Sujet : musique médiévale, chanson médiévale, chant polyphonique, maître de musique, chanson, amour courtois, virelai Titre : Dame, vostre doulz viaire Auteur : Guillaume de Machaut (1300-1377) Période : XIVe siècle, Moyen Âge Interprètes : Ensemble Gilles Binchois Album : Guillaume de Machaut, le vray remède d’amour (1988)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle chanson médiévale de Guillaume de Machaut. C’est un virelai composé par le maître de musique pour sa dame et il s’inscrit dans la lyrique courtoise à laquelle ce dernier s’est beaucoup exercé.
La chanson et sa partition
dans le MS français 1586 de la BnF
On trouve l’oeuvre de Guillaume de Machaut dans un grand nombre de manuscrits anciens, mais nous avons choisi ici de vous présenter le virelai du jour d’après le MS Français 1586 (1350-1355). D’après sa datation, ce manuscrit a été exécuté du vivant du compositeur et on pense que ce dernier a très certainement été impliqué dans sa réalisation. Très complet, cet ouvrage se trouve être également, à date, le manuscrit illustré le plus ancien de l’oeuvre de Machaut.
Pour revenir au contenu de cette chanson, son auteur y fait l’éloge de sa mie, de son doux visage mais aussi de son caractère et de ses belles manières, et c’est en fine amant « servant » et comblé qu’il se présente ici. Comme à l’habitude, en plus des paroles, nous vous proposons quelques clés de compréhension de cette chanson ; en l’occurrence, nous nous sommes même fendus de sa traduction, adaptation littérale en français moderne avec les réserves que suppose la « trahison » » inhérente à l’exercice et, étant entendu, que sept siècles nous séparent de ce virelai du XIVe siècle en moyen-français.
Dame, vostre doulz viair, Guillaume de Machaut par Gilles Binchois
Guillaume de Machaut, Le Vray remède d’Amour, par l’Ensemble Gilles Binchois
En 1988, le très sérieux Ensemble Gilles Binchois (voir présentation de cette formation médiévale ici), sous la direction de Dominique Vellard, proposait une large sélection de chansons et de pièces tirées de l’oeuvre du compositeur médiéval, autour du sentiment amoureux,dans un album intituléGuillaume de Machaut, le Vray remède d’Amour. On pouvait ainsi trouver 21 compositions prises dans les ballades, rondeaux, virelais et motets du maître de musique. La sélection fait toujours partie des programmes proposés par l’Ensemble sur son site web.
A noter que cette production n’est pas la seule que la formation médiévale ait consacrée à Machaut. Nous avions, en effet, déjà parlé ici de l’album Le jugement du roi de Navarre, paru au début des années 2000 et il faut encore lui ajouter la Messe de Notre Dame datée de 1999.
« Dame, vostre doulz viaire », dans le
moyen-français de Guillaume de Machaut
Dame, vostre dous viaire Debonnaire Et vo sage meinteing coy Me font vo service faire, Sans meffaire, De fin cuer, en bonne foy.
Dame votre doux visage aimable et plaisant Et votre maintien sage et tranquille Me tiennent à votre service Sans faillir (Sans mal faire) De fin coeur, en bonne foi.
Dame, et bien faire le doy; Car anoy, Griété, doleur ne contraire Onques en vous servant n’oy, Eins congnoy Que riens ne m’i puet desplaire Et qu’adès miex me doit plaire, Sans retraire, De tant com plus m’i employ, Car tant estes debonnaire Qu’exemplaire De tous les biens en vous voy. Dame, vostre dous viaire…
Madame, et je dois bien le faire; Car ennui, Peine, douleur ou contradiction Jamais n’ai eu en vous servant. Mais je sais plutôt Que rien ne m’y peut déplaire. Et que cela me plaira toujours Sans réserve. D’autant plus que je m’y engagerai (emploierai). Car vous êtes aussi charmante Qu’exemplaire Et je vois en vous toutes les vertus.
