Sujet : poésie, littérature médiévale, poète médiéval, bourgogne, poète bourguignon, bourgogne médiévale, poésie réaliste, temps, Période : moyen-âge tardif, XVe Auteur : Michault (ou Michaut) Le Caron, dit Taillevent ( 1390/1395 – 1448/1458) Titre : Le passe-temps
Bonjour à tous,
ous publions aujourd’hui quelques strophes supplémentaires du Passe-temps de Michault Taillevent. En réalité, nous en suivons le fil. Nous avions, en effet, déjà publié les onze premières strophes et voici donc les suivantes.
Un auteur médiéval
redécouvert tardivement
Même si l’on connait une version imprimée du XVIe siècle du Passe-temps, ce bel auteur du moyen-âge central, populaire en son temps, a souffert d’un manque d’exposition jusqu’à une date relativement récente, bien que quelques auteurs du XIXe et des débuts du XXe avaient tout de même fini par s’y pencher.
Référence : Michault Caron Taillevent avec Robert Deschaux
Pour dire un mot de cet auteur, Robert Deschaux (1924-2013) agrégé de grammaire, natif de Charavines, se fit une grande spécialité de la poésie du XVe siècle et notamment celle de la cour de bourgogne. Docteur de la Sorbonne, il enseigna longtemps auprès des universités, la langue et la littérature françaises du Moyen-âge et de la Renaissance. Son ouvrage sur Michault le Caron dit Taillevent est d’ailleurs la publication de la thèse qu’il soutint dans ses matières devant la Sorbonne.
Avant Robert Deschaux et à la période moderne, le poète médiéval était plus connu des chercheurs romanistes ou des médiévistes spécialisés dans le moyen-âge central et tardif que du public; certaines de ses poésies n’avaient d’ailleurs pas même été retranscrites depuis les manuscrits dans lesquelles on les trouvait et ces derniers ne pouvaient être décemment approchés sans une solide formation en paléographie. Cet ouvrage de 1975 reste donc, à ce jour, une référence et la meilleure parution pour découvrir le poète médiéval et l’ensemble de son oeuvre.
Le passe-temps : « Je » poétique et universalité du thème
ous n’allons pas ici revenir sur le statut de la vieillesse au moyen-âge que nous avons déjà abordé précédemment, mais simplement ajouter deux mots sur le Passe-temps du Michault et sur ses qualités.
Il y a, en effet, dans cette poésie de l’ancien joueur de farces à la cour de Bourgogne parvenu à l’hiver de sa vie, une force véritable qui touche sans doute autant par l’universalité de son thème que par l’approche subjective que le poète en fait: ce « Je » poétique et en détresse qui se tient au centre de l’oeuvre. A chaque fin de strophe, les locutions proverbiales ou en forme de proverbes, ouvrent encore la réalité poignante de l’expérience vécue sur l’universel et ce temps qui a filé entre les doigts du poète, dévient nôtre.
Au delà, on trouve encore, dans ce Passe-temps, la marque d’un style impeccable, le signe d’une écriture parvenue à sa maturité. On notera, bien sûr, quelques traces de l’école des rhétoriciens dans certains jeux de rimes ou de mots (flourissant/flor issant, parfont/parfont, amer/amer, etc…), mais sans parler ou s’arrêter à ces démonstrations de virtuosité, les mots coulent avec aisance et soulignent toute la grâce de ce moyen-français du XVe siècle. En bref, pour qui aime la langue française et son histoire, cette poésie est une pure délectation.
Michault Taillevent a vieilli mais son passe-temps n’a guère pris de rides. Il gagne à être plus largement redécouvert, lu ou relu. Et même s’il est difficile de l’établir avec certitude, on ne se surprend pas que certains passages de cette longue complainte et poésie sur la fuite du temps et l’âge de vieillesse ait pu inspirer François Villon.
Pour raccrocher sur l’article précédent, nous étions resté sur la strophe suivante :
Et le temps par mes ans hastoye, Que je ne m’en guettoye pas. Vieillesse m’attendoit au pas Ou elle avoit mis son embusche : Qui de joye est en dueil trebusche.
« Temps perdu n’est a recouvrer »,
Michault Caron Taillevent, le passe-temps (2)
Et la perdy tout l’apetis, De chanter, car Dame Viellesse Courut adont tout l’apetis De ma joye & de ma liesse; Dont il convendra que je lesse Le ditter et le rimoyer : Aprez le rire larmoyer.
