Sujet : poésie médiévale, auteur médiéval, moyen-français, manuscrit ancien, poésie, Virelay, devoir, poésie morale, bienséance, virelai. Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «Fay tousjours ce que tu doys» Ouvrage : Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, T IV, Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)
Bonjour à tous,
ous repartons, aujourd’hui, à l’exploration de l’œuvre d’Eustache Deschamps. Ce poète du Moyen Âge tardif, qui a vécu entre la deuxième partie du XIVe et le début du XVe siècle, nous a laissé une œuvre abondante en moyen-français, aux thèmes extrêmement variés.
Les vertus de l’homme de bien
Français 840 les œuvres d’Eustache Deschamps
Une fois de plus, nous délaisserons la partie la plus courtoise et sentimentale de son héritage, pour aller vers sa poésie plus morale et sociale. L’occasion nous en sera donnée par un virelai qui se présente, à la fois, comme une leçon de conduite, d’éthique et de vie. Les valeurs qu’Eustache y adresse sont assez nombreuses : maintien et calme face à l’adversité, droiture et éloge du contentement, le tout dans la douceur et la courtoisie. Ce sont là les qualités de l’homme de bien.
Quant aux écueils à éviter, ils sont eux aussi trempés de morale sur fond chrétien : convoitise, envie, malhonnêteté, vaine poursuite des mérites mondains; etc… Au bout du chemin, le temps d’une étincelle, la vie est déjà passée. La leçon reste simple, mais profonde. Etonnement, la fin de ce virelai est presque prémonitoire puisque cet auteur médiéval s’est éteint à soixante ans. Or, c’est l’âge qu’Eustache mentionne lui-même dans la dernière strophe de cette poésie comme celui pour l’homme de tirer sa révérence.
Sources historiques et œuvre d’Eustache
Vous pourrez retrouver ce virelai dans le manuscrit médiéval Français 840, conservé à la BnF et accessible à la consultation sur Gallica. Pour sa transcription en graphie moderne, nous continuons de nous baser sur les ouvrages du Marquis de Queux de Saint-Hilaire et de Gaston Raynaud et leur publication de l’œuvre complète d’Eustache Deschamps, dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
Fay tousjours ce que tu doys dans le moyen-français d’Eustache
NB : Le moyen français des XIVe et XVe siècles se comprend assez bien mais il peut présenter quelques difficultés cachées, voire quantité de faux-amis ou de mots dont le sens a notablement évolué depuis. Aussi, pour une meilleure compréhension, nous vous fournissons quelques clefs de vocabulaire.
Fay tousjours ce que tu doys : Ne t’esbahy se tu voys Aucune chose grevayne* (fâcheuse) ; Ce qui puet avenir veigne : Dieux cognoist tout une foys.
Convoitise ne te praigne, N ‘envie ne te souspraigne , Maiz soyes douls et courtoys, Qu’au fort* (à la fin) li mauvaiz ont payne Et renommée villayne, Et les bons bien, car c’est droiz* (juste).
Maulx regne un temps comme roys Et fait les bons trop destroys (1), Puis chiet (*de chaoir : choir) par cause soudayne , Et biens tient droite s’ansaigne (2) . Pour ce dy celon les droys : Fay tousjours ce que tu doys.
Que vault richesse mondayne Mal acquise ? n ‘est pas sayne ; Mieux vaudroit mangier ses poys Et boyre yaue* (eau) de fontayne, Que consentir chose vayne Ne pechier pour avoir voys (3).
Soixante ans ne sont c’un moys Ou un jour souventesfoys , Que la mort vient tressoudayne Qui le corps et l’ame enmayne ; Si te conseille a mon choys : Fay tousjours ce que tu doys.
(1) destreindre : tourmenter, angoisser (2) Son enseigne : bannière, banderole de la lance (3) posséder renommée, faire autorité
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
NB : l’enluminure de premier plan sur l’image d’en-tête, ainsi que sur l’illustration, est tirée du manuscrit ms 1130 : Les trois pèlerinages et le Pèlerinage de la Vie Humaine de Guillaume de Digulleville (moine et poète français du Moyen Âge central (1295-1360). Elle représente le pèlerin en route pour la Jérusalem céleste. Ce manuscrit de la deuxième moitié du XIVe siècle est actuellement conservé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris. Il peut être consulté en ligne ici.
