Sujet : poésie satirique, poète médiéval, poète breton, ballade satirique, poésie politique, auteur médiéval, Bretagne Médiévale, pauvreté, Français 24314, ballade médiévale. Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle Auteur : Jean (Jehan) Meschinot (1420 – 1491) Titre : Gens sans argent, ressemblent corps sans âme.
Bonjour à tous,
u XVe siècle, Jean Meschinot, seigneur breton de petite noblesse, officie comme écuyer au service du duché de Bretagne. Il servira militairement sous plusieurs ducs mais connaîtra, toutefois, quelques déboires et notamment, une période compliquée qui le laissera désemparé financièrement et en grand désarroi : sa charge d’écuyer ne lui sera, en effet, pas renouvelée au moment de l’accession de François II de Bretagne au duché, le 5eme duc qu’il sert.
Après cet épisode marquant, on retrouvera notre homme d’armes et poète médiéval, occupant différentes positions dans ce même duché ainsi qu’à la maison du comte de Laval : capitaine du château de Marcillé, maître des monnaies et en charge de grands ateliers monétaires bretons, il sera encore, vers la toute fin de sa vie, maître d’hôtel pour le compte d’Anne de Bretagne.
Une œuvre critique et satirique
En matière poétique, Jean Meschinot nous a légué des textes engagés sur la morale du pouvoir autant que sur les exactions et les abus de celui-ci. Son œuvre majeure Les lunettes des Princes sera imprimée post-mortem. Le poète breton y imposera un style incisif et l’ouvrage connaîtra un succès important, en son temps, avec près d’une trentaine d’éditions. Pour en mesurer l’impact, c’est plus que ce qui fut réservé au Testament de Villon.
Nous avons déjà eu l’occasion d’en étudier quelques-unes ici, mais, en autres productions, le poète breton léguera encore 25 ballades caustiques contre le pouvoir de Louis XI en s’appuyant pour leurs envois, surLe Prince de Georges Chastelain, autre grand poète et chroniqueur du XVe siècle. Ces poésies satiriques suivent, assez souvent, les premières éditions des Lunettes des Princes.
Dans le courant du siècle suivant, Clément Marot rendra lui-même un hommage explicite à Jean Meschinot dans un épigramme en forme d’éloge aux plus grands poètes français. Le ver est demeuré célèbre : « Nantes la Brette en Meschinot se bagne. » Le Breton y trouvera bonne place, en compagnie de noms aussi prestigieux que Jean de Meung, Alain Chartier, Georges Chastelain, Octovien de Saint-Gelais, ou encore François Villon(1).
« Gens sans argent… » : une poésie amère sur l’indifférence envers les plus démunis
La ballade du jour est une autre belle pièce de poésie morale de Meschinot. Comme on le comprendra, sa propre détresse financière en est indubitablement la cause. Si le poète y fait un constat amer sur son temps, il ne s’agit donc pas d’une grande envolée sociale, comme on pourrait être tenté de l’interpréter, mais d’abord d’un témoignage sur sa propre condition et sur l’indifférence que ses propres difficultés suscitent aux yeux de la haute aristocratie bretonne.
Pour autant, comme d’autres auteurs avaient pu le faire dans le courant du Moyen Âge tardif (par exemple, Eustache Deschamps qui lui est antérieur ou Henri Baude qui lui est contemporain), Meschinot déplorera ici que l’avoir et les deniers en soient venus à supplanter les « mérites véritables » : ceux de classe, d’instruction ou encore ceux issus de valeurs et qualités morales.
Ainsi, il opposera les clercs instruits, les hommes bien nés, les humbles, les sages, les pauvres et les vertueux à tous ceux que la société et l’aristocratie de son siècle leur préfèrent, avec la complicité ouvertes des princes : autrement dit, les riches et les nantis, dussent-ils être renégats, voleurs, beaux parleurs ou même encore blasphémateurs. Meschinot ira même plus loin en déclarant que, depuis les temps bibliques, on ne connut de princes et de pouvoir plus permissifs envers les vices et les méfaits.
De ceux qui n’ont rien à « ceux qui ne sont rien »
« Dans la ploutocratie naissante du XVe siècle » comme la qualifiait, au fin du XIXe siècle, Arthur de la Borderie, historien français, biographe du poète breton (2), Mechinot relèvera donc, avec dépit, que celui qui n’a pas d’argent n’existe pas au regard du pouvoir et des jeux mondains : « Gens sans argent, ressemblent corps sans âme ». Totalement Invisibilisés, les miséreux sont condamnés à « n’être rien » aux yeux des princes que de pauvres enveloppes vides. Autrement dit, quand l’avoir se confond avec l’être, on finit par considérer, dans les hautes sphères, que « ceux qui n’ont rien, ne sont rien » : cela devrait rappeler quelques mauvais souvenirs à certains.
Pour conclure, dans sa grande détresse, Jean Meschinot en viendra même à souhaiter sa propre mort ce qui, en dehors des nombreuses allégories courtoises dont le Moyen âge est pavé (cf : je muir d’amourette) est assez peu commun dans la littérature médiévale et dans un tel contexte :Prince, ce mest a porter pesant fais, et desir estre plus que jamais, Avec les bons qui gisent soubz la lame, écrira-t-il. Autrement dit « Il me faut porter ce triste fardeau et je désire plus que jamais rejoindre les bons qui gisent sous la terre« .
Sources manuscrites médiévales
Jean Meschinot meurt à la toute fin du XVe siècle, moment où l’on entre à plein dans l’air de l’imprimerie. Pour les éditions « modernes », à partir de la première, datée de 1493, vous aurez donc l’embarras du choix. En cherchant un peu, vous en trouverez même un certain nombre en ligne datées de la fin du XVe et du XVIe siècles, que vous pourrez même vous amuser à déchiffrer.
En ce qui concerne des sources plus anciennes et manuscrites, vous pourrez vous reporter utilement au Manuscrit Français 24314 de la BnF (à consulter sur Gallica). Cet ouvrage, daté du XVe siècle, contient l’oeuvre de l’auteur breton sur quelques 146 feuillets. De notre côté, pour la transcription complète de cette ballade en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur l’édition des œuvres de Meschinot par Nicole Vostre (1522) : « Jehan Meschinot, escuier, en son vivant grant maistre d’hostel de la royne de France« , ainsi que sur l’édition d’Étienne Larcher, « poésies de Jehan de Meschinot », Nantes (1493).
Une réédition récente des œuvres de Meschinot
Si vous êtes intéressés par les œuvres de cet auteur médiéval, dans un format imprimé récent, il vous faudra être vigilant à ce que l’édition choisie contienne bien les additions originales des Lunettes des Princes de Meschinot et notamment les 25 ballades et autres textes de l’auteur.
En 2017, les éditions Len ont réédité un ouvrage qui semble correspondre à ces critères. Il se base sur une première édition de 1501 par le libraire Michel le Noir, ayant pour titre : « Les lunettes des princes avec aucunes balades et additions nouvellement composées par noble homme Jehan Meschinot et escuyer, en son vivant grant maistre dhostel de la Royne de France ». Vous devriez pouvoir commander ce livre broché chez votre libraire habituel. A défaut voici un lien utile pour le trouver en ligne.
Gens sans argent, ressemblent corps sans âme dans le moyen français de Meschinot
Fy d’estre fils de prince ou de baron Fy d’estre clerc ne d’avoir bonnes moeurs ! Ung renoyeurs (renégat), ung baveux, ung larron, Ung rapporteur ou bien grans blasphemeurs, Plus sont prisez aujourd’hui, — dont je meurs, Voyant ainsi les estats contrefaits (3) Qui a de quoy est en dicts et en faicts. Sage nommé et sans aucun diffame ; Mais les povres vertueux et parfaitz, Gens sans argent, ressemblent corps sans âme.
Depuis le temps que Moyse et Aaron firent a dieu prieres et clameurs Pour évader l’ire du roy pharaon Et de ses gens de leur peuple opprimeurs Ne furent moins les princes reprimeurs Des grans vices regnans et des meffais Tels qu’ils se font ne furent jamais fais. Raison pourquoi on n’ayme honneur ne fame Qui a le bruyt (la réputation, renommée), les riches et reffais Gens sans argent, ressemblent corps sans âme.
