Sujet : musique médiévale, musiques anciennes, chant polyphonique, Ars nova, madrigal, chanson médiévale, chanson morale, poésie morale Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle Auteur : Francesco Landini (1325-1397) Titre : Musica son che mi dolgo Interprètes : Ensemble Sollazzo Album : Parle qui veut, chansons moralisatrices du Moyen Âge (2016).
Bonjour à tous,
n route pour le trecento italien avec un nouveau chant polyphonique du compositeur Francesco Landini. Entre Moyen Âge tardif et Renaissance italienne, ce très prolifique maître de musique et organiste florentin se pose comme un des plus grands représentants de l’Ars Nova de la péninsule.
La pièce de Landini qui nous intéresse aujourd’hui est un madrigal. Ce chant propose trois textes entrelacés pour trois voix. Comme on le verra, le passé et la nostalgie y sont à l’honneur. Nous sommes aussi dans le champ de la poésie morale. L’auteur y fera, en effet, référence à un temps révolu de l’art musical qu’il déplore, mais aussi à tout un monde de valeurs perdues.
Un madrigal nostalgique sur un art en perdition
Pour qui aime l’Ars Nova, Landini atteint le sommet de son art dans ce madrigal à trois voix. Sur le plan thématique, on s’éloigne quelque peu de sa lyrique courtoise habituelle et des émotions et déboires amoureux qu’il s’est si souvent plu à nous conter. Ici, le compositeur italien se fait plus moral et piquant, en adressant un art de la musique qui, selon lui, a perdu de sa grandeur et de ses vertus entre des mains inexpertes. L’affaire est faite pour le florentin. Les médiocres sont désormais dans la place et prétendent recevoir leur content de louanges sans même avoir acquis les prémisses de la maestria.
La composition musicale n’est pas la seule visée par ce madrigal de Francesco Landini. Selon lui, les vertus, autant que les cœurs nobles, se sont abâtardis. La musique n’en est finalement qu’une manifestation. Entre les lignes acerbes du compositeur florentin, on retrouve, bien que servie différemment, la thématique si souvent abordée au Moyen Âge d’un monde et ses vertus en perdition.
Les temps idéaux de la chevalerie et de la noblesse véritable ne cessent de s’éloigner et d’échapper à la poésie morale médiévale. Même si Landini ne va pas jusque là explicitement, ces « cœurs nobles abâtardis qui ont laissé derrière eux toutes les vertus » semblent résonner un peu de cette idée.
Aux sources de ce madrigal : le Codex Squarcialupi
Du point de vue des sources, on retrouvera l’habituel Codex Squarcialupi (MS Mediceo Palatino 87 – Codex Squarcialupi). L’œuvre de Landini est particulièrement bien mise en valeur et enluminée dans ce célèbre ouvrage des XIVe/XVe siècles. Avec ses 354 pièces annotées musicalement, dont 150 ne sont présentes dans aucun autre manuscrit connu à ce jour, le Codex Squarcialupi représente un véritable trésor de la musique renaissante du Trecento et du nord de l’Italie.
Le madrigal de Landini ouvre la première page dédiée à l’auteur dans ce manuscrit médiéval. Pour sa version en musique, nous avons choisi l’interprétation de l’Ensemble Sollazzo ou du Sollazzo Ensemble (si on préfère son nom anglais).
Le Sollazzo Ensemble & les musiques anciennes
Fondé en 2014 par Anna Danilevskaia, voilà un autre ensemble de musique médiévale et renaissante ayant émergé dans le sillage de la Schola Cantorum Basiliensis. On ne compte plus les formations ou les collaborations musicales de très haute tenue auxquelles cette prestigieuse école de musiques anciennes de Bâle a donné naissance, depuis sa fondation. C’est là que les membres de ce qui allait devenir l’Ensemble Sollazzo se sont rencontrés. Venant tous de formations musicales diverses, leur passion pour les musiques du Moyen Âge tardif à la Renaissance les ont réunis pour le plus grand bonheur des amateurs du genre.
Depuis son émergence, cette formation de musiques médiévales et anciennes n’a cessé de confirmer son grand talent, en accumulant les prix les plus prestigieux. Après une décennie de brillante carrière, l’Ensemble Sollazzo affiche une discographie riche de 7 albums. Inutile de préciser que chaque nouvelle sortie est toujours très attendue.
Côté concerts, la formation se partage entre divers pays d’Europe dont la France, la Suisse et la Belgique. Pour retrouver leur actualité et leurs programmes, tout se passe sur sollazzoensemble.net, leur site officiel (disponible, pour l’instant, en Anglais).