Sujet : poésie médiévale, auteur médiéval, moyen-français, manuscrit ancien, poésie, Ballade, complainte, poésie politique, poésie satirique Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «De la Complainte du Pays de France» Ouvrage : Poésies Morales et Historiques d’Eustache Deschamps, G.A. Crapelet (1832)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle ballade d’Eustache Deschamps. Dans la veine de certaines de ses poésies politiques et satiriques, l’auteur médiéval y reviendra sur son siècle et sur la déchéance des valeurs auxquels il assiste. Cette fois, il se glissera dans la peau du « Pays de France » pour le faire parler, le temps d’une complainte sans concession.
Complainte sur une France en perdition
Le « Je » de cette ballade est donc celui d’une France qui a laissé disparaître son honneur et ses héros, au profit du mensonge et de la tricherie. Pour Eustache Deschamps, l’affaire est claire : la vaillance, la courtoisie, la bonté et la joie sont mortes et, avec elles, la chevalerie d’antan et ses valeurs. Devenue petite et mesquine, la France voit son nom moqué en tout lieu et personne n’ose plus s’en réclamer.
Ce n’est pas la seule poésie qu’Eustache fera sur sa tristesse de vivre au cœur d’une France déchue et dévoyée que nul ne respecte plus. On citera, par exemple, sa ballade 159. Il y empruntait déjà la première personne pour incarner une France qui se mire, avec amertume et nostalgie, dans son glorieux passé. En voici un extrait :
« Je conquestay jadis maint riche fort Et mains pais soubmis par ma doctrine. Toutes terres doubtoient mon effort, Je n’oy adonc ne voisin ne voisine Qui ne me fust obedient, encline, Et qui en tout ne doubtast ma puissance, Lasse! et je voy que mon fait se décline Qui jadis fui la lumière de France. » Eustache Deschamps – Ballade CLIX, extrait.
Contexte historique et sources
Il est difficile de dater précisément cette complainte du pays de France, mais le vers « Et chascun veult par force estre mon hoir. » pourrait suggérer qu’elle se situe autour de la mort de Charles V et des tensions qui lui ont succédé au sein de la famille royale (voir Eustache Deschamps en son temps, Hélène Millet, Publications de la Sorbonne, 1997). Nous serions donc autour de 1380.
Si la poésie nous gratifie de peu d’éléments de contexte et pour cette raison même justement, la force des vers est demeurée et continue de nous parler. A 700 ans du poète, elle peut faire écho à certaines idées qui résonnent encore au sein de notre modernité et qu’on avait pu croire nouvelles. Sous la pression de circonstances totalement différentes, on pourrait même être tenté de les plaquer au contexte très actuel.
Du point de vue des sources historiques, on pourra se reporter au manuscrit médiéval français 840 que nous avons déjà, maintes fois, cité. Cet ouvrage, daté du XVe siècle, contient l’ensemble de l’œuvre d’Eustache Deschamps et se trouve conservé au département des manuscrits de la BnF (à consulter sur Gallica).
« De la Complainte du Pays de France« dans la langue d’Eustache Deschamps
Je plain et plour le temps que j’ay perdu, Vaillance, honeur, sens et chevalerie, Congnoissance, force , bonté et vertu ; Largesce, amour, doulz maintien, courtoisie, Humilité, déduit, joieuse vie, Et le bon nom que je souloie avoir, Le hardement, la noble baronnie ; Quant l’un ne veult fors l’autre décevoir.
J’ay veu partout honourer mon escu, Et en tous lieux doubter ma seignourie, Comme puissant et richement vestu; Terre conquis par ma bachelerie (1). Lasse ! or me voy aujourdui si périe, Que nul ne fait envers moy son devoir; Bien doy éstre déboutée et esbahie, Quant l’un ne veult fors l’autre décevoir.
