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Ballade Médiévale, la Bonne Renommée plus Précieuse que l’Or

Sujet  : poésie, auteur médiéval,  moyen français, ballade médiévale, poésie morale, ballade satirique, Moyen Âge chrétien, ms Français 840, bonne renommée.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Plus que fin or vault bonne renommée»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T VII,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud (1878-1903)

Bonjour à tous,

our faire écho à notre article précédent, nous revenons, aujourd’hui, sur l’importance de la bonne renommée au Moyen Âge. Centrale dans la vie de l’homme de bien, la quête du renom est d’autant plus attendue chez le prince et le puissant. Gage de valeurs morales et de probité, cette recherche de bonne renommée va au delà d’un respect à gagner en ce monde. Elle inscrit l’homme médiéval dans la postérité et même, dans certains cas, dans le salut.

Pour illustrer l’importance de ce renom et des valeurs qui lui sont attachées, nous vous proposons une ballade édifiante d’Eustache Deschamps. Comme on le verra ici, sous la plume de l’auteur champenois du XIVe siècle, la bonne renommée vaut même mieux que le plus précieux des trésors.

La ballade de Bonne Renommé d'Eustache avec une enluminure du Manuscrit médiéval NAF 18145 de la BnF symbolisant la Droiture

La Bonne Renommée selon Eustache Deschamps

Au Moyen Âge tardif, Eustache Deschamps nous a laissé une œuvre poétique et rhétorique importante. Si ce poète et fonctionnaire de cour a écrit sur tous les sujets (y compris les plus triviaux), il a aussi laissé un important legs poétique et moral sur les valeurs de son temps. Dans la ballade du jour, il nous expliquait à quel point le renom dépassait la valeur de l’or lui-même.

Conduite morale et valeurs chrétiennes contre avoirs et richesses pécuniaires, ce n’est pas la première fois qu’Eustache élève les premières au détriment des secondes. Plus que simplement déchoir l’honneur de l’homme (si puissant soit-il), il affirme même ici que sa mauvaise renommée pourrait le (faire) tuer. En contrepartie, celui qui cultive le bien et agit avec bonté et mansuétude sera aimé et reconnu de tous.

Princes comme hommes du quotidien, pour l’auteur médiéval, l’affaire est tranchée. Tout le monde est concerné : « Fasse donc bien chacun a son pouvoir » pour protéger et nourrir son renom. Il n’est pas seulement question de vie terrestre, ni même de préserver ses héritiers de l’opprobre, mais aussi de salut de l’âme.

Plus que fin or vault bonne renommée
un ballade d’Eustache Deschamps

NB : le Moyen Français d’Eustache ne présentant pas de difficultés particulières sur ce texte, nous nous contentons de vous indiquer quelques clés de vocabulaire.

Il vaudroit mieulx l’omme de faim perir,
Tant soit puissans, que mal renom avoir ;
Renoms mauvais fait tout homme haïr
Et sanz cause dommaige recevoir
Souventefoiz, mais l’en puet percevoir
Que bons renoms et sa suite est amée
En tout païs, pour ce vous fait sçavoir :
Plus que fin or vault bonne renommée.

Par couvoitier, par prandre et par tolir,
par cruauté, par autruy decepvoir,
Par mal parler, mal faire, par mentir
Puet un chascun mal renom concepvoir ;
Mais li bons cuers qui veult user du voir,
Autruy amer, avoir langue afrenée
(modérée),
Fait en tous lieux son bon nom remanoir :
Plus que fin or vault bonne renommée.

Mauvais renoms fait maint homme mourir,
Après sa mort en valent pis si hoir
(ses héritiers);
Bon renoms fait l’omme amer et cherir,
Au monde n’as si precieus avoir.
Face donc bien chascun a son pouoir,
Car par le bien sera l’ame sauvée ;
Et par le mal puet assez apparoir :
Plus que fin or vault bonne renommée.

