Archives de catégorie : Musiques, Poésies et Chansons médiévales

Vous trouverez ici une large sélection de textes du Moyen âge : poésies, fabliaux, contes, chansons d’auteurs, de trouvères ou de troubadours. Toutes les œuvres médiévales sont fournis avec leurs traductions du vieux français ou d’autres langues anciennes (ou plus modernes) vers le français moderne : Galaïco-portugais, Occitan, Anglais, Espagnol, …

Du point du vue des thématiques, vous trouverez regroupés des Chansons d’Amour courtois, des Chants de Croisade, des Chants plus liturgiques comme les Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille, mais aussi d’autres formes versifiées du moyen-âge qui n’étaient pas forcément destinées à être chantées : Ballades médiévales, Poésies satiriques et morales,… Nous présentons aussi des éléments de biographie sur leurs auteurs quand ils nous sont connus ainsi que des informations sur les sources historiques et manuscrites d’époque.

En prenant un peu le temps d’explorer, vous pourrez croiser quelques beaux textes issus de rares manuscrits anciens que nos recherches nous permettent de débusquer. Il y a actuellement dans cette catégorie prés de 450 articles exclusifs sur des chansons, poésies et musiques médiévales.

Colin Muset, portrait et une chanson médiévale sur les déboires du trouvère du XIIIe siècle

poesie_litterature_medievale_realiste_satirique_moral_moyen-ageSujet : musique, chanson médiévale, poésie médiévale, humour,  trouvère, biographie, ménestrel, jongleur, auteur médiéval, vieux-français
Période : moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur ; Colin Muset (1210-?)
Titre :  « Sire Cuens, j’ai viélé »
Interprètes : Les productions Perceval (livre MM Le moyen-âge la renaissance, Editions J. M. Fuzeau, 1989

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous partons aujourd’hui aux abords du XIIIe siècle pour parler d’un trouvère célèbre du nom de Colin Muset: portrait, détails sur l’homme et sur l’oeuvre donc et, bien sûr, présentation d’une de ses chansons pour compléter le tableau.

Eléments (flous) de biographie

A l’image de nombreux autres trouvères ou troubadours de son temps, quand ils n’étaient pas eux-même des seigneurs suffisamment notables pour entrer dans l’histoire,  on sait peu de chose de la vie de Colin Muset. Originaire de Lorraine ou de Champagne, il serait né au début du XIIIe siècle, autour de 1210. On ne connait pas non plus la date de son trépas mais on sait qu’entre les deux, il aurait été poète, musicien et joueur de Viole (vièle à archet).

Si l’on se fie au contenu de ses poésies, il allait de cour en cour pour proposer son art et pour subsister. Pour autant, nous ne sommes pas là face à un artiste miséreux puisque, à l’en croire toujours, il avait  une servante pour assister sa famille et il avait colin_muset_trouvere_XIIIe_poesie_chanson_musique_medievale_XIIIe_siecle_moyen-agemême encore une valet pour s’occuper de sa monture.

De fait, en son temps et sur la base des poésies du Ménestrel, Gaston Paris nous a dépeint Colin Muset comme un bon vivant, menant somme toute, une existence assez bourgeoise. Marié avec au moins un enfant, il aurait été sédentaire l’hiver et plus itinérant durant l’été. « Poète, amoureux et parasite » ainsi qu’il se voyait lui-même, sa poésie oscille entre légèreté, images bucoliques, amourettes et encore des aspirations à une vie confortable et jouisseuse, entourée de bons vins et de bonne chère.  On retrouvera sans peine quelques uns de ces traits dans la chanson que nous vous présentons aujourd’hui pour accompagner ce portrait et qui est une de ses plus célèbres.

Contemporain de Thibaut de Champagne, roi de Navarre, Colin Muset a-t-il fini par entrer au service et sous la protection de ce dernier ? Si on le trouve affirmé ça ou là, cela ne semble pas faire l’unanimité chez les nombreux auteurs  qui se sont penchés sur lui.

