Lyrique Courtoise : Reis glorios, une alba de Guiraut de Bornelh

Sujet  : musique, chanson médiévale, poésie médiévale, alba, troubadour, manuscrit médiéval, occitan, oc, amour courtois
Période  : Moyen Âge central, XIIe et XIIIe s
Auteur  :  Guiraut de Bornelh, Giraut de Borneil (?1138-?1215)
Titre : Reis glorios Interprète : Simone Sorini

Bonjour à tous,

ous repartons, aujourd’hui, au Moyen Âge central et en pays d’oc avec le troubadour Guiraut de Bornelh. Nous nous pencherons même sur une de ses chansons courtoises parmi les plus connues. Il s’agit d’un Alba et elle a pour titre Reis Glorios.

L’aube chez les troubadours occitans

L’aube est un moment de la journée et un thème prisé dans la lyrique courtoise des troubadours occitans. Ainsi, on retrouve l’alba, l’aubade (ou quelquefois même simplement « l’aube ») chez les plus grands d’entre eux et elle est même devenue un genre à part entière. Dans ces textes et chansons, cette transition entre mystères de la nuit, d’un côté et lumière d’un nouveau jour, de l’autre est souvent ce moment qui vient séparer les amants.

Récits d’amours souvent secrètes et interdites, on peut quelquefois y retrouver la présence d’un guetteur, venu alerter les amants ou invoqué comme le témoin complice de leurs escapades. Autour de la même période que la chanson de Guiraut de Bornelh, on pense notamment à la jolie pièce de Raimbaut de Vaqueiras. Nous ne l’avons pas encore présentée ici mais on peut la retrouver dans notre roman « Frères devant Dieu ou La tentation de l’alchimiste« . En voici un extrait :

Gaita be, gaiteta del chastel,
Quan la re que plus m’es bon e bel
Ai a me trosqu’a l’alba.
E.l jornz ve e non l’apel!
Joc novel
Mi tol l’alba,
L’alba, oi l’alba

(…) Domn’, adeu que non puis mais estar;
Malgrat meu me.n coven ad annar.
Mais tan greu m’es de l’alba,
Que tan leu la vei levar;
Enganar
Nos vol l’alba,
L’alba, oi l’alba


Guette bien, Guetteur du château
Quand la chose qui m’est la plus chère et la plus belle en ce monde
Est mienne jusqu’à l’Aube.
Et déjà le jour vient sans que je l’appelle !
Un Jeu nouveau

Que me ravit (ravir, ôter) l’aube,
L’aube, oui l’aube!

(…) Dame, adieu je ne puis rester d’avantage,
Malgré moi, il me faut partir.
Mais cette aube m’attriste tant
Que je vois se lever si promptement,
Cette aube qui veut
se jouer de nous
L’aube, oui l’aube.

Raimbaut de Vaqueiras (?1150-1207).

Evolution thématique et formes diversifiées

Aux siècles qui succéderont ceux des troubadours, le genre de l’aubade finira par évoluer vers des thématiques assez hétérogènes. Ainsi, l’aube n’y sera plus seulement ce moment redouté des amants courtois. Du côté de l’Espagne du Moyen Âge tardif, elle pourra même les unir quelquefois (voir « Ami, venez à l’aube »). L’aubade prendra encore des formes si diverses (religieuses par exemple) que certains médiévalistes et romanistes finiront par se demander s’il est encore opportun de la classer comme une variation sur le thème de la courtoisie (1).

Reis Glorios de Guiraut de Bornelh dans le manuscrit médiéval Français 22543, dit chansonnier La Vallière de la BnF (datation XIVe s). contenu : pièces et chansons annotées de troubadours

Comme on le verra, l’alba de Guiraut de Bornelh, qu’on peut situer dans les premières du genre, met en scène une séparation mais sa compréhension ne se livre pas si facilement, même une fois traduite. Cette difficulté est, cela dit, le charme et l’apanage de nombreuses chansons de troubadours occitans du Moyen Âge, quand bien même ils ne se réclament pas du trobar clus.

Simone Sorini, tenor, musicien et cantor al liuto

« Rei Glorios » la belle version de Simone Sorini

Nous partageons ici la belle interprétation de Rei Glorios par le chanteur ténor et multi-instrumentiste Simone Sorini. La réputation de cet artiste italien n’est plus à faire sur la scène des musiques anciennes. Au fil de sa carrière, il s’est spécialisé dans un répertoire qui va du Moyen Âge à la Renaissance avec même des incursions vers des rivages plus folks et traditionnels. Sur la partie plus médiévale, on se souvient de l’avoir vu collaborer avec de nombreux autres formations dont Micrologus ou même encore des ensembles français comme Les Musiciens de Saint-Julien and Vox Cantoris.

Dans cet extrait de concert, on le retrouve sur une performance uniquement vocale mais, entre autres instruments, il est aussi joueur de luth et s’inscrit dans la tradition des « cantore al liuto ». De Pétrarque aux siècles suivants, cette tradition des « chanteurs au luth » a désigné, dans la péninsule italienne, des compositeurs s’accompagnant de l’instrument pour faire partager leurs chansons et leurs pièces poétiques.