Quant je remir vostre arroy Sans desroy, Où raisons maint et repaire, Et vo regart sans effroy, Si m’esjoy Que tous li cuers m’en esclaire; Car il le scet si attraire Par son traire Qu’en vous maint; et je l’ottroy. Si ne vueilliés pas deffaire Ceste paire, Dame; humblement vous en proy. Dame, vostre doous viaire…
Quand je contemple vos manières (maintien, mise) Sans désordre, Où la raison habite et vit Et votre regard que rien ne trouble. Oui, je me réjouis tant Que mon cœur tout entier s’illumine Car il sait (votre regard) si bien comment l’attirer (mon cœur) à lui Par ses attraits (son attraction, ses façons) Qu’en vous il demeure, et j’y consens (je l’accorde). Aussi, n’essayez pas de séparer Cette paire. Dame, je vous en prie, humblement.
Car mis l’avés en tel ploy Qu’il en soy N’a riens n’ailleurs ne repaire Fors en vous, et sans anoy; N’il ottroy Ne quiert merci ne salaire Fors que l’amour qui le maire Vous appaire Et que tant sachiez de soy Qu’il ne saroit contrefaire Son affaire. C’est tout. Mon chant vous envoy.
Car vous l’avez mis (mon cœur) en tel état Qu’il n‘a rien ailleurs, Ni place, ni demeure Qu’en vous et sans peine (sans que cela lui cause de); Pour autant, il ne s’octroie, Ni ne demande merci, ni récompense Excepté que l’amour qui le gouverne (le conduit) Vous apparaisse Et que vous sachiez si bien de cela Que rien ne saurait contrefaire (à vos yeux) Ses dispositions C’est tout. Je vous envoie ma chanson.
Dame, vostre dous viaire Debonnaire Et vo sage meinteing coy Me font vo service faire, Sans meffaire, De fin cuer, en bonne foy.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE
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Sujet : musique, chanson médiévale, poésie médiévale, vieux français, trouvère, rondeau, chansons polyphoniques, amour courtois, fine amor, bibliographie. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur : Adam de la Halle (1235-1285) Titre :Je muir d’Amourete(s) Interprètes : Fortune’s wheel Album : Pastourelle, the Art of Machaut and the Trouvères (2002)
Bonjour à tous,
ous revenons aujourd’hui à la poésie d’Adam de la Halle avec un de ses célèbres rondeaux. Le thème est celui de l’amour courtois. « Je muir d’amourette », le fine amant se meurt de n’avoir réussi à séduire la demoiselle ou la dame de son coeur et du manque de miséricorde dont il fait l’objet. Bien moins douce et docile qu’il ne l’avait supposé au premier abord, elle se montre sauvage et cruel, en lui accordant pas ses grâces et le trouvère, rendu seul, se morfond.
Le rayonnement des musiques et de la poésie de l’Europe médiévale n’a pas de frontières. Bien au delà du continent, ces oeuvres appartiennent désormais au patrimoine de l’Humanité et séduisent, en tout cas, de nombreux artistes et un large public à travers le monde. Pour preuve, l’interprétation du jour nous vient d’outre-atlantique et d’un ensemble médiéval américain ayant pour nom Fortune’s Wheel; nous aurons ainsi l’occasion de vous les présenter.
Les Oeuvres complètes d’Adam de la Halle
bibliographie & ouvrages
En 1872, après avoir compulsé plus de quinze manuscrits anciens, le juriste, musicologue et ethnologue Edmond de Coussemaker (1805-1876) faisait paraître une synthèse remarquable des oeuvres d’Adam de la Halle. A côté de la liste exhaustive des créations du trouvère artésien du XIIIe siècle : chansons, jeux-partis, motets, rondeaux mais aussi pièces plus longues de l’auteur ( le congé, le poème du roi de Sicile, le jeu de la feuillée, le jeu de Marion et Robin et le jeu du pèlerin), le musicologue nous gratifiait également des partitions de l’ensemble des compositions de l’artiste médiéval, en juxtaposant même les notations anciennes des manuscrits aux notations modernes.
