Au XIIIe siècle, la douleur du partir du troubadour Bernal de Bonaval

Enluminure troubadour médiéval

Sujet : troubadour, galaïco-portugais, cantigas de amor, cantigas de amigo, chanson médiévale, lyrique courtoise, amour courtois.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur : Bernal de Bonaval (12..)
Titre : os meus olhos nom dormirám
Interprète : Emilio Arias Martinez

Bonjour à tous,

ous vous invitons, aujourd’hui, dans la province de Saint-Jacques de Compostelle à la découverte d’une chanson courtoise de Bernal de Bonaval. Troubadour du Moyen Âge central et contemporain des débuts du XIIIe siècle, cet auteur nous a laissé quelques 19 pièces en galaïco-portugais entre cantigas de amigo, cantigas de amor, mais également une tenson (tençón).

Une chanson courtoise toute en grâce
au moment de l’éloignement

Chanson de Bernal de Bonaval dans un Manuscrit médiéval

Natif de Bonaval, dans la banlieue de Saint-Jacques de Compostelle, ce poète et compositeur médiéval se fit connaître pour ses compositions, jusque dans les cours des rois. Dans une de ses propres chansons, Alphonse X de Castille scella étrangement la renommée de Bernal de Bonaval et son entrée dans la postérité en le citant comme un troubadour guère conventionnel (voir notre biographie de Bernal). Le souverain comparait alors son art à l’école provençale qu’il jugeait plus « naturelle ».

On notera à nouveau, dans cette pièce, la finesse de la lyrique courtoise galaïco-portugaise dans le domaine des cantigas de amor et des cantigas de amigo. Les mots choisis restent très simples. Le refrain crée la montée en tension. La répétition est aussi fréquente que subtile. Elle est modulée pour que les émotions montent en puissance au fil de la poésie.

Sources historiques et manuscrites

On peut retrouver cette cantiga de Bernal de Bernaval dans deux chansonniers galaïco-portugais d’époque : le Cancioneiro da Biblioteca Nacional. Connu encore sous le nom de codice ou Chansonnier Colocci Brancuti, ce chansonnier est actuellement conservé à la bibliothèque nationale de Lisbonne (photo ci-contre). Il est daté du premier tiers du XVIe siècle. Cette pièce du troubadour est également présente dans le Cancionero de la Biblioteca Vaticana qui date de la même période que le premier manuscrit cité.

La partition musicale de cette cantiga de amor du troubadour ne nous est pas parvenu mais un compositeur moderne espagnol s’est fendu d’une interprétation que nous vous proposons de découvrir ci-dessous. C’est très sobre et d’une grande simplicité, mais, personnellement, nous trouvons que cela touche au but. Puissent ces jolis vers de Bernal et cette version vous toucher au delà de la barrière de la langue même si, rassurez-vous, nous vous en fournissons une traduction plus bas dans cet article.

Emilio Arias, luthier et troubadour

Emilio Arias Martinez, chanteur de musique médiévale

La version de la chanson médiévale du jour nous vient d’un luthier, chanteur et musicien espagnol du nom de Emilio Arias Martinez. Il en a composé la musique et il la chante de sa voix bien ancrée qui donne à l’ensemble des tons réalistes et une sincérité touchante.

Le « luthier et troubadour », comme il s’est baptisé lui même, est très actif culturellement et musicalement dans la région de Navarre et autour de Pampelune où il est installé. Il y expose ses instruments et donne aussi des concerts-conférences sur la musique médiévale, ses instruments et sur les troubadours anciens. Sur sa chaîne youtube, le musicien propose également de nombreux morceaux et concerts du répertoire médiéval. On y retrouvera des cantigas de amigo comme celle du jour, mais aussi des cantigas de Santa Maria d’Alphonse X et d’autres chansons en référence au chemin de pèlerinage de Compostelle.