Directeur du Narnia Cantores, Simone Sorini a également à son arc des études de musicologie. Elles se sont engagées avec des recherches poussées sur la musique du Duché de Montefeltro au Moyen Âge tardif. Il a particulièrement illustré ce travail au sein de l’Ensemble Bella Gerit qu’il a aussi fondé. Cette curiosité et ses recherches ne sont pas arrêtées là. Elles l’ont conduit à mettre en place de nombreux projets originaux, au long d’une discographie de plus de 30 albums dont certains salués et même primés pas la scène médiévale.


« Rei glorios » en occitan médiéval
et sa traduction en français moderne

Reis glorios, veray lums e clartatz,
totz poderos, Senher, si a vos platz,
al mieu compaynh sias fizels aiuda,
qu’ieu non lo vi pus la nuech fo venguda,
et ades sera l’alba.

Roi glorieux, lumière et clarté véritable,
Seigneur tout puissant, s’il te plait,
Sois une aide fidèle pour mon compagnon
Que je n’ai pas vu depuis le crépuscule
Car bientôt l’aube viendra.

Bel companho, si dormetz o velhatz,
non durmas pus, senher, si a vos platz;
qu’en aurien vey l’estela creguda
c’adus lo jorn, qu’ieu l’ay ben conguda;
et ades sera l’alba.

Beau (bon) compagnon, que tu dormes ou tu veilles,
Ne dors plus, Seigneur, si cela te plaît,
Que, vers l’Orient, tu vois l’étoile
Qui annonce le jour, elle que je connais si bien
Et bientôt l’aube viendra.

Bel companho, en chantant vos apel;
non durmas pus, qu’ieu aug chanter l’auzel
que vay queren lo jorn per lo bosctie,
et ay paor quel gilos vos assatie;
et ades sera l’alba.

Beau compagnon, je t’appelle en chantant;
Ne dors plus, car j’ai entendu l’oiseau chanter
Pour annoncer le jour dans la forêt,
Et j’ai peur que la jalousie ne t’assaille ;
Et bientôt l’aube viendra.

Bel companho, pos mi parti de vos
yeu nom durmi nim muoc de ginlhos,
ans pregieu Dieu, lo filh Santa Maria,
queus mi rendes per lial companhia;
et ades sera l’alba.

Beau compagnon, depuis que je me suis séparée de toi,
Je n’ai pas dormi et me suis tenu agenouillée
Priant Dieu, le fils de Sainte Marie,
Pour que tu reviennes en ma loyale compagnie
:
Et bientôt l’aube viendra.

Bel companho, issetz al fenestrel
et esgardaz las ensenhas del sel.
Conoysiret sieu soy fizel messatie.
Si non o faytz, vostres er lo dampnatie;
et ades sera l’alba.

Beau compagnon, sors à la fenêtre
Et contemple les signes du ciel,
Tu sauras si je suis une fidèle messagère.
Si tu ne le fais pas, la souffrance sera tienne :
Et bientôt l’aube viendra.

Bel companho, la foras al peiro
me preiavatz qu’ieu no fos dormilhos,
enans velhes tota nueg tro ad dia.
Ara nous platz mos chans ni ma paria;
et ades sera l’alba.

Beau compagnon, où que te conduisent tes pas
Tu m’as demandé de ne pas m’endormir
Mais de veiller nuit et jour
Désormais, ni mes chants ni ma compagnie ne te plaisent
Et bientôt l’aube viendra.

Bel dos companh, tan soy en ric sojorn
qu’ieu no volgra mays fos l’alba ni jorn;
car la genser que anca nasques de mayre
tenc et abras, per qu’ieu non prezi gaire
lo fol gilos ni l’alba.

Belle et douce amie, je me sens si bien (en si riche séjour)
Que je ne voudrais plus jamais que l’aube ni le jour n’arrive;
Car je tiens et j’embrasse
la plus belle créature jamais née d’une mère,
Et pour cela je n’accorde pas d’importance,
Ni au fou jaloux, ni à l’aube.


Pour revenir sur l’interprétation de cette chanson de Guiraut, veuillez noter que vous pourrez en retrouver une autre version dans le concert de Gérard Zuchetto et son Troubadour Art Ensemble donné en 2010, à l’université de Stanford.

En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

(1) Voir Les mutations de l’alba dans la poésie des troubadours, Dominique Billy Cahiers de recherches médiévales et humanistes  18 | 2009.

Un texte médiéval sans concession sur Les devoirs politiques & la corruption des puissants

Sujet : poésie satirique, morale, poésie médiévale, poète breton, devoirs des princes, miroirs des princes, poésie politique, auteur médiéval.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean (Jehan) Meschinot (1420 – 1491)
Manuscrit ancien : MS français 24314 BnF
Ouvrage : Les lunettes des Princes par Olivier de Gourcuff, Société des Bibliophiles bretons (1891).

