Sujet : musique, chanson médiévale, poésie médiévale, humour, trouvère, auteur, poète médiéval, vieux-français, motet, humour, renouvel. Période : moyen-âge central, XIIIe siècle. Auteur ; Colin Muset (1210-?) Titre : « En May (mai), quant li rossignolez» Interprète : Ensemble Syntagma
Album : Trouvères in Lorraine – Touz Esforciez (2004)
Bonjour à tous,
ous voici de retour au XIIIe siècle avec une chanson du trouvère Colin Muset. Loin de la neige et loin du froid, il nous chante ici le mois de mai et le réveil printanier et avec lui ses oiseaux et ce « renouvel » de la nature si cher aux poètes médiévaux.
Inspiré par le chant d’un rossignol, le trouvère cueillera une branche de saule pour s’en faire une flûte et chanter l’amour mais, bien sûr, comme il s’agit de Colin Muset, il en profitera encore pour nous conter son goût pour les chapons, les viandes rôtis et les bons gâteaux, mais aussi pour les hôtes généreux envers son art et qui dépensent sans compter.
En may, quant li rossignolez – par l’Ensemble Syntagma
La pièce est tirée d’un album de 2004 que la formation a dédié entièrement aux trouvères lorrains et dont la production a même d’ailleurs été soutenue par le Conseil Général de Lorraine. On peut y retrouver trois chansons de Colin Muset, mais également de belles pièces de Jaque de CysoingJeannot de Lescurel, Guillaume d’Amiens ou encore Gauthier d’Epinal. Ces compositions, signées du XIIIe siècle, en côtoient quelques autres de la même période, demeurées anonymes: chansons, motets ou pièces instrumentales.
On peut trouver cet album en ligne sous deux formes, l’une dématérialisée (en MP3), l’autre au format CD classique. En voici les liens : Touz Esforciez : Trouvères en Lorraine
« En mai, quant li rossignolez »
les paroles de Colin Muset
en vieux-français et leur traduction
En mai, quant li rossignolez Chante cler ou vert boissonet, Lors m’estuet faire un flajolet* (une flûte), Si le ferai d’un saucelet* (une branche de saule), Qu’il m’estuet d’amors flajoler* (chanter, conter) Et chapelet de flor porter Por moi deduire* (réjouir) et deporter (divertir, amuser) Qu’adès ne doit on pas muser. (1)
L’autr’ier en mai, un matinet, M’esveillerent li oiselet, S’alai cuillir un saucelet, Si an ai fait un flajolet ; Mais nuns hons* (nul homme) n’en puet flajoler* (en jouer), S’il ne fait par tout a löer En bel despendre et en amer(2) Sanz faintisë et sanz guiler* (tromperie).
Gravier* (nom ou prénom), cui je vi jolïet, (que je vois toujours joyeux) Celui donrai mon chapelet. De bel despendre s’entremet, (qui sait bien dépenser) En lui nen a point de regret, Et por ce li vuil je doner Qu’il ainme bruit de hutiner* (dispute, combat) Et ainme de cuer sanz fauser ; (et aime d’un coeur pur) Ensi le covient il ovrer.(comme il convient de le faire)
La damoisele au chief blondet Me tient tot gay et cointelet* (gracieux, agréable) ; En tel joie le cuer me met Qu’il ne me sovient de mon det. Honiz soit qui por endeter Laira* (de laisser) bone vie a mener ! Adès* (aussitôt) les voit on eschaper, A quel chief qu’il doie torner.
L’en m’apele Colin Muset, S’ai maingié maint bon chaponnet* (chapon), Mainte haste* (viande rôtie, broches), maint gastelet* (petit gâteau) En vergier et en praelet* (prairie), Et quant je puis hoste trover Qui vuet acroire et bien preter, Adonc me preng a sejourner Selon la blondete au vis cler* (doux visage).