Pour parenthèse, concernant la pièce du jour et sa popularité, on notera sa présence, entre autres manuscrits, dans le roman satirique Renart le Nouvel (1288) de Jacquemart Giélée. Elle y sera même chantée deux fois.
Pour revenir à l’ouvrage de Edmond de Coussemaker, cette véritable bible sur l’oeuvre de Adam de la Halle à fait longtemps référence pour les artistes désireux de s’essayer à la musique du trouvère d’Arras, comme aux amateurs de poésie et de littérature médiévale. De fait, à quelques 150 ans de sa première parution, l’ouvrage est toujours réédité. On pourra notamment le trouver chez Hachette où il est publié en partenariat avec la BnF et dans le cadre de sa politique de conservation patrimoniale des ouvrages de la littérature Française En voici le lien : Oeuvres complètes du trouvère Adam de La Halle (Éd.1872)
Les oeuvres traduites
A noter qu’en 1995, l’universitaire et spécialiste de littérature médiévale, Pierre-Yves Badel faisait également paraître ses oeuvres complètes du trouvère, aux côtés, cette fois, de leur traduction en français moderne. Sorti dans la Collection Lettres gothiques et sous la direction de Michel Zink, l’ouvrage est toujours disponible au Livre de Poche. Les mélodies y sont également présentes. Pour information, en voici également le lien : Oeuvres complètes d’Adam de la Halle, par Pierre-Yves Badel.
« Je muir d’amouretes », d’Adam de la Halle, Ensemble Fortune’s wheel
L’Ensemble médiéval Fortune’s Wheel
Fondé en 1996 par quatre musiciens spécialisés dans les musiques anciennes et renommés outre-Atlantique, l’EnsembleFortune’s Wheel a fait de très salués premiers pas au Festival of Early Music de Mexico, avant de se produire en concert à travers tous les Etats-Unis, dans le courant des années suivantes.
Après avoir publié deux albums, celui dont est extrait la pièce du jour et un autre sur les musiques de l’Angleterre médiévale, le groupe a, semble-t-il, arrêté de se produire et ne s’est pas reformé depuis quelque temps déjà. Les artistes qui le composaient étant toujours actifs dans le champ des musiques du moyen-âge, on peut les retrouver plus récemment dans d’autres formations, du côté des Etats-Unis.
Dans sa composition, on retrouvait Robert Mealy, vièle, harpe et voix (voir article Ensemble Tenet), Shira Kammen, vièle, harpe et voix (Ensemble PAN), Paul Cummings, voix (Boston Camerata) et Lydia Heather Knutson, voix (Ensemble Sequentia, Boston Camerata, Blue Heron).
Pastourelle, the Art of Machaut & the Trouvères
Sorti en 2002, l’album Pastourelle, proposait 20 titres empruntés au répertoire médiéval des XIIe au XIVe siècles. On pouvait ainsi y retrouver quatre pièces d’Adam de la Halle, une de Conon de Béthune, huit de Guillaume de Machaut et encore quelques autres compositions anonymes de cette même période. Pour le moment, l’album ne semble pas avoir été réédité mais il est, en revanche, toujours disponible au format MP3 au lien suivant : Pastourelle by Fortune’s Wheel Ensemble.
Je muir d’amouretes d’Adam de la Halle
Je muir, je muir d’amourete, Las! ai mi Par defaute d’amiete De merchi.(1)
Je meurs, je meurs d’amourete, Las! Pauvre de moi Par défaut d’Amie et de miséricorde (pitié).
A premiers la vi douchete* (douce, tendre); Je muir, je muir d’amourete,
D’une atraitant* (séduisante) manierete A dont (alors) la vi, Et puis la truis* (de trover) si fierete* (sauvage, cruelle) Quant li pri* (de preiier, supplier)
Je muir, je muir d’amourete, Las! ai mi Par defaute d’amiete De merchi.