Bonjour à tous,

ous avons déjà partagé ici quelques extraits des Lunettes des Princes de Jehan Meschinot. Au XVe siècle, cet ouvrage versifié du poète breton se présente comme un véritable miroir des princes, soit un manuel sur les devoirs politiques des puissants et à leur usage.

Aujourd’hui, nous avons décidé de vous faire découvrir un nouvel extrait de ce texte médiéval. Il est un peu plus long que le précédent mais il est si riche que nous ne nous sommes pas résolus à le couper. Loin de la vision d’un pouvoir inconditionnel et arbitraire souvent mise en avant au sujet de l’exercice politique au Moyen Âge, on découvrira, sous la plume de l’auteur médiéval, une conception bien plus exigeante et équilibrée .

Principe d’égalité et obligations politiques

Dans cet extrait, qu’on pourrait juger d’une grande modernité, on verra à quel point Meschinot adresse, sans ménagement, les obligations du pouvoir central envers son peuple et la nécessité impérieuse de les respecter. Sans concession, ni condescendance, il se dressera aussi à la hauteur des princes et des rois, en jetant clairement les bases d’une égalité entre gens du simple et puissants.

Cette revendication prendra appui sur plusieurs constats : égalité dans la matière dont nous sommes tous faits, égalité devant la nature temporelle et évanescente de nos existences, égalité encore devant la vacuité du superflu et de l’avoir. La quantité de biens et de possessions ne modifient pas la donne ; la prévalence du spirituel et la nécessité d’un certain détachement du monde matériel sont en filigrane. Dans la même continuité, la voie moyenne ou la « médiocrité dorée » chère à Eustache Deschamps, ne sont pas très loin. Elles résonnent entre les vers de l’auteur breton : « Ung cheval suffist à la fois au roy, une robe, ung hostel ».

Mauvais conseillers, princes abusifs,
une condamnation sans appel des corrompus

Sans surprise, chez Meschinot, le fond de cette égalité entre les hommes (que nous crions encore si fort aujourd’hui et qui est inscrite dans nos Droits fondamentaux) est, bien sûr, résolument chrétien. C’est dans ces valeurs qu’elle s’enracine. Plus loin, il l’énoncera d’ailleurs clairement : si Dieu a voulu séparer les petits des grands ce n’est pas pour conférer quelque supériorité à ces derniers et encore moins pour leurs profits, mais plutôt pour leur confier l’immense responsabilité de maintenir justice et raison. On trouvera encore cette idée que ce sont l’action, la morale et la capacité à faire le bien qui définissent la « valeur » humaine, pas le statut.

Hélas, contre la volonté divine et par la nature des hommes : « Bien souvent tout ne va pas droit ». Conseillers abusifs, princes complaisants ou complices, aux dérives du pouvoir trop fréquemment constatées, notre poète opposera la condamnation sans appel de toutes formes de corruption. Point de salut pour les contrevenants, ils seront voués à la honte et la damnation. On le voit, l’attente d’un pouvoir politique probe, juste et qui soit un véritable modèle d’exemplarité, si souvent désespérément ressassée, elle aussi, dans notre modernité, ne date pas d’aujourd’hui. Elle s’exprimera pleinement ici, chez l’auteur médiéval.

« Aymer sa nation » pour gouverner

Au passage, nous sommes au Moyen Âge mais on retrouvera également, dans ces vers, l’idée de « nation » qui n’est pas née, elle non plus, au XIXe siècle (voir à ce sujet la conférence sur la France et les Français de Philippe Contamine). Le poète médiéval nous expliquera même que pour exercer correctement son devoir politique et ne pas se laisser aller aux vents de toutes les corruptions : « On doyt aymer sa nation ». Là encore, c’est une idée qu’on a vu souvent remise au centre des débats dans les commentaires d’actualité récents sur l’action politique et, dans un contexte croissant d’opposition entre souverainistes d’un côté, et européistes, progressistes ou mondialistes de l’autre.

Pour conclure cette courte analyse, on ne manquera pas de noter la grande richesse stylistique de Meschinot. On retrouve chez lui cette façon de jouer savamment avec les mots et les rimes, propre aux rhétoriciens dont il était particulièrement virtuose.


Les lunettes de Princes (extrait)
Dans le moyen-français de Jehan Meschinot

Or visons l’entrée et la fin
De l’empereur et d’ung porchier.
L’ung n’est pas composé d’or fin,
L’autre de ce qu’a le porc chier.
Tous deux sont, pour au vray toucher,
D’une mes me matiere faictz.

On congnoist les bons aux biens faitz.
Se j’ay maison pour ma demeure,
Bon lict, cheval, vivre, vesture,
Le roy n’a vaillant une mure
Enplus que moy selon nature.
On luy faict honneur, c’est droicture ;
Mais il meurt sans emporter rien.
Peu vault le tresor terrien.

