Sujet : musique médiévale, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, manuscrit médiéval, français 146, vieux-français, langue d’oïl, rondeau, fin’ amor Période : Moyen Âge, XIIIe, XIVe siècle Auteur : Jehannot (Jehan) de Lescurel Titre : A vous, douce debonaire Interprète : Ensemble Céladon Album : The Love Songs of Jehan de Lescurel (2015)
Bonjour à tous,
u Moyen Âge central (probablement entre la fin du XIIIe et le début du XIVe siècle), le trouvère Jehan de Lescurel (ou Jehannot de Lescurel) nous a légué une œuvre musicale qui préfigure l’arrivée de l’Ars Novae. Elle comporte un peu plus de 30 pièces courtoises, rédigées dans un style très pur et souvent très simple ; cet article nous fournira l’occasion d’étudier l’une d’entre elle.
La promesse d’un amant loyal à sa dame
Aujourd’hui, nous partons à la découverte de la chanson « A vous, douce débonnaire » de Jehan de Lescurel. C’est un rondeau et, donc, une poésie assez courte, ce qui est le cas d’un nombre important de pièces de cet auteur-compositeur médiéval. Son contenu tient en quelques lignes. En loyal amant, le poète y fait l’éloge de la dame douce et débonnaire à qui il a donné son cœur. Ce rondeau lui renouvelle son engagement : il ne se dédira pas et lui restera fidèle de cœur jusqu’à la mort. Nous sommes bien dans la lyrique courtoise.
Sources historiques et médiévales
Du point de vue des sources historiques, nous retrouverons, ici, le manuscrit Ms Français 146 de la BnF. Cet ouvrage médiéval, des débuts du XIVe siècle, contient l’ensemble de l’œuvre de Jehan de Lescurel, annotée musicalement. Le trouvère y côtoie d’autres auteurs comme Gervais de Bus et son Roman de Fauvel, mais aussi un nombre important de pièces du clerc Geoffroi de Paris et une partie des congés d’Adam de la Halle. Pour la transcription de ce rondeau en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage Chansons, ballades et rondeaux, de Jehannot de Lescurel, poète du XIVe siècle de Anatole de Montaiglon (1858).
The Love Songs of Jehan de Lescurel par l’ensemble musical Céladon
Depuis sa fondation en 1999, cette formation lyonnaise, menée par le talentueux contre-ténor et directeur Paulin Bündgen, est devenue incontournable sur la scène musicale médiévale. Avec une discographie riche d’une dizaine d’albums, l’ensemble Céladon propose, aujourd’hui, des programmes qui vont du répertoire médiéval jusqu’à la période baroque.
En 2015, cet ensemble spécialisé dans les musiques anciennes faisait paraître un bel album, centré sur les compositions médiévales du trouvère Jehan de Lescurel. Avec 31 pièces proposées, pour une durée de 76 minutes, toute l’œuvre courtoise du trouvère médiéval y est traitée. Une fois de plus, la pièce du jour donne l’occasion à l’Ensemble Céladon de démontrer ses grandes qualités vocales. Son interprétation polyphonique à trois voix reste d’une grande pureté et sert à merveille la pureté poétique du trouvère du Moyen Âge central.
Relativement récent, cet album de musique médiévale est toujours disponible au format CD. Vous pourrez , donc, le trouver chez tout bon libraire ou même à la vente en ligne. Il est également disponible sur un certain nombre de plateformes digitales au format Mp3. Voici un lien utile pour plus d’informations.
Artistes présents sur cet album
Anne Delafosse (voix soprano), Clara Coutouly (voix soprano), Paulin Bündgen (contre-ténor), Nolwenn Le Guern (vièle), Ludwin Bernaténé (percussion), Angélique Mauillon (harpe), Florent Marie (luth), Gwénaël Bihan (flute),
A vous, douce debonaire, en vieux français
A vous, douce debonaire , Ai mon cuer donné, Jà n’en partiré. Vo vair euil m’i font atraire A vous, dame debonaire Ne jà ne m’en quier retraire , Ains vous serviré , Tant com[me] vivré. A vous, dame debonaire, Ai mon cuer donné ; Jà n’en partiré.