Parle qui veut, Moralizing songs of the Middle-Ages
Avec 13 morceaux pour 46 minutes d’écoute, l’album « Parle qui veut, chansons moralisatrices du Moyen Âge » réunit des pièces teintées de morale, en provenance de l’Italie et de la France des XIIIe et XIVe siècles. Ars nova et polyphonie y sont à l’honneur.
Cette production distingue aussi d’emblée l’approche de l’Ensemble Sollazzo et la direction d’Anna Danilevskaia. L’assemblage thématique est, en effet, original et on y découvre nombre de pièces rares et peu jouées jusque là. Le tout est exécuté avec grâce et talent et les connaisseurs de musique médiévale ne s’y sont pas trompés. Cet album précoce du l’Ensemble Sollazzo lui valut, en effet, un premier prix dans le cadre de la Compétition pour jeunes artistes du Festival pour les Musiques anciennes de York (le York Early Music Festival).
Vous pourrez écouter cet album sur les plateformes de musiques légales ou l’acquérir au format CD chez votre meilleur disquaire. Voici également un lien utile pour vous le procurer en ligne.
Artistes ayant participé à cet album
Anna Danilevskaia (Vièle et direction), Sophia Danilevskaia (Vièle), Perrine Devillers (soprano), Vincent Kibildis (harpe), Yukie Sato (soprano), Vivien Simon (tenor).
Le Madrigal de Landini et sa traduction en français actuel
Musica son che mi dolgo, piangendo. veder gli effetti mie dolci e perfetti lasciar per frottol i vaghi intelletti. Perché’ ignoranza e vizio ogn’uom costuma. lasciasi ‘l buon e pigliasi la schiuma.
Gia furon le dolcezze mie pregiate da cavalier, baroni e gran signori: or sono imbastarditi e genti cori. Ma di’ Musica sol non mi lamento. ch’ancor l’altre virtù lasciate sento.
Ciascun vuoli narrar musical note. e compor madrial, cacce, ballate. tenendo ognor le sue autenticate. Chi vuol d’una virtù venire in loda conviengli prima giugner a la proda.
Traduction française
Je suis Musique qui souffre et pleure De voir mes plus doux et parfaits effets Abandonnés par frivolité et vagues arguties (paresse intellectuelle) Car l’ignorance et le vice deviennent coutumiers, On laisse le meilleur et on ne prend que l’écume. (la mousse, le superficiel)
Naguère mes douces créations (bonbons, douceurs) furent appréciées Des chevaliers, barons et grands seigneurs. Désormais, les nobles cœurs sont corrompus. Mais je ne me lamente pas seulement de la Musique Car (je ressens que) ils ont aussi laissé derrière eux toutes les autres vertus.
A présent, chacun veut écrire des notes de musique Composer des madrigaux, des caccie (chasses ou fugues) ou des ballate En tenant pour authentique ses propres créations, Mais celui qui veut, par sa vertu (son talent), recevoir une louange, Il convient d’abord qu’il atteigne le but visé.
En vous souhaitant une excellente journée. Fred pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
Sujet : musique, chanson médiévale, vieux français, trouvère d’Arras, rondeau, amour courtois, langue d’oïl, courtoisie, musique ancienne. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle. Auteur : Adam de la Halle (1235-1285) Titre : « A Dieu commant amouretes« Interprète : Ensemble Sequentia Album : Trouvères, chants d’amour courtois des pays de langue d’oïl (1987)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous repartons pour le XIIIe siècle en musique et en chanson, avec Adam de la Halle. Nous retrouverons le trouvère d’Arras dans un rondeau courtois. Le poète y lamentera son départ et les amours qu’il s’apprête à laisser derrière lui.
A l’origine de ce rondeau courtois
Adam de la Halle a composé une variation plus longue de ce rondeau dans une chanson. Comme les deux pièces partagent de nombreuses similitudes, cela permet de cerner un peu mieux le contexte historique de la pièce du jour. Conformément à ce genre poétique, ce rondeau reste, en effet, assez court et ne donne guère de détails.
Dans cette chanson plus longue, donc, le trouvère nous expliquait qu’il devait quitter sa ville d’Arras pour des raisons économiques. Un changement de réglementation monétaire en était à l’origine qui portait sur les « gros tournois ». En l’occurrence, il ne s’agissait pas de tournois au sens habituel (chevalerie, lice, joutes, etc…) mais de monnaies d’argent en usage sous Saint Louis.
