Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, vieux-français, chansonnier Clairambault Période : XIIe, XIIIe, moyen-âge central Titre: A la douçor de la bele saison Auteur : Gace Brulé (1160/70 -1215) Interprète : Paul Hillier, Andrew Lawrence-King Album: Chansons de trouvères (1997) Harmonia Mundi
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons de découvrir une autre poésie et chanson médiévale du chevalier trouvère Gace Brûlé auquel nous avons dédié précédemment une biographie détaillée.
Chansons de Trouvères,
de Paul Hillier & Andrew Lawrence King
Cette fois-ci, la pièce est interprétée par le baryton et directeur d’orchestre anglais Paul Hillier dans un album, sorti en 1997, chez Harmonia Mundi, sur le thème des trouvères français du moyen-âge central.
Le très célèbre et très primé chanteur londonien, installé depuis longtemps déjà aux Etats-Unis y était accompagné de Andrew Lawrence-King musicien britannique également harpiste, organiste mais aussi directeur de l’orchestre de Guernesey. Nous sommes donc, avec cet album, face à deux grands maîtres et experts de la musique ancienne.
Pas de grande orchestration ici, mais une production qui entendait privilégier l’essentiel et restituer au plus près ce que pouvait être l’art des trouvères médiévaux. On y retrouvait en tout neuf pièces dont deux de Gace Brûlé. Hormis deux chansons anonymes, les autres étaient signés de Thibaut de Champagne, Colin Muset et Moniot d’Arras.
Cet album se trouve encore en ligne, notamment sur Amazon, sous plusieurs formes : des versions neuves importées un peu plus onéreuses, mais aussi quelques occasions forcément moins coûteuses. En voici le lien, si vous êtes intéressés: Chansons De Trouvères.
A la douçor de la bele saison par Paul Hillier & Andrew Lawrence-King
« A la douceur de la belle saison »
Les paroles de Gace Brûlé en vieux-français
On peut retrouver cette chanson de Gace Brûlé dans le Chansonnier Clairambault(voir image ci-dessous) aux côtés de quelques quarante-cinq autres qui lui sont attribuées.
Du point de vue du contenu, c’est encore une pièce de lyrique courtoise. Elle commence par la belle saison et son renouveau. Tous ont laissé l’amour et il est lui, le seul, le véritable amant courtois, qui s’y adonne encore. On l’a accusé faussement, on lui a fait du tort. L’a-t-on conspué pour cet amour auquel il fait allusion ici ou pour d’autres raisons ? Quoiqu’il en soit, il lui reste l’amour de sa dame et sa loyauté pour elle comme refuge. Et il prie qu’elle continue de lui accorder ses faveurs car il ne pourra lui, tant il en est épris et en parfait amant courtois, se délier de sa loyauté envers elle.
A la douçor de la bele seson, Que toute riens* (toutes choses) se resplent en verdor, Que sont biau pré et vergier et buisson Et li oisel chantent deseur la flor, Lors sui joianz quant tuit lessent amor, Qu’ami loial n’i voi mes se moi non. Seus vueil amer et seus vueil cest honor.
Mult m’ont grevé* (de grever : nuire) li tricheor felon, Mes il ont droit, c’onques ne·s amai jor. Leur deviner et leur fausse acheson* (accusation) Fist ja cuidier que je fusse des lor ; Joie en perdi, si en crut ma dolor, Car ne m’i soi garder de traïson ; Oncore en dout* (de douter : craindre) felon et menteor.
Entor tel gent ne me sai maintenir Qui tout honor lessent a leur pouoir : Tant com je m’aim, les me couvient haïr Ou je faudrai a ma grant joie avoir. C’est granz ennuis que d’aus amentevoir*(se remémorer quelqu’un), Mes tant les hé* (de haïr) que ne m’en puis tenir ; Ja leur mestier ne leront decheoir. (1)
Or me dont Deus ma dame si servir Q’il aient duel de ma joie veoir. Bien me devroit vers li grant lieu tenir Ma loiauté, qui ne puet remanoir ; Mes je ne puis oncore apercevoir Qu’ele des biens me vuelle nus merir* (*récompenser) Dont j’ai sousfert les maus en bon espoir.