Traduction en français actuel
A vous, douce et aimable J’ai donné mon cœur, Jamais ne m’en séparerai. Vos yeux bleus (gris bleu) m’attirent à vous, A vous, douce dame Jamais je ne désirerai m’en éloigner Mais je vous servirai plutôt Aussi longtemps que je vivrai. A vous, douce dame J’ai donné mon cœur, Jamais ne m’en séparerai.
En vous souhaitant une belle journée. Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen-Age sous toutes ses formes.
NB : sur l’image d’en-tête, en arrière plan de la photo de Paulin Bündgen, vous retrouverez la page du manuscrit Ms Français 146 où se trouve le rondeau de Jehan de Lescurel du jour.
Sujet : musique médiévale, chanson médiévale, maître de musique, chanson, amour courtois, chant polyphonique, ballade, bestiaire médiéval, moyen-français, manuscrit médiéval. Titre : «En cuer ma dame une vipère maint» Auteur : Guillaume de Machaut (1300-1377) Période : XIVe siècle, Moyen Âge tardif Interprète : Ensemble Ferrara Album : Machaut, Mercy ou mort. Chansons et motets d’amour (1998)
Bonjour à tous,
ans un précédent article, nous vous parlions d’un concert de musique médiévale qui se donnera, prochainement, à la tour Jean-sans-Peur de Paris. Pour faire suite à ce billet, nous approcherons, aujourd’hui, dans le détail, une des pièces mises à l’honneur dans ce concert. Il s’agit d’une chanson courtoise de Guillaume de Machaut sur le thème du bestiaire médiéval et ayant pour titre : « En cuer ma dame une vipère maint« .
Une vipère au cœur d’une dame indifférente
Ce chant polyphonique du maître de musique du Moyen Âge tardif est une ballade à 3 voix dans le pur style de l’Ars nova. En bon amant courtois, le poète désespère et se meurt devant l’indifférence de sa dame tout en lui restant attaché et loyal. Pour invoquer la dureté de cette dernière envers lui et l’étendue de ses propres souffrances, le compositeur n’hésitera pas à faire appel au bestiaire médiéval et, notamment, aux plus terribles animaux venimeux et à sang froid qui soient : la vipère, le scorpion ou encore le basilic.
Si l’on connait bien les dangers des deux premiers, le basilic peut nous être moins familier. Créature mythique redoutée, ce monstre reptilien possède un corps de serpent avec une tête d’oiseau et on le trouve même représenté avec des pattes. Extraordinairement venimeux, il peut, dit-on, d’un seul regard endormir ses proies, voir les occire à distance. Contre toute attente, le seul animal capable de le vaincre serait la « redoutable » belette (dans les bestiaires médiévaux, le lapin des Monty Python ne semble jamais très loin). Cet atavisme entre la belette et le basilic vous explique l’enluminure en tête de cet article. On y découvre, en effet, un basilic ayant endormi ou empoisonné une victime, troublé dans sa quiétude par une téméraire belette.
Pour revenir au contenu de cette chanson tirée de LaLouange des Dames de Guillaume de Machaut, si l’on connait assez bien les souffrances habituelles de l’amant courtois face à l’indifférence ou au manque d’empathie de son élue, il faut avouer que l’auteur médiéval nous met, ici, face à une description sentimentale aussi éloquente que cruelle. Toute proportion gardée, sa soumission affichée face à ses douloureuses déconvenues pourrait presque friser une forme de « masochisme » si on la transposait de manière moderne. On pense notamment à des phrases comme « Et son Regard se rie et éprouve une grande joie de voir mon cœur qui fond et frit et brûle« . Est-ce le regard de « Refus » personnifié ou celui de la dame ? Sans doute appartient-il plus à cette dernière. Dans tous les cas, cela nous emmène, un peu plus loin, que de la simple l’abnégation de la part du loyal amant.