Ung cheval suffist à la fois
Au roy, une robe, ung hostel;
S’il menge et s’il boyt, je le fais
Aussi bien que luy, j’ay los tel.
La mort me prent, il est mortel.
Je vais devant, il vient aprés.
Nous sommes egaulx à peu près.

A cent ans d’icy je m’attens
Estre aussi riche que le roy.
J’attendray, ce n’est pas long temps :
Lors serons de pareil arroy.
Se je seuffre quelque desroy,
Entre deulx il fault endurer.
Malheur ne peut tousjours durer.

Quant au corps, gueres d’avantage
Ne voy d’ung prince aux plus petis.
Des aulcuns s’en vont devant aage
A la mort, povres et chetifz;
Aultres suyvent leurs apetis
Pour aucun temps, et puis se meurent.
Nos oeuvres sans plus nous demeurent.

Au milieu gist la difference,
Car ès deux boutz n’y en a point.
Le gran du petit differe en ce,
Car Dieu l’a voulu en ce point
Ordonner, pour tenir en point
Justice, paix, equité, droit.
Bien souvent tout ne va pas droit.

S’ung prince a conseil qui l’abuse,
Et ne scet ou veult y pourveoir,
C’est ung poulcin prins à la buse
Qu’on ne peut secourir, pourveoir.
L’entendement est faict pour veoir
Et discerner vertus de vice.
Profès ne doit sembler novisse.

Conseiller qu’on nomme preudhome
Se trop à soy enrichir tend,
Tost est corrompu, car prou done,
Et peu au bien publicque entend.
Mais sçavez vous qu’il en attend
Enfin honte et dampnation?
On doyt aymer sa nation.

Le prince est gouverneur et chief
Des membres de corps pollitique;
Ce seroit bien dolent meschief
S’il devenoit paraliticque,
Ou voulsist tenir voye oblicque
A l’estat pourquoy il est faict.
Tout se pert, fors que le bien faict.

Seigneurs, pas n’estes d’autre aloy
Que le povre peuple commun.
Faictes vous subjectz à la loy,
Car certes vous mourrez comme ung
Des plus petis, ne bien aulcun
Pour vray ne vous en gardera.
Chascun son ame à garder a.

Mais quant ung prince fait devoir
D’ouvrer en sa vacauation,
Selon sa puissance et sçavoir,
Laissant toute vacauation
Et mauvaise appliccation,
On ne le peult trop konnorer.
Le prince est fait pour labourer

Nompas du labour corporel,
Ainsi que les gens de villaige,
Mais gouvernant son temporel
Loyaulment, sans aulcun pillaige.
Avoir ne doibt le cueur vollaige,
Soit attrempé, nect, chaste et sobre.
La fin des pecheurs est opprobre.

Se pape, empereur, roys et ducz
Aymoient bonté en tous endroitz,
Telz ont esté et sont perdus
Par non tenir les chemins drois
Qui congnoistroient vertus et drois
En prenant à eulx exemplaire.
Plus doit que folie sens plaire.


NB : sur l’image d’en-tête, vous trouverez à gauche le feuillet du manuscrit 24314 où commence cet extrait (datation de l’ouvrage, courant XVe siècle). Sur la droite, il s’agit de la même page, sur une édition de 1527 des Lunettes des Princes par Nicole Vostre. Les deux manuscrits sont en ligne sur Gallica.fr

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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Technologie : Le verre et les verriers au Moyen Âge

Sujet : verrerie, métier de verrier, technologie, histoire médiévale, maître verrier, histoire du verre, Moyen Âge central à tardif, proto-histoire à nos jours.

Bonjour à tous,

armi les matériaux qui ont révolutionné nos usages de façon si radicale que nous ne saurions plus comment nous en passer, le verre est, sans conteste, l’un de plus étonnants. Depuis plus de 3000 ans avant notre ère, il a accompagné l’histoire de l’humanité, des premiers enduits aux premiers objets d’art, perles ou parures, confectionnés en Perse et en Mésopotamie à ses usages les plus récents : domestiques (fenêtres, vaisseliers, miroirs,…), artisanaux et artistiques (bijoux, ornements, pièces décoratives) ou, encore, technologiques ( fibre optique, fibre de verre, télescope astronomique, micro-chirurgie, etc…)

Une découverte fortuite

Si nos ancêtres préhistoriques ont pu façonner divers objets fonctionnels ou ornementaux dans des formes de verre naturel (obsidienne, fulgurite,…), la légende nous conte que le moyen de fabriquer ce matériau fut découvert, de manière fortuite, par d’antiques voyageurs. Ayant fait leur feu, sans y prendre garde, sur un lit de sable riche en silice, ils se seraient aperçus, un peu plus tard, que l’opération avait donné naissance à une étrange matière. Un campement, un feu de camp, c’est donc ainsi que, plusieurs milliers d’années avant notre ère, la fabrication du verre serait apparue dans les civilisations humaines. Comme nous n’avons aucun document capable d’attester, ni de contredire cette version, il va falloir nous en contenter.

