Archives de catégorie : Musiques, Poésies et Chansons médiévales

Vous trouverez ici une large sélection de textes du Moyen âge : poésies, fabliaux, contes, chansons d’auteurs, de trouvères ou de troubadours. Toutes les œuvres médiévales sont fournis avec leurs traductions du vieux français ou d’autres langues anciennes (ou plus modernes) vers le français moderne : Galaïco-portugais, Occitan, Anglais, Espagnol, …

Du point du vue des thématiques, vous trouverez regroupés des Chansons d’Amour courtois, des Chants de Croisade, des Chants plus liturgiques comme les Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille, mais aussi d’autres formes versifiées du moyen-âge qui n’étaient pas forcément destinées à être chantées : Ballades médiévales, Poésies satiriques et morales,… Nous présentons aussi des éléments de biographie sur leurs auteurs quand ils nous sont connus ainsi que des informations sur les sources historiques et manuscrites d’époque.

En prenant un peu le temps d’explorer, vous pourrez croiser quelques beaux textes issus de rares manuscrits anciens que nos recherches nous permettent de débusquer. Il y a actuellement dans cette catégorie prés de 450 articles exclusifs sur des chansons, poésies et musiques médiévales.

Un rondeau fataliste d’Eustache Deschamps sur la chance et le sort

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, rondeau, malheur, malchance, chance.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Eur et meseur, a tout considerer»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T IV,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous retrouvons Eustache Deschamps, le temps d’un rondeau. Cette courte pièce fera écho à quelques autres ballades déjà croisées chez ce poète et officier de cour du Moyen Âge tardif, sur le thème de la fortune : « eur », « heur » (la chance, le sort, la bonne fortune) et son opposé « meseur » (le malheur, le mauvais sort, la malchance).

Roue de fortune et fatalisme

Comment échapper à la roue de fortune ? Dans les mentalités médiévales, elle tourne inexorablement entrainant, sans distinction, les plus puissants comme tous les autres dans la chute au moment où ils s’en croyaient prémunis, ou faisant, au contraire, monter au pinacle (mais pour combien de temps ?) ceux qui se pensaient condamnés à rester indéfiniment déshérités et malchanceux.

Cette roue du sort aurait-elle arrêté de tourner pour le pauvre Eustache Deschamps ? A maintes reprises dans son œuvre, il nous aura conté ses misères et ses déboires, qu’ils siègent dans l’ingratitude et le manque de reconnaissance de son travail par les puissants, ou encore dans sa pauvreté, son domaine pillé et mis à sac, ou dans la vieillesse qui l’assaille et le trouve sans grand moyen et en santé précaire à l’hiver de sa vie.

Dans le rondeau du jour, on retrouvera notre poète du XIVe siècle résigné et fataliste. L’homme aura beau y faire si fortune ne l’accompagne pas et que le malheur suit ses pas, quoi qu’il entreprenne, il ne fera que se trouver encore plus accablé. A l’inverse, si le sort lui sourit, il aura gagné, quoiqu’il fasse, une sorte d’immunité contre l’adversité. Le propos semble générique mais ne laisse guère de doute sur l’humeur de celui qui tient la plume. Il peut même personnellement témoigner que chacun peut nuire à celui pour lequel le vent de la chance a tourné.

Le rondeau D'Eustache Deschamps accompagné d'une enluminure sur la roue de Fortune tirèe d'un Manuscrit médiéval du XIVe siècle.

Aux sources manuscrites de ce rondeau

Aux sources de cette poésie, nous revenons, une fois encore, au Français 840 de la BnF (consultable sur le site Gallica.fr). Ce manuscrit, daté du début du XVe siècle, est tout entier consacré à Eustache Deschamps. Sans grandes fioritures, il étale sur près de 1200 feuillets, l’œuvre extrêmement prolifique de l’auteur du Moyen Âge tardif.

Pour la transcription moderne de ce rondeau, nous nous dirigeons, à l’habitude, sur le large travail de compilation effectué entre la deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe par le Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Paris. Vous pourrez donc retrouver cette pièce au Tome IV des Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps établies par le bon soin de ces deux auteurs.

La mise en scène de soi dans la poésie d’Eustache

Le rondeau D'Eustache dans le manuscrit médiéval Français 840 de la BnF.