Emilio Arias Martinez enrichit encore son répertoire de pièces de troubadours occitans et de nombreuses autres pièces médiévales mais aussi renaissantes. L’avantage avec lui, outre qu’il soit multi-instrumentiste et chanteur, c’est que, non seulement il crée ses propres instruments, mais quand les textes n’ont pas de partitions, il n’hésite pas à les mettre lui-même en musique.


A Bonaval de Bernal de Bonaval
en galaïco-portugais et en français actuel

A Bonaval quer’eu, mia senhor, ir
e des quand’eu ora de vós partir
os meus olhos nom dormirám.

Ir-m’-ei, pero m’é grave de fazer;
e des quand’eu ora de vós tolher
os meus olhos nom dormirám.

Todavia bem será de provar
de m’ir; mais des quand’eu de vós quitar
os meus olhos nom dormirám.

A Bonaval, ma dame, je veux aller,
Et dès que viendra l’heure de vous laisser
Mes yeux ne pourront plus trouver le sommeil.

M’en aller, je dois, mais il m’est douloureux de le faire
Car dès qu’il sera temps de me séparer de vous
Mes yeux ne pourront plus trouver le sommeil
.

Cependant, il serait bon que j’essaye
De m’en aller, mais dès que je devrais me défaire de vous
Mes yeux ne pourront plus trouver le sommeil


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com.
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NB : sur l’image d’en-tête, vous pourrez retrouver la couverture du codice Colocci Brancuti ainsi que le feuillet sur lequel se trouve la chanson de Bernal de Bonaval du jour. Nous avons retouché légèrement ce dernier pour ôter la surimpression des textes du verso qu’on note sur l’original et qui compliquent un peu la lisibilité, ainsi que quelques tâches de vieillissement. N’oublions pas que ce noble manuscrit médiéval à tout de même prés de 500 ans. A toutes fins utiles, vous pouvez retrouver cet ouvrage en ligne à l’adresse suivante.

quelques citations du conteur saadi sur la guerre et les conflits

Mocharrafoddin Saadi

Sujet   : sagesse persane,  conte moral, guerre, bienséance, citations médiévales, citations, sagesse.
Période  : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur :  Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291)
Ouvrage  le Gulistan  et le Boustan

Bonjour à tous,

ans la Perse médiévale du XIIIe siècle, le conteur et voyageur Mocharrafoddin Saadi dispense sa sagesse auprès des princes et puissants de son temps. Aujourd’hui, nous partageons quelques autres de ses vers en forme de citation. Les premiers sont tirés de son Gulistan ou parterre de roses dans la traduction qu’en a faite, en 1838, Charles Defrémery, grand homme de lettres et orientaliste du XIXe siècle. Les suivants nous viendront du Boustan ou Verger tel que le traduit, en 1880, Charles Adrien Barbier de Meynard, un autre orientaliste français.

Va-t-en-guerre de salon & hystérie ambiante

La première citation de Saadi est extraite du chapitre VIII du Gulistan « Touchant les bienséances de la société« . Il y est question de la guerre et de conflits entre individus et du rôle néfaste que peuvent parfois jouer ceux qui la commentent de façon à jeter de l’huile sur le feu.

Citation médiévale illustrée de Mocharrafoddin Saadi

« La guerre entre deux personnes est comme le feu , et le misérable rapporteur fait office de bûcheron. Les deux adversaires se réconcilieront, et lui restera malheureux et confondu. Il n’est pas conforme à la sagesse d’allumer du feu entre deux individus, et de s’y brûler. »
Citation médiévale extraite du Gulistan de Mocharrafoddin Saadi

Pour être très clair, il nous est difficile de ne pas résister à la transposition et de ne pas voir, dans ces quelques lignes, une leçon à méditer sur les tristes événements actuels. A l’heure où la guerre de l’information fait rage de tous côtés entraînant, dans son sillage, la désinformation crasse et, pire même, la censure grossière, il serait sage d’être vigilant, d’aiguiser notre sens critique mais aussi de ne pas agir en faveur d’une escalade dont absolument nul ne sait où elle pourra conduire le monde.