« Sire cuens, j’ai viélé », Ensemble Perceval

Le legs de Colin Muset : comptages, débats d’experts, corpus, etc…

Signe d’une certaine reconnaissance et popularité de cet artiste médiéval en son temps, on peut trouver les oeuvres de Colin Muset  dans de nombreux manuscrits anciens qui s’échelonnent entre le milieu du XIIIe et le début du XIVe siècle. Deux d’entre eux en contiennent le plus grand nombre, le MS  389 ou Le Chansonnier français de la Burgerbibliothek de Berne, et encore le   Chansonnier U connu encore sous le nom de Manuscrit de Saint-Germain des près (MS français 20050). Véritable mine d’or de la chanson française (et provençale) du moyen-âge central, ce dernier est en tout cas le plus ancien dans lequel on puisse trouver des pièces de Colin Muset aux côtés de 304 autres trouvères, 333 chansons et encore 29 compositions provenant de troubadours. La chanson du jour se trouve, quant à elle, dans quatre autres manuscrits  dont le manuscrit MS 5198 de l’Arsenal et encore dans le MS Français 845 dont est tirée l’image ci-dessous.

sire_cuens_manuscrit_ancien_colin_muset_chanson_poesie_medievale_trouveres_moyen-ageQuoiqu’il en soit, du XIXe siècle jusqu’à des dates encore très récentes (2007), entre poésies non signées, simplement émargées après coup par un « rubriqueur » ou un copiste, mais aussi entre approches déductives, comptage de pieds ou longues analyses stylistiques et métriques, le nombre exact de pièces attribuées à notre trouvère du jour a oscillé d’une douzaine à un peu plus d’une vingtaine. Les débats n’étant toujours pas clos sur le sujet,  au delà de la douzaine, on se retrouve en face d’un corpus aux contours flottant différemment en fonction des experts.

Au demeurant, cela reste une production plutôt chiche, si on la compare avec celle d’autres trouvères ou jongleurs contemporains du XIIIe siècle comme un Adam de la Halle ou un Rutebeuf. En dehors du fait que certaines de ses oeuvres se sont peut-être perdues, sans doute  Colin Muset chantait-il, en plus de ses propres pièces, des oeuvres empruntées à d’autres. Comme nous le montrent les manuscrits d’époque, il n’aurait eu, dans cette hypothèse, que l’embarras du choix dans le large répertoire des trouvères dont il était contemporain.

Sire Cuens, j’ai viélé

O_lettrine_moyen_age_passionn ne peut pas s’empêcher de trouver, dans cette chanson de Colin Muset sur les déboires de l’activité de trouvère,  quelques similitudes avec certaines complaintes de Rutebeuf, sur le fond au moins en tout cas. L’humour est à l’évidence présent, et il faut bien avouer que l’interprétation de la pièce du jour le renforce encore, mais au delà, le texte met en scène ce fameux « je » poétique dont nous avions déjà parlé avec Rutebeuf (voir article)  et que nous avions ré-abordé en parlant de la poésie de Michault Taillevent. (voir article sur le passe-temps de Michault).

Entre poésie goliardique, fabliaux et notes satiriques, le XIIIe se signe aussi par une forme d’émancipation de certains de ses auteurs d’avec la lyrique courtoise.  Colin Musset reste un de ceux là.

Benureau_Kaamelott_Alexandre_Astier_trouvere_moyen-age_colin_muset_complainte_chanson_medievale_XIIIe_siecle« L’ami Barde n’eut point ripaille
Parti sans pain et sans fruit
Quand chanta pour les funérailles
Du roi Loth mort dans son lit.
Niah, niah, niah, niah! »
Le Barde ( Didier Bénureau) –
Kaamelott,
Alexandre Astier

Sans parler du clin d’oeil fait par Alexandre Astier dans Kaamelott au sujet du barde mal reçu, que cette chanson de Colin Muset ne peut manquer d’évoquer pour ceux qui connaissent la série, on trouvera cette complainte sur les mauvais donneurs, reprise par d’autres chanteurs et artistes du moyen-âge. Il faut bien dire qu’un certain idéal de pauvreté, synonyme peut-être d’une forme authenticité pour certains artistes ou auteurs romantiques du XIXe n’a rien de médiéval. Les trouvères ou troubadours du moyen-âge ne se cachent pas, en effet, de vouloir gagner quelques deniers bien mérités et un bon traitement en échange de leur art.