Or conviendra qu’a la fin reparon Les gras exces dont emplissons nos coeurs, D’autant que brin vault mieulx que reparon Et le bon fruict que les feuilles ou fleurs Valent vertuz plus que ces vains honneurs, Tresors mondains qui sont biens imparfaictz Les princes dont deussent heyr torsfaicts (haîr les meffaits, les forfaits) Aymer bonté donner aux maulvais blasme Mais tout ainsi qu’on bannist les infaitz (corrompus) Gens sans argent, ressemblent corps sans âme.
Prince, ce mest a porter pesant fais (triste fardeau), Et desir estre plus que jamais, Avec les bons qui gisent soubz la lame (4), Puisqu’aujourd’hui entre bons et maulvais, Gens sans argent, ressemblent corps sans âme.
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
Notes
(1)Epigramme des poètes françois, à Salel De Jean de Meun s’enfle le cours de Loire En maistre Alain Normandie prend Gloire, Et plaint encore mon arbre paternel : Octavian rend Cognac éternel : De Molinet, de Jan le Maire et Georges Ceux de Haynault chantent à pleines gorges ; Villon, Cretin ont Paris décoré, Les deux Grebans ont le Mans honoré. Nantes la brette en Meschinot se baigne ; De Coquillard s’esjouyt la Champaigne ; Quercy, Salel, de toi se vantera, Et (comme croy) de moi ne se taira. Clément Marot – Œuvres complètes
(2)« Un mal toutefois sur lequel sa satire (celle de Meschinot) est abondante, verveuse, empressée, c’est la ploutocratie, dont le règne commençait déjà. » Arthur de la Borderie, “Jean MESCHINOT, sa vie et ses œuvres, ses satires contre louis XI”. Arthur de la Borderie (1865).
(3) « Les estats contrefaits », la condition de chacun est jugée contre toute raison et à l’envers de toute bienséance (ou plutôt préséance).
Sujet : musique, rock médiéval, inspiration médiévale, occitan, musique rock, Occitanie, occitan, modernité, jacquerie, ingénierie sociale, sociologie critique, artiste engagé Période : Moyen Âge, XIVe siècle, époque actuelle. Entretien : Jean-Michel Wizenne, Originem Date : 28 janvier 2023
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons une entretien décapant et politiquement incorrect en compagnie de Jean-Michel Wizenne, fondateur et compositeur de Originem. A l’occasion de la sortie du premier album du collectif Rock Médiéval, on prendra le temps d’aborder son parcours, mais aussi la musique, la philosophie et les références médiévales nichées derrière le rock brut de cette formation. Manipulations, ingénieries sociales et fabrique du consentement, on y croisera, au passage, des préoccupations politiques bien actuelles et une bonne dose de sociologie critique.
En vous souhaitant une bonne lecture.
Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
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Mpassion : Salut Jean-Michel, on est très honoré de te recevoir aujourd’hui, pour parler un peu plus en détail de ton parcours et du Collectif Rock Médiéval Originem que tu as fondé, il y a quelque temps déjà. On avait eu l’occasion de faire un premier article pour présenter un peu ce nouveau groupe très rock et c’est son actualité qui nous rattrape, cette fois, avec un premier album déjà sorti sous forme digitale.
Donc déjà pour commencer, parlons un peu de ton parcours. Tu as un trajectoire double, à la fois en musique et en sciences humaines. Tout ça semble t’avoir donné un goût prononcé pour la sociologie critique autant que pour un rock bien ancré, plus proche de celui des Ramones que celui d’Elvis Presley, il faut bien le dire. Alors, entre conférences en sociologie et histoire, sur des thèmes qui vont jusqu’aux peuples Amérindiens et notamment les Lakotas, dont tu es devenu un spécialiste, jusqu’à des publications et articles bien sentis sur des médias politiques ou sociaux variés, peut-être que tu peux nous dire quelques mots de plus, de ta formation musicale et intellectuelle. Et aussi, comment on arrive à concilier tout ça et trouver le temps de composer encore des textes & des musiques qui décapent ?
Itinéraire & Parcours personnel
J-M Wizenne : En effet, c’est vrai que dit comme ça et sans établir la chronologie des évènements et leurs corrélations, ça peut paraître confus. Disons que ce que j’ai vraiment choisi dès le départ, c’est à dire dès l’adolescence, c’est la musique. J’ai commencé par la guitare et le Hard Rock, pour rapidement y ajouter l’étude de l’écriture au conservatoire de Marseille. C’est aussi à cette époque que je me suis passionné pour la musique classique, classique contemporaine, et bien sûr la musique Médiévale.
En 1989, peu après mon 21ème anniversaire, ayant décidé de suivre pour un moment le chemin du Rock, je suis parti à Los Angeles pour un séjour de trois mois, et j’y suis resté 5 ans… Je ne vais pas t’énumérer ce que j’ai fait pendant ces 5 ans car c’est de l’ordre d’une saga, mais par contre, il y a un évènement que je dois relater pour faire la transition avec le reste. En 1992, donc toujours à Los Angeles, c’est par le biais d’une demoiselle que j’avais fréquenté quelques jours, où plutôt quelques soirs, que je me suis retrouvé à assister à la projection d’un film qui a alors changé ma vision du monde en ce qui concerne notre société. Cette projection n’était autre que la première de « La Fabrication du Consentement» (Manufacturing Consent) du célèbre Noam Chomsky. Il faut dire qu’à l ‘époque, n’ayant absolument pas de conscience politique, et ne m’intéressant à rien d’autre qu’à la musique, j’ai vécu ça comme un véritable bouleversement. Et c’est d’ailleurs comme ça que je me suis lancé dans l’étude de tout ce qui concerne l’histoire de la propagande moderne, les médias, et l’ingérence des corporations dans la gestion de l’opinion publique, jusqu’à entretenir une correspondance épistolaire avec Noam Chomsky pour être guidé dans mes recherches etc.
En ce qui concerne l’histoire avec les Amérindiens que tu as mentionné, pour ne pas m’embarquer dans un récit livresque puisque j’en ai déjà écrit un sur le sujet, je vais te résumer ça en quelques dates. C’est en 1997 que je commence à m’intéresser à leur monde et à leur histoire. En 2000 à Paris, lors de la composition de la musique d’un documentaire sur les rodéos Indiens, je rencontre une personne qui deviendra un ami, qui lui, a des amis chez les Lakota Sioux , parle leur langue et a écrit un dictionnaire Franco/Sioux, ou plutôt pour être correct, Franco/Lakota. Ça me met sur la piste des Indiens Sioux, et en 2002, j’entre en contact avec des prisonniers Sioux désireux d’entretenir une correspondance avec des gens de l’extérieur. Et c’est en 2004, que l’un des prisonniers avec qui une amitié s’est développée, m’invite à passer une journée de cérémonie en prison, dans le Dakota du Sud. Pour bien ressentir le périple, je décide de faire le trajet en moto, au départ de Montréal. Je ne m’étale pas sur les diverses aventures vécues lors des 10 000 km aller/retour parcourus lors de ce road trip, mais si ça t’intéresse ou tes lecteurs je te passerai la référence de mon livre (VoirChroniques de voyages en terre Lakota, Jean-Michel Wizenne, 2019).
Quoiqu’il en soit, j’arrive à la date prévue au pénitencier maximum sécurité de Sioux Falls dans le Dakota. La journée de cérémonies traditionnelles que je passe au milieu de 300 détenus Lakota, changera ma vie, et c’est peu dire. Durant mon séjour sur place, je suis aussi accueilli par la famille du détenu qui m’a invité, famille qui habite à 300 km de la prison, sur la réserve de Rosebud. Là aussi, être invité à des cérémonies dont je ne connaissais que la description littéraire dans des ouvrages spécialisés, ne m’a pas laissé indemne, loin de là… Et c’est donc depuis cette époque, ayant ensuite multiplié les voyages et séjours sur place, que j’ai maintenant une seconde famille chez les Lakota Sioux, la famille Thin Elk, et que je donne des conférences sur divers sujets ayant trait à l’histoire Amérindiennes aux USA etc. Voilà, j’en arrive donc à aujourd’hui, avec diverses expériences musicales, et aussi le début des conférences sur l’histoire de la propagande moderne et de sujets associés, et bien sûr à Originem, groupe de Rock Médiéval…
Formation & origine du collectif rock Originem
Mpassion : Merci pour cette réponse qui permettra à nos lecteurs de mieux comprendre ton parcours et certains de tes engagements. A présent, pour centrer un peu sur Originen qui compte dans ses rangs 5 musiciens, comment s’est fait la formation du groupe ? De ton côté, tu te colles à la composition de la musique et des textes, comme à la guitare solo. Mais il y a aussi le bassiste du groupe Trust ce qui me semble une façon de renouer avec une grande tradition de rock social contestataire. Est-ce qu’il y a une parenté spirituelle ? C’est un hasard ou pas du tout ?