Comme les goliards ou un Rutebeuf l’avaient fait avant lui et comme un François Villon ou un Meschinot y souscriront un peu plus tard, dans son œuvre, Eustache Deschamps ne s’est pas privé de mettre en scène ses propres déboires et les revers de sa destinée.

Dans cette posture du poète qui cible un auditoire, en général, plutôt aristocratique (princes, courtisans, gens de cour, etc…), afin de le prendre à témoin de ses malheurs personnels, on est bien enclin d’imaginer que l’auteur force quelquefois le trait pour s’attirer quelques faveurs. A défaut d’en appeler à des jauges psychologiques mal calibrées, il faut au moins faire le constat qu’Eustache Deschamps s’inscrit ici dans une tradition littéraire qu’il prolonge et étoffe à la lumière de son propre chemin de vie (1).

Dans d’autres textes, la mise en scène de ces traits ira même chez lui jusqu’à l’exagération comique et l’auto-dérision. L’humour prendra alors, des tours physiques et burlesques quand il se couronnera, lui-même, « roi des laids ». Ce n’est pas le cas dans le rondeau du jour dont le ton assez fataliste et impersonnel laisse deviner un Eustache plutôt désabusé face à son propre sort.


Eur et meseur, a tout considerer
dans le Moyen Français d’Eustache

Au monde n’a au jour d’hui que ces deux
Eur et meseur, a tout considerer,
Dont l’un fait bien et l’autre desperer:
Aler partout peu cil qui est eureux
On ne lui peut ne nuire ne grever ;
Au monde n’a au jour d’hui que ces deux
Eur et meseur, a tout considerer.


Maiz bien se gard toudiz le maleureux
Car il ne peut fors meschance trouver :
Chascuns li nuit si puis dire et prouver ;
Au monde n’a au jour d’uy que ces deux
Eur et meseur, a tout considerer,
Dont l’un fait bien et l’autre desperer:

Traduction en Français actuel

A notre époque, tout bien considéré,
seul importe la chance ou le mauvais sort
l’un fait le bien, l’autre le désespoir.
Celui qui est chanceux peut aller en tout lieu
Nul ne pourra lui nuire ni lui faire du tort ;
De nos jours, tout bien considéré,
Seuls comptent la chance ou le mauvais sort.


Mais qu’il se défie bien de tout, le malheureux,
Car, quoiqu’il fasse, il ne pourra trouver que malchance.

Chacun lui nuira, ainsi puis-je l’affirmer et le prouver ;
En notre temps, tout bien considéré,
Il n’y a que la chance ou le mauvais sort qui comptent
l’un fait le bien, l’autre le désespoir
.


Quelques autres poésies médiévales & articles sur le même sujet :
La roue de fortune, Anonyme
Fortune & ses joies, Christine de Pizan
De Fortune me doit Plaindre, Guillaume de Machaut
La paix de Rutebeuf, sur le je & le jeu du poète médiéval

En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

(1) Voir l’article François Villon au miroir d’Eustache Deschamps Florence Bouchet Université Toulouse – Jean Jaurès PLH : Patrimoine, Littérature, Histoire, dans Villon à la lettre, articles réunis par Nathalie Koble, Amandine Mussou, Anne Paupert et Michelle Szkilnik,

NB : l’enluminure de l’illustration (roue de fortune) provient du Manuscrit 0264 de la Bibliothèque de l’Institut de Paris. Daté du XIVe siècle, cet ouvrage contient la Consolation de Philosophie texte demeuré anonyme, ainsi que le testament de Jean de Meun et divers autres textes liturgiques. Vous pouvez consulter quelques-unes de ses enluminures sur le site de la bibliothèque.

Ars nova : les déboires amoureux du compositeur Francesco Landini

Sujet :  musique médiévale, musiques anciennes, ballade polyphonique, Ars nova, chanson médiévale, amour courtois, sentiment amoureux.
Période :  Moyen Âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Francesco Landini (1325-1397)
Titre :  Gran piant agli ochi
Interprètes :  Ensemble 400
Concert : Eglise de Saint-Georges Martyre, Milan, Italie (2022).