Les paroles de « Sire Cuens, j’ai viélé »
dans le vieux-français de Colin Muset

Sire Cuens* (Comte), j’ai viélé
Devant vos, en vostre ostel :
Si ne m’avez rien doné,
Ne me gages acquités ;
C’est vilanie !
Foi que doi Sainte Marie,
Ensi ne vos sieuré je mie ;
M’aumoniere est mal garnie
Et, ma borse mal farcie !

Sire Cuens, car commandez
De moi vostre volenté ;
Sire, s’il vos vient à gré,
Un biau don car me donez
Par cortoisie !
Car talent ai, n’en dotez mie
De raler a ma mesnie* : (retourner en ma maison)
Quant g’i vois borse d’esgarnie,
Ma fame ne me rit mie,

Ainz me dit : « Sire Engelé,
En quel terre avez esté
Qui n’avez riens conquesté ?
Trop vos estes deporté 
Aval la vile !
Vez con vostre male plie :
El est bien de vant farsie !
Honi soit qui a envie
D’estre en vostre compaignie ! »

Quand je vieng a mon ostel.
Et ma fame a regardé
Derrier moi le sac enflé
Et ge, qui sui bien paré
De robe grise.
Sachiez qu’elle a tost jus mise
La quenoille ; sanz faintise
Ele me rit ; par franchise,
Ses deux braz au col me lie.

Ma fame va destrousser
Ma male sans demorer* (sans attendre) ;
Mon garçon va abuvrer
Mon cheval, et conreer* (en prendre soin, le nourrir) ;
Ma pucele* (servante, jeune fille) va tuer
Il chapons, por deporter* (célébrer)
A la janse aillie* (sauce à l’ail)
Ma fille m’aporte un pigne* (peigne)
En sa main par cortoisie…
Lors sui de mon ostel sire
A meolt grant joie, sanz ire,
Plus que nus ne porroit dire.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com.
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Un programme culturel historique et des lectures audios autour de Melin Saint-Gelais

melin_saint_gelais_poesie_cour_XVIe_siecle_epigrammes_dizain_renaissance_moyen-age_tardifSujet : dizain, poésies courtes,  rondeau, poésie de cour, renaissance. humour, poésie gaillarde,
Période : XVIe, renaissance, fin du moyen-âge
Auteur : Mellin Sainct-Gelays
ou Melin (de) Saint- Gelais (1491-1558)
Média : « les petits renaissants » programme culturel, chaîne nationale,1953. lectures audios, chaîne youtube Eclair Brut
Ouvrage : Oeuvres complètes de Mellin Sainct- Gelays, Prosper Blanchemain, 1873.

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionl’ambition littéraire, au sérieux et quelquefois, il faut bien le dire, une certaine pédanterie des certains auteurs de la pléiade, le XVIe siècle oppose aussi une poésie légère de divertissement, gaillarde même quelquefois, et un verbe mis au service de l’esprit et de l’amusement de cour. Même s’ils ont fait quelques émules, Clément Marot et Melin de Saint Gelais en sont sans doute les auteurs les plus représentatifs et assurément les plus talentueux.

melin_saint_gelais_rondeau_poesie_renaissance_XVIe

A travers les notes les plus humoristiques de cette poésie : pastourelles détournées, moines buveurs et chaud lapins et autres grivoiseries, les références aux fabliaux ne peuvent manquer de venir à l’esprit et, avec elles, l’ancrage dans une tradition satirique bien antérieure au XVIe siècle; finalement, le « sombre » moyen-âge est, sans doute ici, bien moins loin que les nouveaux auteurs de la Pléiade l’auraient souhaité.