Verre et verriers dans le monde médiéval

D’abord décoratif, ornemental et utilisé plutôt dans des parures et des objets d’art, il fallut encore attendre quelques milliers d’années pour qu’on découvre comment produire des récipients en verre ou même encore comment souffler ce délicat matériau.

Durant ces périodes reculés, les égyptiens l’utiliseront de manière variée. Les phéniciens en feront aussi usage. Ils en amélioreront même le procédé et contribueront à commercialiser le verre autour du bassin méditerranéen. Tout au long de cette période, le matériau restera précieux à semi-précieux. Plus tard, on le retrouvera chez les romains et, quelques siècles avant notre ère, ses techniques de fabrication se répandront dans tout l’Empire et à travers l’Europe. Les romains y auront apporter entre-temps quelques innovations, notamment l’invention du verre coulé à plat à l’origine des premières vitres (même si ce dernier est alors loin d’être transparent et son usage très sélectif).

D’éternelles idées reçues

Concernant l’histoire médiévale du verre et cédant à l’habituelle facilité, vous trouverez toujours des férus d’obscurantisme pour vous expliquer que, de l’antiquité gallo-romaine à la renaissance, le Moyen Âge n’est qu’une longue période de 1000 ans passée essentiellement à patiner sur place. L’usage du verre au Moyen Âge n’y échappe pas puisqu’on le trouve assez souvent présenté comme une sorte de grand absent au tableau à quelques vitraux près et encore (1). Bien sûr, le monde médiéval n’a pas utilisé le verre autant que nous l’utilisons. Il n’en a pas non plus produit des quantités industrielles. Par contre, aux temps médiévaux, il n’y a pas, dans cette matière comme dans d’autres, une éclipse totale de la marche de l’humanité ou plutôt, pour coller à notre sujet une longue traversée du désert (de sable). La prétendue absence d’usage du verre, comme l’absence d’effervescence autour de sa fabrication, durant le Moyen Âge n’est qu’une caricature de plus à ajouter au tableau des idées reçues à l’encontre du monde médiéval. Dans la veine de notre article sur les préjugés et la révolution technique du Moyen Âge, nous allons nous évertuer à la déconstruire en apportant quelques éléments sur la question.

Usages du verre au Moyen Âge

Contre toute attente, le Moyen Âge a bien connu le verre et a même contribué à faire évoluer ses techniques de fabrication. De 2017 à 2018, le musée de Cluny consacrait d’ailleurs une grande exposition visant à montrer la richesse des objets et des usages du verre durant la période médiévale. On peut encore en trouver le fil conducteur en ligne et quelques belles images issues de cette exposition, comme celles ci-dessus ou le vitrail ayant servi d’en-tête à notre article.

L’art des vitraux

On ne peut parler de période médiévale sans évoquer les cathédrales et il est difficile de le faire sans penser aux incroyables vitraux mis alors en exergue dans ces édifices. Sans aller même jusqu’à ces superbes monuments architecturaux, du haut Moyen Âge au Moyen Âge tardif, des milliers de ces œuvres d’art sont venus peupler les lieux de culte de l’Europe : chapelle, églises, monastères et abbayes. Si l’on connait le vitrail depuis l’Antiquité, le monde médiéval (du haut Moyen Âge au central) lui a apporté des améliorations qui l’ont élevé au rang d’art à part entière et lui ont conféré toutes ses lettres de noblesses : amélioration des cadres et vitraux enchâssés (VIe s), vitraux au plomb (Xe s), puis plus grande richesse graphique, détails, apport de couleurs, rosaces, (XIe siècles et suivant). La renaissance les connaitra aussi et ce n’est que plus tard vers les XVIIe et XVIIIe que l’art du vitrail médiéval commencera à reculer.

Usages sacrés, profanes et scientifiques

Les vitraux sont loin d’avoir été les seuls à consacrer l’usage du précieux matériau. Le verre est présent dans l’architecture sacrée, sous forme décorative mais on le retrouve aussi dans les objets d’ornement. Pour parenthèse et concernant l’aspect religieux, on ne s’étonnera pas de le retrouver sur les autels, comme on lui confiait déjà un rôle dans les vitraux : sa nature hybride entre matière et lumière fascine et lui ont conféré, de tout temps, une dimension spéciale qui ne peut que séduire l’homme médiéval.

Cet attrait fait qu’il est encore à l’œuvre dans les parures et les perles de verre des orfèvres et, pour mieux en apprécier les effets, ses propriétés étonnantes permettent encore de jouer à Narcisse en se contemplant dans ses miroirs. Dans d’autres domaines, on se réjouira encore de découvrir de subtils élixirs ou de nouvelles fragrances grâce à son entrée dans l’univers de la distillerie et les alambics. En matière de science, il fera aussi des apparitions très remarquées dans la médecine et ses ustensiles, ou encore en optique dans les lunettes à montures, mises au point au début du Moyen Âge tardif.