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Sujet : chanson médiévale, poésie, trouvère, trouvère, poésie satirique, sirvantois, cinquième croisade, chant de croisade. Période : moyen-âge central, XIIIe. Auteur : Huon de Saint-Quentin (Hue, Hues, Hugues) (11.. -12..) Titre : «Jerusalem se plaint et li pais» Interprètes : Gerard Le Vot Album : Troubadours et trouvères (1993)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons de découvrir ou redécouvrir une chanson médiévale du trouvère Huon de Saint-Quentin, connu encore sous le nom de Hue, Hues ou même Hugues de Saint-Quentin. Pour être un chant de croisade, cette pièce est aussi un sirventois (sirvantès), C’est donc un texte satirique même si, comme nous aurons l’occasion de le voir, le poète n’y remet pas en cause le principe même de la croisade mais plutôt l’attitude des prêcheurs, de l’église et du clergé vis à vis de cette dernière.
L’interprétation que nous vous en proposons est tiré d’un album de Gerard le Vot et nous profiterons donc également de cet article pour dire un mot de ce très reconnu musicien, chanteur, musicologue et universitaire français, non sans avoir d’abord dressé le tableau de l’oeuvre du trouvère qui nous occupe aujourd’hui.
Jerusalem se plaint, sirvantois de Huon de Saint-Quentin dans le MS 12615 de la BnF
Huon de Saint-Quentin,
oeuvres, manuscrits et legs
On trouve extrêmement peu d’éléments sur la vie du trouvère Huon de Saint-Quentin. On peut déduire de son nom qu’il est originaire de cette cité et donc picard, mais pour le reste, il n’y a pas grand chose de lui à se mettre sous la dent, en dehors des quelques poésies qui nous sont parvenues. Pour tout dire, s’il a écrit au sujet de la 5ème croisade, aucune trace écrite n’en demeure et il serait même hasardeux d’affirmer qu’il ait pu y participer physiquement; certains de ses vers laisseraient même plutôt à penser qu’il se trouvait en Europe quand il écrivit ses poésies satiriques au sujet de cette dernière.
Du coté de son legs, en 1780, dans son Essai sur la musique ancienne et moderne (Volume 2), le compositeur et historien français Jean-Benjamin de La Borde avait rangé sous le nom de Chanoine de Saint-Quentin, trois pièces, celle du jour « Jerusalem se plaint » , une pastourelle ayant pour titre « a l’entrant del tans (tens) salvage » et encore un chanson « Rose ne flor, chant d’oisiaus ne verdure ».
Assez rapidement dans le courant du XIXe siècle, on a toutefois considéré que les deux compositeurs étaient deux personnes différentes en ne laissant au chanoine de Saint-Quentin que la dernière chanson mentionnée plus haut (Rose ne flor…). Restaient donc deux pièces attribuées par le MS Français 844 (voir en ligne) à Huon (Hues) de Saint Quentin, le sirventois du jour (1) et la pastourelle. De son côté, le MS français 12615 ou Chansonnier de Noailles (voir en ligne) en plus de ces deux pièces, en indiquait une troisième, une pastourelle ayant pour titre : « Par desous l’ombre d’un bois ».
Concernant la pastourelle « a l’entrant del tans (tens) salvage« , sur la foi des manuscrits, elle est, dans un premier temps et très logiquement, restée attribuée au trouvère mais on trouve déjà quelques réserves émises sur sa paternité dans le milieu du XIXe siècle.
« Nous n’avons pas trouvé d’indications sur la vie de HUE DE SAINT-QUENTIN ;peut-être même les deux seules chansons conservées sous son nom sont-elles de deux auteurs différents. La première est une pastourelle dont la composition est banale et les détails fort licencieux. » Histoire littéraire de la France, académie des Inscriptions et Belles-Lettres, T XXIII (1856).