Bonjour à tous,

ous partons, aujourd’hui, à la découverte de nouvelles musiques médiévales, du côté de l’Italie du Moyen Âge tardif. A cette occasion, nous croiserons, à nouveau, l’organiste et maître de musique Francesco Landini, grand représentant de l’Ars Nova florentin du XIVe siècle.

Tristesse & douleur de la séparation

La chanson du jour est une ballade polyphonique. C’est aussi une nouvelle pièce courtoise du compositeur florentin du trecento. Meurtri par une séparation brutale d’avec sa belle, Landini nous contera ses déboires amoureux. Dans le pur style de l’amant courtois, il y fera étalage de sa douleur et de sa peine et, s’adressant à l’objet de son désir, il lui affirmera sa volonté de ne plus s’enticher d’aucune autre, si cet amour devait s’arrêter à jamais.

Ce n’est pas la première fois que Landini s’épanche sur sa douleur et ses déconvenues amoureuses. On se souvient même que la formation médiévale La Reverdie avait dédié un album complet à cette partie du répertoire du maître de musique italien (voir l’occhio del cor et les yeux tristes de Francesco Landini).

La chanson médiévale de Landini dans le Codex Squarcialupi (Ms Med Pal 87), manuscrit ancien du XVe siècle.

Aux sources manuscrites de cette ballade

A l’habitude, du point de vue des sources anciennes et manuscrites, c’est le très beau Codice Squarcialupi (Ms Med Pal 87) qui nous servira ici de guide. Ce manuscrit daté des débuts XVe siècle est actuellement conservé à la Bibliothèque Laurentienne de Florence. Sur l’image ci-dessus, vous retrouverez la chanson polyphonique du jour, accompagnée de sa partition d’époque.

Pour la version en musique de cette pièce de Francesco Landini, nous vous proposons de découvrir l’interprétation de l’Ensemble 400, à l’occasion d’un concert donné, en décembre 2022 à l’Eglise de Saint-Georges Martyre, de Milan. On doit cet enregistrement à Edoardo Lambertenghi, youtubeur et technicien du son milanais passionné de musiques anciennes dont la chaîne est très riche en contenu.


L’ensemble 400 et la passion
des musiques médiévales et anciennes

Actif depuis plus de 15 ans sur la scène des musiques anciennes, l’Ensemble 400 est une formation italienne spécialisée dans un répertoire médiéval et renaissant qui s’étend du XIIIe au XVe siècle. Fondée par des experts dans le domaine des musiques anciennes, elle explore un territoire qui s’étend aux musiques profanes et liturgiques de la France, l’Angleterre et l’Italie médiévales.

L’Ensemble 400 est issu de Musicaround, association italienne établie à Gênes et qui se dédie à la promotion des musiques anciennes, depuis l’organisation de concerts et d’événements à l’enseignement de ces dernières. Vous pourrez retrouver l’actualité de cette formation sur le site officiel de l’association . A date, ils se sont déjà produits dans de nombreux festivals, principalement en Suisse et en Italie.

Membre de l’Ensemble 400

Marcello Serafini (viele), Giuliano Lucini (luth), Maria Notarianni (harpe, vièle), Vera Marenco (voix), Alberto Longhi (voix).


Gran piant agli ochi ou la douleur amoureuse
par Francesco Landini

Gran piant agli ochi, greve dogli al core
Abbonan sempre l’anima, si more.

Per quest’amar’ et aspra diapartita
Chiamo la mort’ e non mi vuol udire.
Contra mia volglia dura questa vita,
che mille morti mi convien sentire.

Ma bench’i’ viva, ma’non vo’seguire
Se non vo’, chiara stella et dolce amore.

Gran piant agli ochi …

Traduction française de cette pièce

Grande peine aux yeux, grande douleur au cœur
Abondent toujours, tandis que l’âme se meurt.

A cause de cette séparation amère et âpre
J’appelle la mort mais elle ne veut m’entendre.
Contre ma volonté, cette vie perdure,
Et il me faut endurer plus de mille morts.

Mais même si je suis en vie, je ne veux plus poursuivre
Aucune autre que vous, brillante étoile et doux amour.

Grande peine aux yeux, grande douleur au cœur


En vous souhaitant très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : sur image d’en-tête, on retrouve l’enluminure de Francesco Landini dans le Codex Squarcialupi, ainsi que le feuillet correspondant à la ballade polyphonique du jour.