N’ai cure de roncin lasser Après mauvais seignor troter : S’il heent* (haîssent)bien mon demander, (S’ils détestent quand je demande, quémande) Et je, cent tanz, lor refuser (je deteste cent fois plus quand ils refusent)
(1) « Qu’adès ne doit on pas muser » :car le temps est venu de se divertir.
(2) « S’il ne fait par tout a löer, En bel despendre et en amer » : s’il ne sait pas faire de belles louanges, qu’il n’est pas généreux et qu’il ne sait aimer.
En vous souhaitant une très bonne journée.
Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
Sujet : musique médiévale, Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracles, Sainte-Marie. Epoque : moyen-âge central, XIIIe siècle Auteur : Alphonse X (1221-1284) Titre : Cantiga 23 Direction : Eduardo Paniagua (2006) Album : Merlín y otras Cantigas Celtas
Bonjour à tous,
‘est toujours un vrai plaisir de découvrir ou redécouvrir des pièces d’anthologie en provenance du monde médiéval, tout en faisant tribut aux musiciens et artistes contemporains qui les font revivre pour nous. Aujourd’hui, comme nous l’avons engagé il y a quelque temps déjà, nous continuons notre exploration des Cantigas de Santa Maria en essayant, sinon de toutes les traduire littéralement en français au moins d’en approcher clairement le sens.
C’est donc, cette fois, sur la Cantiga 23 que nous nous penchons, en vous proposant son interprétation par une formation dirigée par l’artiste et musicien madrilène Eduardo Paniagua, qui s’est fait une véritable spécialité des musiques de l’Espagne médiévale.
Nous le rappelons ici, mais si vous nous suivez, vous vous souvenez que ces Cantigas nous viennent du XIIIe siècle et du règne d’Alphonse X de Castille. Connu encore sous le nom d’Alphonse le sage ou le savant, le souverain, grand passionné de Culture (au sens large et pluriel) tout autant que de Littérature, en est d’ailleurs réputé l’auteur et il demeure certain qu’un grand nombre de ces chansons sont de sa plume. Elles restent un témoignage incontournable du culte marial et des pèlerinages du moyen-âge central, mais elles sont aussi des pièces uniques de galaïco-portugais, cette belle langue romane qui servit à merveille la lyrique médiévale.
La cantiga 23 sous la direction d’Eduardo Paniagua.
Eduardo Paniagua, insatiable explorateur
des musiques de l’Espagne médiévale
Né en 1952 à Madrid, architecte de formation, la passion de Eduardo Paniagua pour le moyen-âge l’a conduit, avec le temps, à devenir un des plus grand grand expert dans le champ de la musique médiévale espagnole.
Ayant débuté à l’âge de 16 ans et de manière très précoce son exploration du domaine des musiques anciennes (notamment dans le cadre du groupe espagnol Atrium Musicae), il a, depuis, fondé de nombreuses formations et a aussi crée, en 1994, sa propre maison d’édition, baptisée PNEUMA, afin de distribuer ses propres productions ainsi que celles d’autres artistes. A ce jour, la maison a édité plus de 135 albums dont 80 dirigés par son créateur.
Le répertoire de cet artiste est loin de se limiter aux Cantigas de Santa Maria même si ce champ est déjà immense en soi. Il a d’ailleurs dirigé et enregistré plus de 400 d’entre elles à travers de nombreux albums et dans le cadre de l’ensemble Musica Antiguaqu’il fonda en 1994. Durant cette même année, il cofonda également avec l’artiste marocain Omar Metioui, le groupe IBN BÁYA afin d’explorer les musiques de l’Andalousie médiévale,
En insatiable explorateur, Eduardo Paniagua a eu encore à coeur de faire découvrir ou redécouvrir au public de nombreux autres codex ou chansonniers, et des musiques allant des troubadours et jongleurs du moyen-âge central jusqu’à la période renaissante et pré baroque, en passant par le répertoire incontournable des musiques séphardiques (ou sépharades) de l’Espagne médiévale. Pour ses derniers travaux, il a d’ailleurs été récompensé en 2004 et conjointement par les quatre synagogues séfarades de Jérusalem.