Un peu avant la composition de ce rondeau, il semble qu’une ordonnance prise par la couronne française à Chartes (1262-1264) en avait réglementé l’usage, refusant que soient acceptées certaines pièces frappées auparavant. Arras et sa province s’en sont trouvés directement affectés suivant les affirmations du trouvère :
A Dieu commant amouretes, Car je m’en vois, Dolans pour les douchetes For dou douc païs d’Artois Qui est si mus (silencieux) et destrois (en détresse), Pour che que li bourgeois Ont esté si fourmené Qu’il n’i queurt drois ne lois. Gros tournois (monnaie d’argent) ont anulé Contes et rois, Justiches et prélats tant de fois Que mainte bele compaigne, Dont Arras méhaigne (souffre, pâtit) Laissent amie et maisons et harnois Et fuient, chà deux, chà trois, Souspirant en terre estrange.
Ce texte médiéval auquel le rondeau du jour fait écho, daterait donc de 1263 ou de l’année suivante. Quelque temps plus tard, le trouvère reviendra dans sa ville natale pour y prendre épouse (1).
Si ce contexte n’est pas absolument indispensable à la compréhension de notre rondeau, il nous aide à mieux le cerner. Il pourrait, en effet, ressembler à une chanson de trouvère ou de troubadour comme il en existe beaucoup à cette période : le poète sur le départ, se lamente sur la douleur de la séparation, etc… à ceci près qu’ici, Adam de la Halle emploie le pluriel tout du long (reinettes, doucettes, amourettes,…). Parlent-ils uniquement de « ces amours » ? On semble un peu sortir du schéma classique du loyal amant courtois, triste de devoir laisser sa dame et peut-être sont-ce plutôt les belles d’Arras qu’il pleure ?
Source médiévales et plus récentes
Pour vous présenter ce rondeau d’Adam de la Halle, nous avons choisi les pages annotées musicalement du manuscrit médiéval ms Français 25566. Connu encore sous le nom de chansonnier W, cet ouvrage de 283 feuillets est daté de la fin du XIIe et des débuts du XIIIe siècle. Composé à Arras, il contient l’œuvre d’Adam de la Halle ainsi que de nombreuses autres textes et poésies d’époque. Il est actuellement conservé à la BnF et peut être consulté en ligne sur Gallica.fr.
Pour les partitions modernes de ce rondeau, ainsi que d’autres pièces du trouvère d’Arras, vous pouvez consulter valablement l’ouvrage « Œuvres complètes du trouvère Adam de la Halle » d’Edmond de Coussemaker. Ce livre daté de la fin du XIXe siècle (1872) a été réédité aux éditions Hachette Livre BnF.
Sequentia, une formation majeure dans le monde des musiques médiévales
Pour découvrir ce rondeau courtois en musique, nous revenons à l’excellent album « Trouvères, chants d’amour courtois des pays de langue d’oïl » de l’ensemble médiéval Sequentia sous la direction de Benjamin Bagby. Formée à Paris au début des années 80, cette formation de grand talent s’est imposée, en près de 35 ans de carrière, comme une référence sur la scène des musiques médiévales et anciennes.
Avec un répertoire qui s’est largement focalisé sur l’Europe médiévale des XIIe siècle et suivants, les programmes de Sequentia couvrent tout autant les musiques sacrées et profanes de France, que celles d’Espagne, d’Allemagne, d’Italie ou d’Angleterre. L’œuvre d’Hildegarde von Bingen tient également une belle place dans leur discographie. Nous vous invitons à les suivre sur leur site officiel très complet. Il est pour le moment en anglais mais la version Française est en préparation.
Trouvères, chansons d’amour courtois du nord de France (1175 à 1300), l’album
Adam de la Halle tient une belle place sur ce fabuleux double-album de l’ensemble Sequentia, et de nombreuses compositions du trouvère y sont présentes.
En approchant une période qui couvre le dernier quart du XIe siècle pour s’étaler jusqu’à la fin du XIIe siècle, Sequentia s’est vraiment montré à la hauteur de son ambition dans cette production qui, de notre point de vue, devrait avoir sa place dans la discothèque de tout bon amateur de musiques médiévales. On y retrouvera également de nombreuses pièces des premiers trouvères, entre Conon de Béthune, Gace Brulé, Blondel de Nesle, mais également Jehan de Lescurel, et encore de nombreuses chansons anonymes ou compositions instrumentales françaises ce cette partie du Moyen Âge central.