Plus près de nous, à la fin du XXe siècle, le musicologue Räkel Hans-Herbert a semble-t-il confirmé ces doutes en formant l’hypothèse que cette pastourelle était l’oeuvre d’un autre trouvère, homonyme du premier mais originaire quant à lui de Besançon (voir Hue de Saint-Quentin ein trouvère in Besançon, Räkel Hans-Herbert, Zeitschrift für romanische Philologie vol. 114 (1998))
Au sortir de tout cela, il ne reste donc, semble-t-il, dans l’oeuvre certaine du trouvère picard que la chanson du jour et la pastourelle « Par desous l’ombre d’un bois » auxquels il faut encore ajouter une autre poésie qui était demeurée anonyme dans les manuscrits. Ayant pour titre, « la Complainte de Jerusalem contre la cour de Rome« , ce texte présente en effet, dans sa forme comme dans son fond, des similitudes avec la chanson « Jerusalem se plaint » qui laissent peu de place aux doutes. L’auteur en serait donc également Huon de Saint-Quentin et c’est d’ailleurs Gaston Paris lui-même qui finira par l’entériner une bonne fois, à la fin du XIXe siècle, suivi en cela par la plupart des experts de la question (voir L’auteur de la Complainte de Jérusalem, Gaston Paris. In: Romania, tome 19 n°74, 1890. pp. 294-296, persée).
Jérusalem se plaint de Huon de Saint-Quentin par Gerard le Vot
Gérard le Vot à la rencontre des troubadours et des trouvères
Musicien, harpiste, chanteur et musicologue, Gerard le Vot a longtemps été attaché aux universités de Lyon et encore de Poitiers où il a enseigné notamment la musicologie médiévale et comparée.
En 1993, il faisait paraître aux éditions Studio SM l’album Troubadours et trouvères, compilation issue de deux albums que le musicien avait fait paraître dans les années 1980 et 1981. Sur les dix-neuf titres présents dans les deux productions précédentes, seize ont été sélectionnées pour donner naissance à ce nouvel album. On y trouve ainsi, de manière symétrique, huit pièces empruntées au registre des troubadours et huit autres à celui des trouvères. Il faut noter qu’à l’occasion des albums précédents Gerard le Vot avait été primé en 81 avec le Grand Prix de l’Académie Charles-Cros et en 87 avec le Prix Paul Zumthor.
Cette même année 1993, Gerard le Vot faisait aussi paraître aux éditions Minerve l’ouvrage « Vocabulaire de la musique médiévale »,à destination des musicologues ou étudiants désireux de s’aventurer sur le terrain des musiques du moyen-âge.
Du côté de sa discographie et pour y revenir, en plus des trois productions citées plus haut, il faut ajouter une collaboration avec le Kecskes Ensemble autour des chansons de Gaucelm Faidit, ainsi qu’un autre album intitulé « Ultima Lacrima » : sorti en 1997, il a pour thème les complaintes médiévales et les chants spirituels du Moyen-Age. Enfin au titre de son actualité, mentionnons encore la parution en Février 2017 d’un ouvrage dans un autre registre et ayant pour thème la poétique du rock.
Le contexte historique du sirvantois
de Huon de Saint-Quentin
ans les premières décennies du XIIIe siècle, à l’échec de la quatrième croisade, succéda celui de la cinquième. Après un appel en 1213 et quelques difficultés pour rallier les princes de l’Europe chrétienne à sa cause (ces derniers étant occupés à leurs affaires, à quoi il faut ajouter qu’il avait aussi envoyé les seigneurs du nord de la France guerroyer contre ceux du Sud et les albigeois), le pape Innocent III via ses prêcheurs finira tout de même par rallier un armée de croisés à sa cause. Une expédition sera ainsi levée en 1217-18. On décidera plutôt que de s’attaquer à Jerusalem de prendre une ville égyptienne en vue de l’utiliser comme monnaie d’échange contre la ville sainte.
Au départ bien engagée avec la prise de Damiette, la croisade se soldera pourtant par un échec dont la responsabilité semble peser, en grande partie, sur le légat du pape Pélage venu prendre, sur place, le contrôle des opérations. En fait de négocier avec les arabes qui se montreront par l’intermédiaire du sultan d’Egypte Al-kamil finalement ouverts à l’échange, le légat accumulera, en effet sur place, les bévues et les erreurs militaires et stratégiques. Ayant décidé de faire de Damiette un comptoir commercial qu’il ne voudra lâcher, il refusera aussi de traiter avec les « infidèles » et finira même par lancer les croisés à la conquête du Caïre. La décision sera fatale et sonnera le coup de grâce de la cinquième croisade en 1221. Damiette sera rendue aux arabes et les croisés rentreront en Europe.