Je n’en puis mes se ma dame consent En ceste amour son honme a engingnier* (tromper), Car j’ai apris a amer loiaument, Ne ja nul jour repentir ne m’en qier ; Si me devroit a son pouoir aidier Ce que je l’aim si amoureusement, N’autre ne puis ne amer ne proier* (courtiser).
Li quens Jofroiz, (2) qui me doit consoillier, Dist qu’il n’est pas amis entierement Qui nule foiz pense a amour laissier.
NOTES
(1) ils n’abandonneront jamais leurs mauvaises manières, habitudes.
(2) on peut supposer que le trouvère fait référence ici à Geoffroi II (Geoffroy Plantagenêt), comte de Bretagne, fils de Henri II d’Angleterre et d’Alienor.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
Sujet : musique, chanson, poésie médiévale, vieux français, trouvères d’Arras, théâtre profane. amour courtois, langue d’Oil. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur : Adam de la Halle (1235-1285) Titre :Amours m’ont si douchement Interprètes : Les Jardins de courtoisie Album : D’Amoureus Cuer Voel Chanter (2007)
Bonjour à tous,
ous revenons aujourd’hui vers la poésie en vieux français et en langue d’oïl du trouvère Adam de la Halle avec une chanson médiévale d’amour courtois monodique du XIIIe siècle. Cette pièce se situe dans le registre « profane »; on se souvient que l’œuvre abondante que nous a laissé ce célèbre auteur, poète, musicien et compositeur du moyen-âge central ne contient pas de pièces et de compositions proprement liturgiques.
L’interprétation que nous en présentons ici nous vient de l’Ensemble français Les Jardins de Courtoisie dont nous allons aussi dire pouvoir dire un mot.
Amours m’ont si douchement par L’ensemble Les Jardins de Courtoisie
Les Jardins de courtoisie
Le milieu artistique et la création autour des musiques anciennes en provenance de la région lyonnaise nous a régalé décidément de bien des surprises. Nous parlions encore récemment de l’Ensemble Céladon mais aussi du jeune ensemble Apotropaïket c’est aujourd’hui au tour d’une autre formation qui nous vient du même endroit d’être présentée ici. L’ensemble de musiques anciennes Les jardins de courtoisie a en effet été crée à Lyon, en 2004, par la chanteuse soprano Anne Delafosse Quentin.
Parcours
En dehors de sa participation et de la direction de cette formation, cette artiste passionnée des répertoires médiévaux, renaissants et baroques avait encore cofondé l’Ensemble Musica Nova et également apporté sa pleine contribution vocale à des formations comme l’Ensemble Gilles Binchois ou encore l’Ensemble Céladon de Paulin Bündgen, pour ne citer que ces deux-là. Devenue enseignante à plein temps au Conservatoire National Supérieur de Musique de Lyon depuis quelques années déjà, elle organise encore des ateliers ou des stages dans le domaine des musiques anciennes et donne aussi, à l’occasion, des cours au Centre de Musique Médiévale de Paris. De fait, toutes ces activités ne lui laissent pratiquement plus le temps de se produire sur scène.
Production et « actualité »
D’un point de vue artistique, Les Jardins de courtoisie explore le répertoire des musiques anciennes sur une période allant du moyen-âge central au XVIIe siècle en passant par la Renaissance et avec une prédilection, comme son nom pouvait le laissait présager, pour les pièces issues de la lyrique courtoise.
A l’image de sa fondatrice et de facto, l’ensemble semble avoir arrêté de se produire sur scène depuis les années 2010-2011. Il n’existe pas vraiment de site web actualisé sur leur activité et les dernières informations sur leur page Facebook datent de 2009. Gageons qu’ils sont donc, pour l’instant, tous occupés en d’autres endroits et réjouissons-nous qu’il nous reste, au moins jusqu’à nouvel ordre, leurs productions passées pour les apprécier.
De ce point de vue, ils ont, à ce jour, produit trois albums, l’un sur les chansons de la cour de bourgogne au XVe siècle, l’autre sur Marguerite d’Autriche et son univers musical au XVIe et enfin le troisième, celui du jour, autour du trouvère Adam de La Halle. Un quatrième annoncé sur le site web de la chanteuse Soprano et qui semblait faire partie d’un programme du Conservatoire de Musique de Lyon (faisant intervenir Les Jardins de Courtoisie en collaboration avec Paulin Bündgen) n’est, semble-t-il, pas encore paru.