Ajoutons encore que tout au long de sa carrière, ce grand artiste, directeur et musicien s’est vu primer à de nombreuses reprises dans ses répertoires de prédilection, au niveau national comme international.
Merlin y otras cantigas celtas Alfonso X el Sabio, s. XIII
Dans cet album sorti chez Pneuma en 2006, Eduardo Paniagua, accompagné du multi-instrumentiste Jaime Muñoz et de quelques autres artistes, se proposait de revisiter une partie du répertoire des Cantigas, sous l’angle particulier de la matière de Bretagne et des chants en relation avec les terres celtiques. L’album contient donc neuf pièces de cette veine, toutes tirées de Cantigas de Santa Maria, dont cinq chantées et quatre instrumentales.
A cette occasion, on notera avec intérêt qu’Alphonse de Castille se piqua lui aussi de légendes arthuriennes puisque dans sa Cantiga 108, il nous parle même d’un Miracle pour le moins étonnant dans lequel Merlin fera appel à la Sainte Vierge pour prouver à un juif dubitatif la véracité de la résurrection.
La cantiga 23, paroles et adaptation
e poète nous conte ici un miracle, survenu en Bretagne qui fait écho et même référence directe au miracle biblique des noces de Cana. A l’image de son fils qui changea l’eau en vin, la Sainte fera, en effet, de même dans cette cantiga, en sauvant ainsi une dame très pieuse d’une situation délicate. En voici donc les paroles, ainsi que leur traduction/adaptation par nos soins :
Como Deus fez vo d’agua ant’ Archetecro, Ben assi depois sa Madr’ acrecentou o vinno.
Comme Dieu changea l’eau en vin devant le maître d’hôtel (1) De la même façon, par la suite sa mère multiplia* le vin (*augmenta la quantité)
Desto direi un miragre que fez en Bretanna Santa Maria por ha dona mui sen sanna, En que muito bon costum’ e muita bõa manna Deus posera, que quis dela seer seu vinno.
A ce propos, je conterai un miracle que fit en Bretagne, Sante-Marie pour une dame très saine d’esprit (de très bon sens) En laquelle de bonnes coutumes et de bonnes manières Dieu avait déposé, pour en faire une des siennes (2)
Como Deus…
Sobre toda-las bondades que ela avia, Era que muito fiava en Santa Maria; E porende a tirou de vergonna un dia Del Rei, que a ssa casa vera de camino.
D’entre toutes les bontés qu’elle avait Il se trouvait qu’elle avait beaucoup foi en Sainte-Marie Et cela la tira d’embarras, un jour Face au roi, qui s’arrêta chez elle, en chemin
Como Deus…
A dona polo servir foi muit’ afazendada, E deu-lle carn’ e pescado e pan e cevada; Mas de bon vo pera el era mui menguada, Ca non tia senon pouco en un tonelcino.
La femme pour le servir, s’affaira beaucoup, Lui donnant viande et poisson, et pain et bière Mais de bon vin pour lui, elle se trouvait à court Car elle n’en avait pas, sinon un peu, dans un tonnelet.
Como Deus…
E dobrava-xe-ll’ a coita, ca pero quisesse Ave-lo, non era end’ en terra que podesse Por deiros nen por outr’ aver que por el désse, Se non fosse pola Madre do Vell’ e Meno.
Elle était acculé car même si elle avait voulu en trouver Il n’y avait pas sur cette terre là un endroit pour s’en procurer avec de l’argent ou par tout autre moyen Si ce ne fut par le recours à la mère de Dieu et de l’enfant.
Como Deus…
E con aquest’ asperança foi aa eigreja E diss’ Ai, Santa Maria, ta mercee seja Que me saques daquesta vergonna tan sobeja; Se non, nunca vestirei ja mais lãa nen lo.