Les « petits renaissants », programme culturel « historique » de la chaîne nationale

I_lettrine_moyen_age_passion copiassues d’un programme, devenu lui-même historique puisqu’il date de 1953, voici donc un peu plus de vingt minutes en compagnie de Melin Saint Gelays et de sa poésie renaissante.  Produite par l’acteur et homme de théâtre Marcel Lupovici, l’émission était alors présentée par le poète Pierre Emmanuel (Noël Mathieu). On reconnaîtra sans peine, les intonations et les voix d’époque, et à travers le court portrait de l’auteur du XVIe, on remarquera aussi la qualité du français : soigné, appliqué et très écrit.

melin_saint_gelais_dizain_poesie_ancienne_gallarde_grivoise_renaissance_XVIePassé l’introduction, les lectures audios qui sont données ici  des poésies de Melin Saint-Gelais sont un vrai régal.

Diffusé à une heure tardive, le programme autorisait aussi une certaine liberté de ton et, permettait d’aborder des poésies un peu plus « gaillardes ». Le dizain ci-contre en est un exemple, il est même à ce point grivois qu’on l’a prêté longtemps à Marot, dont c’était tout de même plus une des spécialités, Melin Saint-Gelais ayant, en général, habitué ses lecteurs à une poésie en général moins osée.

En vous souhaitant une belle journée  à tous.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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le paysan et le serpent, une fable médiévale d’Eustache Deschamps en forme de ballade

poesie_fable_litterature_monde_medieval_moyen-ageSujet : poésie médiévale, morale, satirique, ballade, moyen français, fable, ingratitude
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre : « le paysan et le Serpent»
Ouvrage : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps , Georges Adrien Crapelet (1832)

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion copiaoici, pour aujourd’hui, une nouvelle fable médiévale à la façon d’Eustache Deschamps. Comme on le verra, elle n’est pas sans rappeler  le fabliau du pêcheur   (ou  fabliau des deux compères), que nous avions publié ici il y a quelque temps et dont nous avions même proposé une lecture audio.

Il y était question du peu de gratitude d’un homme manquant de se noyer, et qui, sauvé des eaux par un pêcheur charitable et étant malencontreusement blessé à l’oeil pendant l’opération, finissait, après avoir largement goûté à l’hospitalité de son bienfaiteur, par l’attaquer devant le tribunal pour en obtenir réparation.  Sous la forme d’un proverbe alors bien connu du moyen-âge, et même au delà de la France d’une partie de l’Europe médiévale, la morale du fabliau restait  implacable:

Raember de forches larron
Quant il a fait sa mesprison,
Jamès jor ne vous amera

Sauvez un larron de la potence
Une fois qu’il a commis son crime
Il ne vous aimera jamais pour autant

En fait de larron, la fable du jour met en scène un serpent et elle adresse plus largement l’ingratitude sous toutes ses formes. Elle fait partie des ballades de moralité de Eustache Deschamps et de ses poésies critiques dont il avait le secret.

A l’image des autres fables de l’auteur médiéval (voir Le Corbeau et le renard et encore les Souris et les Chats) celle-ci lui a été  directement inspirée par Esope (Le Laboureur et le Serpent). Elle a été aussi été reprise par La Fontaine, quelques siècles plus tard, sous le titre Le villageois et le serpent.  On se souvient de la morale enlevée qu’en tirait ce dernier :

    Il est bon d’être charitable,
            Mais envers qui ? c’est là le point. 
            Quant aux ingrats, il n’en est point 
            Qui ne meure enfin misérable.

Jean De LafontaineLe villageois et le Serpent

Dans le style de la ballade qu’il affectionne particulièrement, Eustache Deschamps oppose ici à une morale finale un joli vers qui scande la poésie tout du long et qui, au passage, invite à réfléchir par son « on » inclusif, même s’il ne l’est, au fond, pas tant que ça, pour l’auteur au moins :  « Mais on rent mal en lieu de bien, souvent. »

Ballade :  le paysan et le Serpent
d’Eustache Deschamps

J’ay leu et veu une moralité
Où chascuns puet assez avoir advis,
C’uns païsans, qui par neccessité
Cavoit terre, trouva un serpent vis
Ainsis que mort ; et adonques l’a pris,
Et l’apporta ; en son celier l’estent.
Là fut de lui péus* (de paistre, nourri, reconforté), chaufez, nourris :
Mais on rent mal en lieu de bien, souvent.