Vaissellerie, récipients luxueux, émaux médiévaux, …

En vaissellerie, on trouvera le verre sur les plus grandes tables mais pas seulement. Les tavernes ou les fêtes populaires l’ont aussi connu. Bien sûr, la quantité, les degrés de qualité et de finition, les provenances y sont différentes de quand il siège dans les classes les plus hautes de la noblesse ou de la bourgeoisie, ou même dans les usages sacrés et consacrés du riche clergé, mais il est tout de même déjà présent là où on ne l’aurait pas attendu.

Pour finir ce petit tour d’horizon des usages du verre au temps médiévaux, on n’oubliera pas de mentionner le grand développement des techniques autour des émaux au Moyen Âge. Ils sont à l’origine de véritables trésors d’art décoratif, sacré ou ornemental qui nous émerveille encore à ce jour.

Verrerie médiévale d’orient et d’occident

Pour dire un mot de la production de verre au Moyen Âge, plusieurs berceaux culturels seront réputés pour la grande qualité de leurs réalisations. Dans les directions vers lesquels on se tourne, les créations en provenance du monde byzantin et du Moyen-Orient sont particulièrement réputées pour leur grande finesse. L’Italie et Venise joueront aussi un rôle de pointe. Les procédés de production n’y sont, bien sûr, pas étrangers. Ainsi par exemple, dans ces zones de production, pour abaisser la température de fusion, on peut utiliser comme fondants, des compositions savantes de végétaux marins et, notamment, la salicorne.

Les secrets de fabrication, comme le contenu et le dosage des matériaux intervenants dans les préparations, y sont bien sûr jalousement gardés. Autour du bassin méditerranéen, la concurrence est rude et l’enjeu de taille pour le matériau convoité. Dans ce contexte, on imagine que nombreux sont ceux désireux d’améliorer leurs recettes et leurs méthodes pour atteindre le « Graal », celui du verre idéal : le plus résistant et le plus durable, le plus pur, le moins opaque.

La Fabrication du verre – Gravure Robert Bénard (XVIIIe s), ‘Encyclopédie Diderot & Le Rond d’Alembert

A partir du XIIIe siècle jusqu’au long du Moyen Âge tardif, et même un peu plus tard, Venise, ou encore certains sites provençaux, commenceront à privilégier des procédés visant à concurrencer la qualité des verres en provenance des plus lointaines destinations. De leur côté, en France, les métiers du verre et l’industrie verrière se sont plutôt organisés, depuis les carolingiens, dans les zones forestières. Hêtres, fougères, on se sert de végétaux trouvées sur place, pour obtenir les fondants. Le verre produit y gagne une teinte plus résolument verdâtre et son aspect a tendance à s’altérer dans le temps, mais la production a le mérite d’être locale et de pouvoir servir une partie du marché.

Des ateliers de tailles et de vocation variables

Autour du Xe, XIe siècles, avant l’avènement de ces fondants composés de cendres végétales, un certain nombre d’ateliers intermédiaires, installés en zones urbaines, ne fabriquaient pas eux-mêmes le verre. Ces officines se servaient alors de lingots déjà constitués et de calcin pour refondre le matériau dans des chaudrons pouvant en supporter la chauffe. Au moyen de cette technologie, il n’était pas alors nécessaire d’atteindre les mêmes températures pour la refonte. Dans le courant du Moyen Âge central à tardif, de tels ateliers ont pu coexister aux côtés de grandes verreries forestières plus complètes dans leur approche de la chaîne de production. Les traces archéologiques sont trop faibles pour en former la certitude mais on touche, ici, la complexité des métiers gravitant autour de la verrerie : entre établissements capables de gérer tout le processus de fabrication, petites officines urbaines travaillant pour une clientèle plus locale et, peut-être, à la commande, et encore, en plus de tout cela, artisans plus spécialisés dans certains secteurs du verre que d’autres. (2).

Des évolutions technologiques sur la durée

« Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage » : l’adage vaut en général pour toutes les sciences et techniques, mais il est sans doute encore plus vrai pour la fabrication du verre. Au fond, c’est un peu comme pour la forge, le fer, l’acier et ses multiples possibilités d’alliage : fusion, fondant, assemblage chimique, « modelage » à chaud, rigueur et précision dans les gestes, la production du verre est une affaire complexe. Elle fait intervenir des combinaisons subtiles de matériaux, différentes cuissons, différentes techniques d’usinage, de soufflage, de colorisation, … Au sortir de tout cela, si ses possibilités semblent infinies, son équilibre demeure subtil et fragile.

Si la recherche de perfectionnement par les artisans et les maîtres verriers est constante, les choses prennent nécessairement du temps ; ainsi, par exemple, Venise disposait, dès le XIIIe siècle, de grandes verreries et d’une corporation professionnelle déjà bien organisée et puissante. Les créations, ni le verre ne furent d’emblée au niveau des réalisations orientales mais les procédés de fabrication utilisés allaient conférer à Venise une avance certaine sur d’autres productions concurrentes du reste de l’Europe, moins « fines » et moins abouties. À force d’améliorations, il faudra attendre le XVe siècle pour que leur maestria permette aux verriers vénitiens d’atteindre une perfection inégalée. De la même façon, les évolutions ont existé dans la verrerie française médiévale, procédant de longueur de temps pour se peaufiner. Au cours du Moyen Âge, elles ont permis, par exemple, aux verriers du nord de la France de parfaire leur art et de produire leurs propres innovations avec, par exemple, la mise au point de verres à tiges.