Et avec cet espoir elle se rendit à l’église Et dit « Ha, Sainte-Marie, j’implore votre pitié pour que vous me tiriez de cette grande honte sans quoi je ne me pourrai plus me vêtir ni de laine, ni de lin (3)
Como Deus….
Mantenent’ a oraçon da dona foi oyda, E el Rei e ssa companna toda foi conprida De bon vinn’, e a adega non en foi falida Que non achass’ y avond’ o riqu’ e o mesqo.
La prière de la femme fut entendue sur le champ Et le roi, avec toute sa compagnie Fut servi en bon vin, et la cave n’en manqua pas, Et le riche et le pauvre en trouva en abondance.
Como Deus fez vo d’agua ant’ Archetecro, Ben assi depois sa Madr’ acrecentou o vinno.
Notes
(1) L’officiant responsable de l’organisation des noces de Cana donc. Bible Latine : Architriclino. Le triclinium était la salle à manger romaine et le lieu où l’on pouvait trouver les lits de banquets et les tables.
(2) litt : « pour faire d’elle son vin » pour qu’elle soit proche de lui, pour en faire une des siennes
(3) Sans quoi je serais à visage découvert et n’aurais d’autre recours que boire toute ma honte.
D’après le livret de l’album d’Eduardo Paniagua, l’histoire de la Cantiga 23 proviendrait, à l’origine, des récits de Saint Dunstan, prélat anglo-saxon et archevêque de Cantorbéry, dans le courant du Xe siècle. Le roi dont il est ici question serait donc Aethelstam (Athelsan) de Glastonbury qui, pour boucler la boucle, fut, nous dit encore le même livret « le souverain anglais qui ordonna la traduction de la bible en anglosaxon ».
Pour être très honnête, je ne suis pas allé vérifier dans le détail l’ensemble de ces assertions, et j’ai plutôt trouvé mention d’un Saint Ethelwold du même siècle, qui a effectivement visité la cour du roi Athelsan, et fut ordonné prêtre en même temps que Saint Dunstan. Il semble qu’on ait prêté à ce bénédictin la traduction de la règle de Saint-Benoit en anglosaxon (et pas la bible) et également un miracle du vin, multiplié à partir d’une simple jarre. Si vous avez à coeur d’aller plus loin sur ce point, vous en aurez au moins la piste.
Sujet : poésie médiévale, poésie réaliste, satirique, trouvère, vieux français, langue d’oil, adaptation, traduction Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur ; Rutebeuf (1230-1285?) Titre : La paix de Rutebeuf
Bonjour à tous,
‘il n’a pas inventé l’usage du « Je » dans la poésie médiévale, Rutebeuf s’est mis en scène de telle manière dans son oeuvre qu’il semble bien avoir avoir ouvert les portes d’un genre à part entière dans cet exercice.
Bien sûr, il ne s’agit pas avec lui du « Je » de l’amant transis de l’amour courtois, condamné à convoiter un impossible objet de désir et prisonnier de sa « noble » passion. Non. Le « Je » de Rutebeuf, est bien plus proche de celui de la poésie des Goliards. et c’est aussi celui de l’homme en prise avec son temps, son quotidien, ses travers et ses misères. Il évolue dans un espace tout à la fois, psychologique, ontologique, social et politique. Il ouvre sur la complainte, la moquerie, la satire sociale et l’auto-dérision, et comme toute satire, il contient encore, dans le creux de ses lignes, une forme de poésie morale. Dans cet espace où il se tient à découvert, Rutebeuf fait de lui-même, tout à la fois son perpétuel sujet et objet, geignant autant qu’il se rit de ses propres déboires et de ses infortunes, dans une logorrhée qui pourrait, par instants, par ses redondances, donner le vertige.
De l’auteur à la scène et du je au jeu
De fait, sans parler de ses jeux de langage et de mots qu’il nous coûte parfois de comprendre avec le recul du temps, la limite est si ténue chez lui du drame au rire qu’on a encore du mal, quelquefois, à remettre en perspective son humour. Il est jongleur et trouvère. Ces textes sont donc souvent, on le suppose, joués devant un public de nobles et de gens de cour mais pas uniquement (voir article sur la place de Grève).