Le Manuscrit Français 840 aux sources
de l’œuvre d’Eustache Deschamps

La ballade de bonne renommée d'Eustache Deschamps dans le Manuscrit médiéval Français 840 de la BnF
La ballade de Bonne Renommée d’Eustache Deschamps dans le Français 840 (consulter sur Gallica)

Pour qui s’intéresse à l’œuvre d’Eustache Deschamps au plus près de ses sources originelles, le Ms Français 840 reste un ouvrage incontournable. Vaste compilation de 593 feuillets, ce manuscrit médiéval, daté des débuts du XVe siècle, est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF. Vous y retrouverez, bien entendu, la ballade du jour.

Pour les transcriptions de ces poésies dans une graphie plus simple à déchiffrer, vous pourrez vous reporter aux Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, du Marquis de Queux de Saint-Hilaire et de Gaston Raynaud. Elles sont parues entre la deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe mais on en trouve encore des rééditions récentes.

En vous souhaitant une belle journée
Frédéric Effe
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : l’enluminure utilisée pour notre illustration est tirée du manuscrit NAF 18145 de la BnF. Elle représente la Droiture. On y trouve entre autre ouvrage le Bréviaire des Nobles d’Alain Chartier ou encore le Secrets des Secrets du Pseudo-Aristote.

Une Ballade Satirique pour Réformer le Monde en Mieux

Sujet  : poésie, auteur médiéval,  moyen français, ballade médiévale, poésie morale, ballade satirique, Moyen Âge chrétien, français 840.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Le contraire de quanqu’om fait»
Ouvrage  :  Poésies Morales et Historiques d’Eustache Deschamps, G A Crapelet (1832) Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T VIII,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud (1878-1903)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous voguons à nouveau vers les rives du Moyen Âge tardif, en compagnie du poète Eustache Deschamps. Dans le courant du XIVe siècle, ce champenois de petite noblesse, officier de cour ayant servi plusieurs souverains, nous a laissé une œuvre poétique très prolifique.

Quelquefois légère et courtoise, d’autres fois plus descriptive et nourrie de détails précieux aux historiens, la poésie d’Eustache possède aussi souvent une dimension morale et critique avec laquelle l’auteur aiguillonne les princes, le pouvoir et le monde dont il est contemporain.

L’Œuvre d’Eustache Deschamps dans les livres

Au début du XIXe siècle, on doit à Georges Adrien Crapelet,  écrivain et imprimeur niçois, une première publication de poésies choisies de notre auteur médiéval. L’ouvrage sortit en 1832 sous le titre « Poésies Morales et Historiques d’Eustache Deschamps, écuyer, huissier d’armes des rois Charles V et Charles VI, châtelain de Fismes et Bailli de Senlis. »

L’angle de la sélection de Crapelet — la poésie critique et les ballades de Moralité d’Eustache — était plutôt habile. Elle permit d’attirer l’attention sur la richesse de l’œuvre d’Eustache, tout en fournissant un bel échantillon de sa plume acerbe. La voie était ouverte. Quelques décennies plus tard, le Marquis de Queux de Saint-Hilaire s’attela à la retranscription de l’ensemble de l’œuvre d’Eustache Deschamps.

Aux Sources manuscrites de l’œuvre d’Eustache

Le legs poétique et littéraire d’Eustache avait l’avantage d’être contenu dans un manuscrit médiéval extrêmement fourni, daté des débuts du XVe : le ms Français 840, actuellement conservé à la BnF. Toutefois, l’entreprise de Queux de Saint-Hilaire restait sérieuse. Le poète médiéval a, en effet, laissé plus de 1000 ballades auxquelles s’ajoutent encore des chants royaux, des rondeaux et autres pièces diverses. Il en résulta onze tomes bien fournis dont le dernier serait achevé par Gaston Raynaud au tout début du XXe siècle.

Pour conclure sur les parutions, on notera encore, vers le milieu du XIXe siècle les « œuvres Inédites d’Eustache Deschamps » en deux tomes, préfacées par l’historien et archéologue Prosper Tarbé. Enfin, durant le XXe et le XXIe siècle, le poète médiéval fera encore l’objet de diverses anthologies et études plus ciblées.