« D’amoureus cuer voel Chanter »
un album autour d’Adam de la Halle
Sorti en 2007, cet album de la formation était tout entier dédié à Adam de la Halle et à sa poésie courtoise. Du point de vue des titres, il abonde littéralement puisqu’il en contient pas moins de dix-sept, pris dans le répertoire des chansons et rondeaux du trouvère artésien.
D’un point de vue vocal, aux côtés d’Anne Delafosse Quentin, on pouvait noter la présence du ténor Lisandro Nesis, mais aussi celle du contre-ténor Paulin Bündgen.
Distribué par le label Zig-Zag Territoires, il ne semble pas, hélas pour l’instant, que l’album ait fait l’objet d’une réédition depuis sa sortie. On en trouve donc quelques exemplaires au format CD et en import mais les prix en sont relativement élevés. Affaire à suivre donc.
Amours m’ont si douchement
Dans le vieux-français d’Adam de la Halle
Amours m’ont si douchement (doucement) Navré* (blesser) que nul mal ne sench (de sentir), Si servirai bonnement Amours et men douch ami* (douce amie), a cui me rent. Et fas de men cors present, Ne jamais, pour nul torment Que j’aie n’iert (de être) autrement, Ains voeil user mon jouvent En amer loialment.
Et si ne m’en caut (chaloir : ne m’importe pas)comment On m’aparaut laidement, Puis que j’ai fait mon talent Et je puis jesir* (m’allonger) souvent Lès* (près) son cors gent* (beau,noble). Je ne crieng* (de craindre) ore ne vent, Mais bon se fait sagement* (coiement autre MS) Déduire et si soutieuement* (subtilement – sagement autre MS) C’on n’en puisse entre le gent, Parler vilainement.
Trop me sistés* (jugez?) longement Amis, a moi proïier ent. Se vous m’amiés loialment, Je vous amoie ensement* (pareillement), Ou plus forment Mais femme, au commenchement Se doit tenir fièrement: Pour chou, s’ele se deffent, Ne doit laissier qui i tent A requerre asprement.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
Sujet : troubadours, langue d’oc, poésie, chanson, musique médiévale, lyrique courtoise. poésie satirique, sirvantes, occitan Période : Moyen Âge central, XIIe siècle Auteur : Marcabru (1110-1150) Titre : « Lo vers comens quan vei del fau» Interprète : Ensemble Céledon Album: Nuits Occitanes (2014)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle chanson et poésie médiévale de Marcabru, troubadour et maître occitan du « trobar clus ». Comme nous le disions dans l’article précédent, nous sommes, en effet, avec cet artiste médiéval face à une poésie hermétique faite d’allusions et de sous-entendus qui ne se livre pas toujours simplement. Avec la longueur de temps passé, la difficulté se corse d’autant et prétendre en détenir toutes les clés relève de la gageure. Tout cela étant dit, nous donnerons tout de même quelques éclairages sur la chanson du jour et nous en approcherons même la traduction.
Quant à l’envoûtante version musicale et vocale de cette pièce médiévale occitane que nous vous présentons ici, elle provient de l’Ensemble Céladon, uneformation française pointue dans le domaine de la musique ancienne dont nous n’avions pas encore parlé jusque là. Cet article nous en fournira donc l’occasion.
Lo vers comens quan vei del fau, de Marcabru par l’Ensemble Céladon
Paulin Bündgen et l’Ensemble Céladon
Formé en 1999, l’Ensemble Céladon explore le répertoire des musiques anciennes, sur une période qui va du Moyen Âge à l’ère baroque. Sorti avec un premier prix de conservatoire quelques temps après la création de la formation, son directeur artistique, le contre-ténor Paulin Bündgen, n’avait que 22 ans au moment où il la fonda. Il a, depuis, fait un long chemin.
Présent dans de nombreux festivals, très actif sur la scène artistique, des musiques anciennes au classique en passant par l’opéra et en allant même jusqu’à la musique contemporaine, ce talentueux artiste dirige aussi, chaque année, Les Rendez-vous de Musique Anciennede Lyon. Quand il ne se produit pas avec son propre ensemble, Il intervient, au niveau international, au sein de prestigieuses formations et sa discographie comprend déjà près de 40 titres.