Les va-t-en-guerre de salon et les faux braves hystériques de plateaux télés sont comme l’ignorant que nous décrit le même Saadi : «l’ignorant est comme le tambour de guerre, sonore, mais creux et ne proférant que des paroles inutiles». A l’hystérie « covidienne », vient se succéder celle au sujet de l’Urkraine, en s’enfonçant toujours plus dans le discrédit, le ridicule et la caricature. On a changé les visages et les « experts » mais la procédure est la même ; l’heure est, de nouveau, à la propagande et aux procédés inquisitoriaux (au sens moderne et figuré d’arbitraire). On lapide à coups de « pro » ou « d’anti » tout ce qui n’entre pas dans une rhétorique imbécile qui ne souffre aucune nuance. Honte est faite à l’intelligence.

Les voies diplomatiques

Sur ce même thème de la guerre, une autre citation de Saadi nous semble intéressante à méditer. Elle est tirée, cette fois, du chapitre premier de son Boustan (traduction de A. C. Barbier de Meynard, 1880) et touche à la diplomatie. Comme on le verra, elle conseille exactement l’inverse de ce qui a été fait depuis 2014 et de ce qui continue d’être fait :

Citation médiévale illustrée de Mocharrafoddin Saadi

«Tant que des négociations habiles peuvent assurer le succès d’une affaire, la douceur est préférable à l’emploi de la force; quand on ne peut vaincre par les armes, c’est a la modération à fermer les portes de la guerre. La bienfaisance est le talisman le plus efficace contre les agressions de l’ennemi; au lieu de chausse-trappes sème l’or sous ses pas, tes bienfaits émousseront ses dents acérées.»
Le boustan ou verger de Saadi, chapitre 1 : des devoirs des rois, de la justice et du bon gouvernement, règle de politique et de stratégie.


Pour être tout à fait honnête intellectuellement avec ce dernier extrait, précisons de notre conteur persan Saadi qu’il n’est pas non plus un pacifiste jusqu’au-boutiste. Pour lui, il n’est question que de s’adapter à la situation quitte à se montrer plus ferme, à un autre moment et si nécessaire.

Dans le prolongement de ces sujets, vous pouvez également vous reporter à l’histoire de l’homme tombé dans le puits, de Saadi également.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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NB : Sur l’image d’en-tête, on peut voir un exemplaire du Gulistan, superbement illuminé, daté de 1822. Il est actuellement conservé au National Museum of Iran, de Téhéran.

Un voyage poétique courtois en compagnie de Peire vidal

Enluminure médiévale du troubadour Peire Vidal

Sujet  : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, langue occitane, langue d’oc, amour courtois, courtoisie
Période  : Moyen Âge central, XIIe, XIIIe siècle
Auteur  : Peire Vidal (? 1150- ?1210)
Titre  :   Be.m pac d’ivern e d’estiu
Interprète : Flor Enversa
Evénement : Festival Troberea 2010

Bonjour à tous

ujourd’hui, nos pas nous ramènent du côté de la Provence médiévale en compagnie de Peire Vidal. Nous y découvrirons une nouvelle chanson du grand troubadour du XIIe-XIIIe siècle par le menu : sa traduction en français moderne, ses sources manuscrites, le tout accompagné d’une belle version servie par l’ensemble de musiques médiévales Flor Enversa.

Manuscrit médiéval français 854 et chanson de Peire Vidal
Be.m pac d’ivern e d’estiu dans le manuscrit français 854 de la BnF

Une chanson médiévale en forme de louange courtoise

On retrouvera, dans la chanson du jour, un Peire Vidal, grandiloquent et énergique à son habitude. Cette fois, il mettra toute sa verve au service non pas de ses hauts faits, mais de la nouvelle grande dame qu’il a élue ; Elle est, d’après ce qu’il nous confie, sise à Montesquieu, en Nouvelle-Aquitaine. Tout au long de ses strophes, il lui fera des louanges sans réserve tout en fustigeant ouvertement les adversaires de cette dernière. Au passage, le troubadour toulousain nous gratifiera de quelques purs joyaux de poésie occitane médiévale comme ces deux vers, par exemple, qu’on a presque peine à traduire tant cela fait peu justice à la langue d’origine :

Paro.m rozas entre gel
E clars temps ab trebol cel.