Car li serpens , plains de desloyauté,
Roussiaulx* (traître), et fel* (perfide,félon), quant il se voit garis
Au païsant a son venin getté ;
Par lui li fut mal pour bien remeris :
Par bien faire est li povres homs punis,
Qui par pitié ot nourri le serpent.
Moult de gens sont pour bien faire honnis :
Mais on rent mal en lieu de bien, souvent.

C’est grant doleur quant l’en fait amisté
A tel qui puis en devient ennemis ;
Ingratitude est ce vice appellé ,
Dont pluseurs gens sont au monde entrepris,
Rétribuens le mal à leurs amis,
Qui leur ont fait le bien communément.
Ainsis fait-on; s’en perdront paradis :
Mais on rent mal en lieu de bien, souvent.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
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« Temps passé jamais ne retourne », Michault Caron Taillevent, le passe-temps, fragments (1)

poesie_medievale_michault_le_caron_taillevent_la_destrousse_XVe_siecleSujet : poésie, littérature médiévale, poète médiéval, Bourgogne, poète bourguignon, Bourgogne médiévale, poésie réaliste, temps,
Période : Moyen Âge tardif,  XVe siècle
Auteur : Michault (ou Michaut) Le Caron, dit Taillevent ( 1390/1395 – 1448/1458)
Titre : Le passe-temps

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous parlons aujourd’hui du Passe-temps de Michault le Caron dit Taillevent. C’est un poème assez long, six-cent cinquante et un vers et quatre vingt treize strophes pour être très précis et comme c’est aussi une véritable perle de poésie du XVe siècle, plutôt que d’en livrer quelques extraits épars, ou même de le publier en un seul bloc sans aucune explication, nous avons préféré le prendre dans l’ordre et publier ici les onze premières strophes, en vous fournissant quelques clés de vocabulaire et de lecture.

Œuvre d’anthologie ?

S’il est toujours délicat de souligner une partie d’une œuvre d’un auteur comme la plus importante sans prendre le risque de déprécier tout le reste, on peut à tout le moins constater que le passe-temps est une des poésies de Michault Taillevent qui aura le plus survécu au temps.  Disons cela toute proportion gardée car la poesie_litterature_medievale_passe_temps_michault_taillevent_XVe_moyen-age_tardifpostérité n’a pas réservé à ce poète médiéval la réputation qu’elle a pu concéder à d’autres et ce poète médiéval est encore aujourd’hui étudié dans un cercle qui concerne tout de même plus des spécialistes de littérature du moyen-âge tardif ou renaissant que le grand public. Il en fut semble-t-il autrement de son temps, d’ailleurs la présence de ce passe temps dans un nombre assez important de manuscrits l’atteste.

Pour mesurer encore le succès de cette poésie auprès de ses contemporains, on apprendra avec Pierre Champion (Histoire poétique du XVe siècle Tome 1, ed 1966) que l’expression « Contempler le passe-temps de Michault » a même été utilisée à l’occasion par certains auteurs, comme une locution proverbiale :

« … Faulte d’argent a tous propos lui fault
D’en brief ravoir a tousjours esperance
En contemplant le Passe Temps Michault…

Henri Baude . Ballade du gorrier bragard.  Pierre Champion (opus cité)

Pierre Chastellain, autre poète du XVe siècle, (proche de Michault et peut-être même disciple de ce dernier?) publiera d’ailleurs entre le passe-temps  et avant le testament de Villon, un contre passe-temps en réponse à notre auteur. Cette poésie de Chastellain qui ouvre sur un hommage à Michault et que l’on sait écrite après 1440  et peut-être même autour de 1448, permet d’ailleurs de déduire que le passe-temps dont on ne connait pas la date de publication précise, lui est forcément antérieur, même si c’est sans doute de peu. Sachant que Michault ne semblait plus en fonction à la cour de Bourgogne autour de 1448, on peut supposer qu’il rédigea le passe-temps autour de sa cessation d’activité, après ou même alors qu’il pensait bientôt ne plus l’être.