A Dieu ! hélas ! que m’est-il advenu? Orgueil me suist, lascheté, villenie, Trop convoiter, honte, que me fais-tu? Dissimuler, barat (2) et tricherie ; Mon nom s’i pert, et tourne en moquerie , Et chascun veult par force estre mon hoir. Je périray ; c’est ce pour quoi je crie, Quant nulz ne veut fors l’autre décevoir.
(2) Barat : ruse, tromperie (Hilaire Van Daele, petit dictionnaire de l’ancien français).
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
NB : l’enluminure utilisée pour l’illustration est l’image d’entête est tirée du manuscrit médiéval Ms17, le roman de la Rose (crédits photo IRHT). Le manuscrit n’est pas digitalisé mais nous avons trouvé cette enluminure sur ce très bon article de Robert Marcoux à propos de la tristesse au Moyen Âge.
Sujet : poésie médiévale, fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poétesse, poésie morale Période : XIIe siècle, Moyen Âge central. Titre : D’une Lisse qui vuleit chaaler Auteur : Marie de France (1160-1210) Ouvrage : Poésies de Marie de France, T2, B de Roquefort (1820)
Bonjour à tous,
ienvenue au Moyen Âge central et plus précisément au temps de la poétesse Marie de France. Avec un legs conséquent et une plume très prolifique, cette poétesse qui a vécu entre le XIIe siècle et les débuts du XIIIe, est considérée comme la première auteure en langue française vernaculaire. L’anglo-normand qu’elle utilise est en effet, considéré comme une forme dialectale du français d’oïl médiéval. Cette langue est alors parlée dans les cours anglaises, ainsi que du côté du duché normand.
Une fable sur l’ingratitude et la perfidie
Aujourd’hui, nous continuons donc d’explorer les écrits de Marie de France, avec une nouvelle fable. L’auteure médiévale nous entraînera du côté de l’ingratitude et d’une bonté d’âme qui se retournera cruellement contre son instigatrice. « Rien ne vaut d’ouvrir sa porte aux méchants », nous dira-t-elle, entre les lignes, suggérant que la charité a des bornes et n’exclue pas la défiance. En remontant le temps, nous verrons aussi que cette fable médiévale prend sa source au premier siècle de notre ère chez le fabuliste Phèdre. Enfin, nous ne nous priverons pas de découvrir également sa version plus tardive, mais très enlevée, sous la plume de Jean de La Fontaine.
D’une Lisse qui vuleit chaaler, Marie de France
D’une Leisse vus veil cunter Qui preste esteit à chaéler ; Mès ne sot ù gésir el deust, È ù ses Chaiaus aveir peust. A une autre Lisse requist K’en sun ostisel la sufrist Tant k’ele éust chaellei, Mult l’en sareit, ce dist, bon grei ;
Tant l’en ad requise è proiée, Ke od li l’ad dunc herbregiée Puiz kant ot éu ses chéiauz E espeudriz les ot è biauz, Cele à kui li ostiex esteit Suvent par ax demage aveit, De sa maisun les rueve issir Ne les vuleit mès cunsentir.
L’autre se prist à démenter, E dist qu’el ne seit ù aler ; Yvers esteit pur la freidur Murreit de freit à grant dolur ; Dunc li requist par caritéi Q’el herbrejast jusqu’en estéi, E cel ot de li grant pitié Otréia li par amistié.
Qant le bel tens vit revenir Adunc les rueve forz issir, L’autre cumença à jurer Que se jamès l’en ot parler, Que si Chaiel la detrairunt È forz de l’uis l’a bouterunt ; La force est lor en la maisun, Fors l’en unt mise sanz raisun.
Moralité
Cest essemple poez savoir, È par meint Preudomes vooir, Ke par bunté de sun curage Est chaciez de sun hiretage ; Ki felun Hume od li aquieut Ne s’en ist mie qant il vieut.
D’un chienne qui voulait mettre bas traduit en français actuel
D’une chienne je veux vous conter Qui était prête à mettre bas Mais ne savait où se poser Ni où ses chiots donner la vie. A une ami chienne elle pria Qu’en son gite elle l’accepta Le temps qu’elle put accoucher. Elle insista tant et si bien Que l’autre l’hébergea chez elle. Puis, quand ses chiots furent nés, Et élevés, tous beaux et vifs, Celle à qui appartient le logis Auquel ils causaient souvent des dégâts Les prie tous de vouloir sortir ; Elle ne veut plus qu’ils restent là.