Vous pourrez débusquer cet album au format CD chez votre meilleur disquaire ou même digitalisé sur les plateformes légales en ligne. Voici un lien utile à cet effet.
Le rondeau d’Adam de la Halle dans son français d’Oïl d’origine
A Dieu comant amouretes Car je m’en vois Souspirant en tere estrange Dolans lairia les douchetes Et mout destrois A Dieu comant amouretes.
J’en feroie roïnetes, S’estoie roys, Comant que la chose empraigne A Dieu comant amouretes Car je m’en vois Souspirant en tere estrange.
Sa traduction en français actuel
A Dieu je confie mes amours, Car il me faut partir A regrets, en terre étrangère. Avec peine, je laisserais les tendres et douces Et en grande détresse A Dieu je remets mes amours.
J’en ferais des reines, Si j’étais roi Mais quoi qu’il puisse survenir A Dieu je remets mes amours, Car il me faut partir A regrets, en terre étrangère.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Notes
(1) Voir Li jus Adan et de la Feuillée, Mélanges publiés par la Société des Bibliophiles Français 1829 (Imprimerie Firmin Diderot).
Sujet : musique médiévale, musiques anciennes, ballade polyphonique, Ars nova, chanson médiévale, amour courtois, sentiment amoureux. Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle Auteur : Francesco Landini (1325-1397) Titre :Gran piant agli ochi Interprètes : Ensemble 400 Concert : Eglise de Saint-Georges Martyre, Milan, Italie (2022).
Bonjour à tous,
ous partons, aujourd’hui, à la découverte de nouvelles musiques médiévales, du côté de l’Italie du Moyen Âge tardif. A cette occasion, nous croiserons, à nouveau, l’organiste et maître de musique Francesco Landini, grand représentant de l’Ars Nova florentin du XIVe siècle.
Tristesse & douleur de la séparation
La chanson du jour est une ballade polyphonique. C’est aussi une nouvelle pièce courtoise du compositeur florentin du trecento. Meurtri par une séparation brutale d’avec sa belle, Landini nous contera ses déboires amoureux. Dans le pur style de l’amant courtois, il y fera étalage de sa douleur et de sa peine et, s’adressant à l’objet de son désir, il lui affirmera sa volonté de ne plus s’enticher d’aucune autre, si cet amour devait s’arrêter à jamais.
Ce n’est pas la première fois que Landini s’épanche sur sa douleur et ses déconvenues amoureuses. On se souvient même que la formation médiévale La Reverdie avait dédié un album complet à cette partie du répertoire du maître de musique italien (voir l’occhio del cor et les yeux tristes de Francesco Landini).
Aux sources manuscrites de cette ballade
A l’habitude, du point de vue des sources anciennes et manuscrites, c’est le très beau Codice Squarcialupi (Ms Med Pal 87) qui nous servira ici de guide. Ce manuscrit daté des débuts XVe siècle est actuellement conservé à la Bibliothèque Laurentienne de Florence. Sur l’image ci-dessus, vous retrouverez la chanson polyphonique du jour, accompagnée de sa partition d’époque.
Pour la version en musique de cette pièce de Francesco Landini, nous vous proposons de découvrir l’interprétation de l’Ensemble 400, à l’occasion d’un concert donné, en décembre 2022 à l’Eglise de Saint-Georges Martyre, de Milan. On doit cet enregistrement à Edoardo Lambertenghi, youtubeur et technicien du son milanais passionné de musiques anciennes dont la chaîne est très riche en contenu.
L’ensemble 400 et la passion des musiques médiévales et anciennes
Actif depuis plus de 15 ans sur la scène des musiques anciennes, l’Ensemble 400 est une formation italienne spécialisée dans un répertoire médiéval et renaissant qui s’étend du XIIIe au XVe siècle. Fondée par des experts dans le domaine des musiques anciennes, elle explore un territoire qui s’étend aux musiques profanes et liturgiques de la France, l’Angleterre et l’Italie médiévales.
L’Ensemble 400 est issu de Musicaround, association italienne établie à Gênes et qui se dédie à la promotion des musiques anciennes, depuis l’organisation de concerts et d’événements à l’enseignement de ces dernières. Vous pourrez retrouver l’actualité de cette formation sur le site officiel de l’association . A date, ils se sont déjà produits dans de nombreux festivals, principalement en Suisse et en Italie.
Membre de l’Ensemble 400
Marcello Serafini (viele), Giuliano Lucini (luth), Maria Notarianni (harpe, vièle), Vera Marenco (voix), Alberto Longhi (voix).