Ecrit par Huon de Saint-Quentin, sans doute l’année même de l’échec de l’expédition, ce sirvantois ne fustige pourtant pas tant le déroulement des opérations sur place que les conditions du départ et l’attitude du Clergé qui permit à ceux qui ne voulaient pas ou plus s’engager de monnayer leur non-participation contre argent sonnant et trébuchant. Le trouvère fustigera au passage les « décroisés » affirmant qu’ils perdront l’entrée au Paradis en lâchant la croix, mais sa diatribe ira beaucoup plus à l’encontre des dignitaires religieux et prêcheurs. En soulignant la cupidité du clergé, il mettra encore en doute l’usage que ce dernier fera de l’argent soutiré aux croisés. Le fond de cette satire n’est donc pas pour l’auteur de s’inscrire contre la croisade, mais bien au contraire de montrer, sous l’apparence des intentions, le peu de cas réel fait, par l’église et ses dignitaires, des prisonniers ou des chrétiens restés en terre sainte, sous la main des musulmans.
Ce texte est annonciateur d’un certain discrédit jeté sur la légitimité de l’Institution religieuse dans l’organisation et la tenue de la croisade qui perdurera au long du XIIIe siècle. Plus largement, la dénonciation qu’y fait son auteur d’une certaine rapacité du clergé et le peu de confiance qu’il lui prête dans la gestion de l’argent collecté sont assez révélateurs d’un mouvement critique qu’on retrouvera, à partir du XIIe et jusqu’au XIIIe siècle à l’égard de certaines pratiques de l’Eglise (voir Guiot de Provins, ou encore les fabliaux). Ce mouvement participe d’une réalité qui a, sans doute, contribué à créer, un peu plus tôt, un terrain favorable à la plupart des « hérésies » du XIIe siècle et qui a aussi donné naissance, un peu après, aux ordres mendiants.
« Jerusalem se plaint » en vieux-français
Jerusalem se plaint et li pais U dame l’Diex sousfri mort doucement Que deça mer a poi* (peu) de ses amis Ki de son cors li facent mais nient*(qui ne lui veulent porter secours). S’il sovenist cascun del jugement Et del saint liu u il sousfri torment Quant il pardon fist de sa mort Longis, (2) Le descroisier fesissent mout envis; (3) Car ki pour Dieu prent le crois purement, Il le renie au jor que il le rent, Et com Judas faura* (de faillir) a paradis.
Nostre pastour* (pasteurs) gardent mal leur berbis, Quant pour deniers cascuns al leu* (loup) les vent; Mais ke pechiés les a si tous souspris* (bien gagnés) K’il ont mis Dieu en oubli pour l’argent Que devenront li riche garniment* (les riches biens) K’il aquierent assés vilainement Des faus loiers (4)k’il ont des croisiés pris? Sachiés de voir k’il en seront repris, Se loiautés et Dius et fois ne ment. Retolu ont* (ils ont volé) et Achre et Belleem Ce que cascuns avoit a Diu pramis.
Ki osera jamais, en nul sermon De Dieu parler, en place n’en moustier* (église), Ne anoncier ne bien fait ne pardon, S’il fait jamais sans don ou sans denier Chose qui puist Nostre Signeur aidier A la terre conquerre et gaaignier U de son sang paia no raençon* (rançon)? Seigneur prelat, ce n’est ne bel ne bon Ki si secors faites tant detriier* (retarder); Vos avés fait, ce poet on tesmoignier, De Deu Rolant et de vos Guenelon (5).