Circulation des objets et concurrence culturelle

Inévitablement, en s’exportant et en circulant, les meilleurs produits finissent par susciter des vocations et des recherches en d’autres endroits. C’est vrai aujourd’hui. Ce fut aussi vrai de la circulation de objets, comme des idées et du savoir, aux temps médiévaux. Dans toutes ces évolutions technologiques autour du verre, on ne peut ignorer l’ouverture au monde qui s’opère durant le Moyen Âge central, ni les échanges commerciaux, culturels et inter-civilisationnels auxquels on assiste alors entre orient et occident.

Pour conclure, le monde médiéval occidental ne s’est donc pas contenté de colporter ou de reproduire des technologies qui présidaient à la fabrication du verre dans le monde gallo-romain. Les artisans et professionnels de ces métiers ont aussi fait évoluer ce matériau dans ses procédés de production, ses formes et ses couleurs, autant que dans ses usages. Toutes ces transformations se sont situées dans un contexte global d’échange, de commerce et d’émulation.

Du verre au cristal, l’après Moyen Âge

La renaissance et les siècles suivants connaîtront la même fascination pour le verre que le Moyen Âge. Les découvertes autour de l’incroyable matériau se poursuivront et s’élargiront pour en imposer graduellement un usage plus généralisé. On le verra même se démocratiser pour entrer dans les maisons des classes les plus modestes.

Grand tournant de plus dans l’histoire du verre, le début du XVIIe siècle verra naître le cristal. C’est en Angleterre qu’il sera mis au point mais on en découvrira bientôt les acarnes en France. Des régions comme la Lorraine s’en feront même une spécialité toute particulière, au point qu’un siècle plus tard, cette production fera de la France, le fer de lance d’une cristallerie de luxe qui marquera l’histoire et dépassera nos frontières. Aujourd’hui, à plus de deux-cent ans de là, les grands maîtres verriers français et lorrains continuent d’exercer tous leurs talents. Il y est question tout à la fois d’art, d’artisanat, de tradition et de lignage. Vous pourrez retrouver la liste des plus grands verriers français ici.

Le verre à la conquête de la modernité

Bien sûr, la course du verre vers le progrès ne s’arrêtera pas là. Il aura encore de nombreuses places à conquérir dans notre monde moderne. Au XIXe siècle, nos villes finiront par bénéficier de ses lanternes et, plus tard, de ses réverbères. Il entrera aussi, dans nos maisons en généralisant son usage à nos fenêtres. De la même façon, plus aucun vaisselier domestique ne pourra se passer de sa présence, des verres aux plats en pyrex. Au XXe et au XXIe siècle, il s’imposera, de plus en plus, comme une évidence dans le secteur des transports ou de l’architecture avec l’avènement du verre feuilleté et encore du verre teinté. On le retrouvera encore au cœur de vibrantes compétitions et dans des matériaux de pointe comme la fibre de verre. Enfin, il ne sera pas en reste et s’imposera dans les technologies d’information de plus haute performance avec la fibre optique. Enfin, quand l’humanité se piquera de conquérir l’espace et les mondes inconnus, il sera encore là, tourné vers les profondeurs de l’univers à l’intérieur de nos plus puissants télescopes.

En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : l’image d’en-tête est un détail du vitrail les joueurs d’échec. Daté du XVe siècle, il provient de l’Hôtel de la Bessée à Villefranche-sur-Saône, et se trouve Grand Palais (musée de Cluny)


Notes

(1) En matière d’architecture par exemple, nous avons pu lire, par endroits, que les romains possédaient des carreaux à leur fenêtre et que le Moyen Âge, période amoureuse des éternels retours en arrière, n’en avait rien retenu. On oublie deux choses en disant cela. D’abord les romains même les plus nantis sont loin d’avoir tous eu des verres à leurs fenêtres. Ensuite, durant une période qui déborde largement le Moyen Âge, les procédés de fabrication ont fait, longtemps, du verre une matériau précieux à semi-précieux car, relativement fastidieux à produire. Pour poursuivre sur cet exemple des fenêtres, il faudra attendre, bien des siècles après la période médiévale pour qu’on commence à remplacer le papier huilé par des carreaux. On ajoutera encore, que durant le Moyen Âge l’usage des fenêtres et la quantité d’ouvrants dans les habitations reste limitées, pour des raisons pratiques et thermiques.

(2) voir Technologie, géographie, économie : les ateliers de verriers primaires et secondaires en Occident. Esquisse d’une évolution de l’Antiquité au Moyen Âge, Danièle Foy, Colloque organisé en 1989 par l’Association française pour l’Archéologie du Verre (Année 2000)

On pourra également retrouver des éléments sur l’exposition passée sur le site du musée de Cluny et notamment pour les plus jeunes un sympathique livret-jeu.