De son côté et depuis ses premiers pas, l’Ensemble Céladon a produit huit albums. Sur le plan médiéval, leurs productions couvrent des thèmes aussi variés que l’art des troubadours, les chansons d’amour courtois de Jehannot de Lescurel, et encore les musiques autour de la guerre de cent ans ou les chants de quête et d’amour sur les chemins des croisades. Sur des périodes plus récentes, il faut encore ajouter à leur répertoire la musique européenne de la renaissance, les cantates sacrées de Maurizio Cazzati, compositeur italien du XVIIe mais aussi l’exploration de la musique contemporaine.
En près de vingt ans, le parti-pris de l’Ensemble Céladon n’a pas dévié et reste l’exploration d’un répertoire « hors des sentiers battus » selon la définition même de ses artistes. Sans épuiser la richesse de leur travail artistique ni la résumer à cela, le timbre de voix autant que le talent de son fondateur et directeur a largement guidé leurs choix de répertoires et demeure une des signatures originales de l’ensemble. Du côté de l’Ethnomusicologie et de leur exigence de restitution, il faut encore ajouter qu’à l’occasion de chaque album, l’ensemble s’entoure de conseillers historiques et d’experts éclairés.
Toujours actifs sur la scène, ils se produisent notamment en France sur les mois à venir. Pour aller les entendre en direct et connaître leur agenda de concerts, voici deux liens indispensables :
Leur belle interprétation de la chanson Lo vers comens quan vei del faude Marcabru est tirée d’un album enregistré en 2013 et sorti à la vente en 2014. A cette occasion, l’ensemble célébrait ses quinze ans de carrière.
L’album a pour titre Nuits Occitanes et il reçut 5 diapasons dès sa sortie. Comme son titre l’indique, l’ensemble partait ici en quête de l’art des premiers troubadours et de leur poésie. On peut ainsi y retrouver Marcabru en compagnie de huit autres compositeurs en langue occitane du Moyen Âge central et des XIe et XIIe siècles : Raimon de Miraval, Bernart de Ventadorn, Bertran de Born, entre autres noms, et encore la trobaraitz Beatriz de Dia.
L’album est toujours disponible en ligne sous forme CD mais aussi sous forme dématérialisée (MP3). Pour plus d’informations, en voici les liens :
Les paroles de la chanson occitane de Marcabru & leur traduction en français
Pour revenir au contenu de la chanson du jour, si, dès le départ, et comme dans nombre de poésies courtoises, Marcabru nous transporte avec lui dans la nature, nous sommes, cette fois-ci, plongé dans un paysage désolé et entré en hibernation.
« E segon trobar naturau, Port la peir’ e l’esc’ e’l fozill, »
« Et suivant l’art naturel de trouver, je porte la pierre (silex), l’amorce et le briquet », le « trouveur », le troubadour est celui qui allume le feu de la création et qui en porte l’étincelle. Marcabru veut-il encore nous dire par là que c’est aussi celui qui révèle, qui fait la lumière ? De fait, il nous sert ici un Sirvantès (servantois); le ton sera donc satirique et le poète y adressera les moeurs de son temps, autant que ses détracteurs. Et peu lui importera ceux qui le moquent ou se rient de ses vers, il ne cédera pas devant leurs moqueries et il les défiera même de lui chercher des poux dans la tête.
Au pied d’un arbre rendu sans feuille, le poète médiéval attend donc le renouveau mais il n’est pas vraiment question ici de conter fleurette. Les jeux de l’amour reviendront un peu avant la fin de la poésie. Est-ce simplement par convention ou règle-t-il ici tout en sous-entendu des comptes avec une maîtresse qui l’aurait éconduit? Difficile de l’affirmer. L’amour ne sera, en tout cas pas au centre des préoccupations du troubadour dans cette poésie et le thème restera traité dans un contexte satirique plus global. Au fond, si les jeux d’amour sont biaisés, ce n’est qu’une des conséquences de ce « siècle » aux usages corrompus.
Victoire de la cupidité sur la loyauté et la droiture, l’hiver dont Marcabru nous parle ici est indéniablement celui des valeurs. On se drape des meilleurs apparats pour commettre le pire, on se comporte comme des animaux en matière de pouvoir comme en matière d’amour. Bref tout va mal, comme si souvent d’ailleurs, dans les poésies morales. Le troubadour ira même jusqu’à faire une allusion aux prophéties bibliques annonciatrices de grands changements et de destruction (Jérémie). « Le seigneur devient le serf, le serf devient le seigneur ». Ce thème de l’inversion et du vilain qui se fait « courtois » se retrouvera dans d’autres de ses poésies.