Aux sources manuscrites de cette chanson
On peut retrouver cette ballade de Guillaume de Machaut dans un certain nombre de manuscrits médiévaux ou renaissants. Pour vous en fournir la partition, nous avons choisi de vous la présenter telle qu’on la trouve dans le manuscrit médiéval Français 9221 (photo ci-dessus). Daté de la toute fin du XIVe siècle, cet ouvrage contient une grande partie de l’œuvre du compositeur et poète, sur 243 feuillets. Il est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF (consulter en ligne).
Pour la transcription de cette chanson médiévale en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage Guillaume de Machaut Poésies lyriques de Vladimir Chichmaref, paru chez Honoré Champion au début du XXème siècle (1909). Ci-dessous, nous vous en proposons une interprétation par l’Ensemble médiéval Ferrara.
L’ensemble médiéval Ferrara à la découverte de l’Europe musicale médiévale
L’ensemble Ferrara s’est formé au début des années 80, dans la ville de Bâle. On le sait, la cité est privilégiée sur la scène médiévale grâce à sa prestigieuse Schola Cantorum Basiliensis, école spécialisée dans l’apprentissage des musiques anciennes. Il n’y a guère de coïncidence dans tout cela puisque le directeur et fondateur de l’ensemble Ferrara, Robert Crawford Young y a enseigné le luth et la musicologie, dès l’année 1982, après avoir lui-même suivi, un cursus au conservatoire de Boston. Installés dans ce cadre privilégié, cette formation médiévale et son fondateur ont pu puiser dans une grande réserve de musiciens, issus eux-mêmes de l’école suisse.
En terme de contribution à la scène des musiques anciennes, on peut encore ajouter au crédit de ce pédagogue doublé d’un talentueux joueur de luth et d’instruments à cordes, la création de l’ensemble Project Ars Nova (PAN) dont nous vous avions déjà dit un mot dans un article précédent. En réalité, les deux formations médiévales PAN et Ferrara ont été formées pratiquement simultanément par Crawford Young et s’intéressent toutes deux à un répertoire à la lisière de la renaissance et du Moyen Âge tardif.
L’ensemble Ferrara a été particulièrement actif de 1988 à 2010, en matière de discographie. Il a laissé, pour l’instant, à la postérité 10 albums et 2 compilations. Sa période de prédilection s’étend du XIVe au XVe siècle et couvre une zone aussi large que la France, l’Angleterre et l’Italie et même l’Allemagne médiévale.
Guillaume de Machaut, Mercy ou mort, l’album
L’album dont est tiré la chanson du jour date de 1998. Il a pour titre : Guillaume de Machaut, Machaut, Mercy ou mort. Chansons et motets d’amour. Entièrement dédié au célèbre compositeur médiéval,il propose, sur un peu plus de 1 heure 15 de durée, 20 pièces de Guillaume de Machaut entre ballades, motets, rondeaux et virelais. Originellement édité chez Arcana, on peut encore en trouver quelques exemplaires à la vente. Voici un lien utile pour plus d’informations.
Musiciens ayant participé à cet album
Kathleen Dineen (soprano, harpe), Lena Susanne Norin (alto), Eric Mentzel (ténor), Stephen Grant (basse), Karl Heinz Schickhaus (dulcimer), Randall Cook (vielle, chifonie), Crawford Young (guiterne)
En cuer ma dame une vipère maint en moyen-français avec traduction
En cuer ma dame une vipère maint Qui estoupe de sa queue s’oreille Qu’elle n’oie mon doleureus complaint : Ad ce, sans plus, toudis gaite et oreille. Et en sa bouche ne dort L’escorpion qui point mon cuer à mort ; Un basilique a en son dous regart. Cil troy m’ont mort et elle que Dieus gart.
Dans le cœur de ma dame, une vipère demeure, Qui, de sa queue, bouche son oreille, Afin qu’elle ne puisse entendre ma dolente complainte : Voilà, sans plus, ce qui la tient toujours en alerte. Et, dans sa bouche, jamais ne dort Le scorpion qui perce mon cœur à mort ; Et un basilic repose, encore, dans son doux regard. Ces trois là m’ont tué, quant à elle que Dieu la garde.
