur et l’observa :
« Je pensais, fit-il, débusquer
De quoi manger dans ce fumier,
Et c’est toi, pierre, qui m’est échu,
Pas question que je te remue…
Qu’un riche homme t’ait découvert
Et d’or il t’aurait recouvert.
Ton éclat ressortirait mieux
Mis en valeur par l’or précieux.
Mais je ne veux rien de tout cela

Point d’honneur, tu n’auras de moi. »

Il en va ainsi de beaucoup
Si tout ne tombe à leur goût,
Comme du coq et son diamant,
Hommes et femmes sont ressemblant,
ni bien, ni honneur, ils ne prisent,
Le pire prennent, le meilleur méprisent.

Aux origines de cette fable médiévale


En remontant le fil de cette fable, on la retrouve chez les fabulistes antiques bien avant Marie de France, Esope d’abord puis Phèdre dans son sillage. Dans les deux cas, elle y avait déjà, un sens assez voisin que celui que lui donne Marie de France, même s’il faut reconnaître que le propos originel de cette fable est si général que le symbole de la perle peut recouvrir bien des choses suivant le sens qu’on veut bien lui donner : valeurs morales, science, savoir, éducation, etc…

Le Coq et le diamant d’Esope

Le coq sur un fumier grattoit , lorsqu’à ses yeux parut un diamant : « Hélas, dit-il ! Qu’en faire ? Moi qui ne suis point lapidaire (artisan joaillier) Un grain d’orge me convient mieux. »

Les Fables d’Esope mises en françois avec le sens moral
en quatre vers et des figures à chaque fable (1775).

On peut trouver un commentaire en vers de cette fable dans l’ouvrage en question :

Ce trésor qu’un coq mal habile
Rebute & vois ici d’un œil indifférent
C’est Homère ou Virgile
Entre les mains d’un ignorant.

Le contenu de la fable d’Esope est assez laconique et succinct mais comme on le voit, l’auteur du XVIIIe siècle penchait de son côté pour une valeur culturelle, philosophique et éducative du symbole quand Marie de France l’avait plus résolument tiré du côté des valeurs morales.

Le poulet à la perle de Phèdre

Au premier siècle de notre ère et près de six siècles après Esope, Phèdre a repris cette fable à son compte, en restant dans un esprit sensiblement identique à celui d’Esope.

Pullus ad margaritam : In sterquilino pullus gallinaceus dum quaerit escam, margaritam repperit. “Iaces indigno quanta res”, inquit, “loco! Hoc si quis pretii cupidus vidisset tui, olim redisses ad splendorem pristinum. Ego quod te inveni, potior cui multo est cibus, nec tibi prodesse nec mihi quicquam potest.” Hoc illis narro, qui me non intellegunt.

Un jeune Coq, en cherchant sa nourriture sur un tas de fumier, trouva une Perle.  » Précieux objet, dit-il, tu es là dans un lieu indigne de toi ! Si un avide connaisseur t’apercevait, il t’aurait bientôt rendu ton premier éclat. Pour moi qui t’ai trouvé, le moindre aliment me serait meilleur ; je ne puis t’être utile et tu ne peux rien pour moi. « 
J’adresse cette fable à tous ceux qui ne peuvent me comprendre.

Fables de Phèdre, traduction nouvelle
par Ernest Panckoucke (1839).

Le coq confesse encore ici son incapacité à exploiter le trésor et on y ressent presque une pointe de fatalisme. Pour le gallinacé, la pierre précieuse (devenue au passage une perle) n’est définitivement pas à sa place dans ce tas de fumier. Sa valeur ne sera pas honorée et le volatile restera frustré de ne pas trouver de nourriture. En guise de conclusion, Phèdre adresse plus spécifiquement sa morale à tous ses détracteurs ou ceux qui ne savent apprécier ses écrits. On est donc, une fois encore, dans la valeur littéraire et philosophique ou la connaissance, mais sur une morale un peu plus ciblée.

Le Coq et la perle de Lafontaine

En faisant un bond dans le temps par dessus le Moyen Âge, cinq siècles après Marie de France, on retrouvera encore ce coq et sa perle chez Jean de Lafontaine. Le fabuliste moderne procédera même à une mise en miroir pour être bien certain que ses lecteurs en comprennent le sens qui reste, là encore, littéraire, éducatif et culturel :

Un jour un Coq détourna
Une perle qu’il donna
Au beau premier Lapidaire :
« Je la crois fine, dit-il ;
Mais le moindre grain de mil
Serait bien mieux mon affaire. »


Un ignorant hérita
D’un manuscrit qu’il porta
Chez son voisin le Libraire.
« Je crois, dit-il, qu’il est bon ;
Mais le moindre ducaton
Serait bien mieux mon affaire. »


Pour finir, notons qu’en un temps contemporain de Lafontaine, se trouvait dans les jardins de Versailles, une fontaine du coq et du diamant, en hommage à cette fable antique d’Esope.

Daté de 1673, ce monument arborait un petit bassin au centre duquel figurait un coq tenant une pierre précieuse dans une de ses pattes et recrachant l’eau de la fontaine par son bec tourné vers le ciel. Cette fontaine était l’œuvre de Étienne Le Hongre (1628-1690). A ce jour, il ne nous en reste plus rien qu’une gravure présente dans un ouvrage daté la fin du XVIIe siècle (Labyrinthe de Versailles, Charles Perrault, 1677)


En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : le coq utilisé en premier plan de nos illustrations provient du manuscrit médiéval côté BM ms 399, actuellement conservé à la Bibliothèque Municipale d’Amiens. Cet ouvrage ancien, daté de la dernière partie du XVe siècle, contient le Livre des propriétés des choses de Barthélémy l’Anglais. Je vous propose de découvrir ce superbe livre ancien sur le catalogue de manuscrits illuminés Initiale. Quant au reste de notre enluminure du coq de Marie de France, il s’agit d’un montage original à partir d’extraits d’autres enluminures et illustrations.