Ballade pour réformer le monde en mieux : la poésie d'Eustache Deschamps dans le manuscrit ms français 840 de la Bnf.
La ballade du jour dans le Ms Français 840 de la Bnf (à consulter sur Gallica)

Le Quatorzième siècle selon Eustache

Guerre de cent ans et champs de bataille, épidémies et pillages mais encore voyages, tournois, privilèges et misères de la petite noblesse de cour, déroute de l’âge,… Au long de ses soixante-ans de vie, Eustache semble avoir tout vécu mais, plus encore, il a écrit sur tout. Peu de choses ont donc échappé à sa sagacité dans cette deuxième moitié du XIVe siècle. Il en résulte une véritable mine d’informations pour les chercheurs et médiévistes.

Pour l’amateur de poésie comme de Moyen Âge tardif, l’œuvre dans son ensemble peut impressionner par sa taille. Elle peut même être, par endroits, indigeste, quand elle s’épanche un peu trop dans le quotidien des petites frustrations de son auteur ou certaines redites courtoises un peu ampoulées.

C’est sans nul doute le prix à payer pour une production de ce niveau d’abondance. La constance sur un tel volume est simplement impossible. En contrepartie, on peut y butiner et la feuilleter en compagnie de son auteur. La poésie d’Eustache sait se montrer incisive, touchant au but pour nous parler à travers les âges. On appréciera aussi l’intégrité de l’homme, son franc- parler et son humour. On découvrira enfin quelques recettes désuètes contre l’épidémie de peste ou d’autres plus actuelles contre les maux de cour et les abus de pouvoir. Pour le reste, on laissera aux chercheurs le soin de la classifier de manière plus méthodique et thématique. Ils ne s’en privent d’ailleurs pas.

La poésie médiévale satirique d'Eustache illustrée avec une enluminure des Chroniques des Empereurs de David Aubert (Bibliothèque de l'Arsenal Ms-5089)

La Recette du Meilleur des Mondes

La ballade médiévale du jour appartient au registre de la poésie morale d’Eustache. On la trouvait déjà chez Crapelet et elle est présente dans le Tome VIII des œuvres complètes du Marquis et de Gaston Raynaud. Caustique et grinçante, Eustache s’y adonne à l’un de ces contrepieds humoristiques dont il est friand. Rêvez-vous d’un monde meilleur ? Rien de plus simple ! Il suffit de faire exactement le contraire de tout ce que l’on fait.

Guerre, mortalité, injustice, absence de morale et de droiture, fausseté, tous les travers des contemporains du poète y passent. Point culminant de cette déroute et de ces valeurs en perdition, l’Eglise catholique et son schisme du temps des deux papes en prendra aussi pour son grade. Ce fait a le mérite de nous renseigner sur la date de rédaction de cette ballade. Elle est forcément postérieure à 1378, date de l’élection des deux papes, un qui siégeait à Rome et l’autre qui s’installa en Avignon.


Ballade pour réformer le monde en mieulx

Voulez-vous apprandre comment
Ce monde sera réformé,
Et que tout yra autrement,
Et mieux qu’il n’a long temps alé ;
Lors ne serons plus ravalé
(rabaissé) ;
Ne n’arons l’indignacion
De Dieu, ne la pugnicion,
Guerre, mortalité ne plait :
Faisons donc en conclusion
Le contraire de quanqu’om fait.

Et que fait-on présentement ?
Tous maulx, toute crudelité
(cruauté) ;
On rapine, on parjure, on ment ;
L’un à l’autre fait fausseté,
En faingnant signe d’amisté.
Tout regne est en division,
Justice fault
(de faillir), loy et raison,
Quant l’en ne pugnit nul meffait.
Faites donc en conclusion
Le contraire de quanqu’om fait.

Quel scisme a il trop longuement
En l’Eglise, c’est grant pité,
Par le mauvais gouvernement
Des suppos qui ont tous gasté !
L’un a vendu, l’autre achaté,
Les biens Dieu ; quel vendicion
(vente) !
L’orgueil de tous, l’élacion
(orgueil, exhaltation de soi-même),
Trop d’estas nous gastent ce fait.
Faisons donc en conclusion
Le contraire de quanqu’om fait.