En mon joly temps fuz astrains De faire ballades de flours; Or suy je mainenant contrains A faire ballades de plours Et complaintes de mes folours Pour mon temps qu’ay gaste en vain : Telle penne, tel escripvain. (1)
En mon estude florissant Jadiz a ditter aprenoye, Ou avoit maine* (maintes) flour issant*, (sortant, fleurissant) Surquoi mes matiers prenoye; Et ore en pleurs mon cuer prez noie. Ainsi est mon fait tout divers : Chappeaux ne sont pas tousdiz vers. (2)
Aux escolles d’amour haultaines Usay tous mes beaux jours seris* (paisible, serein), Mais les ruisseaux et les fontaines De ma joye sons tous taris, Et les fosses tous ateris Ou je puisoye faiz d’amer : Soubz arbre doulz fruit plain d’amer.
Ainsi m’a tollue* (de tolir, ravir, enlever) & hoste Toute ma joye et mon deport* (joie, plaisir) Vieillesse, par mes ans hastee, Et destruit le havre et le port Ou tout le gracieux aport De mon doulx plaisir arrivoit : Qui vist changer dueil à riz voit. (3)
Viellesse adont rompi le mas De ma nef, je le voy moult bien, Dont venoit l’esparnz* (l’épargne) & l’amas De toute ma joye et mon bien; Si ne scay encore combien J’ay de temps et d’age a durer: Qui vist il fault tout endurer.
J’estoye de joye atourne* (entouré, paré) Ou temps que jeunesse hantoye, Mais le temps est bien retourne: Je pleure ce que je chantoye, Car adonques point ne tastoye De viellesse le gue parfont* (profond): Les regres les douleurs parfont* (de parfaire).
Helas ! se j’eusse en congnoissance De ce que j’ay depuis trouve, Ou que maintenant congnois, sans ce Que je l’eusse adonc esprouve, Ja n’eusse este prins ne prouve* (éprouvé) Ainsi de joye desgarny : Mal vist qui n’est adez garny* (désormais, de nos jours pourvu, nanti).
Bien feusse, se j’eusse eu ce sens, Quand de jeunesse estoye es mains, Que temps passe, comme je sens A toutes heures, soirs et mains ; Mais je ne cuidoie avoir mains Du bien dont mon cuer est issu : Drap s’uze, comme il est tissu.
Jeunesse, ou peu de gouvern(e) a, Pour ce que de bon cuer l’amoye, Mon fait et mon sens gouverna Se fault y a, la coulpe est moye. Chose n’y vault que je lermoye, Et ne feisse riens qu’ouvrer (4) Temps perdu n’est a recouvrer.
NOTES
(1) « telle plume, tel écrivain » : le mot fut sujet à des évolutions désignant le transcripteur d’un manuscrit ou le rédacteur d’un texte à partir du milieu du XIVe il se fixe pour désigner de plus en plus le rédacteur d’un texte. La revue Romania nous apprendra toutefois en 2014 qu’en milieu bourguignon (ça tombe bien nous y sommes) :
« … la production des œuvres et des manuscrits est difficilement dissociable, en particulier en milieu bourguignon, pour des personnalités comme Jean Miélot, Jean Wauquelin, Jean Duquesne, David Aubert et bien d’autres, le même mot (escripvain) pouvant encore désigner, vers la fin du xve siècle, à la fois des auteurs qui se font copistes et des copistes qui se font auteurs » « Olivier Delsaux. Qu’’est-ce qu’un « escripvain« au Moyen Âge? Étude d’un polysème« , Maria Colombo Timelli, Romania, 132, 2014
(2) Métaphore sur le ver(t) qui désigne le printemps, la jeunesse.
(3) celui qui vit longtemps voit le rire se changer en deuil
(4) ouvrer : y travailler, fig. ne fasse que « le remâcher », « en souffrir »
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE
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Sujet : poésie médiévale, fable médiévale, langue d’Oil, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poète médiéval, convoitise Période : XIIe siècle, moyen-âge central. Titre : Dou lièvre et dou Cers Auteur : Marie de France (1160-1210) Ouvrage : Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820
Bonjour à tous,
our aujourd’hui, voici une nouvelle fable médiévale de Marie de France. auteur et poétesse anglo-normande de la fin du XIIe siècle. A l’image du cheval qui « louchait » sur l’herbe du pré voisin, c’est encore la convoitise qui est, ici, montrée du doigt et la morale élargit même à la cupidité et à l’avidité.