« Pour parler de l’aspect contestataire, je dirais que tout ce que j’ai fait jusque là, l’a toujours été. Je conçois qu’il existe l’Art pour l’Art, mais en ce qui me concerne, je préfère l’Art qui est associé à une revendication. »
J-M Wizenne :Pour Originem, j’ai eu le déclic pendant le premier confinement. Il faut savoir que je ne conçois pas la composition sans qu’il y ait un monde, un univers, une histoire qui y soit associé. Or, cela faisait déjà 2 ans que je n’étais pas entièrement satisfait de ce que j’enregistrais car pour moi il ne pouvait pas y avoir de profondeur sans histoire. C’est alors que j’ai eu le déclic, en associant à mon projet musical, le contexte du Moyen Age, et particulièrement de la période 12ème 13ème 14ème qui me passionne. En ce qui concerne les membres actuels du groupe, il est évident que nous partageons le même constat en ce qui concerne la société, même si nous ne l’exprimons pas tous avec la même radicalité. Quant à la présence de David Jacob, bassiste de Trust, c’est tout d’abord parce que j’ai déjà joué dans d’autres projets avec lui, et que nous nous apprécions beaucoup. Pour parler de l’aspect contestataire, je dirais que tout ce que j’ai fait jusque là, l’a toujours été. Je conçois qu’il existe l’Art pour l’Art, mais en ce qui me concerne, je préfère l’Art qui est associé à une revendication.
De l’Antisocial de Bernie à Originem ?
Mpassion : Ceux qui ont déjà écouté Originem ont sûrement senti que cet engagement qui te mène vient de loin. Pour prolonger, cette question, j’en avais émis l’hypothèse dans un premier article sur Originem, mais je profite de ta présence pour te le demander. Est-ce qu’on est loin de l’antisocial de Trust et de Bernie ? Qu’est-ce qui a changé entre ce début de 21e siècle et le conformisme/individualisme des années 80 que le sieur Bonvoisin voulait voir s’effriter, voire même exploser ?
« …à partir du moment où on en a parlé chez Hanouna, on peut ensuite passer au sujet suivant. »
J-M Wizenne : Ce qui a changé depuis les années 80, c’est que le néolibéralisme à gagné. L’aspect contestataire d’un artiste fait maintenant partie de la vitrine libérale du système. En quelque sorte, une contestation subventionnée, voire, un folklore contestataire qui serait bien illustré par le Rap par exemple. Aujourd’hui, le morceau « Antisocial » a perdu toute sa substance revendicative, mais a gagné en « festif ». Le morceau passe lors de toutes les fêtes, en revêtant l’aspect d’une sorte d’hymne pour les adolescents révolutionnaires, donc attardés, que nous étions, selon les critères actuels bien sûr… L’antidote du néolibéralisme quant à la contestation, est de tout transformer en divertissements, en spectacles, pour donner naissance à une pseudo contestation qui fait elle même partie de la vitrine, pour cautionner l’aspect démocratique de cette dernière. Pour schématiser mon propos, je dirai que, à partir du moment où : « On en a parlé chez Hanouna », on peut ensuite passer au sujet suivant.
« Alors, tu vas commencer à faire taire dans ta propre tête certains mots, certaines formules, certaines pensées, jusqu’à ce que ces dernières ne te viennent même plus à l’esprit.Et c’est là que tu entres de ton plein gré dans un mode de fonctionnement que l’on nomme « Normopathie » ».
Un nouvel élément à prendre en compte, et pas des moindres, c’est l’arrivée de l’internet dans les années 2000. Comme le disait le poète et activiste Amérindien John Trudell à ce sujet : « l’internet a démocratisé la parole sans inculquer la responsabilité de penser ». Bref, d’un côté tu as tout le monde et n’importe qui, qui affirme avoir raison sur tout et n’importe quoi. Et quand tu additionnes ça au virus intellectuel du Wokisme et de la Cancel Culture — qui, eux, peuvent te tuer socialement en quelques clics si tu oses prononcer des mots interdits dont le lexique ne cesse de grandir — et bien tu arrives rapidement à un système d’auto-régulation au sein même du troupeau, système qui lui-même, t’entraîne inexorablement vers ce que la sociologue Elisabeth Noelle Neumann appelle « La spirale du silence ». Alors, tu vas commencer à faire taire dans ta propre tête certains mots, certaines formules, certaines pensées, jusqu’à ce que ces dernières ne te viennent même plus à l’esprit. Et c’est là que tu entres de ton plein gré dans un mode de fonctionnement que l’on nomme « Normopathie ». Ainsi, la masse des individus cesse d’avoir un quelconque relief, mis à part quand il s‘agit de « spectacle », pour devenir complètement lisse en attendant les prochaines injonctions.
« …Une bataille presque décisive a été gagnée par le néolibéralisme dans ce que Noam Chomsky appelle l’éternel combat pour le contrôle de l’esprit humain.«
Bref, pour conclure sur cette question, je dirai qu’une bataille presque décisive a été gagnée par le néolibéralisme dans ce que Noam Chomsky appelle « L’éternel combat pour le contrôle de l’esprit humain ». Force est de constater que loin de l’aspect un peu « fun » de l’aliénation collective des années 80, une grande partie de la population est aujourd’hui en proie à de véritables biais cognitifs et à un désastre intellectuel. Et la contestation dans tout ça ? Eh bien, mis à part durant les simagrées organisées lors des émissions de divertissements, demande-toi combien d’artistes ou de musiciens soi-disant contestataires ont fait entendre une voix divergente de la pensée dominante lors du conflit des gilets jaunes ? De la période Covid ? De la guerre en Ukraine ?… Le triste constat est de se dire qu’entre matraques et autorégulation, il était beaucoup moins dangereux de se révolter dans les années 80, qu’au sein de la « bienveillante » vitrine néolibérale de ces dernières années.
Rock engagé & références médiévales en miroir
Mpassion : Le sociologue critique qui sommeille en moi te suit largement sur ce dernier constat comme sur tes analyses au sujet de la récupération des contestations par la société du spectacle d’ailleurs. Cette dimension politique et idéologique va continuer de nous accompagner tout au long de cette entretien mais pour faire un peu de place à Originem : ceux qui ne connaissent pas encore le groupe y trouveront un vrai parti-pris dans les références et une bonne dose de médiéval. Originem se pose, en effet, en résonance avec le Moyen Âge central et mêle le 14e siècle, son climat explosif, ses campagnes ruinées par la guerre de cent ans et les épidémies, ses jacqueries. C’est l’évocation d’un époque mais aussi d’un climat particulier.
D’ailleurs, au passage, je conseille à nos lecteurs d’aller découvrir la chaîne youtube du groupe et de ne pas oublier de visionner les capsules vidéos dont tu te fends pour expliquer certains morceaux et la démarche générale d’Originem. Il y a là une vraie volonté d’embarquer l’audience dans la profondeur et c’est assez rare pour être souligné. Mais pour revenir à ces références au Moyen Âge du XIVe siècle, tu peux nous en dire un mot ? Qu’est-ce qui pourrait en faire selon toi des temps si actuels ?