Quant en plourant li depri qu’elle m’aint, Desdains ne puet souffrir qu’oir me vueille, Et s’elle en croit mon cuer, quant il se plaint, En sa bouche Refus pas ne sommeille, Eins me point au cuer trop fort ; Et son regart rit et a grant deport, Quant mon cuer voit qui font et frit et art. Cil troy m’ont mort et elle que Dieus gart.
Quand en pleurs je la supplie de m’aimer, Dédain ne peut admettre qu’elle veuille m’écouter, Et si elle prête foi à mon cœur, lorsqu’il se plaint, Dans sa bouche, Refus ne sommeille jamais, Ainsi me perce-t-il le cœur avec force ; Et son Regard se rit et éprouve une grande joie De voir mon cœur qui fond et frit et brûle. Ces trois là m’ont tué, quant à elle que Dieu la garde.
Amours, tu scez qu’elle m’a fait mal maint Et que siens sui toudis, vueille ou ne vueille. Mais quant tu fuis et Loyautés se feint Et Pitez n’a talent qu’elle s’esveille, Je n’y voy autre confort Com tost morir ; car en grant desconfort Desdains, Refus, regars qui mon cuer part, Cil troy m’ont mort et elle que Dieus gart.
Amour, tu sais qu’elle m’a fait maintes maux Et que je lui appartiens pour toujours, que je le veuille ou non, Mais quand tu fuis et que Loyauté se dissimule tandis que Pitié n’a aucune envie qu’elle s’éveille, Je ne trouve d’autre consolation Que de mourir au plus vite ; car, à mon grand découragement, Dédain, Refus et Regard me brisent le cœur, Ces trois là m’ont tué, quant à elle que Dieu la garde.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
NB : l’enluminure en en-tête représente un basilic. Elle provient du manuscrit Royal MS 12 C XIX : Bestiarum uocabulum proprie conuenit Incipit : liber de naturis bestiarum et earum significationibus. Ce superbe bestiaire médiéval est conservé à la British Library (à consulter en ligne ici). Il est daté du tout début du XIIIe siècle.
Sujet : chanson médiévale, poésie, amour courtois, roi trouvère, roi poète, lyrisme courtois, trouvères, vieux-français, Oïl Période : Moyen Âge central Auteur : Thibaut IV de Champagne (1201-1253), Thibaut 1er de Navarre Titre : « Amors me fet conmencier» Interprètes : Ensemble Athanor Album : Chansons de Thibaut de Champagne Roi-Trouvère (1201-1253) (1983).
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous invitons à nous suivre sur les rives du XIIIe siècle. Nous y poursuivrons l’exploration du répertoire musical du comte de Champagne, roi de Navarre et célèbre trouvère, Thibaut IV, rebaptisé également Thibaut le chansonnier.
Une chanson courtoise et légère
Amors me fet conmencier : le titre de cette composition annonce d’emblée la couleur. C’est le sentiment amoureux qui inspire notre trouvère et le pousse à écrire. Sur l’œuvre assez conséquente qu’il nous a léguée, on se souvient que plus de la moitié reste dédiée à la lyrique courtoise et à la fin’amor. Cette chanson en fait donc partie.
À l’habitude, l’engagement du prétendant à servir l’élue de son cœur est présenté comme total et qu’importe si cette dernière ne s’est pas encore prononcée en sa faveur. Dusse-t-il aller jusqu’à la mort, sans se dédire ni se désengager, l’amant courtois aura, au moins, la satisfaction d’avoir accompli sa quête et d’avoir servi dignement « Amors » et ses règles exigeantes. « Les observateurs pourront même en témoigner » : la réputation du roi trouvère comme loyal amant sera notoire et on est, ici, dans la recherche d’une légitimation sociale de la conduite courtoise, loin des « médisants » auxquels cette lyrique (souvent transgressive) nous a fréquemment habitué. La dame, elle, ses désirs et son bon vouloir, restent attendus et espérés. Elle est la maîtresse des horloges, comme le dit une expression à la mode, mais aussi de la décision.