Au XIVe siècle, Un éloge du retour à la vie pastorale, par Eustache Deschamps

Ballade Médiévale Eustache Deschamps

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, poésie, poésie morale, chanson royale, vie rurale, vie curiale, pastourelle.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «En retournant d’une court souveraine»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T III,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

n ce mois de rentrée, il n’est plus temps pour nombre d’entre nous de batifoler dans la campagne, ou de se couler gentiment sur le bord d’un ruisseau chantant ou à l’ombre d’un grand arbre.
Alors, contre la grisaille de cette reprise et pour retarder un peu l’arrivée de l’automne, quoi de mieux qu’une poésie pastorale ? Ce sera l’occasion de reprendre un bol d’air, au moins en esprit, pour se préparer à l’arrivée d’octobre.

Eustache face à Robin et Marion

La pièce médiévale du jour prendra la forme d’une chanson royale. Sous la plume du très prolifique Eustache Deschamps (poète des XIVe/XVe siècle), elle nous invite à une escapade champêtre plutôt légère.

« En revenant d’une cour souveraine« , dès le premier vers, l’auteur plante rapidement le décor de sa poésie. Dans sa célébration de la vie rurale contre la vie curiale et les curiaux, il croisera en chemin Robin et Marion. Au Moyen Âge, on retrouve les deux jeunes amoureux favoris des pièces champêtres médiévales des jeux du trouvère Adam de la Halle mais aussi de bien d’autres pastourelles.

Pourtant, pour trancher avec de nombreuses pièces du genre, point de chevalier entreprenant, ici, pour venir bouleverser l’équilibre du tableau, en pensant abuser de la jeune bergère ou à la tenter avec de fausses promesses. Loin des jeux d’influences et de pouvoir de certaines pastourelles, Eustache Deschamps se pose en témoin distant et respectueux, se laissant même séduire par la scène vie champêtre qui se déroule sous ses yeux.

On notera, au passage, qu’on est également à bonne distance de certaines des farces d’un Clément Marot. Au XVIe siècle, le poète de Cahors n’hésitera pas en effet à faire de Marion et Robin un sujet de grivoiseries, dans une tradition humoristique renouant peut-être avec le peu de finesse, voire la lourdeur rétrospective, de certaines pastourelles.

Eustache Deschamps - Chant royal illustrée avec enluminure

Vie rurale contre vie curiale

Sur le fond, Eustache n’en est pas à sa première dénonciation des artifices de la vie de cour. Il leur a même consacré plusieurs ballades assez salées (Voir ces deux ballades par exemple ). Toutefois ici, il se situe plus dans l’esprit d’un Philippe de Vitry et son dit de Franc-Gontier (XIVe siècle). S’il s’agit de pointer clairement les affres de la vie curiale, le sujet est bien également l’élévation de la vie rurale et de ses qualités. Robin est un être libre : «J’ay franc vouloir, le seigneur de ce monde». Les gens de cours sont des serfs. Eustache s’unit à un certain mouvement de pensée des XIVe/XVe siècles dans lequel on retrouvera cette dénonciation de la vie curiale mis en opposition avec un ailleurs champêtre comme horizon et comme symbole d’un retour à une vie plus libre et authentique.

Des auteurs contre la vie de cours et ses poisons

Dans la veine d’Eustache, d’autres auteurs comme Alain Chartier mettront, eux-aussi, en avant les vices et le poison des couloirs de la cour contre les avantages de la vie hors du sérail et sa belle innocence (Le Curial, 1427). Lieu de mauvaise vie et de tous les excès, siège des jeux d’influence où tout les coups sont permis, repère des envieux, des flatteurs, des hypocrites et des sournois qui y usent leur santé comme leur moralité, la cour du Moyen Âge tardif n’est pas très reluisante sous la plume acerbe de certains auteurs d’alors. Les choses ont-elles vraiment changé dans les allées du pouvoir moderne ? Rien n’est moins sûr.

Tout cela étant dit, on pourra, certes, trouver l’envolée du poète du Moyen Âge tardif un peu candide, avec ces jeunes paysans dépeints comme inatteignables et qui n’auraient rien à craindre de la vie, ni vols, ni pillages, ni maladie. Un long fleuve tranquille en somme, mais il est bien question ici de valoriser l’authenticité de la vie rurale par contraste avec un séjour à la cour. Aussi, peut-on bien pardonner à Eustache ce portrait un peu idyllique qui a le mérite de donner un tour léger à sa poésie.