Dans ce passage de l’écrit à l’oral, ou dit autrement des textes qui nous sont parvenus de Rutebeuf au personnage scénique qu’il s’était composé, on peut se demander jusqu’à quel point il forçait le trait dans ses lectures publiques. Allait-il jusqu’à la caricature? Pardon d’avance pour cet anachronisme, mais par instants, il est plaisant d’imaginer que, peut-être, il mettait dans son jeu une touche de Comedia dell’arte, ou disons, pour être plus conforme à son époque, de « farce », que la lecture de ses textes ne peut seule refléter: des rires ajoutés, des regards silencieux et des sous-entendus, le jeu peut-être de ses mains, le mouvement de ses yeux qui roulent de manière comique, etc… Tout s’éclairerait alors différemment et c’est un autre Rutebeuf qui prendrait vie sous nos yeux. Dans sa dimension scénique et la distance de la personne au personnage, dans celle encore du texte littéral à sa représentation, le poète et ses mots prendraient, tout à coup, une autre épaisseur faisant naître une infinité de nuances et de degrés que nous avons peut-être perdu en cours de route.
Bien sûr, dans cette vision théâtralisée et hypothétique qui n’engage que notre imagination et, à travers la « farce » que deviendrait alors sa prestation, les lignes du drame demeureraient sous le vernis des facéties de l’acteur. Mais pour faire rire en public, avec certains de ses textes, ne fallait-il pas que son jeu rééquilibre ce « Je » en déséquilibre permanent et en perpétuel disgrâce ? Ou n’est-ce qu’un effet du temps que de penser qu’il fallait nécessairement que Rutebeuf en rajoute pour couvrir d’un voile de pudeur et d’humour cette inflation de « Je » qui sombre, si souvent, dans l’auto-apitoiement ? Alors, un brin de caricature scénique pour ne pas que le tout demeure trop indigeste est-il plausible ? L’hypothèse reste séduisante, mais hélas invérifiable.
Bien sûr, peut-être encore que certains de ses textes, en forme de règlement de compte « moral », laissent si peu de place à l’humour qu’ils n’étaient pas destinés à être lus publiquement ou peut-être seulement devant une audience choisie? Comment faire le tri? Nous en savons, au fond, si peu sur lui. C’est un peu le cas de cette poésie du jour aux traits satiriques, amers et acides dans laquelle on n’a tout de même du mal à entrevoir l’humour, même en le cherchant bien. De la même façon, si nous ne savons plus avec certitude à qui Rutebeuf destinait les vers de cette « paix », on s’imagine bien que certains de ses contemporains ne pouvaient l’ignorer. Le texte en question pourrait prendre alors les contours d’un véritable affront pour celui auquel il se destinait et on a du mal à l’imaginer jouer devant un parterre de nobles visés directement ou indirectement par ses lignes. Et s’il l’a fait, on a du mal croire que la barrière du pseudonyme dont il s’est affublé comme une excuse préalable de sa rudesse ait pu suffire, seule, à lui servir de rempart.
La « Paix » de Rutebeuf
Aujourd’hui, l’auteur médiévalnous parle encore de ses déboires en amitié comme il le faisait dans son « dit de l’Œil ». Il en profite pour dresser le portrait acide d’un « ascenseur social » qui élevant vers les sommets « l’homme de condition moyenne » (en réalité un noble de petite condition) au rang de seigneur lui fait laisser derrière lui ses amis, et notamment l’auteur lui-même. En un mot Rutebeuf règle ici ses comptes. Jeux de cour, flatterie, voilà l’ami transfiguré, manipulé et entouré de parasites. Et lui encore, pauvre Rutebeuf, victime laissée à la porte d’une réussite et d’une amitié qui se sont refermées devant lui, trace de sa plume vitriolée l’ingratitude de l’ami, tout en nommant sa poésie d’un titre qui vient, tout entier, en contredire le propos. Il est en paix, dit-il et pourtant, il tire à boulets rouges tout du long, sur celui qui, à la merci de ses flatteurs et plein de son nouveau statut, l’a trahi.