Si tous les codes de l’amour courtois sont bien présents dans cette pièce du roi trouvère, on notera que le ton reste plutôt léger et optimiste. À tout le moins, il se montre moins « dolent » ou affecté que l’amant qu’on retrouve, parfois, dans certaines chansons courtoises de ce même Moyen Âge central ; on pense à des auteurs plus fébriles et transis qui y présentent leur vie sur le fil, toute entière suspendue au désir de la belle, pour des chansons faisant un peu l’effet (passez-nous l’expression) d’être écrites du haut d’un pont. Entre ivresse de l’amour, impatience mortifère et morsures du désir inassouvi (dont l’amant courtois aime à se délecter), Thibaut semble, pour cette fois, avoir choisi son camp. On le retrouvera, ici, plus du côté de la joie que du « pathos » (modernisme hors contexte historique mais assumé). Pour verser un peu dans le marxisme — pas celui de Karl, mais celui de Groucho en médecin prenant le pouls d’un homme en se servant de la petite aiguille de sa montre (film A day at the race, 1937) « Soit cet homme est mort soit ma montre est arrêtée » — : soit la belle est à demi-acquise, soit notre noble chevalier est optimiste, soit il se situe totalement dans la distance de l’exercice littéraire.
Sources manuscrites médiévales
On retrouve cette chanson courtoise de Thibaut IV de Champagne dans un certain nombre de manuscrits d’époque. Pour vous la présenter avec sa notation musicale, nous avons opté ici pour le MS Français 24406. Cet ouvrage du XIIIe siècle, actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF, contient sur 155 feuillets, 301 pièces de trouvères et d’auteurs du Moyen Âge central : Adam de la Halle, Blondel de Nesle, Gace Brûlé, Guiot de Dijon et bien d’autres plumes des XIIe et XIIIe siècles s’y trouvent présentées. Si vous en souhaitez le détail, le manuscrit est consultable sur Gallica. Vous pourrez également trouver l’ensemble de ces auteurs, jeux partis, textes et chansons référencés dans la Bibliographie des Chansonniers Français des IIIe et XIVe siècles signé de Gaston Reynaud (1884).
Pour la transcription en graphie moderne, nous nous appuyons sur l’ouvrage Les chansons de Thibaut de Champagne, roi de Navarre. Édition critique publiée par A. Wallensköld (1825, aux éditions Champion).
L’ensemble Athanor et Laurent Aubert
On retrouve Laurent Aubert à la création de cet ensemble suisse formé vers la fin des années 70. Voyageur, chercheur, ce musicien et anthropologue, c’est, jusqu’à nos jours, un artiste bien connu de la scène de l’Ethnomusicologie et des Musiques du Monde. Il est également à l’initiative de la revue des Cahiers d’ethnomusicologie et auteur de nombreux ouvrages de référence dans ce domaine. Il a également été en charge du Musée Ethnographie de Genève (MEG) pendant près d’une décennie.
En réalité, si Athanor s’est dédié principalement aux musiques médiévales, elles ne représentent qu’un aspect de la longue carrière de Laurent Aubert. Ce dernier s’est consacré intensément à leur pratique à la sortie de ses études, avec sa formation mais aussi en collaborant avec d’autres grands noms de la scène médiévale : Thomas Binkley, Jordi Savall et Montserrat Figueras, Paul van Nevel, l’ensemble Huelgas,,.. Pourtant, cette longue parenthèse de 10 ans n’a été que le prélude à bien d’autres aventures et l’appel du large l’a bientôt entraîné sur d’autres terrains (Népal, Afghanistan). Il s’y est passionné des musiques traditionnelles du monde, au sens large et c’est autour de ces dernières, de leur défense et de leur diffusion, qu’il a forgé la majeure partie de sa carrière.
L’album « Chansons de Thibaut de Champagne »
En 1983, l’ensemble Athanor proposait au public L’album Chansons de Thibaut de Champagne Roi-Trouvère (1201-1253). Bien centrée sur son sujet, cette production propose neufs chansons empruntées au répertoire médiéval du roi de Navarre. On y trouvera une sélection assez variée du point de vue thématique : amour et lyrique courtoise, tenson, chant de croisade, mais aussi des compositions plus pieuses.