Il faut aussi se souvenir qu’à d’autres occasions, il a su témoigner sans concession des injustices et des ravages de la guerre de cent ans sur les petites gens et sur les campagnes.

Aux sources de cette chanson royale

La Chanson royale "En retournant d’une court souveraine" dans le manuscrit médiéval français 840
Le chant royal d’Eustache dans le Manuscrit français 940 de la BnF

Pour les sources manuscrites et historiques de cette poésie, nous vous renvoyons au Français 840 de la BnF. Avec près de 1500 pièces pour 582 feuillets, ce manuscrit médiéval du XVe siècle est tout bonnement incontournable pour découvrir l’œuvre complète d’Eustache Deschamps. Quant à la transcription en graphie moderne, c’est du côté du travail du Marquis de Queux de Saint Hilaire que nous sommes allés chercher, au Tome III de son imposant travail de retranscription des Œuvres complètes d’Eustache Deschamps (opus cité).


En retournant d’une court souveraine
chanson royale d’Eustache Deschamps

NB : le moyen-français d’Eustache ne pose pas particulièrement de problèmes aussi quelques clefs de vocabulaire devraient vous suffire pour l’approcher sereinement.

En retournant d’une court souveraine
Ou j’avoie longuement sejourné,
En un bosquet, dessus une fontaine,
Trouvay Robin le franc, enchapelé,
Chapeauls de flours avoit cilz afublé
Dessus son chief, et Marion sa drue
(son amie).
Pain et civoz
(oignon) l’un et l’autre mangue :
A un gomer
(vase de bois) puisent l’eaue parfonde.
Et en buvant dist lors Robins qui sue :
J’ay Franc vouloir, le seigneur de ce monde.

Hé ! Marion, que nostre vie est saine !
Et si sommes de tresbonne heure né :
Nul mal n’avons qui le corps nous mehaigne.
Dieux nous a bien en ce monde ordonné.
Car l’air des champs nous est habandonné.
A bois couper quant je vueil m’esvertue.
De mes bras vif. je ne robe ne tue.
Seurs chante. je m’esbas a ma fonde.
Par moy a Dieu doit grace estre rendue :
J’ai Franc Vouloir, le seigneur de ce monde.

Tu puez filer chascun jour lin ou laine,
Et franchement vivre de ton filé,
Ou en faire gros draps de tiretaine
Pour nous vestir, se no draps sont usé.
Nous ne sommes d’omme nul habusé,
Car Envie sur nous ne mort ne rue.
De noz avoirs n’est pas grant plait en rue,
Ne pour larrons n’est droiz que me reponde
(cache).
Il me suffist de couchier en ma mue
(cabane, retraite).
J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde.

Juge ne craim qui me puist faire paine
Selon raison : je n’ay rien offensé.
Je t’aime fort, tu moy d’amour certaine.
Pas ne doubte que soie empoisonné.
Tirant ne craing : je ne sçay homme armé
Qui me peust oster une laitue.
Paour
(peur) n’ay pas que mon estat se mue :
Aussi frans vif comme fait une aronde
(hirondelle).
De vivre ainsi mon cuer ne se remue.
J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde.

Dieux ! qu’a ces cours ont de dueil et de paine
Ces curiaux
(gens de cour) qui dedenz sont bouté !
Je l’apperceu trop bien l’autre sepmaine,
C’un fais de bois avoie la porté.
Ilz sont tous sers : ce n’ay je pas esté.
Mangier leur vi pis que viande crue.
Ilz mourront tost, et ma vie est creue,
Car sanz excés est suffisant et ronde.
Plus aise homme n’a dessoubz ciel et nue :
J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde.

L’envoy

Prince, quant j’eu franc Robin escouté,
Advis me fut qu’il disoit verité :
En moy jugié sa vie belle et monde,
Veu tous les poins qu’il avoit recité.
Saige est donc cilz gardans l’auctorité :
J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde.