Envoy

Prince, je tien certainement
Que paix et bon entendement
Revendront partout à souhait ;
Mais que l’en face promptement
De bon cuer, continuelment,
Le contraire de quanqu’om fait.


En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
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NB : l’enluminure utilisée pour notre illustration est tirée des « Chroniques abrégées, ou livre traitant en brief des empereurs » (ou Chronique des Empereurs ) de David Aubert. Ce superbe manuscrit médiéval du XVe siècle provient originellement de la Bibliothèque des ducs de Bourgogne. Il est conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal sous la référence Ms-5089.

Jeunesse, écarts de conduite et retours de bâton avec Meschinot

Sujet : poésie morale, poésie médiévale, poète breton, ballade médiévale, ballade satirique, auteur médiéval, Bretagne médiévale, grands rhétoriqueurs.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean (Jehan) Meschinot (1420 – 1491)
Titre : Le baston dont il est bastu
Manuscrit médiéval : MS français 24314 BnF
Ouvrage :  poésies et œuvres de Jean MESCHINOT, éditions 1493 et 1522.

Bonjour à tous,

ous repartons, aujourd’hui, pour les rives du Moyen Âge tardif pour y découvrir une nouvelle ballade morale de Jean Meschinot. Ce poète du XVe siècle occupa diverses fonctions à la cour de Bretagne. Il y fut notamment écuyer et hommes d’armes sous quatre ducs et fut aussi maître d’hôtel de Anne de Bretagne.

L’œuvre et le legs de Jean Meschinot

Son œuvre principale « Les Lunettes des Princes » valut longtemps à Meschinot une popularité posthume qu’atteste le grand nombre d’éditions produites après sa mort. Ce legs fut bientôt éclipsé par la renaissance. On le connaît aussi pour ses 25 ballades contre Louis XI dans lesquelles il emprunta les envois au Prince de Georges Chastellain. Il composa encore d’autres poésies, ballades et rondeaux dont même quelques pièces religieuses.

La poésie grave & vertueuse du banni de liesse

Jean Meschinot se distingue par une poésie morale et satirique qui ne s’épanche guère dans la farce et l’amusement. Quand ses préoccupations ne portent pas sur ses propres misères et déboires, elles vont aux devoirs de la noblesse et à la dénonciation des déviances et du manque de valeurs morales chrétiennes de son temps (abus politiques, cupidité, perfidie, etc…).

Cette œuvre dense et engagée a même valu à Meschinot un surnom qu’il reprend volontiers à son compte : « le banni de liesse ». Il se désigne notamment ainsi, à maintes reprises dans une pièce intitulée « la supplication que fist ledit Meschinot au duc de Bretaigne, son souverain seigneur« . Plus qu’un exercice littéraire, il s’agit d’une requête officielle qu’il déposa auprès de François II de Bretagne suite à un différent l’opposant à un autre noble du nom de Jean de BoisBrassu (1).

La postérité littéraire de Jean Meschinot

Cette gravité et cette mélancolie n’empêcheront pas Clément Marot de rendre un hommage posthume au poète breton dans ses vers, même si la postérité de ce dernier restera finalement de courte durée, à l’échelle de la littérature médiévale française. Après que ses Lunettes des Princes furent éditées dans le courant du XVIe siècle et sa première moitié, l’œuvre de Jean Meschinot fut peu reprise aux temps suivants. Le Moyen Âge entrait dans son hiver littéraire.

Pour ne rien ôter à Meschinot de sa  renommée, ni du prestige de son œuvre, précisons que de 1492 à 1539, on compte 25 éditions de ses Lunettes des Princes, ce qui en fait un vrai best seller, médiéval ou renaissant suivant les préférences de chacun en matière de chronologies.

Bien plus tard, à la fin du XIXe siècle, l’historien et chartiste Arthur de La Borderie fit paraître une belle biographie qui contribua à rediffuser l’œuvre du banni de liesse, en lui donnant un souffle nouveau (op cité). Reste que Meschinot n’a pas, pour autant, la reconnaissance d’un Rutebeuf, d’un Chartier ou d’un Villon pour une œuvre qui garde pourtant de l’intérêt.