Pour le reste, « Benoit est qui tient le moyen » dira quelques deux siècles plus tard Eustache DESCHAMPS paraphrasant Horace et Rutebeuf encense ici, d’une certaine façon, cette même médiocrité dorée ou la « voie moyenne » qui préfère la fraicheur de l’ombre aux lumières du pouvoir et de la trop grande richesse affichée. Assiste-t’on ici à la naissance d’une poésie « bourgeoise »? Plus que de bourgeoisie, en terme de classe, nous sommes bien plutôt face à la petite noblesse et à la poésie de clercs qui en sont issus. La référence à cet « homme de condition moyenne » ou ce « moyen » là se situe déjà au dessus des classes populaires ou bourgeoises d’alors.
Les paroles en vieux français
& leur adaptation en français moderne.
C’est la paiz de Rutebués
Mon boen ami, Dieus le mainteingne! Mais raisons me montre et enseingne Qu’a Dieu fasse une teil priere: C’il est moiens, que Dieus l’i tiengne! Que, puis qu’en seignorie veingne, G’i per honeur et biele chiere. Moiens est de bele meniere Et s’amors est ferme et entiere, Et ceit bon grei qui le compeingne; Car com plus basse est la lumiere, Mieus voit hon avant et arriere, Et com plus hauce, plus esloigne.
Mon bon ami, Dieu le protège! Mais la raison m’invite et m’enseigne A faire à Dieu une prière: S’il est de condition moyenne, Dieu l’y maintienne! Car quand il s’élève en seigneur. J’y perds bon accueil et honneurs, L’homme moyen a de belles manières Son amitié est droit et sincère. Et traite bien ses compagnons (sait gré à qui le fréquente) Car plus basse est la lumière, Plus elle éclaire de tous côtés, Et plus elle s’élève, plus elle s’éloigne.
Quant li moiens devient granz sires, Lors vient flaters et nait mesdires: Qui plus en seit, plus a sa grace. Lors est perduz joers et rires, Ces roiaumes devient empires Et tuient ensuient une trace. Li povre ami est en espace; C’il vient a cort, chacuns l’en chace Par groz moz ou par vitupires. Li flateres de pute estrace Fait cui il vuet vuidier la place: C’il vuet, li mieudres est li pires.
Quand le moyen devient grand Sire, Lors vient flatterie et médisance: Qui mieux les pratique, plus reçoit ses grâces. Lors sont perdus les jeux, les rires, Son royaume devient empire Et tous prennent ce même chemin. L’ami pauvre en est écarté; S’il vient à la cour, on l’en chasse Par l’injure ou les grossièretés. Le flatteur de vil extraction Vide l’endroit de qui il veut: Et s’il veut, fait passer le meilleur pour le pire.
Riches hom qui flateour croit Fait de legier plus tort que droit, Et de legier faut a droiture Quant de legier croit et mescroit: Fos est qui sor s’amour acroit, Et sages qui entour li dure. Jamais jor ne metrai ma cure En faire raison ne mesure, Ce n’est por Celui qui tot voit, Car s’amours est ferme et seüre; Sages est qu’en li s’aseüre: Tui li autre sunt d’un endroit.
L’homme puissant qui croit le flatteur Fait souvent plus de tord que de bien, Et facilement manque de droiture Puisque aisément il donne ou reprend sa confiance: Fou est celui qui se fie à son amitié* (*bons sentiments) et sage, qui reste auprès de lui sans cesse. Jamais plus je ne mettrai mes attentions sans compter et sans mesurer, Si ce n’est pour celui qui voit tout, Car son amitié est ferme et solide; Sage est qui se fie à lui: Les autres sont tous les mêmes.