Des roses m’apparaissent au milieu de la glace,
Et un temps clair par un ciel obscur.

Pour bien donner la mesure de son immense admiration pour la dame et du lien qui l’unit à elle, le troubadour fait aussi le choix de terminer la plupart de ses strophes par de grandes références bibliques, en invoquant aussi les saints et les anges. Dans son voyage poétique, il fera encore quelques détours vers d’autres destinations : l’un d’eux par Montoliu en Occitanie, un autre par la Castille et l’Espagne qui lui sont chères (dans ses pérégrinations, il a séjourné au cour de Castille et d’Aragon). Enfin, il citera également l’empire de « Manuel ». Il s’agit, sans grande doute, de Manuel Ier Comnène, empereur byzantin du XIIe siècle. Contemporain de Peire Vidal, ce souverain connut un long règne de 37 ans et fut très apprécié du monde chrétien occidental pour son soutien au royaume de Jérusalem.

En dehors de cela et même après traduction, ce texte ne livre pas tous ses secrets. Certaines références contextuelles demeurent obscures, leurs secrets engloutis dans le fleuve du temps mais il fallait bien que la poésies du troubadour voyageur conserve aussi ce charme.

Sources historiques et médiévales

Pour les sources historiques, Be.m pac d’ivern e d’estiu est présente dans une grand nombre d’ouvrages datés du Moyen Âge central à tardif et consacrés aux troubadours occitans. On pourra citer, par exemple, le chansonnier provençal K, référencé ms fr 12473 ou encore le  fr 12474 de le BnF, ou même le canzionere provenzale de la bibliothèque d’Estense. Aujourd’hui, nous avons choisi de vous la présenter telle qu’on peut la trouver dans le Ms Français 854 (voir image un peu plus haut dans cet article). Ce manuscrit médiéval, daté du XIIIe siècle et également connu sous le nom de Chansonnier occitan I, contient, sur un peu plus de 400 feuillets, de nombreuses poésies de troubadours. Il est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF et peut-être consulté sur Gallica.

Une interprétation du duo Flor Enversa

Nous retrouvons, aujourd’hui, le duo médiéval occitan Flor Enversa. Nous avions déjà eu l’occasion de vous parler de cette formation à l’occasion de l’étude d’une chanson du troubadour Marcabru (revoir l’article et la bio de Flor Enversa). Ce duo, formé en 2006, prend l’occitan médiéval et les troubadours du Moyen Âge central, très au sérieux ; ils ont déjà produit 5 albums sur ce sujet, en s’entourant au besoin d’autres musiciens et collaborateurs.

L’art des troubadours provençaux, l’album

La version de la chanson de Peire Vidal que nous vous proposons ici est extraite d’un concert donné à l’occasion du Festival Trobarea 2010. Cependant, vous pourrez également la retrouver dans un double album de Flor Enversa, sorti en 2018, et ayant pour titre L’Art des Troubadours Provençaux des XIIème et XIIIème siècles. Avec une durée total de 104 minutes d’écoute et au long de 21 pièces, ce double CD propose un très large voyage au temps des troubadours occitans du Moyen Âge.

Album de Flor Enversa sur l'art des troubadours médiévaux

On y retrouve des noms célèbres tels que la Comtessa de Dia, Raimbaut de Vaqueiras, Raimbaut d’Aurenga et bien sûr Peire Vidal, mais ils sont également entourés d’une foule d’autres troubadours d’époque un peu moins reconnus mais tout aussi intéressants. Au passage, la formation occitane nous gratifie de quelques contrafactum originaux qui fournissent l’occasion de découvrir de nouveaux textes et poésies. Nous vous proposons de retrouver cet album sur le site officiel de Flor enversa aux côtés de l’ensemble de leur discographie.