Une poésie morale de Jean Meschino sur les écarts de conduite et les retours de bâton

Ballade morale du bâton pour se faire battre

Nous voilà donc rendu à la ballade du jour. En fait de refrain, Meschinot se sert d’un proverbe alors déjà connu depuis plusieurs siècles : « Tel garde et tient en sa maison Le baston dont il est bastu » nous dit il.

Si cette idée est encore en usage en français, sous une forme un peu différente (tendre le bâton pour se faire battre), on la retrouvait déjà dans un vieux poème occitan du milieu du XIIe siècle : « molt i fai grant foldat Cil qui nurrist lo basto ab que·s bat » autrement dit : « Il fait grande folie celui qui porte le bâton avec lequel on le bat”, Aigar et Maurin, chanson de geste provençale (vers 1152). Cet adage continuera, semble-t-il, de circuler en langue française aux siècles suivants et jusqu’au Moyen Âge tardif de l’auteur breton.

Pour Meschinot, cette ballade sera une nouvelle façon d’adresser les valeurs morales chrétiennes. Dans la fougue de la jeunesse, on peut se distraire mais attention à ne pas perdre de vue, son honneur, ni à s’égarer sur les sentiers de l’orgueil ou de la mécréance, au risque d’en payer le prix en retour. Entre plaisir, orgueil et folie, la vertu l’emporte toujours chez l’auteur breton. L’histoire ne dit pas si cette ballade s’adressait à un fils ou une fille de puissant dont il aurait pu avoir l’éducation en charge ? Mais peut-être ne fait-il que nourrir ici le même propos que ses lunettes de princes, en offrant un miroir pour éduquer les puissants.

Exercice de style et réthorique

Au delà du fond, Meschinot étale, dans cette poésie, son goût des pirouettes et des jeux de mots virtuoses : « le fol lye« , « se aise on« , « esbat eu« ,…). Avec le recul du temps, d’aucuns trouveront que le parti-pris alourdit un peu le propos et peut même nuire à la compréhension. D’autres en goûteront la saveur un peu désuète. Dans tous les cas, ces exercices de style sont assez caractéristiques des grands rhétoriqueurs dont Meschinot fut un des représentants reconnus au XVe siècle, avec Henri Baude, Olivier de la Marche, Georges Chastellain et quelques autres.

Aux sources anciennes de la ballade du jour

La ballade médiévale de Jean Meschinot dans le français 24314 de la BnF

Cette pièce fait partie d’une série de poésies qui fait immédiatement suite aux ballades adressées à Louis XI dans les éditions complètes des œuvres de Meschinot.

Du point de vue des sources, vous pourrez la retrouver dans le très coloré manuscrit médiéval Français 24314 de la BnF (à consulter sur Gallica). Pour la transcription en français moderne, nous nous sommes appuyés sur les éditions imprimées de 1493 et 1522.


Ballade morale du retour de bâton
dans le moyen français de Jean Meschinot

Jeunesse mère de folie
Partie adverse de raison
Par plusieurs façons le fol lye
(lie)
Pour le mener a desraison
Commettre luy fait maulx foison
Mais en fin tout bien debatu
Tel garde et tient en sa maison
Le baston dont il est bastu.

La maniere n’est pas jolie
De foloyer
(s’égarer, faire le fou) toute saison
Bien pour chacer mélencolie
En folie honneste se aise on
Mais pour dieu jamais ne faison
Que notre honneur soit rabatu
Car le maulvais a de moeson
(moisson)
Le baston dont il est bastu.

Un orgueilleux a chere lye
(à la mine joyeuse)
Prent peine sans comparaison
Plus que celluy qui s’humilie
En aymant dieu et oraison
Se bien nostre corps or aison
(aisier,satisfaire, mettre à l’aise)
Quand le foul est bien esbatu
(diverti, agité,… )
Son vice est sans aultre achoison
(prétexte, motif)
Le baston dont il est bastu.¨

Prince du jeune nous taison
Ayt mal plaisir ou esbat eu
Il doit hayr plus que poyson
Le baston dont il est bastu.