« En contemplant mon temps passé
Et le passe temps de Michaut,
J’ay mon temps perdu compassé
Duquel a present bien m’y chault.
Mais apres, souvent me souppe Ire
De temps perdu, dont fort me deulx »

Pierre ChastellainLe temps perdu.

On dit du passe-temps, et au moins de certaines de ses strophes qu’elles inspirèrent peut-être directement à Villon quelques vers de son testament. Il est vrai que certaines ressemblances sont assez troublantes. Ce sont en tout cas deux oeuvres contemporaines à quelques années près qui approchent magistralement la question du temps mais qui se signent aussi par l’usage du « je » ou d’un « moi » poétique qui soliloque et livre ses douleurs et ses drames tout au long de leur vers. Pierre champion (opus cité) dira même que le passe-temps de Michault est en terme de facture, pratiquement la seule oeuvre que l’on puisse rapprocher de celle de Villon, dans le courant du XVe siècle.

Sur ces similitudes (et leurs limites) entre le temps dans les deux oeuvres, et leur usage du « Je » poétique, quelques experts de littérature médiévale se sont penchés dans le détail sur le sujet et l’on pourra utilement s’y référer : Poétiques du quinzième siècle –  Situation de François Villon et Michault Taillevent, Jean-Claude Mühlethaler (1983) ou encore  Villon at Oxford: The Drama of the Text. Proceedings of the Conference Held at St Hilda’s College, Michael Freeman & Jane H. M. Taylor (1996) .

Emergence d’un « je » poétique au XVe siècle

Simple passe-temps comme on pouvait considérer alors la poésie (tout en la prenant très au sérieux), ces vers de Michault autour du temps qui passe et « jamais ne retourne » et qui mettent au coeur de leur poésie ce « Je », sont, selon certains auteurs, dont Robert Deschaux, ( Un poète bourguignon du XVe siècle, Michault Taillevent, 1975), annonciateurs de nouvelles formes poétiques du XVe plus subjectives et plus expressives dont Villon se fera l’un des représentants les plus éclatants.

michault_taillevent_caron_passe_temps_poesie_litterature_medievale_moyen-age_tardifAyant dit cela, on se souviendra tout de même, avec Michel Zink que le « Je » n’est pas une invention propre de la poésie du XVe siècle, même s’il fait un peu l’effet d’une exception hors des thèmes amoureux dans les siècles précédents. On n’a pu, en effet, en trouver les traces  dans la poésie des goliards,  mais aussi chez un Rutebeuf  au XIIIe siècle (qu’on a d’ailleurs parfois décrit lui-même comme un, sinon « Le », précurseur  dans ce domaine), ou encore, contemporain de ce dernier chez un Colin Muset et, plus tard dans le temps, dans certaines ballades du XIVe siècle signées d’Eustache Deschamps .

Le passe-temps de Michault Taillevent,
oeuvre de maturité

Le temps a passé sur le jeune joueur de farces de la cour de Bourgogne et cette poésie est clairement une oeuvre de la maturité. A l’insouciance de la jeunesse et de ses jeux, vient succéder la peur de la vieillesse, autant que celle, plus angoissante encore de la pauvreté. Sans rente et redoutant les affres de la misère, Michault opposera dans des vers poignants le vieillard pauvre et misérable  à celui qui a su prévoir. A qui la faute s’il risque de se retrouver bientôt sans  rien ? Il s’en prendra à lui-même et à ce temps qu’il n’a pas su dompter. Dans les strophes que nous publions aujourd’hui, il n’entre pas encore aussi loin dans ses développements et pose le cadre.

poesie_medievale_faste_cour_de_bourgogne_philippe_le_bonComme la déroute, cette poésie n’est, à l’évidence, pas le résultat d’une commande. Sans dénigrer les autres poésies de Michault, on se prend quelquefois à regretter que ses fonctions et son long office au service de Philippe le Bon, à la cour de Bourgogne ne lui aient donné plus de temps  pour laisser voguer sa plume sur des oeuvres plus personnelles du type de celle-ci. Bien sûr, ayant dit cela, il faut encore être juste et souligner la valeur de témoignage historique qu’il nous a laissé à travers ses autres poésies plus proches du pouvoir, de ses fastes et de ses enjeux.