« Au 14ème siècle, les autorités Chrétiennes avaient pressenti un futur problème pour la société en ce qui concerne la pratique de l’usure et donc, le pouvoir de l’argent, force est de constater qu’aujourd’hui, les maîtres et dirigeants du monde, sont les entreprises de spéculations financières. »
J-M Wizenne :En ce qui concerne les ressemblances entre le 14ème siècle et notre monde actuel, je me base sur les aspects suivants : Le 12ème et le 13ème ont été des siècles où, de par certaines innovations et certains changements de mentalités, a débuté une période que les médiévistes comme Jacques Legoff ont décrit comme l’arrivée des valeurs du ciel sur terre. Avant cela, durant le haut Moyen Âge, on était surtout dans une sorte de rejet du monde terrestre, et donc dans une préparation constante du salut. Au 12ème et 13ème, avec l’arrivée d’une certaine prospérité du point de vue économique, et l’arrivée de certaines innovations même dans la géographie céleste, comme l’avènement du purgatoire qui implique une possibilité de rachat pour les péchés véniels, les gens ont commencé à accepter le principe de jouissance du monde terrestre, et de recherche d’un certain bonheur ici-bas. L’un dans l’autre, l’ambiance était plutôt à l’espérance de lendemains chantants. Or, dès le début du 14ème siècle, avec le début de la guerre de 100 ans en 1337, l’arrivée de la peste noire en 1348, les famines et les révoltes paysannes, les populations ont reçu une sorte de douche froide qui a engendré par le choc, bien des traumatismes et changements de mentalités.
En ce qui concerne notre monde actuel, on peut considérer que depuis la fin des 30 glorieuses, et donc depuis la fin de la promesse du bonheur pour tous, inhérente au capitalisme sauvage et à son fils le néolibéralisme, le désastre actuel qui concerne tous les domaines du vivant, est en train de provoquer le même genre de choc que celui du début du 14ème siècle. C ‘est en tout cas mon opinion. Je pense à une chose qui pour moi est grandement symbolique et que je voudrais ajouter. Tu sais qu’au 12ème et 13ème siècle, une des principales préoccupations de l’église, concerne le traitement de l’usure. En effet, si ce souci est présent dans les trois monothéismes, il pose un véritable problème pour les autorités Chrétiennes de cette période. Comme je le disais plus tôt, l’essor économique, l’essor des villes, et donc la multiplication des échanges de monnaie et de la pratique du prêt, augmentent la présence et le rôle des usuriers. Or, traditionnellement, ces derniers sont voués à l’enfer pour la raison suivante. La somme des intérêts perçue ne correspondant à aucun travail manuel effectué par l’usurier, mais simplement au « temps » entre le prêt et le remboursement, l’usurier se trouve alors dans la position d’un voleur de temps, et Dieu étant aussi le temps, l’usurier vole Dieu. C’est alors à cette période, et avec l’apparition du purgatoire, qu’un début de solution est trouvée quand à l’avenir et devenir de l’usurier dans le droit canonique. Il a enfin une marge de manœuvre.
Bref, là où je veux en venir du point de vue symbolique, c’est que si déjà à l’époque les autorités Chrétiennes avaient pressenti un futur problème pour la société en ce qui concerne la pratique de l’usure et donc, le pouvoir de l’argent, force est de constater qu’aujourd’hui, les maîtres et dirigeants du monde, sont les entreprises de spéculations financières. Un indice de taille illustrant la victoire de cet « adversaire » ou Satan, déjà pressenti à l’époque.
Errance, jacqueries, insurrection ?
Mpassion : Je comprends mieux comment s’opère chez toi ce jeu de miroirs entre cette partie du Moyen Âge et notre modernité. Du reste, pour qui étudie d’un peu de près le monde médiéval, il est vrai qu’il est frappant de voir à quel point ce verrou de l’usure a, aujourd’hui, totalement sauté pour être pris en exemple contre le travail lui-même. Au passage, sur cette première libéralisation déculpabilisation du monde de la finance et son entrée en force dans les sphères du pouvoir, on pourra renvoyer nos lecteurs à la dernière ballade d’Eustache Deschamps que nous avons postée : Nul n’a estat que sur fait de finance. Elle est pile dans le sujet et date justement du 14e.
Mais reprenons sur les références d’Originem : on n’est donc plus tout à fait au 12e/13e siècles des goliards, ces clercs qui sortaient du système et partaient sur les routes, pour aller de taverne en taverne et qu’on pouvait imaginer quelquefois, un peu plus joviaux et festifs, bien que les paroles du morceau « Seditionem » inspiré de l’archipoète de Cologne et du corpus de Carmina Burana tendent à le démentir.
En tout cas, si le thème de l’errance revient souvent chez Originem, c’est plutôt celle du type au bord du gouffre, excédé, asséché économiquement et humainement par le contexte, révolté contre le système. Et en même temps, son cri de révolte est aussi un appel, un cri de ralliement. Il semble annonciateur de quelque chose de plus collectif et, peut-être, de plus chaotique en approche ?On a un peu l’impression que ce révolté ne restera pas longtemps seul et qu’il s’apprête déjà à rejoindre la foule des miséreux qui grondent. Est-ce que le système actuel a atteint une sorte de point limite, selon toi ? Il me semble encore lire entre les lignes, le constat d’un système néolibéral totalement décomplexé et débridé, déterminé à faire table rase, dans sa marche en avant, de tout ce qu’il considère comme des obstacles, sinon des scories : histoire, valeurs sociales et humaines, acquis sociaux, cultures et identités, langues, etc,…J’ai bon sur le fond du message et chacun pourra y trouver ce qu’il veut ?
« …Ce que je crains le plus pour l’avenir, c’est beaucoup moins l’explosion que l’implosion qui la précédera. Je suis convaincu que la santé d’esprit d’un individu a des limites, que le « contre-nature », le « contre le temps », et le « contre l’histoire » peuvent faire éclater.«
J-M Wizenne : Cet individu dont tu parles, qui erre et qui essaie d’atteindre « la grande route de la sédition », est pour l’instant dans la même situation que l’est Originem. Il avance dans le brouillard, aperçoit des formes, les hèle, et s’associe à certaines d’entre elles pour grossir le groupe, devenir tribu, et ensuite communauté. Pour parler du système actuel, je dirais que la société qu’il engendre, est nettement plus inquiétante que celle du 14ème siècle. A cette époque, ce qui représentait les dangers principaux étaient des choses tangibles – la guerre, la famine, la maladie, etc… Aujourd’hui, non seulement ces dangers sont toujours actuels, mais il faut y ajouter un danger, un virus, qui lui, agit de l’intérieur. Les identités traditionnelles ont été en grande partie détruites. L’histoire est complètement biaisée et remaniée pour les intérêts politiques du moment. Le langage est saccagé. Les principales valeurs sont ringardisées ou inversées.
Bref, tout ce qui peut engendrer une pensée cohérente et qui fait de nous des « Êtres humains » et non pas seulement des mammifères humains est sans cesse parasité. Quand tu penses qu’une identité est une somme de critères aussi bien historiques qu’éducationnels, et que c’est au sein de cette dernière que l’on trouve les réflexes comportementaux, qui sont autant de boucliers contre les injonctions irrationnelles, qu’elles soient politiques ou commerciales, tu comprends que sa destruction, est indissociable d’un néolibéralisme où tout les domaines sont « marchandisables ». Si l’on considère cette identité, c’est à dire cette somme de faits historiques, d’éducation et d’expériences vécues, comme la colonne vertébrale d’un individu, alors, on est obligé d’admettre qu’aujourd’hui, privé de l’harmonisation gérée par cette colonne vertébrale, l’individu n’est plus qu’une somme de parties physiques, soumises et harcelées sans cesse par les injonctions basées sur le désir, et produites par les entreprises spécialisées dans chacune de ces parties. Une sorte de schizophrénie constante chez l’individu dans l’attente de la prochaine injonction qui lui montrera « le chemin ».
Ce que je veux dire, c’est que ce que je crains le plus pour l’avenir, c’est beaucoup moins l’explosion que l’implosion qui la précédera. Je suis convaincu que la santé d’esprit d’un individu a des limites, que le « contre-nature », le « contre le temps », et le « contre l’histoire » peuvent faire éclater. On connait depuis longtemps les réactions de l’humain dans ce genre de cas, et ce n’est certainement pas l’avènement de la surveillance numérique et la prison qu’elle engendre qui l’atténuera.