 En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Notes

(1) voir « Jean Meschinot, sa vie et ses œuvres, ses satires contre Louis XI », Arthur de la Borderie 1895, Bibliothèque de l’École des chartes.

Au XVe siècle, une ballade satirique sur les vices & la folie des temps par Jean Meschinot

Sujet : poésie satirique, poésie médiévale, poète breton, ballade médiévale, ballade satirique, auteur médiéval, Bretagne Médiévale.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean (Jehan) Meschinot (1420 – 1491)
Titre : Tout est perdu par default de raison.
Manuscrit médiéval : MS français 24314 BnF
Ouvrage :  poésies et œuvres de Jean MESCHINOT, édition 1493 et édition 1522.

Bonjour à tous,

u Moyen Âge tardif, le poète et écuyer breton Jehan Meschinot s’adonne à la poésie politique et morale. Virtuose du verbe et de la rime, il a notamment légué à la postérité un ouvrage intitulé Les Lunettes des Princes, petit précis qui s’apparente un peu à un miroir des princes et dans lequel il dénonçait les vices de son temps autant qu’il partageait certains de ses déboires. L’ouvrage connut en son temps un beau succès et fut bientôt relayé par les premières imprimeries qui ouvraient alors une nouvelle ère sans précédent aux écrits et à leurs auteurs.

En plus de divers ballades, rondeaux et autres poésies, on peut également ajouter aux productions les plus remarquées de Jean Meschinot, ses vingt-cinq ballades satiriques contre le pouvoir politique en place.

Pour former ces dernières, il emprunta ses envois à une longue diatribe de Georges Chastelain. Ce poète flamand officiant à la cour de Bourgogne s’y signalait alors pour ses nombreux écrits et, en particulier, ses chroniques historiques. Mais Chastelain avait aussi rédigé une poésie intitulée Le Prince dans laquelle il dénonçait les vices des mauvais gouvernants et surtout le règne de Louis XI. La Bourgogne et la Bretagne trouvèrent alors cause commune contre la couronne française et se rejoignirent en poésie sous la plume des deux plus talentueux auteurs de leur province respective.

Ronde des vices dans un monde en perdition

Pour varier un peu, la ballade que nous vous proposons aujourd’hui ne fait pas partie du corpus des 25 ballades satirique ; Louis XI et sa couronne y sont donc moins directement ciblées. le poète médiéval y adresse plutôt une certaine folie des temps, accompagnée d’une ronde incessante des vices. On y retrouvera leur cohorte habituelle entre luxure, gloutonnerie, avarice, envie, orgueil, paresse,… Face à ce tableau dramatique d’une dépravation qui lui semble toucher toute chose et dans un monde où guerre, cruauté et pauvreté règnent dans l’indifférence générale, Meschinot n’aura pour seul recours que de s’en remettre à la seule autorité capable selon lui d’y mettre de l’ordre : le Tout Puissant. Hors de lui point de salut, le monde sera définitivement perdu.

Notre auteur breton n’est, certes, pas le premier poète du Moyen Âge à soulever le sujet de valeurs en perdition. Un peu avant lui, Eustache Deschamps y avait dédié de nombreuses ballades. En remontant quelques siècles auparavant, Rutebeuf s’y adonnait lui aussi à sa manière dans sa poésie sur l’Estat du monde. A travers tous ces auteurs, comme c’est aussi le cas chez Meschinot, il est toujours question, bien sûr, de valeurs chrétiennes en déroute et les références à la bible et aux évangiles sont presque toujours omniprésentes, explicitement, ou entre les lignes.