En celui n’a mesure ne raison Kil se counoist s’il vai a vengier Ceule ki pour Dieu sont dela en prison Et pour oster lor ames de dangier. Puis c’on muert ci, on ne doit resoignier* (redouter) Paine n’anui, honte ne destorbier* (dommage). Pour Dieu est tout quan c’on fait en son non* (nom), Ki en rendra cascun tel guerredon* (récompense) Que cuers d’ome nel poroit esprisier; Car paradis en ara de loier, N’ainc pour si peu n’ot nus si riche don.(6)
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
Notes
(1) Ajoutons encore qu’on trouve la pièce du jour dans le Manuscrit de Berne (MS 389),
(2) Longin : le centurion aveugle qui perça de sa
lance Jésus en croix et fut par la suite, pardonné et guéri.
(3) « c’est plus malaisément qu’on se décroiserait » J Bédier, Les chansons de croisade (1909).
(4) Bédier traduit ces « faus loiers » par « contributions honteuses ». D’aprés A Jubinal, dans « De quelques pièces inédites tirées du Manuscrit de Berne » (1858). l’auteur fait allusion ici « aux acquisitions que le clergé, profitant du besoin d’argent qu’avaient les seigneurs en partant pour les croisades, faisait d’eux à vil prix. » propos repris à son tour par Rutebeuf.
(5) Allusion à la chanson de Roland et à la trahison de Ganelon
Sujet : chanson médiévale, poésie, amour courtois, chevalier, trouvère, trouvère d’Arras, Artois, lyrisme courtois, Période : moyen-âge central, XIIe, XIIIe. Auteur : Conon de Béthune ( ?1170 – 1219/20) Titre : «Tant ai amé c’or me convient haïr» Interprètes : Ensemble Sequentia Album : Trouvères, chants d’amour courtois des pays de langue d’Oil (1987)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons un retour à la poésie des premiers trouvères, avec une nouvelle chanson de Conon de Béthune, noble chevalier du moyen-âge central, qui s’illustra aussi dans la quatrième croisade (voir biographie ici).
Les limites du cadre courtois?
La pièce du jour nous entraîne sur les rives de l’Amour courtois mais c’est aussi le récit d’une déception sentimentale qui nous en montre les limites. « Tant ai amé c’or me convient haïr » Trahi, déçu par une « fausse amie », le « fine amant » est arrivé au point de rupture et fustige la fausseté de celle à qui il avait confié son cœur. Il passe même de l’amour à son radical opposé : la haine. On pourra débattre pour savoir si, en ne se pliant pas aux quatre volontés, résistances, manœuvres et caprices de sa maîtresse et, en réagissant de la sorte, le poète sort du cadre de la lyrique courtoise ou s’il s’y trouve toujours. Il continue, en tout cas, lui de se définir comme un fine amant et nous sommes ici aux bornes de son élasticité (celle du cadre, pas celle du poète, je n’ai pas connu suffisamment ce dernier pour me permettre de m’exprimer sur le sujet et en plus cela ne voudrait rien dire). Bref, la chanson du jour nous entraîne à ce moment précis où le poète décide qu’il ne joue plus et passe directement de l’amour frustré (notion tout à fait hors champ et inexistante au moyen-âge), au rejet et même à la « haine » (aussi littéraire sans doute que son amour, ou son désir de mourir pour la dame avant cela).
Petite Marie, m’entends-tu ?
Cette chanson a-t-elle pu être écrite à l’attention de Marie de France ou de Champagne (1145-1198)*, protectrice du trouvère qui l’avait même, on s’en souvient, fait inviter à la cour de France (par quoi le langage mâtiné d’Artois de ce dernier se trouva railler par la reine et le jeune héritier Philippe-Auguste) ? Certains biographes pensent que Conon de Béthune était tombé véritablement en amoureux de la Comtesse malgré leur différence d’âge. Le ton assez dur qu’il emploie ici peut toutefois laisser penser qu’il ne se serait sans doute pas aventuré à une telle offense envers sa protectrice. Par ailleurs, il faut encore ajouter qu’à d’autres endroits de son oeuvre, certaines dames auxquels il fait allusion sont clairement désignées comme n’étant pas Marie de France. Entre allégorie poétique, réalité historique et spéculations, à près de neuf cents ans de là, il demeure assez difficile de trancher.