Densité thématique et sujets imbriqués
our conclure, comme nous le disions en introduction, même une fois traduite, la poésie de Marcabru peut s’avérer assez difficile à décrypter. Elle est faite assurément de son actualité immédiate mais elle est aussi codée pour s’adresser à un public d’initiés.
Comme c’est encore le cas ici, à l’intérieur d’une même poésie, le troubadour semble souvent sauter d’un sujet à l’autre, d’une strophe à l’autre, avec une désinvolture qui pourrait presque paraître désarmante à nos yeux. Encore une fois tout ceci n’est peut-être qu’une impression (représentations modernes, hermétisme du code, …) mais d’une certaine manière, cet effet « d’empilement » ou de « sujets imbriqués » interpelle et questionne nos vues sur la notion de « cohérence » thématique. Sans être totalement décousu non plus, loin s’en faut, le procédé pourrait presque, par moments, prendre des allures de soliloque ou de « causerie » à parenthèses. Quoiqu’il en soit, au final, on ne peut que constater le fait ce « vers comens » nous met face à une grande densité et variété thématique.
Pour le reste et sur le fond, si nous avons perdu en route quelques éléments de contexte (historique) ou si encore certains codes de la poésie de ce troubadour occitan nous demeurent inaccessibles, peut-être faut-il aussi savoir l’apprécier sans chercher à l’épuiser totalement rationnellement. C’est d’ailleurs l’éternel débat en poésie. Pour goûter l’oeuvre de Marcabru, il faut aussi savoir simplement se laisser aller à la beauté et à la musicalité de la langue occitane et de la composition et, plutôt que buter dessus, savoir apprécier l’aura de mystère qui continue d’entourer ses mots.
Notes sur l’adaptation /traduction
Concernant l’adaptation, si je me sers encore largement des oeuvres complètes de Marcabru, annotées et traduites par le Docteur Jean-Marie Lucien Dejeanne (1842-1909), je m’en éloigne toutefois à quelques reprises, sous le coup de recherches personnelles. Je ne reporte dans les notes que les écarts les plus significatifs. Je dois avouer et je le fais d’autant plus facilement que le bon docteur l’avait lui-même affirmé (voir article), que certaines de ses traductions ne me convainquent pas totalement. Pour être très honnête, j’aurai d’ailleurs, à mon tour, à coeur de revenir sur celles que je fais ici pour les retravailler, mais il faudra du temps. Qu’on les prenne donc pour ceux qu’elles sont, une première approche ou un premier jet, et pas d’avantage.
Lo vers comens quan vei del fau
Lo vers comens quan vei del fau Ses foilla lo cim e·l branquill, C’om d’auzel ni raina non au Chan ni grondill, Ni fara jusqu’al temps soau Qu·el nais brondill.
Je commence mon vers (ma poésie) quand du hêtre je vois la cime et les branches effeuillés Quand de l’oiseau ou de la grenouille, On n’entend ni le chant ni le coassement Et qu’il en sera ainsi jusqu’à la douce saison où naîtront les nouveaux rameaux.
E segon trobar naturau Port la peir’ e l’esc’ e’l fozill, Mas menut trobador bergau Entrebesquill, Mi tornon mon chant en badau En fant gratill.
Et selon l’art naturel de trouver Je porte la pierre, l’amorce et le briquet, Mais d’insignifiants troubadours frelons et brouillons* (embrouilleurs, entremis) Tournent mon chant en niaiseries Et s’en moquent (1)
Pretz es vengutz d’amont aval E casegutz en l’escobill, Puois avers fai Roma venau, Ben cuig que cill Non jauziran, qui·n son colpau D’aquest perill.
Le(s) prix s’est venu du haut vers le bas Et a chu dans les balayures* (immondices); Puisque les possessions rendent Rome vénale Je crois bien que ceux-là Ne s’en réjouiront pas qui sont coupables de ce danger* (de cette situation périlleuse).
Avoleza porta la clau E geta Proez’ en issill! Greu parejaran mais igau Paire ni fill! Que non aug dir, fors en Peitau, C’om s’en atill.