Gran piant agli ochi ou la douleur amoureuse par Francesco Landini
Gran piant agli ochi, greve dogli al core Abbonan sempre l’anima, si more.
Per quest’amar’ et aspra diapartita Chiamo la mort’ e non mi vuol udire. Contra mia volglia dura questa vita, che mille morti mi convien sentire.
Ma bench’i’ viva, ma’non vo’seguire Se non vo’, chiara stella et dolce amore.
Gran piant agli ochi …
Traduction française de cette pièce
Grande peine aux yeux, grande douleur au cœur Abondent toujours, tandis que l’âme se meurt.
A cause de cette séparation amère et âpre J’appelle la mort mais elle ne veut m’entendre. Contre ma volonté, cette vie perdure, Et il me faut endurer plus de mille morts.
Mais même si je suis en vie, je ne veux plus poursuivre Aucune autre que vous, brillante étoile et doux amour.
Grande peine aux yeux, grande douleur au cœur…
En vous souhaitant très belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
NB : sur image d’en-tête, on retrouve l’enluminure de Francesco Landini dans le Codex Squarcialupi, ainsi que le feuillet correspondant à la ballade polyphonique du jour.
Sujet : musique, chanson médiévale, poésie, troubadour, manuscrit ancien, langue d’oc, occitan médiéval, sextine, trobar clus, trobar ric, courtoisie, amour courtois. Période : Moyen Âge central, XIIe et XIIIe s Titre : Lo ferm voler qu’el cor m’intra Auteur : Arnaut Daniel (Arnautz) (1150-1210) Interprète : Gérard Zuchetto Album : Gérard Zuchetto chante les Troubadours des XIIe et XIIIe siècles » (1985)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous poursuivons notre exploration de l’œuvre d’Arnaut Daniel par l’étude d’une chanson de ce troubadour des XIIe-XIIIe siècles. Et quelle chanson ! puisqu’il s’agit, en effet, d’une sextine, forme poétique dont il fut l’inventeur et qui inspira, plus tard, de grands poètes de la renaissance italienne.
Trobar ric & Trobar clus
Si vous nous suivez depuis quelque temps déjà, vous avez dû nous suivre à l’étude de troubadours occitans du Moyen-âge et notamment de poésies qui, même une fois traduite, conservent des mystères impénétrables. C’est notamment le propre du Trobar Clus d’un Marcabrun qui se signe par sa difficulté d’approche, ses sous-entendus et ses sens cachés.
S’il ne se réclame pas directement de cette école, Arnaut Daniel en pratique une variante qu’on nomme « le trobar ric ». On a même fait de lui un de poètes les plus représentatifs de ce courant considéré comme proche du trobar clus en ce qu’il peut conduire au même résultat, en terme de difficultés d’interprétation. Le trobar ric se signe, en effet, par une recherche de formes sophistiquées qui peut rendre son résultat et ses images assez difficiles à percer. La pièce du jour vous en donnera un aperçu, mais avant d’en venir là, revenons à la sextine.
Qu’est-ce que la sextine ?
Pour redire un mot de cette forme poétique qui nécessite autant de rigueur que de virtuosité, il est donc question d’un poésie de six strophes de six vers, qui se termine par une demi-strophe de trois vers. Six mots-clés forment les rimes de la sextine. Cette dernière impose qu’ils reviennent à chaque nouvelle strophe mais ils doivent être permutés tout au long du poème, suivant un ordre précis.
Règles de permutations des rimes
Règle importante de la sextine, l’ordre des « mots-rimes » de la première strophe commande pour construire la seconde. En partant du principe qu’on numérote les six rimes de la première strophe, dans l’ordre des vers de 1 à 6, soit 1 2 3 4 5 6, les vers de la seconde strophe devront se terminer, dans l’ordre, suivant la séquence 6 1 5 2 4 3.
Pour les strophes suivantes, il existe plusieurs options. La plus simple est de considérer, pour chaque nouvelle strophe, que celle qui la précède réinitialise le compteur des rimes à 1 2 3 4 5 6. La strophe à écrire devra donc, à chaque fois, permuter l’ordre des mot-rimes de la strophe précédente pour retomber sur 6 1 5 2 4 3 et, ainsi de suite, jusqu’à la dernière strophe. La dernière strophe de trois vers contiendra, quant à elle, deux mots rimes par vers.