L’autre chienne se met à gémir Disant qu’elle ne sait où aller ; L’hiver est là et ses froideurs Ils y mourraient à grand douleur ; Aussi, elle implore charité Qu’on l’héberge jusqu’en été ! L’autre la prit en sa pitié, Et lui céda par grand bonté. Quand le beau temps fut revenu L’hôte revint pour les sortir. L’autre commença à jurer, Que si elle l’entendait encore, Elle jetterait ses chiens sur elle Qui la chasseraient loin de là. Ils règnent en maître en la maison Ils la mirent dehors sans raison (sans aucun droit, injustement).
Moralité
Dans cet exemple bien l’on voit De nombreux hommes instruits et sages Qui, par la bonté de leur cœur Sont chassés de leur propre toit ; Celui qui accueillera félon en son logis Ne pourra le chasser quand le cœur lui en dit.
Marie de France dans les pas de Phèdre
Dans cette fable, Marie de France marche encore dans les pas de Phèdre. Dans certains cas, on a déjà pu voir qu’elle adaptait relativement le fond, au contexte médiéval. Cette fois-ci, elle le suit la trame du fabuliste latin de matière relativement fidèle. Dans Canis Parturiens, ce dernier nous contait déjà l’histoire de cette chienne près de mettre bas et qui demande asile à une amie charitable. En abusant de son hospitalité, l’animal finira, pourtant, par s’accaparer le bien de l’autre, sans autre forme de procès.
Chez Phèdre, la moralité de la fable se tourne vers la défiance à l’égard du félon, du méchant. « Habent insidias hominis blanditiae mali » : les caresses (flatteries) des méchants sont toujours insidieuses. Chez Marie, la morale est un peu plus orientée du côté de la victime : « le prud’homme », l’homme sage et bien éduqué qui a eu la bonté de cœur d’accueillir le félon en son logis. De manière sous-entendue, elle semble même trouver autour d’elle de nombreuses illustrations concrètes de cette morale. Difficile pourtant d’en percer les références précises, si c’est le cas. Quoiqu’il en soit, chez elle comme chez Phèdre, le fond demeure : « Fermez votre portes au méchant » et défiez-vous de leurs stratégies pour vous attendrir.
En rapprochant cette historiette du Livre de Chasse de Gaston Phébus et ses pages sur les chiens, on notera que les traitements faits à l’animal, et notamment les pages sur les chenils, suggèrent que les chiennes destinées à la reproduction et prêtes de mettre bas étaient moins livrées à elles-mêmes dans les faits que celle de la fable (voir illustration ci-dessous).
Canis Parturiens, Phèdre (fable XVIII, livre I)
Habent insidias hominis blanditiae mali; quas ut uitemus, uersus subiecti monent. Canis parturiens cum rogasset alteram, ut fetum in eius tugurio deponeret, facile impetrauit. Dein reposcenti locum preces admouit, tempus exorans breue, dum firmiores catulos posset ducere. Hoc quoque consumpto flagitari ualidius cubile coepit. ‘Si mihi et turbae meae par’ inquit ‘esse potueris, cedam loco’.
La chienne qui met bas (traduction E Panckoucke)
Enluminure d’un chenil, livre de Chasse, Gaston Phebus, FR 616, BnF.
Les caresses d’un méchant cachent quelque piège : la fable suivante nous avertit de les éviter. Une chienne, près de mettre has, pria une de ses compagnes de lui prêter sa cabane pour y faire ses petits ; elle l’obtint facilement. Peu de temps après , l’autre réclama son asile; mais notre Chienne la supplia de lui accorder encore quelque délai, jusqu’à ce que ses petits, devenus plus forts, pussent sortir avec elle. Le second terme expire, et l’autre redemande son lit avec plus d’instance. « Si tu peux être aussi forte que moi et toute ma bande -, lui dit alors la Chienne, je te céderai la place. »
Fables de Phèdre, traduction nouvelle par M Ernest Panckoucke (1834).