La bassesse* (vileté, lâcheté) porte la clef* (est souveraine) Et jette les prouesses en exil ! Il sera difficile désormais que paraissent égaux Les pères comme les fils ! Car je n’entends pas dire, sauf en Poitou, Que l’on s’y attache. (que l’on s’en préoccupe)
Li plus d’aquest segle carnau Ant tornat joven a nuill, Qu’ieu non trob, de que molt m’es mau, Qui maestrill Cortesia ab cor leiau, Que noi·s ranquill.
Les plus nombreux de ce siècle* (monde) charnel Ont changé la jeunesse en mépris, (ont dévoyé leur jeunesse ?) Car je n’en trouve pas, ce qui m’émeut grandement, Qui pratiquent avec maestria (avec art, habileté) La courtoise et la loyauté de coeur Et qui ne soient pas « boiteux ».
Passat ant lo saut vergondau Ab semblan d’usatge captill! Tot cant que donant fant sensau, Plen de grondill, E non prezon blasme ni lau Un gran de mill.
Ils ont sauté le pas sans vergogne Sous l’apparence des usages (habitudes) souverains ! Tout ce qu’ils donnent est contre rétribution (tribut, redevance) (2), (et ils suscitent) plein de grondements (grognements) (3) Et blâme ou louange leur importent aussi peu
qu’un grain de mil.
Cel prophetizet ben e mau Que ditz c’om iri’ en becill, Seigner sers e sers seignorau, E si fant ill, Que·i ant fait li buzat d’Anjau, Cal desmerill.
Celui-là prophétisa bien et mal Et qui dit comment viendrait un « bouleversement », Le seigneur serf et le serf seigneur* (« seigneuriant »), Et ils font déjà ainsi, Comme ont fait les buses d’Anjou (4) Quelle déchéance* (démérite) !
Si amars a amic corau, Miga nonca m’en meravill S’il se fai semblar bestiau Al departill, Greu veiretz ja joc comunau Al pelacill.
Si Amour (une amante maîtresse) a ami loyal Je ne m’étonne plus du tout Qu’on se comporte comme des animaux Au moment de la séparation Car vous ne verrez jamais facilement un jeu commun (égal. Dejeanne: « parité complète ») au jeu d’amour.
Marcabrus ditz que noil l’en cau, Qui quer ben lo vers e·l foill Que no·i pot hom trobar a frau Mot de roill! Intrar pot hom de lonc jornau En breu doill.
Marcabru dit qu’il ne lui en chaut Que l’on recherche bien dans son vers (sa poésie) et le fouille, Car aucun homme n’y peut trouver en fraude Un mot de rouille ! Un grand homme (un ainé, homme d’expérience, ) peut passer Par un petit trou. (5)
NOTES
(1) trad Docteur JML Dejeanne : en font des gorges chaudes
(2) Donner à cens : louer contre rétribution en nature ou en espèces.
(3) « Plen de grondill »,trad Docteur JML Dejeanne « ce qui fait gronder beaucoup ». Ce « plen de grondill » pourrait aussi s’appliquer dans le sens, il donnent à cens mais le font en plus de mauvaise grâce?
(5) trad Docteur JML Dejeanne : « je consens qu’un homme grand passe par un petit trou (?) ».Il me semble plutôt que Marcabru parle de lui ici et explique qu’étant plus âgé et expérimenté il est habile et ne prête pas le flan à la critique.
En vous souhaitant une belle journée!
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, Champagne, amour courtois, trouvère, biographie, oil Période : XIIe, XIIIe, moyen-âge central Titre: Biaus m’est estez quant retentist la brueille Auteur : Gace Brulé (1160/70 -1215) Interprète : Ensemble Gilles Binchois Album: Les escholiers de Paris, Motets, Chansons et Estampies du XIIIe siècle
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous explorons la poésie courtoise champenoise de la fin du XIIe siècle avec le trouvère Gace Brûlé (Bruslé). Avec cet auteur, nous nous situons dans les premières oeuvres de lyrique courtoise en langue d’Oil.
Eléments de biographie
Trouvère, poète et chevalier de petite noblesse, Gace Brulé a vécu quelque part entre la fin du XIIe siècle (1160-1170) et le début du XIIIe siècle (1215).