L’album est sorti originellement en vinyle mais il semble aujourd’hui difficile à trouver dans ce format. Si des versions CD ont pu exister, elles se sont, elles-aussi, raréfiées. Par les vertus du numérique, on peut toutefois trouver l’ensemble de l’album et de ses pièces à la vente, au format dématérialisé MP3. Voir le lien suivant pour plus d’informations : Les Chansons de Thibaut de Champagne roi-trouvère par Athanor.
Amors me fet conmencier en langue d’oïl et français actuel
Amors me fet conmencier Une chançon nouvele, Qu’ele me veut enseignier A amer la plus bele Qui soit el mont vivant: C’est la bele au cors gent, C’est cele dont je chant. Deus m’en doint tel nouvele Qui soit a mon talent! Que menu et souvent Mes cuers por li sautele.
Amour me fait commencer Une chanson nouvelle, Car il veut m’instruire Comment aimer la plus belle Qui soit vivante en ce monde. C’est la belle au corps gracieux, C’est celle que je chante. Dieu m’en donne des nouvelles Qui soit selon mon désir ! Car, souvent et fréquemment, Mon cœur bondit pour elle.
Bien me porroit avancier Ma douce dame bele, S’ele me voloit aidier A ceste chançonele. Je n’aim nule riens tant Conme li seulement Et son afetement, Qui mon cuer renouvele. Amors me lace et prent Et fet lié et joiant, Por ce qu’a soi m’apele.
Bien me pourrait devancer Ma douce belle dame, Si elle voulait m’aider Avec cette chansonnette. Je n’aime nulle chose autant Qu’elle, et elle seule, Et ses belles manières* Qui ravivent mon cœur, . Amour m’enlace et me prend Et me remplit de joie et de gaieté, En m’appelant à lui.
Quant fine amor me semont, Mult me plest et agree, Que c’est la riens en cest mont Que j’ai plus desirree. Or la m’estuet servir Ne m’en puis plus tenir – Et du tout obeïr Plus qu’a riens qui soit nee. S’ele me fet languir Et vois jusqu’au morir, M’ame en sera sauvee.
Quand Fine Amour m’invite, Grande joie et satisfaction m’en viennent, Car c’est la chose en ce monde Que j’ai le plus désirée. Et, désormais, il me faut la servir, Je ne m’en puis plus retenir – Et je dois lui obéir en tout, Plus qu’à toute autre créature enfantée. Si elle m’affaiblit (me fait languir), Et que j’aille à en mourir, Mon âme en sera sauvée.
Se la mieudre de cest mont Ne m’a s’amor donee, Tuit li amoreus diront Ci a fort destinee. S’a ce puis ja venir Qu’aie, sanz repentir, Ma joie et mon plesir De li, qu’ai tant amee, Lors diront, sanz mentir, Qu’avrai tout mon desir Et ma queste achevee.
Si la meilleure en ce monde Ne m’a son amour donné, Tous les amoureux diront Que c’est, là, fâcheuse destinée. Et si je ne puis jamais parvenir A obtenir, sans me dédire Ma joie et mon plaisir Par celle que j’ai tant aimée, Lors ils diront, sans mentir, Que je serais venu à bout de tout mon désir et de toute ma quête.
Cele pour qui souspir, La blonde coloree (1), Puet bien dire et gehir Que por li, sanz mentir, S’est Amors mult hastee.
Celle pour qui je soupire, La blonde couronnée Peut bien dire et avouer Que pour elle, sans mentir, L’Amour s’est beaucoup hâté.
* Afetement, afaitement, affaitement : peut désigner un certain nombre de choses qui vont de l’éducation, la largesse, les bonnes manières, la convenance, la courtoisie. En chevalerie, il peut encore désigner la notion d’accomplissement. On le retrouve également en fauconnerie où il désigne la manière de dresser un rapace à la chasse.