Le lièvre et le cerf
Voyant la belle ramure d’un cerf, un lièvre se prit à rêver d’en posséder une semblable. Ayant étudié son sujet et vu que nul n’était doté, par Mère nature, de tels bois, il alla voir la destinée, pour lui demander quelques comptes et obtenir, à son tour, qu’on lui offre ces beaux atours. La déesse ayant rétorqué qu’il ne saurait, s’il en avait, en faire usage ni les porter, l’animal se montra têtu, et par force persévérance, vit son souhait exhaussé, au sortir de l’entrevue. Las!, il découvrit, un peu tard, qu’il ne pouvait lever le chef, ni même aller par les chemins, tant la ramure était pesante : « car il avait plus qu’il devait et qu’il convenait à sa grandeur« . Moralité ?
« Par cet exemple on veut montrer Que l’homme riche et l’homme avide* Veulent toujours trop convoiter Et s’ils se voient exhausser; Ils prennent tant pour leur usage Que leur honneur en prend dommage. »
* « aver » à le double sens d’avare et d’avide
Dou lièvre et dou Cers
Uns lièvres vit un Cerf ester Ses cornes se prist à esgarder, Mult li senla bele sa teste; Plus se tint vix que nul beste, Quand autresi n’esteit cornuz, E qu’il esteit si poi créuz. A la Divesse ala paller, Si li cumnece à demander Pur-coi ne l’ot si huneré, E de cornes si aturné Cume li Cers k’il ot véu. La Destinée a respundu : Tais toi, fet-ele, lai ester, Tu nès purreies guverner; Si ferai bien, il li respunt. Dunt eut cornes el chief à-munt Mais nés pooit mie porter, Ne ne pooit à tot aler; Qar plus aveit q’il ne déust E qu’à sa grandur n’estéut.
Moralité
Par cest essample woel mustrer Que li rique hume et li aver Vuelent tuz-jurs trop cuvietier, E si vuelent eshaucier; Tant emprennent par lor ustraige Que lor honur turne à damaige.
n ne peut manquer de se souvenir ici de la fable du cerf d’Esope, reprise par Jean De La Fontaine. L’animal se mirant dans l’eau, lamentait la disproportion de ses jambes et tirait gloire de ses bois, pour se voir finalement condamner par eux.
«Quelle proportion de mes pieds à ma tête? Disait-il en voyant leur ombre avec douleur : Des taillis les plus hauts mon front atteint le faîte; Mes pieds ne me font point d’honneur.» Le cerf se mirant dans l’eau,Jean de la Fontaine (1621 – 1695)
Dans notre fable médiévale du jour, ce n’est, cette fois, pas lui qui en sera la victime mais leur beauté excitera la convoitise d’un ambitieux lièvre qui finira par en faire les frais. On croise de très près le thème de la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le boeuf.
Convoitise, cupidité, avidité conduisent à l’impasse et même au déshonneur et ces travers viennent encore, dans la morale de cette fable, s’inscrire en miroir du manque de charité.
Quant aux ramures du cerf, sont-elles tout à la fois ici symbole de beauté, de prestige ou de pouvoir ? Remis en perspective sociologiquement, on peut se demander si, à travers la symbolique de ce glorieux « chef », un certain cloisonnement social n’est pas également suggéré entre les lignes, un peu comme c’était le cas entre la fable de la puce et du chameau. La destinée (fortune encore elle ?) a donné à chacun une place « avec raison » et il convient de savoir l’occuper. S’il n’est même pas ici question de dépréciation « à chacun sa grandeur« , une chose demeure certaine, avoirs et pouvoir ne sont pas synonymes, encore moins quand l’avidité s’en mêle.
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE
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Sujet : poésie médiévale, littérature médiévale, manières de table, auteur médiéval, ballade, poésie morale, satirique ballade, moyen-français, vin, Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « Va à la court, et en use souvent » Ouvrage : Oeuvres complètes d’Eustache Deschamps, Tome VIII. Marquis de Queux Saint-Hilaire, Gaston Raynaud 1893)
Bonjour à tous,
ous avons, jusque là, publié tant de poésies morales et acerbes d’Eustache Deschamps que nous devons faire aujourd’hui un peu justice à la nature plus légère dont il sait aussi faire montre dans certains de ses textes.