Originem, Collectif Rock médiéval
Mpassion : Plus qu’une action collective, une sorte de somme de pétages de plomb individuels généralisés ? C’est un tableau plutôt inquiétant même si ce néolibéralisme hors de contrôle et qui a même soumis le politique dans un grand nombre de cas, a atteint un point tel dans sa volonté de déconstruction des peuples, des nations et des cultures qu’on peut s’interroger sur la nature que prendrait un éventuel point de rupture. Sauf à entrer dans une violente détresse économique et de vraies disettes (en même temps, l’avenir proche prédit, par certains économistes, n’en est pas si loin), quelquefois, je me demande si tout cela n’ira pas plutôt vers une poursuite du démantèlement face à des masses simplement anémiées et anesthésiées.
Je pense assez souvent à cette fable de Marie de France « comment un breton fit la peau à une grande compagnie de brebis ». Le boucher en question s’y était pris justement en les sortant du troupeau une par une. Ça rappelle encore cette poésie bien connue d’un pasteur allemand à l’après-guerre et après sa libération d’un camp nazi : « Quand les nazis sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste.Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates,etc…« . Et finalement quand ils sont venus le chercher, il ne restait plus personne pour protester.C’est un peu pessimiste, sans doute, mais cela reste un doute légitime, au vue de l’apathie des populations, ces dernières décennies, et à l’exception peut-être du rebond des gilets jaunes qui avait suscité un nouvel espoir avant d’être étouffé sous diverses manipulations et dans la répression. En même temps, on m’objectera peut-être que les révolutions ou les renversements de paradigme n’ont pas besoin de l’ensemble d’un peuple pour se faire. Vaste sujet…
Ma question suivante met un peu en perspective la précédente, mais pour revenir à des choses plus légères. Originem se présente comme un Collectif Rock médiéval et on y devine justement cette dimension fédératrice, de vraie « tribu rock », comme on pouvait en retrouver chez certains groupes du passé. Je pense aux Béruriers noirs du point de vue de la manifestation au moins, même s’ils étaient largement plus sobres du point de vue de l’engagement (autres temps, autres mœurs) ou même d’autres avant eux ? Tu as des références comme ça en tête ? Et puis surtout, là où il y a « Collectif » est-ce qu’il va y avoir du ralliement ? Plus de musiciens ? Est-ce que ça va faire des petits musicaux, artistiques, de plume peut-être ? Comment tu projettes ça (ou pas) ?
« Pour parler de l’artistique et de ce que je recherche, je suis plus proche d’un concept comme Magma. Un groupe flexible, une ambiance, un monde, un univers, une communauté. ».
J-M Wizenne : Si je choisis la forme non figée du collectif, c’est pour diverses raisons. Tout d’abord, la raison terre à terre. Cela fait bien longtemps qu’il n’est plus possible de former un groupe de rock comme il y a 20 ans ou 30 ans, avec des amis fidèles qui partent sur les routes avec toi, etc. Aujourd’hui, vu le contexte néolibéral et ce qu’il implique au niveau de l’essentialité de la rentabilité économique, tous les musiciens sont sans cesse en recherche d’une opportunité salariée, plutôt que d’une aventure. Donc, pour conclure sur ce sujet peu exotique, je dirais que la forme « collectif » permet d’employer celui qui est disponible à la date choisie. Sinon, pour parler de l’artistique et de ce que je recherche, je suis plus proche d’un concept comme Magma. Un groupe flexible, une ambiance, un monde, un univers, une communauté. Et au sein de cette dernière et au fil des projets spécifiques, l’ajout d’instrument traditionnels avec d’autres musiciens, mais aussi quand cela sera possible, l’ajout de visuel avec tout ce qui a trait au spectacle médiéval.
Temps court, temps long
Mpassion : Là encore, je m’accroche à la dimension rock médiéval et tribale tout en restant trivial. La question est : du point de vue scénique, tu as choisi le personnage d’un frère médiéval en robe de bure. Dans les vidéos, on le devine, d’ailleurs, un peu en ermitage et hors du monde, dans une forêt profonde. On pourrait penser que c’est juste un peu de fun et de provoc’ rock. Ce serait de bon aloi mais qu’est-ce qu’il pourrait y avoir d’autre en-dessous du symbole ? Une érémitisme à la Saint Benoît à la recherche d’une nouvelle règle pour le monde des hommes ? Une volonté de méditation/réflexion et de prise de recul pour mieux revenir au monde ? Ou peut-être encore la volonté d’œuvrer, fut-ce avec l’humilité d’un frère, à un certain réveil des consciences sur les problématiques qui nous viennent ?
« Tenter de transformer l’être humain en sac de viande « neurotéléguidé » pour les intérêts de groupes privés, est pour moi une des pires immondices de notre ère contemporaine.«
J-M Wizenne :En ce qui concerne mon accoutrement et donc la robe de bure, il faut savoir que je suis assez passionné par les ordres mendiants, et plus particulièrement par celui des Franciscains de Saint François d’Assise. J’aime beaucoup cette idée de retraite et d’isolement régulier, pour entrecouper les séjours dans le monde, c’est à dire à l’époque, « les séjours en ville ». Je suis friand de ce « temps long » de la retraite, en opposition à la dictature actuelle du « temps court », qui nous oblige toujours à réagir sans passer par la pensée. Je pense sincèrement qui si un grand nombre de gens avaient la possibilité matérielle de s’adonner de temps en temps à ce temps long, les dirigeant auraient nettement plus de difficultés à nous faire avaler des inepties irrationnelles, « pour notre bien »…
On voit d’ailleurs, depuis plus d’un siècle, avec l’avènement de la propagande moderne et de ce que ses concepteurs nomment « la fabrication du consentement », que c’est ce « temps de cerveau disponible » qui a été leur principal champ de bataille, avec des conséquences bien illustrées par le couple Docilité/Désastre intellectuel, dont nous sommes témoins aujourd’hui. Personnellement, je considère vraiment cela comme un véritable crime contre l’humanité. Tenter de transformer l’être humain en sac de viande « neurotéléguidé » pour les intérêts de groupes privés, est pour moi une des pires immondices de notre ère contemporaine.
Pour compléter ma réponse à ta question je dirais que oui, le fait d’œuvrer ne serait-ce que pour pratiquer la pensée active me plaît bien. Et même si cela ne débouche pas tout de suite sur des convictions, que cela débouche au moins sur des discussions. Bref, tout sauf l’acception de l’enfer néolibéral comme société inévitable. Passons au moins par le purgatoire…
Un Moyen Âge politiquement correct ?
Mpassion : Voilà qui a le mérite d’être clair. Ici, Je voudrais revenir un peu à nos moutons médiévaux pour une question un peu de fond sur le sujet. Aujourd’hui, du Médiéval fantasy au Moyen Âge hollywoodien en passant par le dernier Ridley Scott et son « dernier duel » revisité à la sauce idéologique post XXIe siècle, le monde médiéval est devenu un peu une période fourre-tout. On attend avec impatience la prochaine série Netflix sur le sujet (j’ironise). Comme tu t’es toi-même penché sérieusement sur cette période du point de vue historique comme musical, à ton avis, jusqu’à quel point le Moyen-Âge et ses relectures les plus fantaisistes sont-elles devenues un enjeu sur le champ de bataille politique, culturelle, spirituelle ou idéologique ?
« Ce qui est intéressant, c’est de voir que ces gens n’ont pas opté pour le 18 ème siècle, siècle des lumières, ou pour la révolution Française, mais sont passés directement à la source et à la graine qui a donné l’occident, à savoir notre période médiévale. »
J-M Wizenne : A mon sens, il y a tout d’abord deux phénomènes distincts, mais l’un a engendré l’autre. Le premier phénomène s’illustre par un regain d’intérêt de la part d’un public surtout occidental, pour cette période de notre histoire. Le second, c’est le traitement de cette nouvelle donnée par le système de propagande profonde, c’est à dire l’industrie du divertissement. Le premier phénomène est en rapport avec ce que je disais plus haut, à savoir la sensation de perdition vécue par une partie de la population occidentale. Une sorte de réaction à un début de panique psychologique avec, d’un côté, le constat du non sens actuel dans beaucoup de domaines, et de l’autre, la perdition quant aux références et au cadre auxquels se raccrocher.