J’avoie un boen ami en France, Or l’ai perdu par mescheance. De totes pars Dieus me guerroie, De totes pars pers je chevance: Dieus le m’atort a penitance Que par tanz cuit que pou i voie! De sa veüe rait il joie Ausi grant com je de la moie Qui m’a meü teil mesestance! Mais bien le sache et si le croie: J’avrai asseiz ou que je soie, Qui qu’en ait anui et pezance.
J’avais un bon ami en France, La malchance* me l’a fait perdre. (malheur) De toute part Dieu me guerroie, De toute part, je perds mes moyens de subsister: Dieu me compte pour pénitence Que d’ici peu, je ne verrais plus! Qu’avec sa vue, il ait tant de joie Qu’il m’en reste avec la mienne Celui qui m’a mis dans un tel pas! Mais qu’il sache bien et qu’il le croit: J’aurais assez ou que je sois, Qui que cela gène ou ennuie.
Explicit.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour Moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
Sujet : ballade, légendes nordiques, musique folk médiéval, ancienne, troll, chevalier, médiéval fantaisie, légendes celtiques. Période : médiéval fantastique (?) Groupe : Garmarna Titre : Herr Mannelig ou Bergtrollets frieri Album : Guds spelemän (1996)
Bonjour à tous,
i vos racines normandes vous grattouillent ou si le celte en vous brûle de se frotter à de vieilles légendes et rêve encore de dragons et de trolls, nous avons trouvé, aujourd’hui, exactement ce qu’il vous faut. Nous vous proposons, en effet, une vieille légende du nord de l’Europe, en forme de ballade musicale et folklorique.
La demande en mariage d’une troll des montagnes à un chevalier
Garmarna, les interprètes du jour.
e groupe GARMARNA est d’origine suédoise. Formé dans les années 93, il est bien plus spécialisé dans le rock que la dans les musiques anciennes. A l’occasion de leur second album, en 1996, ils décidèrent pourtant de faire une incursion dans le genre folk de l’Europe du nord et de la Suède, en y consacrant un album complet ayant pour titre, Guds spelemän: les violons de Dieu ou les violoneux divins.
La chanson que nous vous proposons aujourd’hui est la première de l’album. C’est une belle ballade de style médiévale qui nous entraîne dans l’univers fantastique des légendes et des terres du nord. Elle est connue sous plusieurs titres Bergtrollets frieri (la proposition (en mariage) de la Troll des montagnes) ou Herr Mannelig(Messire Mannelig et quelquefois même Mannerlig). Comme le titre est devenu populaire au delà de l’Europe du nord dans les milieux néo-folk ou dans le registre du folk-médiéval, elle est loin d’en être à sa première reprise. Vous en trouverez donc des versions suédoises, mais aussi d’autres en allemand, en italien, ainsi qu’en Polonais ou même en biélorusse.
L’histoire de la chanson
lle conte les déboires d’une femme troll des montagnes qui, pensant ainsi devenir humaine, essaya de persuader un preux et jeune chevalier de l’épouser. La chanson rapporte leur dialogue et sa tentative et ses mensonges pour le convaincre.
Malgré tous ses arguments, l’homme de guerre ne se laissera pas tenter et ne l’épousera pas car, dira-t-il, elle est fille de troll de montagnes et du Diable et n’est pas chrétienne. La pauvre « trollette » ne se délivrera donc pas de sa malédiction au sortir de la chanson.
Datation?
Concernant la datation, on trouve, ici ou là, affirmé que c’est une des plus anciennes chansons suédoises. De notre côté, nous n’avons trouvé, pour l’instant, aucun élément fiable permettant de l’affirmer. La seule certitude c’est qu’on la retrouve imprimée et mentionnée, avec sa partition, dans un vieil ouvrage suédois du milieu du XIXe siècle et de l’année 1877 (visuel ci-dessus pour la partition). Ce livre, qui ne nous dit rien de précis sur les origines ou sur l’auteur de la chanson, regroupe des chansons folkloriques de Sudermanie (Södermanland), un antique province de Suède, situé au Sud de Stockholm. La ballade Herr Mannelig est la première à être citée dans l’ouvrage et elle est sans doute originaire de la même région, puisque ses paroles mentionnent deux lieux qui s’y trouvent: Tillo et Terno.