Au niveau compréhension, ce texte en moyen français présente peu de difficultés. On notera que chaque strophe finit par un locution en forme de proverbe.

deco_frise

Je pensoie, n’a pas sept ans,
Ainsy qu’on pensse a son affaire
Par maniere d’un passe-temps,
Ou si come en lieu de riens faire.
Mais a renouer & reffaire
Trouvay trop en mes pesans fais:
A longue voye* (chemin, trajet) pesans fais.  

Et quant j’euz bien partout visé,
Il m’ala aprez souvenir
De la joye du temp(s) passé
Et de la douleur advenir,
Ou il me convendra venir,
Car ainsi va qu’ainsi s’atourne:
Temps passé jamais ne retourne.

Com(m)e j’euz maule & empraint  (1) 
Mes faiz & en mon cuer escript,
Pensay ainsy que cilz* (comme celui) qui craint
Que j’avoye mon preterit*, (passé)
jeune de co[u]rps & d’esperit,
Gaste* (perdu, gâché), dont fuz tout esperdu:
Ou conseil n’a tout est perdu.

Ou futur gisoit l’aventure
De ma douleur ou de ma joye.
Autre espoir, n’autre couverture,
N’autre remede n’y songoye,
Fors qu’en penssant mon frain rongoye
En la face de mes ans cours:
A mal prochain hastif secours. (2) 

De ma jeunesse ou meilleur point,
Ainsi que ses ans on compasse,
Encores ne pensoye point
Comment temps s’en va & se passe
En peu d’eure & en peu d’espasse,
Et la nuit vient aprez le jour:
Contre joye a plaisant sejour.

A celle heure que je vous compte
Le temps joieusement passoye.
Je ne tenoye de riens compte,
A nulle chose ne pensoye,
Ou pend file & ou pend soye
Qu’on fait aux champs, qu’on fait aux bours:
Cuer lyet* (joyeux) ne songe que tambours.

Je n’estoye mort ne målades,
Ne fortune ne me troubloit.
Je faisoye ditz & ballades,
Et le temps mes doulz ans m’embloit*, (me déroba)
Et a celle heure me sembloit
Qu’il ne me fauldroit jamais rien:
De maison neufve viel merrien*. (vieilles planches, vieux bois)

Comme cil quy jeunesse mayne,
Pour le temps qui si me plaisoit,
Ung moys ne m’estoit pas sepmaine,
Ung an qu’un mois ne me faisoit.
Mon cuer en riens ne meffaisoit
Qu’a maintenir joyeusete:
Tousdiz* (toujours) n’est pas joieux este.

Ainsy jeunesse me maintint,
Et quant j’euz beaucoup sejourne,
Dedens la sienne ma main tint
Et dit qu’estoit a ce jour ne
Le bien ou j’estoye adjourne.(dans lequel je me tenais)
Elle me bailla ce lardon* (raillerie, moquerie):
Jeune poucins de peu lardon. (3) 

Neantmoins tousjours com(m)e dessus
Mon fait en jeu s’entretenoit.
Point ne cuidoie estre decus,
D’enviellir ne me souvenoit;
Et jour aloit, et jour venoit,
Et le jour se passoit tousdiz:
Quant bergier dort, loup vient tousdiz. 

Ainsi dont en jeunesse estoye,
Sans tenir rigle ne compas,
Et le temps par mes ans hastoye* (de hâter),
Que je ne m’en guettoye pas. (guetter. sans que j’y prête attention)
Viellesse m’attendoit au pas
Ou elle avoit mis son embusche:
Qui de joye ist* (de eissir, issir : sortir)  en dueil trebusche.

(1) Mouillé et imprégner : remis en mémoire, repasser en revue
(2) Quand le mal/la maladie est proche, il faut se hâter d’agir
(3) La jeunesse manque d’expérience ou est insouciante,

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Pour un portrait et une biographie détaillée de Michaut, vous pouvez valablement consulter : Michault le Caron dit Taillevent, poète bourguignon du XVe siècle.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
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