Ce qui est intéressant, c’est de voir que ces gens n’ont pas opté pour le 18ème siècle, siècle des lumières, ou pour la révolution Française, mais sont passés directement à la source et à la graine qui a donné l’occident, à savoir notre période médiévale. Ceci en dit long sur le sujet de l’identité, et sur ce qui l’a construit. Surtout que le sujet étant tabou, car confisqué par tous les bords « autorisés », c’est à dire les partis politiques, l’individu lambda n’a même pas l’occasion de pouvoir en débattre de manière constructive. Malgré ça, l’individu qui se plonge dans son passé médiéval, éprouve, bien sûr, la sensation et l’intuition de se trouver en « terrain connu ». De ce fait, la sensation pouvant entraîner, la réflexion, la pensée, et donc la compréhension, le système de propagande profonde doit intervenir avant la prise de conscience. Ce qui m’emmène au second phénomène, le traitement de cette nouvelle donnée.
« Nous nous retrouvons donc avec cette industrie du divertissement, qui injecte toutes sortes de critères idéologiques contemporains, bien souvent basés sur rien de viable, à toutes les strates de notre histoire, de manière à valider le marasme actuel comme étant un développement logique de notre histoire. »
Pour ce faire, l’industrie du divertissement doit aborder la période médiévale en commettant de son plein gré et à dessein, l’erreur de traiter tous les sujets ayant rapport avec le passé, au travers du prisme de nos soi-disant valeurs et mœurs contemporaines, de manière à ne surtout pas remettre en question ce qui est considéré comme la « pensée correcte ». C’est la raison pour laquelle, ces productions cinématographiques ou télévisuelles, mettent l’accent sur un esthétisme bien souvent fantasmé par les amoureux de cette époque, tout en mettant en scène des mœurs et des situations ressemblant plus à ce que nous vivons dans notre quotidien aujourd’hui, qu’à une quelconque réalité historique.
Mais plus que ça, ces productions se servent de la demande presque implorée par le public de voir un monde « qui était meilleur », pour inclure à leurs films des mœurs, coutumes ou même concepts de pensée actuels, et donc complètement anachroniques, mais qu’ils voudraient normaliser, aujourd’hui, en les rendant « historiques » du point de vue de leurs pratiques.Bref, nous nous retrouvons donc avec cette industrie du divertissement, qui injecte toutes sortes de critères idéologiques contemporains, bien souvent basés sur rien de viable, à toutes les strates de notre histoire, de manière à valider le marasme actuel comme étant un développement logique de notre histoire. En ce qui me concerne, je fais partie de ceux qui pensent que le bordel actuel, ou asile à ciel ouvert, aurait pu être évité à bien des moments au cours de notre histoire.
Actualité & projections
Mpassion : Oui, en somme, la société du divertissement est au service de l’idéologie ambiante et injecte la dose nécessaire de séduction pour entraîner le public dans la danse avec, comme toujours, au milieu de tout ça des logiques d’acteurs qui abondent dans le même sens et en sont gratifiés au passage (financement, médiatisation, reconnaissance publique, etc…) Quant à ce retour et ce goût du Moyen Âge, on se rejoint aussi sur l’idée (que des médiévistes comme Le Goff n’ont pas manqué de souligner) que la période médiévale est la source, la graine ou la racine, comme on voudra, qui a donné naissance à la civilisation occidentale.
Merci en tout cas de toutes tes réponses jusque là. Je profite un peu d’avoir un interlocuteur féru de sciences humaines et de Moyen Âge pour creuser et aller sur des terrains plus sociologiques et politiques. J’espère que ça te va même si on pourrait évidemment aller bien plus loin sur tous ces sujets.Revenons enfin sur l’actualité d’Originem et ce premier album. Sur chacun des morceaux, en plus du fait que ça déménage, il y a une volonté forte d’ancrage dans la langue Occitane mais aussi le latin médiéval ce qui n’est pas pour me déplaire. (Sur moyenagepassion, on a exploré plus d’un texte de troubadour médiéval occitan mais aussi quelques textes latins). Dans des morceaux futurs, est-ce qu’Originem ira vers du vieux français d’oïl ou d’autres langues anciennes ? Ou est-ce que tu penses conserver cet ancrage comme une marque de fabrique maison ?
« En ce qui concerne le son et la griffe de Originem, je tiens à garder cet aspect de Rock brutal. »
J-M Wizenne : Disons que pour l’Occitan, c’est une langue que je continue d’étudier et qui, de par mes origines et du fait de l’avoir toujours entendu, ne pose aucun problème au point de vue de la prononciation pour moi. Le latin médiéval a un certain aspect solennel et grave selon comment tu l’utilises et selon ce que tu dis, ce qui va très bien avec certains sujets abordés. Comme tu l’as remarqué, mes textes court sont plutôt formés de déclamations et de formules accusatoires. Pour la langue d’Oïl, pour l’instant je ne l’utilise pas, mais ce n’est pas exclu.
Mpassion : Toujours dans un esprit de se projeter un peu. Pour les partitions actuelles de l’album, c’est toi qui compose, on l’a dit et le rock d’Originem se mêle clairement avec l’inspiration médiévale. En même temps tu es aussi formé au conservatoire classique, et à ce titre, tu as un vrai background sur les musiques anciennes, d’où ma question : est-ce que tu penses qu’Originem ajoutera un peu « d’ethnomusicologie » dans son répertoire ? Des reprises de mélodies de Peire Vidal, ou encore des orchestrations à grand renfort d’instruments anciens ? Est-ce que tu te vois partir plus vers du folk ou des choses plus traditionnelles ? C’est peut être un peu tôt pour le dire ?
J-M Wizenne : Comme je te l’ai dit au préalable, associer ponctuellement des instruments traditionnels, visiter des répertoires de l’époque, se mélanger avec un groupe traditionnel, rien de tout ça n’est exclu, bien au contraire. Par contre, en ce qui concerne le son et la griffe de Originem, je tiens à garder cet aspect de Rock brutal. En fait au début, je me suis dit : « imagine que tu sois au 14ème siècle, mais avec ton instrument et l’électricité ». D’ailleurs, j’en ai parlé avec des organisateurs de festivals médiévaux qui avaient écouté ma musique, et ils ont dit eux-mêmes que c’est un aspect qui manquait pour faire « le pont » entre un public plus jeune et moins averti, et le traditionnel. Donc on va voir de développer cette formule et ce véhicule, et on va voir où il nous mène.
Un album au format dématérialisé
Mpassion : Parfait. Pour nos lecteurs, ce premier album a pour titre « Seditionem ». On y trouve 5 morceaux pour 25 minutes de Rock. Deux d’entre eux sont empruntés au répertoire du Moyen Âge : « Ai Vist el Lop » une chanson occitane du 13e et l’emblématique « Seditionem » qui a donné son titre à cette première production et dont les paroles sont extraites du très corrosif Estuans intrinsecus de l’Archipoète. Pour le reste, il souffle sur tout cet album un même vent de révolte avec la même patine abrasive pour des textes effectivement courts et vitriolés (au taquet, j’allais dire). Tu peux nous en parler un peu ? Est-ce qu’un version CD est en préparation, peut-être plus tard dans le temps ?
J-M Wizenne : Un CD physique est prévu dès que nous ferons des concerts pour le vendre sur les lieux. Il y aura peut-être une petite production d’une centaine d’exemplaires avant ça, histoire de matérialiser le collector et la naissance. Quand au style des textes, pour l’instant il ne changera pas, et je le vois mal changer avant longtemps. Je dois avouer quand même que la musique étant souvent d’abord une thérapie pour celui qui la compose, Originem me permet de transformer l’amertume et la rage accumulée depuis quelques années en musique. Parfois, je me dis que si je n’avais pas étudié pendant toutes ces années l’histoire de la propagande moderne et tout ce que cela implique, je serai peut être plus tranquille, en étant au courant de rien. Alors, étant donné que je ne suis pas encore un Sage pour balayer tout ça du revers de la main, je me suis donc condamné à gueuler jusqu’à la fin.