Membres du groupe Flor Enversa

Thierry Cornillon (chant, rote, flûtes, harpe, psaltérion…) et Domitille Vigneron (chant, vièles à archet). A l’occasion de cet album, les duettistes de Flor Enversa se sont aussi accompagnés du musicien David Zubeldia.


Be.m pac d’ivern e d’estiu de Peire Vidal,
en occitan médiéval et en français moderne

NB : pour cette traduction en français actuel, nous avons utilisé amplement le travail de Joseph Anglade (les poésies de Peire Vidal, 1913). Toutefois, nous nous sommes permis de le revisiter aux moyens de recherches complémentaires et de tournures plus personnelles.

I
Be -m pac d’ivern e d’estiu
E de fretz e de calors,
Et am neus aitan com flors
E pro mort mais qu’avol viu :
Qu’enaissi m ten esforsiu
E gai Jovens et Amors.
Equar am domna novela,
Sobravinen e plus bêla,
Paro.m rozas entre gel
E clars temps ab trebol cel.

Je me délecte ( je me repais, j’apprécie) d’hiver et d’été
Et de froid et de chaleur,
Et j’aime la neige autant que les fleurs
Et un preux mort plus qu’un vil lâche :
Ainsi je me tiens avec force
En gaîté, Jeunesse et Amour.
Pareillement, comme j’aime une nouvelle dame,
Gracieuse et belle plus que toute autre,
je vois des roses au sein de la glace
et un temps clair dans un ciel obscur.

II
Ma domn’ a pretz soloriu
Denan mil combatedors,
E contra.ls fals fenhedors
Ten establit Montesquiu :
Per qu’al seu ric senhoriu
Lauzengiers no pot far cors,
Que sens e pretz la capdela,
E quan respon ni apela,
Sei dig an sabor de mel,
Don sembla Sant Gabriel.

Ma dame a un mérite unique
Face à mille combattants
Et contre les faux hypocrites
Elle tient Montesquieu fortifié ;
C’est pour cela qu’à sa puissante seigneurie
Aucun médisant ne peut s’attaquer,
Car la raison et l’honneur la guident
Et quand elle répond ou appelle,
Ses paroles ont saveur de miel,
Qui la font sembler à Saint-Gabriel.

III
E fai.s plus temer de griu
A vilas domnejadors,
Et als fis conoissedors
A solatz tant agradiu,
Qu’al partir quecs jur’ e pliu
Que domn’ es de las melhors :
Per que – m trahin’ e.m cembela
E.m tra.l cor de sotz l’aissela,
E a.m leial e fizel
E just plus que Deus Abel

Et elle se fait plus redouter qu’un griffon
Des galants méprisables
Et pour les fins connaisseurs (de l’amour ajoute Anglade)
Elle est d’une compagnie si charmante
Qu’en s’en séparant d’elle, chacun d’eux jure et assure
Qu’elle est une des meilleures dames qui soit ;
Pour tout cela, elle m’entraîne et m’attire
Et elle me tire le cœur de sous l’aisselle ;
Et je lui suis loyal et fidèle,
Et plus juste qu’Abel envers Dieu.

IV
Del ric pretz nominatiu
Creis tan sa fina valors
Que no pot sofrir lauzors
La gran forsa del ver briu.
Sei enemic son caitiu
E sei amie ric e sors.
Olh, front, nas, boch’ e maissela,
Blanc peitz ab dura mamela,
Del talh dels filhs d’Israël
Et es colomba ses fel.

De son précieux et remarquable mérite
S’accroît tant sa valeur parfaite
Que l’éloge ne peut exprimer
La grande force de sa valeur véritable.
Ses ennemis sont chétifs et misérables,
Et ses amis puissants et élevés.
Yeux, front, nez, bouche et menton,
blanche poitrine aux seins durs,
Elle est du même bois que les fils d’Israël
Et elle est colombe sans fiel.

V
Lo cor tenh morn e pensiu,
Aitan quant estauc alhors ;
Pois creis m’en gaugz e doussors,
Quan del seu gen cors m’aiziu.
Qu’aissi com de recaliu
Ar m’en ve fregz, ar calors ;
E quar es gai’ et isnela
E de totz mals aibs piucela,
L’am mais per Sant Raphaël,
Que Jacobs no fetz Rachel.