(1) Variante dans un manuscrit : la blonde coronée
En vous souhaitant une belle journée. Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
NB : en arrière plan de l’image d’en-tête, on peut voir les enluminures et miniatures du feuillet 1 du MS Français 24406.
Sujet : musique médiévale, chanson médiévale, maître de musique, chanson, amour courtois, chant polyphonique, ballade. Titre : «Je sui aussi com cils qui est ravis» Auteur : Guillaume de Machaut (1300-1377) Période : XIVe siècle, Moyen Âge tardif Interprète : Duo Misericordia Album : Passion, Pestilence & polyphony (2006), Ed Magnitude.
Bonjour à tous,
n route pour le XIVe siècle, en compagnie du maître de musique Guillaume de Machaut (Machault). Nous le retrouvons ici dans une nouvelle pièce sentimentale et courtoise. Pour la mise en musique, nous avons choisi la version du duo médiéval Misericordia, ce qui nous fournira l’occasion de vous le présenter.
Amour, éloignement, douleur et langueur
Cette ballade polyphonique médiévale de Guillaume de Machaut a pour titre «Je sui aussi com cils qui est ravis» et reprend en partie les codes de la lyrique courtoise. Le poète s’y dépeint dans la posture de l’amant désemparé. Consumé par son amour, il brûle et ne tient plus en place. Bien incapable d’ôter de son esprit l’objet de son désir, il souffre dans la distance comme dans la proximité. Et ce seul refuge qu’est devenue sa pensée en la dame de ses désirs est aussi ce qui le torture et le rend presque étranger à lui-même.
Aux sources manuscrites de cette chanson
Du point de vue des sources médiévales et historiques, on pourra, retrouver cette ballade de Guillaume de Machaut et sa notation musicale dans le manuscrit médiéval Français 1586 dont nous avons déjà abondamment parlé. Contemporain de l’auteur-compositeur, cet ouvrage est à remarquer particulièrement parce qu’il est l’un des plus ancien répertoriés de ses œuvres. On suppose même que le maître de musique a pu y être directement associé de son vivant. La BnF a digitalisé ce très beau manuscrit médiéval et l’a mis à disposition du public. Vous pouvez donc le consulter sur Gallica.
Misericordia : musiques anciennes et médiévales mâtinées de folk et d’improvisation
Misericordia est un duo anglais fondé aux débuts des années 1990 par Anne Marie Summers et Stephen Tyler. Depuis sa formation, cet ensemble s’est employé à faire revivre les musiques anciennes et médiévales, tout en s’autorisant des emprunts et enrichissements du côté de musiques plus folks et traditionnelles. Avec un terrain d’inspiration qui puise largement dans l’Europe du Moyen Âge, Misericordia s’est également fait remarquer pour son goût particulier de l’improvisation. Ces deux musiciens et artistes sont aussi multi-instrumentistes et ils font appel à de nombreux instruments anciens : cornemuses, vielle à roue, chalemie, flûtes, harpe, luth oriental, percussions diverses…
La discographie de Misericordia
Côté programme et enregistrement, l’ensemble a laissé à la postérité autour de 5 albums. Le duo fondateur y fait appel à divers invités et collaborations pour compléter ses orchestrations. Pour en faire un tour rapide du point de vue thématique, on trouvera des pièces du XIIIe siècle français avec l’album Robin M’aime. On pourra encore citer The olde Daunce, un album instrumental dédié aux danses médiévales et anciennes, Tempus Est Iocundum qui s’étire du côté du Codex Buranus et un premier album précoce Medieval Instrumental Music. La discographie de Misericordia s’étale de 1993 à 2006. Après cela, l’activité du duo semble un peu passée sous les radars. L’ensemble n’est du reste pas présent sur les réseaux et son site web a disparu.