Au titre des documents historiques fiables mentionnant Gace Brûlé, on a pu trouver dans le comté de Dreux la trace d’un contrat passé en 1212 pour deux arpents de terres entre un certain Gatho Bruslé et les templiers. Pour les historiens, il s’agit sans aucun doute de notre trouvère ce qui atteste des origines noble de l’homme (chevalier, ayant son propre sceau, quelques terres). Pour le reste, comme pour bien d’autres artistes et poètes du XIIe siècle, et même si quelques autres sources le mentionnent, il faut lire entre les lignes de sa poésie pour en déduire quelques éléments de biographie supplémentaires .
D’origine champenoise et de la région de Meaux, il vécut quelque temps en Bretagne, sous la protection sans doute du Comte Geoffroi II, fils de Henri II d’Angleterre et d’Alienor. Il semble aussi s’être tenu un temps sous la protection de Marie de Champagne. La fille de Louis VII et Aliénor de Guyenne s’entoura, en effet, à cette époque, de quelques brillants auteurs, dans lesquels on pouvait encore compter Chrétien de Troyes. En cette fin du XIIe siècle, sa cour était un devenu le berceau de l’art poétique du Nord de la France et l’on s’y inspirait grandement des thèmes chers aux troubadour du sud. Son petit fils, Thibaut de Champagne,connu encore sous le nom de Thibaut le Chansonnier était, en ces temps, déjà né. Il allait d’ailleurs reprendre le flambeau et poursuivre cet élan culturel et artistique dans lequel Gace Brûlé s’inscrivait résolument.
Relations avec Thibaut de Champagne ?
Pour être contemporains l’un de l’autre, on a longtemps affirmé que les deux hommes s’étaient côtoyés et au delà qu’ils avaient même peut-être composé ensemble quelques poésies et chansons. La source en provenait des Grandes Chroniques de France de 1274 et d’une phrase qui suivant la lecture qu’on en faisait pouvait sembler même affirmer qu’ils avaient composé ensemble quelques chansons.
« … S’y fist entre luy (Thibaut de Champagne) et Gace Brûlé les plus belles chançons et les plus delitables et mélodieuses qui onque fussent oïes en chançon né en vielle… »
Dans un ouvrage dédié aux chansons à Gace Brûlé (Chansons de Gace Brûlé, 1902), Gédéon Huet, biographe spécialiste du trouvère champenois des débuts du XXe avait finalement rejeté l’hypothèse de relations ou de compositions communes. En croisant les sources indirectes, il avait en effet déduit que l’activité poétique de Gace Brûlé avait été antérieure à celle de Thibaut le Chansonnier et se serait plutôt située avant 1200. En se fiant aux simples dates, il est vrai que le futur roi de Navarre et comte de champagne n’était encore qu’un enfant tandis que Gace Brûlé avait déjà écrit des chansons qui avaient déjà largement conquis ses contemporains.
Près d’un demi-siècle après Gédéon Huet, un autre médiéviste, l’historien Robert Fawtier s’évertua à démonter ce raisonnement ou au moins à y apporter un bémol, en réhabilitant du même coup l’auteur des Grandes Chroniques de France : selon lui, les deux hommes auraient très bien pu se connaître et pourquoi pas se côtoyer même si l’un avait alors 13 ans et l’autre un peu plus de 25 ans. (voir article de Robert Fawtier sur persée).
La composition conjointe de chansons dans ce contexte reste tout de même improbable. Tout cela montre bien à quel point la rareté des sources peut quelquefois sur une simple phrase, faire place à la spéculation et aux débats qui lui sont associés. La chose n’est pas dénuée d’intérêt, pourtant, et dépasse la simple dimension anecdotique puisqu’elle permet de supputer ou non de l’influence directe qu’aurait pu avoir Gace Brûlé sur Thibaut de Champagne. L’Histoire a pour l’instant emporté avec elle ce secret. Ils évoluaient à la même cour et s’y sont peut-être croisés à une période où le trouvère était déjà largement populaire et reconnu.
Biaus m’est estez… parl‘Ensemble Gilles de Binchois
Oeuvres et popularité
Prisé de son époque, on retrouvera des chansons de Gace Brûlé cité dans le Roman de la Rose, mais aussi dans le Roman de la Violette de Gilbert de Montreuil. Le Guillaume de Dole confirmera encore la popularité de notre trouvère en le citant et on retrouvera encore des parodies de quelques unes de ses pièces dans d’autres ouvrages de chansons pieuses. Pour que tant d’auteurs y fassent référence, on ne peut que supposer que le trouvère champenois est alors largement reconnu et ses chansons largement populaires.