S’il a effectivement chanté les excès et les artifices de la vie curiale, les valeurs dévoyées et tant d’autres travers de son temps, il a aussi, plus que nul autre avant et après lui, amené la ballade médiévale sur les terrains les plus variés. Grand amateur du procédé de l’accumulation, il y établit souvent de longues listes qui prennent quelquefois des allures de monographie et ravissent les médiévistes par leur richesse et leur exhaustivité; toute chose qui continue encore d’imposer ce poète médiéval comme un témoin d’importance sur bien des aspects de son siècle.
Sur le thème du jour « bonne chère et bons vins », on compte chez lui un nombre important de ballades et poésies à travers lesquelles il nous dévoile sa nature de bon vivant; l’homme apprécie, en effet, les mets de choix dans toute leur grande variété, pourvu qu’ils soient dûment accompagnés de bons vins. Il grincera même des dents quand les tables auxquels il s’assoit ne l’honorent pas assez à son goût ou même quand les usages se perdent (« Li usaiges est faillis ») et que « les meilleurs vins viez et nouveaulx » que l’on offrait autrefois aux baillis et aux juges ont fini par leur passer sous le nez (ballade Des vins que on souloit anciennement présenteraux baillis et juges). Dans un autre registre, l’attention à la nourriture fera encore l’objet chez lui de considérations et de ballades plus hygiénistes et « préventives » (dans l’intention au moins) contre les terribles épidémies de peste.
Nourriture
& satire chez Eustache Deschamps
Que l’on ne s’y trompe pas pourtant, si le thème de la satire n’est pas dans la ballade du jour ce qui saute aux yeux, Eustache Deschamps ne baisse pas toujours la garde quand il parle de nourriture, loin s’en faut. Il se servira même du thème dans un nombre non négligeable de ballades pour moquer certaines coutumes alimentaires de provinces ou pays ou pour se plaindre encore de mauvais séjours passés en terres lointaines. De la même façon, dans ses diatribes contre la cour, il montrera souvent du doigt les excès de gloutonnerie qu’on y trouve. La figure de l’excès de nourriture (amoral, profiteur, glouton, avide, etc …) s’opposera ainsi souvent chez lui à celle d’une consommation plus saine, loin des bruits, des fastes et des pratiques parasites de la cour.
On trouvera, dans l’article cité ci-dessus de la romaniste Susanna Bliggenstorfer, une analyse exhaustive de la question et des développements tendant à ramener la majeure partie des textes de l’auteur médiéval sur le sujet de la nourriture vers la satire. On notera, en particulier, sous la plume de cette dernière, la démonstration intéressante de l’usage qu’Eustache Deschamps fait, dans de nombreux cas, du procédé d’accumulation qu’il affectionne particulièrement (nous le disions plus haut) pour le mettre au service de la critique ou de l’invective, et au bout du compte de la satire.
Il demeure décidément difficile pour notre poète d’échapper à sa propre nature, mais pour le coup et pour aujourd’hui au moins, la ballade que nous vous présentons déroge à la règle. Le ton est plutôt léger même si le sujet dont il traite entend faire autorité (on ne se refait pas) : « Faictes Obeissance au vin ». Il y est question de l’importance que l’auteur accorde à la présence du vin à sa table (« manières de table » et non pas excès) et, si elle se situe dans les usages et pas du tout dans la poésie gollardique ou les clins d’oeil « Villonesque » à la Taverne, cette poésie pourrait avoir tout de même tout à fait sa place au début d’un bon repas ou même d’un banquet.
« Faictes obeissance du vin »
dans le moyen-français d’Eustache Deschamps
Ce texte en moyen-français du XIVe siècle ne présente pas de difficultés majeures de compréhension. Une fois n’est pas coutume, les notes de vocabulaire destinées à vous guider sur les quelques points de difficultés sont toutes issues du tome VIII des œuvres complètes d’Eustache Deschamps par le Marquis Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud, dans lequel on peut retrouver cette ballade.
Offices des hostelz royaux, C’est assavoir panneterie, Cuisine atout voz grans boyaux, Escurie et la fruiterie, Fourriere (1)contre qui l’en crie Pour les logiz souventefois, Soiez l’un a l’autre courtois; Mais je vous conseille en la fin, Pour mieulx attemprer* (rafraîchir) vostre voix Faictes obeissance au vin.