Pour le reste, nous savons aussi qu’elle est écrite en vieux suédois et comme beaucoup de chansons réputées médiévales, il est possible qu’elle soit antérieure au XIXe siècle, mais pas au point d’avoir ses origines avant le XVe siècle. Est-elle du XVIe, du XVIIe siècle? encore une fois et pour le moment en tout cas, il demeure difficile d’en être certain.
Adaptation française des paroles.
Nous vous en proposons ici une adaptation libre en français. Si vous êtes « suèdophone », la version en langue originale vient après.
Un matin, à l’aube, avant que le soleil ne luise Et que les oiseaux se mettent à chanter La troll des montagnes s’offrit au juste chevalier Et lui conta de fausses paroles
Messire Mannelig, Messire Mannelig, m’épouserez-vous? Pour tout ce que je vous offrirai sans compter Répondez seulement oui ou non Dites moi si vous voulez ou pas
A vous, je donnerai douze chevaux véloces Ils se tiennent dans le bosquet rose Ils n’ont jamais été sellés Et leur bouche n’a connu de bride
A vous, je donnerai douze moulins Qui sont entre Tillo et Terno Les meules sont de l’or le plus rouge Et leurs roues couvertes d’argent
A vous, je donnerai une épée dorée Qui brille de quinze anneaux d’or Pour que vous soyez fort au combat Et gagnez toutes vos batailles
A vous, je donnerai une tunique Des meilleures et des plus brillantes Non cousue de fil à l’aiguille Mais crocheté de pure soie blanche
(il répond)
Des cadeaux comme ceux-là, je prendrai volontiers Si tu étais une femme chrétienne. Mais je sais que tu es fille de troll des montagnes Des mauvais esprits et du diable
La troll des montagnes est sortie par la porte En gémissant et en criant: Si j’avais pu avoir pour moi ce jeune chevalier juste et bon, Mes tourments aurait pris fin.
Messire Mannelig, Messire Mannelig, m’épouserez-vous? Pour tout ce que je vous offrirai sans compter Répondez seulement oui ou non Dites moi si vous voulez ou pas
Version originale suédoise
Bittida en morgon innan solen upprann Innan foglarna började sjunga Bergatrollet friade till fager ungersven Hon hade en falskeliger tunga
Herr Mannelig herr Mannelig trolofven i mig För det jag bjuder så gerna I kunnen väl svara endast ja eller nej Om i viljen eller ej
Eder vill jag gifva de gångare tolf Som gå uti rosendelunde Aldrig har det varit någon sadel uppå dem Ej heller betsel uti munnen
Eder vill jag gifva de qvarnarna tolf Som stå mellan Tillö och Ternö Stenarna de äro af rödaste gull Och hjulen silfverbeslagna
Eder vill jag gifva ett förgyllande svärd Som klingar utaf femton guldringar Och strida huru I strida vill Stridsplatsen skolen i väl vinna
Eder vill jag gifva en skjorta så ny Den bästa I lysten att slita Inte är hon sömnad av nål eller trå Men virkat av silket det hvita
Sådana gåfvor jag toge väl emot Om du vore en kristelig qvinna Men nu så är du det värsta bergatroll Af Neckens och djävulens stämma
Bergatrollet ut på dörren sprang Hon rister och jämrar sig svåra Hade jag fått den fager ungersven Så hade jag mistat min plåga
Herr Mannelig herr Mannelig trolofven i mig För det jag bjuder så gerna I kunnen väl svara endast ja eller nej Om i viljen eller ej
En vous souhaitant une très belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.