Pardon d’insister un peu sur cet aspect, cela paraîtra une évidence à tout ceux qui étudient un peu sérieusement les temps médiévaux ou ceux qui sont coutumiers de ce site. Dans sa réalité politique et sociale, comme dans ses mentalités et sa littérature, le Moyen Âge occidental est profondément chrétien, n’en déplaise à certains modernes peu éclairés qui soutiennent, quelquefois, c’était un peu plus « une auberge espagnole » ou n’en déplaise encore à ceux qui pourraient trouver la question religieuse un peu « encombrante » rétrospectivement, pour des raisons diverses et qui préféreraient en faire l’économie. En réalité, si l’on veut demeurer un peu sérieux intellectuellement, on ne peut pas éluder la dimension chrétienne du Moyen Âge occidental. On la retrouve partout et c’est simplement une donnée incontournable. Voilà, c’est dit.

Quant aux vices de ses contemporains et la tristesse de son monde, et pour y revenir, Meschinot les dénonça lui-même, plus qu’à son tour, dans d’autres textes que celui du jour. On se souvient, par exemple, de ces vers issus de sa ballade des Misères du monde :

Vertus s’enfuient, péché partout abonde :
C’est grant pitié des misères du monde !

On notera toutefois que dans la poésie étudiée ici, l’envoi du poète breton prend des accents particulièrement désespérés même s’il demeure difficile de savoir s’ils se rattachent à un contexte historique précis et auquel, le cas échéant.

Aux sources médiévales de cette ballade

Vous pourrez retrouver cette ballade dans le Manuscrit Français 24314 de la BnF. Daté du XVe siècle, cet ouvrage médiéval est entièrement dédié aux poésies de Meschinot. Il est à la libre consultation sur gallica.fr. De notre côté, pour sa retranscription en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur les éditions suivantes : Jehan Meschinot, escuier, en son vivant grant maistre d’hostel de la royne de France, Nicole Vostre (1522) et poésies de Jehan de Meschinot, Edition Étienne Larcher, Nantes (1493).

Ballade médiévale de Jean Meschinot dans le Manuscrit médiéval Français 24314
Cette ballade de Meschinot dans le Manuscrit médiéval Français 24314

Tout est perdu par default de raison
dans la langue originale de Jean Meschinot

NB : pour vous aider à mieux décrypter le moyen français de cette ballade, nous vous fournissons quelques clés utiles de vocabulaire.

Orgueil a lieu avecques les humains
Envie mect debat en plusieurs lieux
Avarice porte dommage a maints
Ire a grant bruyt entre jeunes et vieulx
Gourtonnie fait excez merveilleux
Luxure veult tout mener a la corde
Paresse en fin a nul bien ne s’acorde
Guerre s’esmeut a bien peu d’achaison
(occasions)
Crudelité
(cruauté) chace miséricorde
Tout est perdu par default de raison.

Folie quiert
(de quérir) tout avoir en ses mains
Oultrage ayme son plaisir pour le mieulx
Pourete
(pauvreté) vient o ses dards inhumains
Maleur mettra se dit fin a nos jeux
Impatience estonnera les cieulx
Iniquité destruict paix et concorde
Rigueur n’attend fors que toute discorde
Exil mettra le feu en la maison
Homme ne vault
(veult) mener vie aultre que orde (mauvaise, laide)
Tout est perdu par default de raison.

Confusion nous conduit soirs et mains
(matins)
Langueur nos mect la mort devant les yeulx
Travail en vain nous fait d’angoisse plains
Misere accourt qui gette dards mortelz
Tourment nous rend comme gens furieux
Dangier guyde le mal qui nous aborde
Courroux s’attend que force est qu’il nous morde
Necessité fera des maulx foison
Estrif
(conflit, debat, querelle) est prest a saillir de la borde (bord, maison)
Tout est perdu par default de raison.

Prince puissant quand bien je me recorde
(me remémore, m’en souviens)
Toute bonté se deffait et discorde
(se détruit et diverge)
Vices regnent par tout ceste saison
Se dieu piteux
(compatissant) a lui ne nous accorde (réconcilie),
Tout est perdu par default de raison.


En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : en tête d’article, vous trouverez les pages du manuscrit médiéval Ms Français 24314 de la BnF, correspondant à la ballade du jour, ainsi que l’enluminure représentant l’auteur breton présente au début de cet ouvrage du XVe siècle.