 En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : pour illustrer cet article, nous vous proposons en image d’en-tête, la page du ms Français 840 correspondant au chant du jour (à consulter sur Gallica). Elle est accompagnée d’un détail d’enluminure tiré du Livre d’Heures d’Etienne Chevalier, réalisé par Jean Fouquet. Daté de la deuxième moitié du XIVe siècle et contemporain d’Eustache. ce détail représente Sainte Marguerite filant la laine dans les prés, avec sa quenouille. Cette enluminure est actuellement conservée au Musée du Louvre. Avec le château en fond, nous restons dans notre thématique.
Pour l’illustration du chant royal de l’autre illustration (image dans le corps du texte), l’extrait d’enluminure provient du Livre d’Heures des Rothschild (le Rothschild Prayer Book). Daté du XVI siècle, ce manuscrit richement illuminé est un peu plus tardif. L’enluminure représente des bergers festoyant à l’annonce de la nativité.

Au XVIe siècle, un joli huitain amoureux de Saint-Gelais

Sujet :  poésies courtes,  poésie de cour, huitain, moyen français, courtoisie, poésie amoureuse.
Période :   XVIe, renaissance, hiver du Moyen Âge
Auteur  :  Mellin Sainct-Gelays ou Melin de Saint- Gelais (1491-1558)
Ouvrage  :  Œuvres complètes de Melin de Sainct-Gelays  par Proper Blanchemain, T2 (1873)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous revenons à un peu de poésie légère, empreinte de courtoisie. Nous sommes à l’hiver du Moyen Âge, en compagnie du poète Melin de Saint-Gelais qui fut un des favoris de François 1er et qui occupa diverses fonctions à la cour de ce dernier, ainsi qu’à celle d’Henri II.

A l’image de Clément Marot dont il est contemporain, Melin de Saint-Gelais a particulièrement brillé dans les poésies courtes où son sens de la chute et son esprit pouvaient s’exprimer à plein. Chansons, humour et grivoiseries, voire même gauloiseries, ont également fait partie de son arsenal. Comme Marot, il s’est, lui aussi, frotté aux humeurs de certains auteurs de la Pléiade dont Du Bellay et en a fait, quelque peu, les frais.

Si l’œuvre Melin reste prolifique — à la fin du XIXe siècle , Proper Blanchemain l’a recompilée sur trois tomes qu’on trouve encore édités — elle ne se hisse sans doute pas à la hauteur de celle d’un Marot, en matière de style comme d’ambition. De fait, l’œuvre de Saint-Gelais n’a pas connu la même postérité, loin s’en faut. Il y brille toutefois de nombreuses pépites qui valent un détour comme ce huitain amoureux que nous vous proposons de découvrir aujourd’hui.

Aux sources manuscrites et historiques

Le huitain de Mellin de Saint-Gelais dans le Français 885 de la BnF
Le huitain de Melin de Saint-Gelais dans le Français 885 de la BnF (consulter sur Gallica)

Aux sources historiques de ce huitain, nous recroisons ici le ms Français 885 de la BnF. Daté de la deuxième partie du XVIe siècle, ce manuscrit de 218 feuillets richement relié mais de peu d’intérêt du point de vue des enluminures, est entièrement dédié à l’œuvre du poète natif d’Angoulême.

Huitain : « ce que je veux et ce que je mérite… »

En matière de compréhension, la langue de Melin de Saint-Gelais ne pose pas, en principe, de difficultés particulières. Nous sommes au XVIe siècle et nous nous rapprochons à grand pas du français moderne. Nous vous laissons donc découvrir cet huitain tel quel et sans y adjoindre de clefs de vocabulaire.

Un Huitain amoureux de Melin de Saint-Gelais (XIVe siècle)

Ce que je veux et ce que je merite
Ont d’une part entre eux quelque distance.
Humble est mon rang ; ma fortune est petite ;
Mais bon esprit, bon coeur valent chevance.
Jà ne deviez éprouver ma constance,
Puis de l’espoir m’oster le réconfort.
Rendez moy donc, s’il vous plaist, l’esperance,
Ou m’enseignez à n’aimer plus si fort.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge  sous toutes ses formes.

NB : sur l’image d’en-tête, au premier plan, on retrouve un portrait présumé de Melin de Saint-Gelais tiré de l’œuvre du peintre franco-hollandais Corneille de la Haye, encore connu sous le nom de Corneille de Lyon (1510-1575). Cette toile fait partie des collections du Louvre.