L’autre façon de procéder et qui aboutit au même résultat est de connaître l’ordre des séquences par rapport, cette fois, à l’ordre défini par les mots rimes de la première strophe. Cela suppose de mémoriser et de connaître toutes les séquences mais, en contrepartie, cela permet de mieux appréhender la subtilité de la construction spiralée de la sextine et l’enchaînement des permutations. Voilà ce que donne, dans l’ordre, pour chaque strophe : 123456 – 615243 – 364125 – 532614 – 451362 – 246531, ce qui donnerait a nouveau 123456 si une septième strophe existait.
Du reste, on notera que la séquence des mots rimes dans la demi-strophe d’envoi est de 12 34 56, à raison de deux par vers. Ainsi, la sextine s’enroule en quelque sorte sur elle-même en une forme qui n’a pas manqué de fasciner un certain nombre de poètes,longtemps après le troubadour Arnaut Daniel.
Une sextine de Ferdinand de Gramond
Pour être un peu plus concret sur le rendu de la sextine et sa mécanique sous-jacente, en voici un exemple emprunté à l’ouvrage Petit Traité de Poésie Française de Théodore de Banville (1871). Cette sextine en langue française est de la plume du comte Ferdinand de Gramond (1811-1897). Longtemps après Arnaut Daniel, ce poète et écrivain du XIXe siècle mit au point une nouvelle forme de la sextine, en se basant sur celles de Pétrarque (1304-1374) ; l’auteur du Moyen Âge tardif et du trecento italien s’était, lui-même, inspiré de notre troubadour du Moyen Âge.
Pour corser l’exercice, Ferdinand de Gramond ajouta à sa sextine française, des règles absentes de la version originelle d’Arnaut Daniel : la contrainte de l’alexandrin notamment mais encore d’autres difficultés liées à la nature des rimes : le premier, le troisième & le quatrième vers devaient rimer ensemble, de même que le second, le cinquième et le sixième vers. Cette sextine permettra de mieux comprendre le système des mots-rimes et leur permutation même si, comme on le verra, Arnaut Daniel s’était contenté de moins de pieds et de rimes plus simples dans la sienne.
L’étang qui s’éclaircit au milieu des feuillages, (1) La mare avec ses joncs rubanant au soleil, (2) Ses flottilles de fleurs, ses insectes volages (3) Me charment. Longuement au creux de leurs rivages (4) J’erre, et les yeux remplis d’un mirage vermeil, (5) J’écoute l’eau qui rêve en son tiède sommeil. (6)
Moi-même j’ai mon rêve et mon demi-sommeil. (6) De féeriques sentiers s’ouvrent sous les feuillages ; (1) Les uns, en se hâtant vers le coteau vermeil, (5) Ondulent, transpercés d’un rayon de soleil; (2) Les autres indécis, contournant les rivages. (4) Foisonnent d’ombre bleue et de lueurs volages. (3)
Tous se peuplent pour moi de figures volages (3) Qu’à mon chevet parfois évoque le sommeil, (4) Mais qui bien mieux encor sur ces vagues rivages (6) Reviennent, souriant aux mailles des feuillages : (1) Fantômes lumineux, songes du plein soleil, (2) Visions qui font l’air comme au matin vermeil. (5)
C’est l’ondine sur l’eau montrant son front vermeil (5) Un instant ; c’est l’éclair des sylphides volages (3) D’un sillage argentin rayant l’or du soleil ; (2) C’est la muse ondoyant comme au sein du sommeil (6) Et qui dit : Me voici ; c’est parmi les feuillages (1) Quelque blancheur de fée… O gracieux rivages ! (4)
En vain j’irais chercher de plus nobles rivages. (4) Pactole aux sables d’or, Bosphore au flot vermeil, (5) Aganippe, Permesse aux éloquents feuillages, (1) Pénée avec ses fleurs, Hèbre et ses chœurs volages, (3) Eridau mugissant. Mincie au frais sommeil (6) Et Tibre que couronne un éternel soleil ; (2)
Non, tous ces bords fameux n’auraient point ce soleil (2) Que me rend votre aspect, anonymes rivages ! (4) Du présent nébuleux animant le sommeil, (6) Ils y font refleurir le souvenir vermeil (5) Et sonner du printemps tous les échos volages (3) Dans les rameaux jaunis non moins qu’aux verts feuillages.(1)
Doux feuillages (1), adieu; vainement du soleil (2) Les volages (3)clartés auront fui ces rivages (4), Ce jour vermeil (5)luira jusque dans mon sommeil (6).