De la corneille et la brebis, une fable de Marie de France

Sujet  : poésie médiévale, fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poétesse médiévale, poésie satirique, poésie morale
Période : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre : D’une corneille et d’une Oeille
Auteur  : Marie de France    (1160-1210)
Ouvrage  :  Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous proposons un retour dans l’univers des fables médiévales et plus précisément des ysopets de Marie de France. Dans ce récit très court, emprunté à Esope donc, la poétesse médiévale nous mettra en présence d’une funeste corneille venue abuser, sans vergogne, de la faiblesse d’une pauvre brebis.

D’Esope à Marie de France

Si 1600 ans la séparent de son inspirateur, Marie de France a opté ici pour une version assez similaire à celle d’Esope. Bien sûr, au verbe du fabuliste grec, elle oppose sa langue d’oïl mâtinée de tournures franco-normandes mais, hormis cela, le récit est le même à peu de chose prés. A l’habitude, il est aussi plus court chez le poète antique. Voici une traduction de cette fable originale d’Esope par Jean Beaudouin :

La Corneille se débattoit sur le dos d’une Brebis, qui ne pouvant se deffendre ; « Asseurément », luy dit-elle, « si tu en faisois autant à quelque chien, il t’en arriveroit du malheur ». « Cela seroit bon », luy respondit la Corneille, « si je ne sçavois bien à qui je me joue ; car je suis mauvaise aux débonnaires, et bonne aux meschants ».
Baudoin, Jean. Les Fables d’Esope Phrygien – Fable LXII, De la Brebis et de la Corneille. (1660)

On trouve encore la morale de cette fable formulée ainsi chez certains traducteurs latins : Mali insultant innocenti et miti : sed nemo irritat feroces et malignos. Autrement dit, l’homme mauvais insulte et abuse de l’innocent et du faible, mais se garde bien de s’en prendre aux féroces et aux malicieux, qui auraient suffisamment de répondant pour le lui faire payer.

Le thème de l’abus des faibles sous toutes ses formes, traverse de nombreuses fables antiques. On le trouve repris, plus qu’à son tour, chez Marie de France (voir, par exemple, le voleurs et les brebis). Plus tard, il ressurgira encore, largement, sous la belle plume de Jean de La Fontaine. La nature humaine ayant ses invariants, on notera que, sorti de leur contexte historique, ce type de récits moraux a tendance à plutôt bien résister à l’emprise du temps.


D’une Corneille et d’une Oeille

D’une Cornaille qui s’asist seur une Berbix
en franco-normand médiéval

Ensi avint k’une Cornaille
S’asist seur le dos d’une Oaille ;
Dou bec l’ad féri durement,
Sa leine li oste asprement.
La Berbiz li a dist pur-coi
Chevausche-tu einsi sor moi,
Or te remuet si feras bien ;
Siete une pièce seur ce Chien ,
Si fai à lui si cum à mei.
Dist la Cornelle, par ma fei
Ne t’estuest pas traveillier
De mei apanre n’enseignier,
Jeo suis piéça tute enssengniée,
Tant fu-jeo sage et bien vesiée ;
Bien sai seur cui jeo dois séoir
E à séur puiz remenoir.

Moralité

Pur ce nus munstre par respit
Ke ce est voirs que li Sages Hum dit,
Par grant essample et par reproiche
Bien seit Chaz cui barbes il loiche
Bien s’aparçoit li véziiez
Lesquiex il puet aveir souz piez.

Adaptation en français moderne

Ainsi advint qu’une corneille
S’assit sur le dos d’une agnelle (ouaille) ;
Et, du bec, la frappa durement,
Tirant sur sa laine âprement.
La brebis demanda « pourquoi
Chevauches-tu ainsi sur moi ?
Ote-toi de là, tu ferais bien ;
Va t’asseoir, un temps, sur ce chien
Et fais-lui donc tout comme à moi. »
La corneille dit : « par ma foi,
Inutile de te soucier
De rien m’apprendre ou m’enseigner
Je suis de long temps éduquée,

Et je suis sage et avisée ;
Je sais bien, sur qui je m’assieds
Et, en sûreté, où demeurer. »

Moralité

Ainsi, nous montre bien l’adage
Comme est vrai ce qu’a dit le sage,
en grand reproche et grande prêche :
La chat sait bien quelle barbe il lèche,
Le fourbe sait bien discerner
Qui il peut tenir sous son pied.


En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : les enluminures de cet article sont tirées d’un très beau bestiaire médiéval : The Aberdeen Bestiary (Université d’Aberdeen MS 24). Daté des XIIe-XIIIe siècles, ce codex est conservé à la Bibliothèque de l’université d’Aberdeen au Royaume Uni (à consulter en ligne ici). Pour être précis, l’ovin qui a servi aux illustrations est plutôt un agneau ou une agnelle qu’une brebis.

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