Mpassion : Haha. Une autre réponse de ta part m’aurait surpris pour tout te dire. Ajoutons pour nos lecteurs que cet album est disponible dors et déjà au format numérique sur le site officiel d’Originem au lien suivant. Il est téléchargeable en un clic. C’est tout l’avantage du format numérique. Enfin, avant de nous séparer, une dernière petite question pour la route. A quand les premières scènes ? J’imagine que c’est la période d’effervescence médiatique un peu et que 2023 va démarrer avec des interviews et des prises de contact ?
J-M Wizenne : Nous sommes en effet dans l’attente de réponses de divers festivals, et les prises de contacts se multiplient pour les articles et interviews L’univers de la musique ayant été aussi très bouleversé par les dernières années, ils faut sans cesse trouver de nouvelles façons de se manifester et de sortir du lot, dans un tumulte ininterrompu d’informations. Mais comme le dit Noam Chomsky, dans toute période de chaos il y a des failles qui s’ouvrent, à nous et à ceux qui nous aident de les exploiter.
Mpassion : C’est tout le mal qu’on peut vous souhaiter. Merci en tout cas de ton temps Jean-Michel et longue vie à Originem !
Sujet : citation, Moyen-âge, bestiaire médiéval, loup, sorcellerie, diable, préjugés, idées reçues, représentations, anthropologie, histoire médiévale. Période : de l’antiquité à nos jours Ouvrage : Le loup : Une histoire culturelle, Michel Pastoureau, Seuil (2018).
« Contrairement à une idée reçue, les affaires de sorcellerie ne concernent pas tant le Moyen-Âge que l’époque moderne : la grande chasse aux sorcières commence, en effet, à l’horizon des années 1430 et va occuper l’Europe pendant trois siècles. Une surenchère à l’orthodoxie pousse désormais l’Église à voir partout des hérétiques, des adorateurs du Diable, des déviants de toutes espèces parmi lesquels de nombreux loups garous. »
Michel Pastoureau, le loup : Une histoire culturelle (2018)
Bonjour à tous,
e n’est pas faute de l’avoir souvent dit mais les idées reçues et les préjugés à l’égard du Moyen Âge ont la dent dure. Aussi, autant vaut-il le répéter, en compagnie, cette fois, d’une citation de l’historien médiéviste Michel Pastoureau : la chasse aux sorcières n’est pas médiévale.
Ce triste épisode, qui ne concerne d’ailleurs pas que des femmes, débute à la toute fin du Moyen Âge pour s’étendre largement dans le temps après lui. De même, on confond souvent l’inquisition médiévale à proprement parler avec cette chasse aux sorcières qui intervient donc plus tard dans le temps.
Jusqu’à récemment, la littérature comme le cinéma ont tendu, en effet, à alimenter la confusion, en promulguant certaines visions fausses d’un monde médiéval où se seraient étendus des bûchers à perte de vue et où l’on aurait brûlé, pour un oui ou pour un non, une quantité effroyable de mécréants, d’hérétiques, voire même de pauvres bougres ou bougresses dénoncés par leur voisin. Redisons-le donc à nouveau avec Michel Pastoureau : aujourd’hui, nous le savons bien, le Moyen Âge n’a pas connu de telles pratiques et encore moins de tels chiffres. Comme nous avons déjà écrit à de nombreuses reprises sur ce sujet, nous vous y renvoyons (1).
Michel Pastoureau à la recherche des animaux & des couleurs
La citation du jour de Michel Pastoureau sur la chasse aux sorcières est donc tirée de son l’ouvrage sur l’Histoire culturelle du Loup et nous allons en profiter pour vous faire un large détour à son sujet. On le sait, ce chartiste très populaire s’est fait une grande spécialité de l’histoire des symboles et des représentations et notamment des couleurs et des animaux. Ce sont des thèmes qui lui ont été longtemps assez propres et s’il admet volontiers que l’académie leur prêtait une certaine trivialité, il faut reconnaître qu’il a su en faire des sujets aussi sérieux que passionnants. Depuis, ils ont d’ailleurs été réhabilités.
En ce qui concerne son exploration des bestiaires et autres bébêtes qui meublent le monde des hommes médiévaux, nous avons déjà eu l’occasion de parler, ici, de son histoire du taureau de 2020 ou encore de ces procès faits aux animaux. Dans les vastes travaux qu’il a entrepris autour de l’histoire culturelle et symbolique des animaux, son Loup date, quant à lui, de 2018.
Une histoire culturelle du loup
En utilisant sa méthode habituelle, le médiéviste revient, donc, dans ce livre sur l’histoire du loup d’aussi loin qu’il existe des documents à son sujet jusqu’à une période récente. Se faisant, il balaiera les matériaux à sa disposition pour retracer un portrait du loup à la fois chronologique et thématique : mythologie, contes, fables, iconographie, pièces de littérature seront au rendez-vous de ses références.
Le Loup, chronique d’une peur en dents de scie
« À l’époque féodale, dans les campagnes françaises, on a surtout peur du Diable (2), du dragon, de la mesnie Hellequin ou des revenants, mais on n’a plus guère peur du loup. Cette accalmie, hélas ! ne durera pas ; cette peur reviendra avec force moins de deux siècles plus tard. »
Michel Pastoureau (opus cité)
La première chose qui vient en tête quand on pense au loup, c’est souvent la peur qu’il a pu inspirer aux hommes du passé. Cette dernière pourrait nous paraître ancestrale voire même atavique. Pourtant, l’historien nous apprendra que cette dernière est de nature plutôt variable en fonction des époques.
Pour la période qui nous intéresse, si la peur du loup est présente au haut Moyen Âge, à l’entrée dans le Moyen Âge central, elle semble s’atténuer quelque peu selon Michel Pastoureau. Dans la littérature, on trouvera même le loup moqué dans certaines pièces comme le Roman de Renard et le personnage d’Ysangrin. Pour donner un autre exemple, une histoire médiévale nous parle d’un loup qui terrorisait la ville de Gubbio, en Italie. L’animal se laissera pourtant dompté sagement par Saint François d’Assise et son pouvoir légendaire sur les animaux au point de devenir le protecteur de la ville.
Quoi qu’il en soit, à l’entrée du XIVe siècle, la peur du loup refera surface plus nettement pour durer durant 4 à 5 siècles jusqu’au XIXe siècle. A la faveur du climat et des famines, les loups semblent alors s’être s’approcher des hommes et des villes, faisant resurgir de vieilles terreurs. On imagine qu’ils sont aussi en nombre suffisant pour continuer d’inquiéter les campagnes, en faisant de sérieux dégâts dans les troupeaux d’animaux domestiques et chez les brebis.
Un blason pas vraiment doré
Que la peur soit plus ou moins présente, tout au long du Moyen Âge, il n’y aura pourtant guère de trêve pour le loup. L’Eglise et les hommes le pourchasseront et, si la peur oscille, son blason n’est jamais vraiment doré. C’est le moins qu’on puisse dire. Tout le monde semble s’accorder, en effet, sur le fait qu’il faut l’éliminer et des offices de Louvèterie sont créés pour l’abattre. Ainsi, de Charlemagne au XIXe siècle, ces derniers auront pignon sur rue et on rétribuera l’abatage d’un loup contre quelques pièces.
Le loup dans les bestiaires médiévaux
Les bestiaires médiévaux, de leur côté, diaboliseront l’animal en lui prêtant les pires défauts : agressif, rusé, tricheur, vorace, lâche… Pire encore, pour le faire détester, il déambule et peut chasser la nuit ; il appartient donc au règne des animaux nocturnes. Pas très net tout ça. Fricoterait-il aussi avec le malin ? Qu’il soit plus ou moins craint, le loup qu’on considère comme un comparse du Diable reste honni, d’autant que l’ange déchu pourra même, à l’occasion, revêtir la peau du prédateur pour passer inaperçu et faire de mauvais tours.