Sextine de Ferdinand de Gramond Petit Traité de Poésie Française, T de Banville (1871)
Une histoire courtoise d’oncle et d’ongle
Les contraintes de la sextine assimilées, revenons maintenant à celle d’Arnaut Daniel. Du point de vue thématique, cette chanson médiévale nous place dans le registre courtois cher à notre troubadour ; à l’exception d’un texte humoristique plutôt scatologique, la majorité de son œuvre gravite, en effet, autour du sentiment amoureux et de la lyrique courtoise.
On retrouvera donc dans cette sextine, le thème du loyal amant et de son engagement. Arnaut Daniel y abordera aussi l’inévitable question des médisants qui, sans relâche, cherchent à mettre des bâtons dans les roues des amants courtois et se dressent pour empêcher la réalisation de leurs projets. Toutefois, il faudrait plus que quelques mauvaises langues pour décourager notre poète amoureux ; sourd à toutes les recommandations de frères comme d’oncles (oncle), il compte bien faire corps avec sa maîtresse comme chair et ongle (ongla). Et son cœur doive-t-il supporter douleur plus cuisante que des coups de verges (verja) face à l’indifférence de la dame, son âme (arma) maintiendra son vœu de fin’amor. Dans l’attente, sûr que sa loyauté lui vaudra bientôt, le salut, Arnaut rêve, fébrile, de voir s’entrouvrir la porte de cette chambre (cambra) où nul jamais n’entre (intra).
Pour retomber sur nos pattes, et dans l’ordre d’apparition, voici donc les six mots rimes de cette sextine : intra (1)- ongla (2)- arma (3)- verja (4)- oncle (5)- cambra (6). Comme nous le disions plus haut, on ne saisira, sans doute pas, toutes les nuances de cette poésie à demi-hermétique, du fait de ses exigences de forme auxquelles s’ajoute aussi la distance temporelle et contextuelle qui nous sépare du pays d’Oc médiéval. Aussi, consolons-nous, même avec l’aide du romaniste et érudit occitan Pierre Bec pour la traduction, il demeurera quelques zones d’ombres auxquelles nous devrons nous résoudre ; mais il faut bien que l’art des troubadours occitans conserve quelques mystères et quelques références insaisissables pour continuer de nous fasciner.
Sources & partition de cette chanson médiévale dans le Chansonnier occitanl G
Malgré la pléthore de manuscrits qui font état de l’œuvre d’Arnaut Daniel, seules les mélodies de deux de ses chansons nous sont parvenues. La bonne nouvelle est que la sextine du jour en fait partie. L’autre pièce dont la notation musicale nous a également été restituée est la chanson Chanzo dol. moz son pian eprim.
Ses deux partitions (photo ci-dessus) se trouvent dans le manuscrit médiéval R 71 sup de la bibliothèque Ambrosienne de Milan, en Italie. Connu également sous le nom de Chansonnier provençal G (canzionere provenzale G), cet ouvrage daté du dernier tiers du XIIIe siècle contient, sur 141 feuillets, de nombreuses pièces de troubadours occitans notées musicalement. On peut le consulter en ligne sur le site de la Bibliothèque milanaise. Notre auteur y apparaît sous le nom de Nardnard daniel.
Gérard Zuchetto & les troubadours occitans
Pour l’interprétation musicale de la chanson du jour, nous avons choisi une version de Gérard Zuchetto. Elle est tirée de l’album « Gérard Zuchetto chante les Troubadours des XIIe et XIIIe siècles » enregistré en 1985. Le talentueux musicien et chanteur, passionné de longue date par l’art des troubadours, y était entouré de deux complices : Patrice Brient, à la vièle à archet et à la citole et Jacques Khoudir, à la derbouka et aux percussions. Il en résulte une version plutôt minimaliste du point de vue de l’orchestration qui a l’avantage de laisser une belle place au chant et au texte de l’auteur de la fin du XIIe siècle.
Cet album peut s’avérer un peu difficile à débusquer mais vous pourrez également retrouver cette pièce dans le volume 2 de La Tròba. Cette anthologie des Troubadours XIIe et XIIIe siècles, signée de Gérard Zuchetto & son Troubadours Art Ensemble réunit une vie entière de recherche sur le sujet.
Cette œuvre complète autour de l’art des troubadours est réédité régulièrement par les Editions Troba Vox, maison d’édition de l’artiste. Sa dernière mouture date de 202. Elle comprend un ouvrage détaillé de plus de 800 pages pour près de 300 chansons occitanes médiévales, accompagnées de leur traduction. Vous pouvez commander cette production chez votre meilleur disquaire. Elle est aussi disponible en ligne au lien suivant.