D’une lisse et sa compagne, Jean de La Fontaine
Cette fable sera repris, plus de quatre siècles plus tard par Jean de la Fontaine sous le titre : D’une lisse et sa compagne. Là encore, le sens et le contenu demeureront fidèles. A son habitude La Fontaine nous gratifie d’un style impeccable et d’une morale particulièrement ciselée. Difficile de ne pas résister à vous la faire découvrir, si vous ne la connaissez pas déjà.
Une Lice étant sur son terme, Et ne sachant où mettre un fardeau si pressant, Fait si bien qu’à la fin sa Compagne consent De lui prêter sa hutte, où la Lice s’enferme. Au bout de quelque temps sa Compagne revient. La Lice lui demande encore une quinzaine. Ses petits ne marchaient, disait-elle, qu’à peine. Pour faire court (3), elle l’obtient. Ce second terme échu, l’autre lui redemande Sa maison, sa chambre, son lit. La Lice cette fois montre les dents, et dit : Je suis prête à sortir avec toute ma bande, Si vous pouvez nous mettre hors. Ses enfants étaient déjà forts.
Ce qu’on donne aux méchants, toujours on le regrette. Pour tirer d’eux ce qu’on leur prête, Il faut que l’on en vienne aux coups ; Il faut plaider, il faut combattre : Laissez-leur prendre un pied chez vous, Ils en auront bientôt pris quatre.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
NB : l’image d’en-tête, ainsi que les enluminures ayant servi aux illustrations sont tirées du manuscrit médiéval Français 616. Conservé à la BnF, cet ouvrage contient Le Livre de Chasse de Gaston Phébus de Foix Béarn suivi d’oraisons en latin et français ainsi que Les Déduits de la chasse de Gace de La Buigne. Daté des XIVe, XVe siècle ce manuscrit superbement enluminé, et très bien conservé, peut être consulté sur le site de Gallica.
Sujet : poésie médiévale, auteur médiéval, moyen-français, manuscrit ancien, poésie, pauvreté. Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «Ja sur mon corps n’en cherroit une goute» Ouvrage : Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, T IV, Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)
Bonjour à tous,
u Moyen Âge tardif, Eustache Deschamps nous a laissé plus d’un millier de poésies entre ballades, rondeaux, chants royaux,… mais aussi des écrits sur l’art de versifier. Fin observateur des mœurs de son temps, sa longue carrière et sa plume prolifique lui ont permis d’écrire sur pratiquement tous les sujets : voyages, vie militaire, mœurs de cour, arts de la table, médecine, courtoisie, valeurs éthiques et dévoiement,…
Tantôt légère ou grinçante, tantôt drôle, tantôt désespérée, souvent morale, sa poésie reste un legs important pour la connaissance de la deuxième moitié du XIVe siècle et les débuts du XVe siècle. Elle continue d’ailleurs d’être décortiquée ou utilisée par les médiévistes pour sa richesse descriptive et historique. D’un point de vue stylistique, si elle ne peut avoir, tout du long, les envolées ou l’intensité vibrante de celle d’un François Villon, on la découvre toujours avec plaisir. Eustache Deschamps a travaillé son art avec sérieux et il reste un maître de la ballade.
Etats d’âme, déconvenues et malchance
Dans l’ensemble des thèmes traités, ses propres déconvenues n’ont pas échappé à sa plume. Il les a même placées souvent au centre de sa poésie, en étalant des humeurs ou des griefs qui vont de l’agacement et la grogne jusqu’à la révolte ou au désarroi. Sans tomber dans l’exposé systématique de ses misères (un peu comme Rutebeuf avait pu le faire), il nous a, ainsi, légué un grand nombre de ballades sur sa propre condition : déboires et déceptions, ingratitude des puissants à son encontre, petits malheurs, pauvreté, santé déclinante, affres de l’âge. Sur les aspects les plus rudes, il faut dire que sa relative longévité l’a vu passer par bien des épreuves, des mises à l’écart du pouvoir aux vicissitudes de la vieillesse, en passant par les grands maux de son siècle (guerre de cent ans, épidémies de peste, etc…).
Aujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle ballade dans cette veine ou plutôt même cette déveine. L’auteur médiéval y affirme qu’il est si déshérité que même si une pluie miraculeuse faisait tomber sur la terre, or fin, trésors, joyaux et florins, pas une seule goutte de tout cela ne choirait sur lui : Ja sur mon corps n’en cherroit une goute. De la même façon, bienfaits, bonheur, largesse à son égard ne sont pas au programme et le bon côté du destin ou de « fortune » semble avoir l’oublié en chemin. Tout au long de la ballade, le propos demeure générique ; Eustache se plaint mais il ne nous donne aucun fait à nous mettre sous la dent pour étayer son humeur, et encore moins pour la contextualiser historiquement.
Sources médiévales & historiques manuscrites
Cette Ballade d’Eustatche dans le MS Fr 840
Vous pourrez retrouver cette ballade dans le Manuscrit Français 840 de la BnF. Cet ouvrage du XVe siècle contient principalement l’œuvre d’Eustache Deschamps, soit un total vertigineux de 1500 pièces. Ce manuscrit est même, sans doute, l’un des premiers à avoir consigné l’œuvre du poète médiéval de manière aussi complète. Chichement orné mais d’une écriture appliquée, il a été copié à plusieurs mains dont la principale est celle de Raoul Tainguy. (1)
Pour la transcription en graphie moderne de cette ballade, vous pouvez vous reporter aux Œuvres complètes d’Eustache Deschamps citées en tête d’article. C’est la version que nous avons utilisée.
Ja sur mon corps n’en cherroit une goute
Se tout li cielz estoit de fueilles d’or, Et li airs fust estellez (constellées, étoilées) d’argent fin, Et tous les vens fussent plains de tresor, Et les goutes fussent toutes flourin D’eaue de mer, et pleust soir et matin Richesces, biens, honeurs, joyauls, argent, Tant que remplie en feust toute la gent, La terre aussi en fust moilliée toute, Et fusse nuz, de tel pluie et tel vent Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.
Et qui pis est, vous puis bien dire encor Que qui donrroit trestout l’avoir du Rin (Rhin), Et fusse la, vaillant un harenc sor (hareng saur) N’en venrroit pas vers moy vif un frelin (menue monnaie); Onques ne fuy de nul donneur a fin; Biens me default, tout mal me vient souvent; (a) Se j’ay mestier de rien(si j’ai besoin de quelque chose), on le me vent Plus qu’il ne vault, de ce ne faictes doubte. Se beneurté (si le bonheur) plouvoit du firmament Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.
Et se je pers (quelque chose), ja n’en aray restor (réparation); Quant rien requier, on chante de Basin; (b) Se je faiz bien, neant plus que d’un tor N’est congneu (c); tousjours sui je Martin (celui qu’on accable) Qui coste avoit, chaperon et roucin, Pain et paine, congnoissance ensement (également), Son temps usa, mais trop dolentement (tristement), Car plus povre n’ot de lui en sa route (sa bande). Je sui cellui que s’il plouvoit pyment (vin épicé) Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.
L’envoy
Princes, ii poins (choses) font ou riche ou meschant (misérable): Eur et meseur, l’un aime et l’autre doubte ; (d) Car s’il [povoit] plouvoir mondainement (des biens en abondance), Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.
(a)Biens me default, tout mal me vient souvent : les biens me manquent mais j’attire le malheur plus souvent qu’à mon tour. (b)Quant rien requier, on chante de Basin : quand j’ai besoin de quelque chose, c‘est toujours la même rengaine. (c)Se je faiz bien, neant plus que d’un tor N’est congneu : si je fais le bien, peu s’en faut qu’on n’en retienne que le pire ?Si je fais le bien on ne me traite pas mieux que si c’était un crime ? (dEur et meseur, l’un aime et l’autre doubte : heur (chance, ce qui rend heureux) et malheur, j’aime l’un et je crains l’autre.
NB : sur l’image d’en-tête, il s’agit simplement de la page de la ballade d’Eustache dans le Français 840 (consultable ici sur gallica). Quant à la roue de fortune de l’illustration, elle provient du Manuscrit MS Français 130 de la BnF : Jean Boccace, Des cas des nobles hommes et femmes (De casibus virorum illustrium).