* A ne pas confondre avec Marie de Champagne (1774-1204), la propre fille de l’intéressée, ni avec Marie de France la poétesse (1160-1210),
L’oeuvre de Conon de Béthune dans les manuscrits : MS Fr 844 & MS Fr 12615
Du point de vue documentaire, on trouve cette chanson attribuée à Conon de Béthune (« Quenes »), au côté de sept autres dans le manuscrit ancien référencé MS Français 844 de la BnF (consultez-le en ligne sur Gallica ici).
Pour les musiciens, les musicologues ou tout autres passionnés ou amateurs de moyen-âge et de musique ancienne, nous nous sommes même fendus d’y rechercher le feuillet correspondant (visuel ci-dessus). Le mérite ne nous en revient qu’à moitié puisque le grand historien médiéviste et chartiste Gaston Raynaud nous a fait gagner un précieux temps dans cette recherche, grâce à son ouvrage: Bibliographie des Chansonniers français des XIIIe et XIVe siècles, daté de 1884.
Précisons encore avec lui que l’on peut également retrouver les chansons de Conon de Béthune (en nombre significatif) dans le Chansonnier dit de Noailles ou MS Français 12615 (ici sur Gallica) : neuf en tout, entre lesquelles on notera à nouveau la présence de notre chanson du jour. Enfin et pour en faire complètement le tour, deux autres manuscrits font encore état des oeuvres du trouvère, le MS Français 1591 « Chansons notées et jeux partis« (ici sur gallica) en contient quatre et le Rome, Vat. Christ. 1490 en contient une.
« Tant ai amé c’or me convient haïr » par l’Ensemble Médiéval Sequentia
Une véritable anthologie des trouvères
par l’ensemble Sequentia
L’interprétation de la chanson de Conon de Béthune que nous vous proposons ici est tirée de l’excellent travail que l’Ensemble Sequentia dédiait, en 1984, aux trouvères français. Sortie tout d’abord sous la forme d’un triple album, la production fut rééditée quelques années plus tard, en 1987, sous la forme d’un double album.
Avec pas moins de 43 titres, cette véritable anthologie des trouvères des XIIe et XIIIe siècles demeure une pièce incontournable pour qui s’intéresse à la musique médiévale et ancienne. Elle est toujours disponible à la vente sous sa forme de double album CD, mais aussi au format dématérialisé MP3. Nous vous en redonnons le lien ici à toutes fins utiles : Trouvères : Chants D’Amour Courtois Des Pays De Lanque D’Oïl
Tant ai amé c’or me convient haïr.
Tant ai amé c’or me convient haïr Et si ne quier mais amer, S’en tel lieu n’est c’on ne saice* (de savoir) traïr Ne dechevoir ne fausser. Trop longement m’a duré ceste paine K’Amors m’a fait endurer; Et non por quant loial amor certaine Vaurai encoir recovrer.
Ki or vauroit loial amor trover Si viegne a moi por coisir* (choisir)! Mais bien se doit belle dame garder K’ele ne m’aint* (de aimer) pour traïr, K’ele feroit ke foie* (promesse) et ke vilaine, S’em porroit tost mal oïr, Ausi com fist la fause Chapelaine* (fig :confesseuse), Cui tos li mons doit haïr.
Assés i a de celés* (secrets) et de ceaus Ki dient ke j’ai mespris De çou ke fis covreture de saus, Mais moût a boin droit le fis, Et de l’anel ki fu mis en traîne, Mais a boin droit i fu mis, Car par l’anel fu faite la saisine Dont je sui mors et traïs.
A moult boen droit en fix ceu ke j’en fix, Se Deus me doinst boens chevals! Et cil ki dient ke i ai mespris Sont perjuré et tuit fauls. Por ceu dechiet* (de decheoir, diminuer) bone amor et descime Que on lor souffre les mais, Et cil ki cellent* (cachent) lor faulse covine* (pensée, fausseté) Font les pluxors deloiauls.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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