Car telz offices est tresbiaux Et ly noms d’eschançonnerie : Chapons rostiz, boucs ne veaulx Ne sausses de la sausserie Sans vin n’est c’une moquerie : Avoine et foing, poires et nois Ne logis ne vault .II. tournois Sans ce hault poete divin, Bachus, et pour ce que c’est drois, Faictes obeissance au vin.
On est content pour .II.morsiaux De pain : s’en boit on mainte fie* (fois) A ces tasses, voirres, vessiaulx A l’usance de Normandie. Sanz vin tout office mandie, Mais par li a l’en char et poys, Pain, brouet* (jus, ragoût), avoine et tremoys (blé de mars), Lumiere, fruit soir et matin, Buche et charbon : tous les galoys* (les bons vivants) Faictes obeissance au vin.
L’ENVOY
Chambre aux dernier, gaiges du moys, Tous offices et ceulz de boys, Queux, escuiers, li galopin, Chapellains, nobles gens, bourgoys, Escuiers, clers, gardez voz loys* (attributions), Faictes obeissance au vin.
(1)officier de fourrier, officier charger de l’intendance, notamment durant les campagnes militaires et les déplacements.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
NB : L’illustration présente sur le visuel provient d’une toile de Theodoor Rombouts, fabuleux peintre flamand des XVIe et XVIIe siècles.
Sujet : reconstitution, maquettes, reproduction, artiste, passion médiévale, portrait de passionné, architecture médiévale, maquettes médiévales. Période : moyen-âge gothique et roman Artiste : Pascale Laîné Réalisations : maquettes et miniatures médiévales, exposition. Oeuvre : Odes à Mélusine (2018)
Bonjour à tous,
l y a quelque temps, nous vous avions présenté ici le travail de l’artiste Pascale Lainé autour de ses fabuleuses maquettes médiévales. Si vous aviez vu l’article d’alors, vous n’avez pu oublier ses univers et ses scènes d’ambiance miniatures, au carrefour de l’architecture gothique et médiévale et du moyen-âge fantastique. Elle nous avait alors promis de revenir vers nous sitôt que le projet sur lequel elle se trouvait occupée verrait le jour et c’est désormais chose faite. Après des centaines et des centaines d’heures de travail, elle vient, en effet, de mettre la touche finale à sa nouvelle oeuvre : un ode à la fée médiévale Mélusine qui nous avons le plaisir de vous présenter ici en image.
Nous en profiterons pour faire un large crochet et pour vous parler de la fée Mélusine et de son émergence dans la littérature médiévale. Grande bâtisseuse, la fille de la fée Présine et du Roi Elinas fait sans doute partie des personnages les plus fantastiques de la mythologie du moyen-âge central à tardif, de la Bretagne au Poitou et à l’Aquitaine, en passant par la Provence. Sa réputation a traversé les siècles puisqu’elle demeure encore populaire dans de nombreuses régions.
XIVe siècle
naissance de la Melusine de Jean d’Arras
i plusieurs sources antiques font mention d’une déesse ou fée mi-femme mi-serpent, la mythologie médiévale autour de Mélusine fut définitivement fixée et rendue populaire par Jean d’Arras, auteur médiéval qui écrivit vers la fin du XIVe siècle (1392-1394) un récit en prose connu sous les noms de La noble histoire de Lusignan ou Le roman de Mélusine en prose. L’histoire mettait en scène la jeune femme, lui donna son nom définitif et encore ses véritables lettres de noblesse. A peu près à la même époque (1401-1405) un autre auteur Couldrette achèvera une oeuvre en vers sur le même sujet, présentant de fortes ressemblances avec celle de Jean d’Arras: Mélusine, Roman de Parthenay ou Roman de Lusignan. Il est possible que les deux écrivains se soient inspirés de la même source, des hypothèses ont été soulevées dans ce sens qui demeurent, à ce jour, invérifiables. Quoiqu’il en soit, les deux ouvrages connurent un franc succès et consacrèrent la popularité médiévale de ce conte fantastique.
Le résumé du Roman de Jean d’Arras
Pour revenir sur le récit de Jean d’Arras, l’auteur affirme s’être inspirée d’une chronique dont nulle trace ne subsiste. Nous explorerons quelques pistes à ce sujet dans un deuxième temps mais résumons tout d’abord son histoire pour mieux comprendre qui est Mélusine.
Ayant enfanté trois filles de son mariage avec le roi Elinas, la fée Présine fut contrainte de fuir et de se réfugier sur l’île d’Avalon pour les élever. Au moment de son union avec le roi d’Ecosse, elle lui avait fait promettre de ne jamais chercher à la voir durant ses accouchements mais manipulé par le fils d’un premier mariage, le souverain avait fini par transgresser l’interdit.