Lo ferm voler qu’el cor m’intra dans son Occitan médiéval
Lo ferm voler qu’el cor m’intra no’m pot ges becs escoissendre ni ongla de lauzengier qui pert per mal dir s’arma; e pus no l’aus batr’ab ram ni verja, sivals a frau, lai on non aurai oncle, jauzirai joi, en vergier o dins cambra.
Quan mi sove de la cambra on a mon dan sai que nulhs om non intra -ans me son tug plus que fraire ni oncle- non ai membre no’m fremisca, neis l’ongla, aissi cum fai l’enfas devant la verja: tal paor ai no’l sia prop de l’arma.
Del cor li fos, non de l’arma, e cossentis m’a celat dins sa cambra, que plus mi nafra’l cor que colp de verja qu’ar lo sieus sers lai ont ilh es non intra: de lieis serai aisi cum carn e ongla e non creirai castic d’amic ni d’oncle.
Anc la seror de mon oncle non amei plus ni tan, per aquest’arma, qu’aitan vezis cum es lo detz de l’ongla, s’a lieis plagues, volgr’esser de sa cambra: de me pot far l’amors qu’ins el cor m’intra miels a son vol c’om fortz de frevol verja.
Pus floric la seca verja ni de n’Adam foron nebot e oncle tan fin’amors cum selha qu’el cor m’intra non cug fos anc en cors no neis en arma: on qu’eu estei, fors en plan o dins cambra, mos cors no’s part de lieis tan cum ten l’ongla.
Aissi s’empren e s’enongla mos cors en lieis cum l’escors’en la verja, qu’ilh m’es de joi tors e palais e cambra; e non am tan paren, fraire ni oncle, qu’en Paradis n’aura doble joi m’arma, si ja nulhs hom per ben amar lai intra.
Arnaut tramet son chantar d’ongl’e d’oncle a Grant Desiei, qui de sa verj’a l’arma, son cledisat qu’apres dins cambra intra
Une traduction en français actuel de Pierre Bec
Ce vœu sûr qui, dans le cœur, m’entre Nul bec ne peut le déchirer, ni ongle De médisant qui en parlant mal perd son âme ; Car il n’ose le battre ni par branche ni par verge, Du moins en secret, là où il n’y a pas d’oncle, Je jouirai de ma joie en verger ou en chambre.
Quand je me souviens de la chambre Où à mon dam je sais que personne n’entre Tant me touchent plus que frère et oncle, Nul membre n’ai qui ne tremble, ni d’ongle, Ainsi le fait l’enfant devant la verge : Telle est ma peur de l’avoir trop dans l’âme.
Puisse-t-elle de corps, non de l’âme, Me permettre de venir en secret dans sa chambre ! Car plus me blesse au cœur que coups de verge Celui qui la sert là où elle est ne rentre : Toujours je serai pour elle comme chair et ongle Et ne prendrai conseil d’ami ni d’oncle.
Et jamais la sœur de mon oncle Je n’aimai plus ni tant, de par mon âme ! Et si voisin comme l’est le doigt de l’ongle, S’il lui plaisait, je voudrais être dans sa chambre ; Plus peut Amour qui dans le cœur me rentre Mieux à son vouloir me faire fort de frêle verge.
Depuis que fleurit la sèche verge Et que le seigneur Adam légua neveux et oncles, Si fin’amor dans le cœur me rentre Comme ne le fut jamais en corps ni en âme ; Où qu’elle soit, dehors ou dans sa chambre, Mon cœur y tient comme la chair à l’ongle.
Car ainsi se prend et s’énongle Mon cœur en elle ainsi qu’écorce en verge ; Elle est de joie tour et palais et chambre, Et je n’aime autant frère, parent ni oncle : Au paradis j’aurai deux fois joyeuse l’âme, Si jamais nul, de bien aimer, n’y entre.
Arnaut envoie sa chanson d’ongle et d’oncle, A celle qui de sa verge a pris l’âme, Son Désiré, dont le Prix en chambre entre.
Fin’Amor et folie du verbe – Arnaut Daniel, Pierre Bec, ed Fédérop (2012)
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
NB : sur l’image en-tête d’article, vous retrouverez deux enluminures d’Arnaut Daniel dans les manuscrits médiévaux, Ms Français 854 (chansonnier provençal I) et Ms Français 12473 (chansonnier provençal K) tous deux conservés au département des manuscrits de la BnF et consultables en ligne sur Gallica.