J’ai le cœur morne et pensif
Autant que je suis éloigné d’elle,
Puis ma joie et ma douceur augmentent
Quand je me rapproche de son corps gracieux.
Et ainsi comme lors d’une fièvre,
Tantôt me vient le froid, tantôt la chaleur.
Et parce qu’elle est gaie et joyeuse
Et vierge de tous vices,
Je l’aime d’avantage, par Saint Raphaël,
Que Jacob ne le fit de Rachel.

VI
Vers, vai t’en ves Montoliu
E di m’a las très serors,
Que tan mi platz lor amors,
Qu’ins en mon cor las escriu ;
Ves totas très m’umiliu ;
E.n fatz domnas e senhors.
E plagra.m mais de Castela
Una pauca jovensela,
Que d’aur cargat mil camel
Ab l’emperi Manuel.

Vers, allez vers Montolieu
Et dites aux trois sœurs
Que tant me plaisent leurs amours
Qu’au dedans de mon cœur je les ai gravées ;
Envers toutes trois, je m’incline ;
Et j’en fais mes dames et seigneuresses.
Et je préfère bien mieux de Castille
une modeste jouvencelle
Que mille chameaux chargés d’or
Et tout l’empire de Manuel.

VII
Qu’en Fransa et en Beriu
Et a Peiteu et a Tors
Quer Nostre Senher socors
Pels Turcs que.l tenon faidiu,
Car tout l’an los vaus e.l riu
On anavo.lh pechadors ;
E totz hom que no-s revella
Contr’aquesta gen fradella
Mal me sembla Daniel
Que.l dragon destruis a bel.

Qu’en France et en Berry,
Et à Poitiers et à Tours,
Notre Seigneur cherche secours
Contre les Turcs qui le tiennent banni,
Puisqu’ils lui ont enlevé les vallons et le ruisseau
Où se rendaientles pécheurs ;
Et tout homme qui ne se réveille pas
Contre cette gent scélérate
Me parait bien dissemblable à Daniel
Qui tua le dragon de Bel.

VIII
Per Sant Jacme qu’om apela
L’apostol de Compostela,
En Luzi’ a tal Miquel
Que.m val mais que cel del cel.

Par Saint Jacques qu’on appelle
L’apôtre de Compostelle,
A Luzia, il y a un Michel
Qui, pour moi, vaut mieux que celui du ciel.

IX
Francs reis, Proensa.us apella,
Qu’en Sancho la.us desclavella,
Qu’el en trai la cer’ e.l mel
E sai trametvos lo fel.

Nobles Rois, la Provence vous appelle ;
Que Don Sanche la détache de vous,
Car il en tire la cire et le miel
Et, ici, ne vous transmet que le fiel.

En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : sur l’image d’en-tête nous avons simplement repris et retouché légèrement l’enluminure et le portrait de Peire Vidal qu’on trouve, en dessous de sa Vida, dans le Manuscrit 654 de la BnF.

une complainte du pays de France sous la plume d’Eustache Deschamps

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, poésie, Ballade, complainte, poésie politique, poésie satirique
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «De la Complainte du Pays de France»
Ouvrage  :  Poésies Morales et Historiques d’Eustache Deschamps,  G.A. Crapelet (1832)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle ballade d’Eustache Deschamps. Dans la veine de certaines de ses poésies politiques et satiriques, l’auteur médiéval y reviendra sur son siècle et sur la déchéance des valeurs auxquels il assiste. Cette fois, il se glissera dans la peau du « Pays de France » pour le faire parler, le temps d’une complainte sans concession.

Poésie Médiévale avec enluminure : complainte de Eustache Deschamps

Complainte sur une France en perdition

Le « Je » de cette ballade est donc celui d’une France qui a laissé disparaître son honneur et ses héros, au profit du mensonge et de la tricherie. Pour Eustache Deschamps, l’affaire est claire : la vaillance, la courtoisie, la bonté et la joie sont mortes et, avec elles, la chevalerie d’antan et ses valeurs. Devenue petite et mesquine, la France voit son nom moqué en tout lieu et personne n’ose plus s’en réclamer.