L’album « Passion, Pestilence et Polyphony«
L’album Passion, Pestilence & polyphony est paru en 2006. A son occasion, les deux duettistes s’étaient entourés de la collaboration de Helen Barber et Terry Mann. L’ambition de cette production était d’être une incursion dans les musiques et chansons d’un XIVe siècle présenté comme « Dark and troubled ». à l’écouter, cette « pestilence » n’est pourtant pas ce qui saute le plus aux yeux. L’ensemble Misericordia y explore le répertoire qui passe par l’Italie, la France et encore l’Angleterre médiévale et offre 17 pièces assez variées. La polyphonie y tient un place majeure et Guillaume de Machaut y est plutôt à l’honneur avec entre autres pièces : douce dame jolie, je suis aussi, puisqu’en oubli, J’aime sans penser, Donnez Signeurs … Il côtoie aussi sur l’album Francesco Landini et d’autres auteurs, ainsi que des pièces instrumentales (trottos et istampittas). Misericordia ne faillit pas, ici à sa réputation puisqu’on retrouve, par endroits, leur goût de l’improvisation.
Cet album peut encore être trouvé à la distribution sous forme CD. En ligne, on trouve également sa version dématérialisée : Passion, Pestilence and Polyphony
Artistes ayant participé à cet album
Anne Marie Summers (cornemuse, voix, flûte à bec, vielle à roue, harpe) – Steve Tyler ( vielle à roue, harpe gothique, citole, dulcimer) – Helen Barber (voix) – Terry Mann (voix, percussions, davul, darabouka, riqq, …)
« Je suis aussi… » de Guillaume de Machaut Paroles en moyen-français & traduction
Je sui aussi com cils qui est ravis, Qui n’a vertu, sens ne entendement, Car je ne suis a nulle riens pensis, Jour ne demi, temps heure ne moment, Fors seulement a m’amour Et sans partir en ce pencer demour Soit contre moy ; soit pour moy, tout oubli fors Li qu’aim mieus cent mille fois que mi.
Je suis aussi comme celui qui est en extase (1) Qui n’a ni vertu, ni raison, ni entendement, Car je suis incapable de penser à rien, ni un Jour, ni la moitié d’un, en aucune saison, heure, ni moment A rien d’autre qu’à mon amour. Et sans m’en séparer, je demeure en cette pensée Soit contre moi, soit pour moi, j’oublie tout sauf Que je l’aime cent mille fois plus que moi.
Quant je la voy, mes cuers est si espris Qu’il art et frit si amoureusement Qu’a ma manière appert et a mon vis; Et quant loing sui de son viaire gent, Je languis à grant dolour: Tant ay désir de veoir sa valour. Riens ne me plaist; tout fui, tout ay guerpi Fors li qu’aim mieus cent mille fois que mi.
Quand je la vois, mon cœur est tant épris Qu’il brûle et frissonne si amoureusement Que cela se voit sur ma conduite et mon visage Et quand je suis loin de son gentil visage Je languis à grande douleur Tant j’ai le désir de voir ses vertus (d’être sa présence de) Rien ne me va, je fuis tout, je rejette tout, Sauf elle que m’aime cent mille fois plus que moi.
Einsi lonteins et pres langui toudis, Dont changiés sui et muez tellement Que je me doubt que n’en soie enhaïs De meinte gent et de li proprement. Et c’est toute ma paour; Car je n’i sçay moien, voie ne tour, Ne riens n’i puet valoir n’aidier aussi Fors li qu’aim mieus cent mille fois que mi.
Ainsi, lointain ou proche, je languis toujours, Ce qui m’a changé (fig perdre la tête) et transformé grandement De sorte que je ne doute pas que j’en sois haï De maintes gens et d’elle aussi; Et c’est ma grande crainte; Car je ne connais ni le moyen, ni ne voit de tour (de façon) Ni rien qui puisse venir à mon secours, Sauf elle que m’aime cent fois plus que moi.
(1)dictionnaire Godefroy court : « pris de rage » – Littré : moderne, Malherbe : « saisi d’un transport qui absorbe toutes les facultés de l’âme«
En vous souhaitant une belle journée.
Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
NB : l’enluminure utilisée pour l’image en-tête d’article est tirée du même manuscrit français 1586. Elle fait même l’ouverture de l’ouvrage qui débute par la pièce le Temps pascour ou Le jugement du roi de Bohème (dit Jugement du roi de Behaigne) de Guillaume de Machaut.