A l’adolescence, ayant appris les agissements de leur père et son implication dans leur bannissement, les trois soeurs décidèrent de se venger de lui et le firent enfermer dans une geôle magique. Leur mère Présine, encore éprise du roi, fustigea ses filles pour leur comportement, les condamnant chacune à une malédiction. Mélusine hérita sans doute de la pire. Tous les samedis, la partie inférieure de son corps serait, en effet, changée en serpent et elle serait ainsi condamnée à vivre pour l’éternité. Le seul moyen pour elle d’y échapper serait d’épouser un mortel. Elle deviendrait alors à son tour mortelle et pourrait être sauvée, à la condition que son promis ne la voit jamais sous sa forme fantastique.
Quelque temps plus tard, un jour qu’il chassait au coeur de son Poitou natal, le jeune noble Raimondin, fils du comte de Forez, tua par accident son oncle, le comte de Poitiers. Au coeur de la forêt et au bord d’une fontaine, il rencontra bientôt, ce même jour, trois jeunes filles dont l’une lui promit de l’aider à se laver de son crime s’il l’épousait, la seule condition étant qu’il ne cherche pas à la voir les samedis. C’était bien sûr Mélusine désireuse de se soustraire à sa terrible malédiction. Le jeune seigneur accepta et ces épousailles lui valurent bientôt une belle fortune, de nombreux enfants et tout le faste et la gloire dont il avait jamais pu rêver. Mélusine se chargea même de lui faire construire les plus beaux châteaux dont celui de Lusignan. Elle y démontra même une grande adresse (nous y reviendrons).
Las ! là-encore, sous la foi de rumeurs colportées par son propre frère, l’époux, fou de colère et de jalousie, finira par transgresser l’interdit : Mélusine le tromperait les jours fatidiques ou pire serait, en réalité, une fée et userait de ces jours ci pour s’amender et faire pénitence ! N’y tenant plus, il fera un trou dans le mur de la pièce où la belle se tenait enfermée le samedi pour l’espionner et en avoir le coeur net. Et là fatalement, il la surprendra au bain, dans son étrange forme et métamorphose. Rien ne se produira sur l’instant et les époux sachant le tabou transgressé n’en piperont mot, mais plus tard, échauffé par le mauvais comportement d’un de leurs fils qui avait mis le feu à un monastère, Raimondin lèvera le ton sur Mélusine, la rendant coupable des exactions de sa descendance en faisant clairement allusion à sa forme (maléfique) et sa malédiction : « Ah très fausse serpente… ». Elle se changera alors en serpent ailé et disparaîtra par la fenêtre à jamais.
L’histoire conte qu’elle viendra toutefois veiller sur sa progéniture comme elle apparaîtra ensuite à tous ceux de son lignage. De son côté, rendu au désespoir, l’époux se retirera dans l’érémitisme à Montserrat, quant àu fils poufandeur de moines, après être aller se confesser à Rome, il rebâtira le monastère de Maillezais qu’il avait indûment détruit.
Aux sources médiévales
de l’Histoire de Mélusine
n peu avant Jean d’Arras, on retrouve chez d’autres auteurs, la trace et même la trame qui allait servir de fond à son récit. A la fin du XIIe siècle, Gaut(h)ier Map, clerc de la cour d’Angleterre allait mentionner dans de Nugis Curialium (1181-1193), les épousailles d’un jeune seigneur avec une étrange créature rescapée d’un naufrage. Elle lui donnera une belle descendance, mais le comportement d’évitement de la jeune femme à l’égard des rituels chrétiens, alertera la mère de l’époux. Ayant percé un trou dans le mur de la chambre pour l’observer, la belle-mère surprendra sa bru, ayant pris, dans son bain, la forme d’un dragon. Décidé à conjurer la malédiction, l’époux, assisté d’un prêtre, viendra pour asperger l’étrange créature impie d’eau bénite mais celle-ci s’enfuira pour disparaître à jamais dans les airs.
Une histoire similaire relatée dans les Otia Imperialia ( 1209-1214) est réputée cette fois-ci s’être passée près de Valence dans la Drôme. Elle fait mention de la dame du château d’Esperver, elle aussi rétive à certains rites chrétiens et qui évitait toujours le début des messes, de peur sans doute que l’Ostie ne la brûle. Retenue finalement contre son gré par son époux et ses valets dans l’église au moment de la consécration, l’histoire conte qu’elle se transforma elle-aussi en une étrange créature ailée pour disparaître avec fracas par le plafond de l’édifice, sans que nul n’en entendit plus jamais parler.