Ce n’est pas la seule poésie qu’Eustache fera sur sa tristesse de vivre au cœur d’une France déchue et dévoyée que nul ne respecte plus. On citera, par exemple, sa ballade 159. Il y empruntait déjà la première personne pour incarner une France qui se mire, avec amertume et nostalgie, dans son glorieux passé. En voici un extrait :

« Je conquestay jadis maint riche fort
Et mains pais soubmis par ma doctrine.
Toutes terres doubtoient mon effort,
Je n’oy adonc ne voisin ne voisine
Qui ne me fust obedient, encline,
Et qui en tout ne doubtast ma puissance,
Lasse! et je voy que mon fait se décline
Qui jadis fui la lumière de France. »

Eustache Deschamps – Ballade CLIX, extrait.

Contexte historique et sources

Il est difficile de dater précisément cette complainte du pays de France, mais le vers « Et chascun veult par force estre mon hoir. » pourrait suggérer qu’elle se situe autour de la mort de Charles V et des tensions qui lui ont succédé au sein de la famille royale (voir Eustache Deschamps en son temps, Hélène Millet, Publications de la Sorbonne, 1997). Nous serions donc autour de 1380.

Si la poésie nous gratifie de peu d’éléments de contexte et pour cette raison même justement, la force des vers est demeurée et continue de nous parler. A 700 ans du poète, elle peut faire écho à certaines idées qui résonnent encore au sein de notre modernité et qu’on avait pu croire nouvelles. Sous la pression de circonstances totalement différentes, on pourrait même être tenté de les plaquer au contexte très actuel.

Du point de vue des sources historiques, on pourra se reporter au manuscrit médiéval français 840 que nous avons déjà, maintes fois, cité. Cet ouvrage, daté du XVe siècle, contient l’ensemble de l’œuvre d’Eustache Deschamps et se trouve conservé au département des manuscrits de la BnF (à consulter sur Gallica).


« De la Complainte du Pays de France« 
dans la langue d’Eustache Deschamps

Je plain et plour le temps que j’ay perdu,
Vaillance, honeur, sens et chevalerie,
Congnoissance, force , bonté et vertu ;
Largesce, amour, doulz maintien, courtoisie,
Humilité, déduit, joieuse vie,
Et le bon nom que je souloie avoir,
Le hardement, la noble baronnie ;
Quant l’un ne veult fors l’autre décevoir.

J’ay veu partout honourer mon escu,
Et en tous lieux doubter ma seignourie,
Comme puissant et richement vestu;
Terre conquis par ma bachelerie
(1).
Lasse ! or me voy aujourdui si périe,
Que nul ne fait envers moy son devoir;
Bien doy éstre déboutée et esbahie,
Quant l’un ne veult fors l’autre décevoir.

A Dieu ! hélas ! que m’est-il advenu?
Orgueil me suist, lascheté, villenie,
Trop convoiter, honte, que me fais-tu?
Dissimuler, barat
(2) et tricherie ;
Mon nom s’i pert, et tourne en moquerie ,
Et chascun veult par force estre mon hoir.
Je périray ; c’est ce pour quoi je crie,
Quant nulz ne veut fors l’autre décevoir.

(1) Bachelerie : jeunes chevaliers. Voir aussi Ballade du bachelier d’armes ou encore Une branche d’armes, fabliau sur l’initiation du jeune chevalier

(2) Barat : ruse, tromperie (Hilaire Van Daele, petit dictionnaire de l’ancien français).


En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : l’enluminure utilisée pour l’illustration est l’image d’entête est tirée du manuscrit médiéval Ms17, le roman de la Rose (crédits photo IRHT). Le manuscrit n’est pas digitalisé mais nous avons trouvé cette enluminure sur ce très bon article de Robert Marcoux à propos de la tristesse au Moyen Âge.

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