En suivant les pas de Michel Pastoureau, et comme nous le disions plus haut, au Moyen Âge central, la peur et les diableries laisseront toutefois place à la moquerie, et le loup deviendra même dans la littérature et les bestiaires, en plus de tout le reste, stupide, lubrique, pathétique, etc… Bref, on s’autorise alors à se rire de lui. A voir le nombre d’enluminures où il est mis en scène, convoitant des brebis, il n’est pas certain qu’on s’en amuse autant dans les campagnes.
Sabbat, diableries et résurgence de la peur
A la toute fin du Moyen Âge, au moment où la peur du loup reviendra de manière plus marquée, on remettra sa dangerosité et ses supposées accointances diaboliques à l’ordre du jour. Animal de sabbat, il se retrouver alors lié, malgré lui, à la sorcellerie justement durant cette période postmédiévale où la chasse aux sorcières sévira.
Autre diablerie d’époque, si la lycanthropie était bien née au Moyen Âge — on se souvient, par exemple, du Lais de Bisclavret de Marie de France — l’ombre terrifiante des loups garous se voit aussi promouvoir, dans la littérature des XVIe & XVIIe siècle. Ne viendraient-ils pas, eux aussi, se joindre aux bals des suppôts du mal et des sorcières ? Dans ce contexte effrayant, mêlé de superstitions, de cérémonies nocturnes et de fantastique, on comprend mieux comment, à la fin du XVIIIe siècle, le loup, voir son homologue anthropoïde, ont pu se retrouver pointés du doigt : coupables tout désignés de l’histoire de la sanguinaire bête du Gévaudan dont le mystère continue à faire couler beaucoup d’encre.
Un changement après le XIXe siècle ?
Selon Michel Pastoureau, il faudra attendre le XIXe siècle et les découvertes de Pasteur et son vaccin contre la rage pour commencer à voir atténuer un bon nombre de craintes à l’égard du loup. Sans doute les nombreux siècles de chasse et de campagnes contre le prédateur européen avaient-ils aussi réduit, considérablement, le nombre de ses populations.
Ainsi, en suivant le fil de l’histoire, le loup de la littérature prendra bientôt une figure plus sympathique : on citera l’histoire de Moogly, l’enfant loup du Livre de la jungle, écrite à la toute fin du XIXe siècle, par Rudyard Kipling ou encore celle de Croc blanc, le demi-loup de Jack London, au tout début du XXe siècle. Un peu plus tard, des loups comme celui de Tex Avery deviendront, à leur tour, plus amusants et complaisants que ceux des siècles précédents. Quand au scouts, ils auront bientôt leurs louveteaux. Mais, alors, en a-t-on fini depuis avec la peur du loup ? Pas si sûr. Tout récemment encore, sa réintroduction a suscité de nombreux débats dans les campagnes qui ne semblent pas toujours se résumer aux seuls risques de prédation sur les troupeaux et les brebis.
Vous pouvez retrouver ce livre de Michel Pastoureau chez votre meilleur libraire. Cet ouvrage est également disponible en ligne au lien suivant.
Idées reçues et Moyen Âge composite
Du point de vue des préjugés, en tout cas, cette histoire culturelle du Loup aura permis de faire d’une pierre de coup. En plus de remettre à sa place l’idée d’une chasse aux sorcières datée des temps médiévaux, on a pu voir aussi combien l’idée très ancrée d’une peur du loup, fortement attachée à la période médiévale doit être, elle aussi, partiellement revisitée. D’après Michel Pastoureau, l’acmé de cette peur est étroitement lié à l’époque moderne. Dans ce mouvement d’oscillation historique (nous n’avons pas évoqué l’antique légende romaine de la louve qui avait nourri Romulus et Remus mais nous aurions pu), le Moyen Âge central et, pour être plus précis, la période qui court du XIe au XIIIe siècle, semble être relativement épargnée.
Dans un autre registre, on voit aussi combien les 1000 ans que recouvre cette tranche d’histoire que nous désignons sous le nom de Moyen Âge recouvrent des réalités souvent grandement composites et variés.
NOTES
(1) Au sujet de la chasse aux sorcières, voir notamment le thème des sorcières médiévales dans l’ouvrage Sacré Moyen Âge de Martin Blais. Voir aussi la conférence sur la légende noire de l’inquisition médiévale par l’historien Lauren Albaret. Enfin, sur le thème des sorcières du monde médiéval et son actualité, vous pourrez valablement vous reporter à la grande exposition donnée du KBR Museum de Bruxelles, l’année dernière. On y abordait, en effet, l’image de la femme au Moyen Âge et les racines d’une certaine « mythologie » fantastique ayant pu préfigurer, plus tard, cette image de la sorcière.
Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
NB : comme vous l’aurez deviné à la lecture de l’article, l’enluminure de l’image d’en-tête provient du même MS M81 ou Worksop Bestiary de la Morgan Library
Sujet : musique, chanson, médiévale, vieux français, trouvère d’Arras, chant polyphonique, rondeau, amour courtois, langue d’oïl, courtoisie. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle. Auteur : Adam de la Halle (1235-1285) Titre : Bonne amourete me tient gai Interprète : Ensemble Sequentia Album: Trouvères, chants d’amour courtois des pays de langue d’Oil (1987)
Bonjour à tous,
ous repartons, aujourd’hui, au XIIIe siècle et dans le nord de France, pour y découvrir un nouveau rondeau courtois d’Adam de la Halle. Ce célèbre trouvère qu’on trouve aussi référencé dans les manuscrits comme le bossu d’Arras, est considéré comme un des derniers trouvères. Il préfigure, en effet, par son œuvre à la fois monodique et polyphonique, les premiers compositeurs du Moyen Âge central et nous a laissé des pièces variées qui sont encore jouées, de nos jours, par les meilleurs ensembles médiévaux.
Un rondeau courtois plein de légèreté
La chanson du jour est un nouveau rondeau polyphonique courtois. On y trouvera le poète tout en joie d’être en amour et d’avoir trouvé une compagne. La pièce est courte, rondeau oblige, et bien qu’elle soit dans la vieille langue d’Oïl d’Adam de la Halle quelquefois un peu ardue, sa compréhension ne pose guère de difficultés.
Pour ce qui est des sources manuscrites, nous avons choisi de vous présenter ce rondeau courtois tel qu’on le trouve dans le manuscrit médiéval Français 25566 de la BnF, connu également sous le nom de chansonnier français W. Sur plus de 280 feuillets, cet ouvrage originaire d’Arras et daté du XIVe siècle contient un grand nombre de pièces, entre chansons notées et pièces littéraires d’auteurs divers. Vous pouvez le consulter, à tout moment, sur le site Gallica.fr.
Les grands trouvères des XIIIe et XIVe siècles par l’ensemble Sequentia
Une fois de plus, nous avons choisi, pour l’interprétation musicale de ce rondeau, l’incontournable double-album « Trouvères,Höfische Liebeslieder Aus Nordfrankreich (Trouvères : chants d’amour courtois des pays de langue d’Oil) de l’Ensemble médiéval Sequentia, sous la houlette de Benjamin Bagby et de Barbara Thornton.
Enregistré en 1982 et sorti au format CD en 1987, ce double opus et ses 43 pièces continuent de faire référence en matière de musique médiévale des XIIIe et XIVe siècles. Comme nous lui avions déjà dédié un long article, nous vous invitons à vous y reporter pour en savoir plus sur cette anthologie musicale.
Bien qu’il ait été réédité chez Sony en 2009, ce double-album peut s’avérer un peu difficile à trouver. Pour le débusquer, quelques recherches seront donc à prévoir chez votre disquaire préféré. En ligne, il est disponible sur un certain nombre de plateformes, au format MP3. Voici un lien utile pour plus d’informations.
Musiciens & artistes ayant participé à cet album
Barbara Thornton (voix, chifonie), Benjamin Bagby (voix, harpe, organetto), Margriet Tindemans (violon, psaltérion), Jill Feldman (voix), Guillemette Laurens (voix), Candace Smith (voix), Josep Benet (voix), Wendy Gillespie (violon, luth).
Bonne amourete me tient gai dans le vieux français d’Adam de la Halle
Bonne amourete Me tient gai ; Ma compaignete* ; Bonne amourete, Ma cançonnete Vous dirai. Bonne amourete Me tient gai.
*compaignete : petite compagne
En vous souhaitant une belle journée.
Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.