Plus proche encore du récit de Jean d’Arras et moins de deux siècles auparavant, Gervais de Tilbury (1150-1228), clerc, chevalier et auteur des XIIe, XIIIe siècle avait déjà posé les grandes lignes de l’histoire de la fée, sans encore la nommer. A quelques variations près, on y retrouvait déjà tous les ingrédients du récit de Jean d’Arras à ceci près que l’histoire se passait en Provence, au château de Rousset, près de Aix : malédiction qui condamne la jeune fille à avoir le bas du corps changé en serpent une fois la semaine, épousailles d’un certain « Raimond », interdiction faite à l’époux de chercher à la voir les jours où la malédiction la frappe, fortune et réussite du mari une fois la jeune fille épousée, grande fertilité, descendance nombreuse et, pour finir, transgression inévitable de l’interdit par le mari avec renvoi de la jeune fille à sa malédiction éternelle. Cette fois-ci, avec Gervais de Tilbury c’est en serpent aquatique qu’elle se changeait et non plus en Serpent ailé ou en Dragon, disparaissant dans les eaux et non plus dans les airs.
Enfin, pour clore ce panorama historique et médiéval de l’Histoire de Mélusine, il faut encore mentionner le récit d’un moine bénédictin vendéen du nom de Pierre Bersuire, autour de 1300. Sans citer lui non plus le nom de la jeune fille, il reprenait à nouveau les éléments de l’histoire en la ramenant vers le Poitou. Il posait aussi, au passage, un cadre encore plus précis que l’on allait retrouver chez Jean d’Arras en mentionnant la construction du château de Lusignan. (1)
Mélusine, fée bâtisseuse
ous l’avons dit on retrouvera Mélusine dans bien des régions et elle se présente même souvent comme un personnage ambivalent. Nourricière et féconde, elle peut aussi se montrer en d’autres endroits, bien plus versatile. On la retrouvera notamment dans l’Yonne et dans la région de Maulnes où à l’aide de ses filtres et sortilèges elle mettra des bâtons dans les roues de quelques moines décidés à faire bâtir d’abord un monastère, puis une église non loin de ses terres. L’histoire est supposée avoir eu lieu avant la rencontre avec le seigneur Raimondin, et on comprend bien, à travers elle, comment cette fée et la fascination qu’elle exerce a pu donner lieu à de nombreuses histoires et variations locales.
Au delà de cette ambivalence, un des aspects fort de l’image de la fée reste avec et après Jean d’Arras, ses qualités de bâtisseuse.
« Si vous vueil desormais commencier la vraye histoire des merveilles du noble chastel de Lisignen en Poictou, et comment ne par quel maniere il fu fondez (…) L’ystoire dit que entretant que Remondin fu en Bretaigne, Melusine fist bastir la ville de Lusignen et fonder les murs sur la vive roche, et la fit estoffer de fortes tours: drues, machicolees et a terrace, et les murs maschicolez, et alees au couvert dedens la muraille pour deffendre a couvert par les archieres autant bien par dehors comme par dedens, et parfons trancheiz et bonnes brayes. Et fit bastir en le bourc et le chastel une forte tour, mur de la tour de XVI e XX piez d’espez. » Jean d’Arras, La Noble Histoire de Mélusine
Cette nature de bâtisseuse sous la plume de l’auteur du moyen-âge central est sans nul doute intimement liée à la fortune générale qu’apporte la fée à son époux. Elle s’inscrit, en tout cas, dans ce cadre. Plus que jamais au XIIIe et XIVe siècle, le château de pierre, édifice puissant, fastueux, spacieux est la marque incontestable et le symbole par excellence de la réussite et de la richesse de son hôte autant qu’il est le signe de son pouvoir militaire. L’histoire économique et politique de ce moyen-âge central, l’essor économique et l’importance du château viennent ici donner à Mélusine ses qualités nouvelles.
Il faut préciser que tous les bâtisseurs et ouvriers sollicités pour réaliser les oeuvres gigantesques de la fée y trouvent largement leur compte et sont réglés rubis sur l’ongle et sans retard. On comprend mieux après coup que certains d’entre eux aient pu voir en elle une muse :
« …Et fesoient les ouvriers dessuz diz tant d’ouvrage et si soubdainement que tous ceulx qui qui par la passoient en estoient esbahiz. Et les paioit Melusigne tous les samediz, si qu’elle ne leur devoit denier de reste. Et trouvoient pain,vin, char et toutes choses propices que il leur failloit, par grant habondance. Ne nulz homs ne savoit dont cilz ouvriers venoient, ne dont ilz estoient. Et en brief temps fu faitte la forteresse, non pas une mais deux fortes places, avant que on peust venir au dongon. » Jean d’Arras,La Noble Histoire de Mélusine
Habile bâtisseuse qui traite avec largesse ceux qui l’assistent dans cette tâche, encore une fois, on ne peut pourtant pas réduire Mélusine à ces qualités qui ne sont qu’un prolongement de ses dons et de ses talents : fertilité, fécondité, et même l’exercice d’une certaine bonté malgré sa nature fantastique et peu chrétienne la caractérise sans doute bien plus.
Si la plupart de ses auteurs médiévaux la considéreront, par ailleurs, comme une créature de laquelle il faut se défier, quand ce n’est pas un ange déchu, elle fait, la plupart du temps tout son possible pour s’amender et se soustraire à sa funeste malédiction. Les conditions qu’elle pose semblent même bien maigres au regard de tout ce qu’elle prodigue et pourtant la fatalité finit toujours par la rattraper. D’une manière ou d’une autre, il faut que l’interdit soit transgressé et que Mélusine retourne à son destin tragique par la main même de celui qu’elle avait « élevé » et qui avait aussi le pouvoir de la sauver.
Retour à l’oeuvre de Pascale Lainé
près ce long détour qu’il nous fallait bien faire, vocation du site oblige, voilà cette maquette médiévale de Pascale Lainé mieux replacée dans son contexte. Ingrédients magiques et potions, instruments de musique pour célébrer Mélusine, on y trouve encore des myriades d’autres détails évocateurs de la fée.
Comme nous le disions en introduction, les heures de travail sont innombrables pour arriver à cette oeuvre totalement aboutie aux détails époustouflants. A son habitude, l’artiste a travaillé l’ensemble des pièces du décorum d’après manuscrits ou au moyen de recherches précises sur les instruments, objets, vitraux, éléments d’architecture d’époque.
Est-ce un autel dressé par quelques bâtisseurs inspirés, en l’honneur de la fée ou Mélusine elle-même est-elle revenue en secret, pour élire domicile dans cette belle chapelle abandonnée et déjà reconquise par la végétation ? Voilà ce que nous en dit l’auteur elle-même :
« Dans cette maquette, j’ai voulu mettre à l’honneur la femme, la musique, la liberté de culte ou de non culte, les bestiaires imaginaires, et surtout : les courbes… Partout, les courbes se répondent en échos envoûtants. L’ambiance est méditative, sereine. Ni violence, ni intransigeance, Mélusine ne rêve que de bâtir , construire. » Pascale Lainé
Pourtant et c’est ainsi que la magie opère, l’art ne peut jamais donner en quelques mots, toutes ses clefs. Rendu face à l’oeuvre et immergé dans son ambiance, on jurerait sentir qu’une présence invisible habite l’endroit.
Précisons-le d’ailleurs sachant qu’elle nous en saura gré, l’art quel qu’il soit visuel, sculptural, pictural, scénique a toujours vocation à se donner « vivant ». La mise à plat photographique ne lui fait que rarement justice; les couleurs naturelles, l’atmosphère, la profondeur (dans les deux sens du terme), sont autant de choses qui ne se livrent qu’en face de l’oeuvre véritable. Aussi, pour merveilleux que l’effet puisse être à la vue des images qui émaillent cet article, nous espérons qu’il ne soit qu’une invitation à aller voir de près les oeuvres de Pascale Lainé, là où elles sont exposées.
Au château de Bordes jusqu’en mai prochain
Concernant cette belle maquette médiévale en forme d’hommage à Mélusine, elle s’est déjà envolée vers son destin et elle sera visible dans la tour Jeanne d’Arc du Château de Bordes, dans la Nièvre, jusqu’au mois de mai prochain. Elle y rejoindra les autres maquettes de Pascale qui s’y trouvent déjà exposées. Les oeuvres devraient ensuite voyager en direction du château de Sagonne dans le Cher, jusqu’en septembre.