Du côté des manuscrits anciens, on retrouve les compositions de Gace Brulé dans un nombre varié d’entre eux. Nous n’entrerons pas ici dans la large étude de cette question et ceux qui voudront s’y pencher pourront trouver de nombreux détails dans l’introduction de l’ouvrage de Gédéon Huet disponible en ligne.
Dans cet article, nous vous proposons deux images tirées du beau chansonnier Clairambault de la Bnf consultable sur Gallica.bnf.fr
Le legs de Gace Brûlé reste également important en taille, même si là encore, les zones de flous ont compliqué un peu les analyses historiques; les frontières étant quelquefois ténues de l’oeuvre au corpus pour certains auteurs du moyen-âge. En suivant les pas de Gédéon Huet (opus cité), on devait au poète près de 33 pièces de manière certaine et 23 autres demeuraient d’attribution plus douteuse. Près d’un demi-siècle plus tard, un autre expert de la question, Holger Petersen Dyggve, grandspécialiste finlandais de philologie romane, lui en attribuait, cette fois, plus de 69 de manière certaine et une quinzaine d’autres plus sujettes à caution (Gace Brulé, trouvère champenois, édition des chansons et étude historique, 1951). Les travaux de ce dernier ont, depuis lors, fait autorité et c’est encore grâce à lui qu’on a pu situer plus précisément l’origine du célèbre trouvère du côté de Nanteuil-les-Meaux où l’on retrouve à la même époque, le patronyme « Burelé ».
Pour en conclure avec ce portrait et cette biographie de Gace Brûlé , ce « trouveur, auteur » médiéval est, avec Thibaut de Champagne, un des premier à avoir chanté l’amour courtois en langue d’oil. Son répertoire se calque sur une lyrique courtoise à la mode du temps qui, pour de nombreux médiévistes, explique sans doute plus son succès que ne pourrait le faire une grande innovation ou révolution dans le genre poétique.
Motets, Chansons et Estampies du XIIIe siècle de l’ensemble Gilles de Binchois
Avec cet album sorti en 1992, Dominique Vellardet son Ensemble médiéval Gilles de Binchois rendait hommage à la musique médiévale française du XIIIe siècle et en particulier au genre polyphonique du motet. Au delà, c’est aussi la dynamique culturelle, artistique et musicale autour des universités et des collèges de la fin du XIIIe siècle et d’un Paris étudiant alors en pleine effervescence que la formation voulait ainsi saluer. Chansonnier Cangé, Manuscrit de Montpellier, Manuscrit Français 844 entre autres sources célèbres, l’Ensemble présentait ici une vingtaine de pièces sélectionnés parmi les fleurons de cette période.
Dans le vert sous-bois, inspiré par le chant des oiseaux, le noble chevalier, en bon « fine amant », souffre en silence. Prisonnier, victime sacrifiée sur l’autel d’un amour impossible. il aime une dame de si haute condition et tellement mieux (née) que lui qu’il n’est pas juste qu’il le fasse et pourtant qui peut-il ? Rien. Nous sommes avec cette chanson médiévale, dans les thèmes classiques du Fine amor et de la lyrique courtoise.
Biaus m’est estez, quant retentist la brueille* (*bois)(1),
Que li oisel chantent per le boschage,
Et l’erbe vert de la rosee mueille
Qui resplendir la fet lez le rivage* (*près de la rivière).
De bone Amour vueil que mes cuers se dueille,
Que nuns fors moi n’a vers li fin corage ;
Et non pourquant trop est de haut parage* (*rang,lignage)
Cele cui j’ain; n’est pas droiz qu’el me vueille.
Fins amanz sui, coment qu’amors m’acueille,
Car je n’ain pas con hons* (*homme) de mon aage,
Qu’il n’est amis ne hons qui amer sueille
Que plus de moi ne truist* (*de trover : trouve) amor sauvage, Ha, las! chaitis! ma dame qui s’orgueille
Ver son ami, cui dolors n’assoage* (*n’apaise) ?
Merci, amors, s’ele esgarde a parage, Donc sui je mors! mes panser que me vueille.
De bien amer amors grant sens me baille,
Si m’a trahi s’a ma dame n’agree ;
La volonté pri Deu que ne me faille,
Car mout m’est bel quant ou cuer m’est entrée ;
Tuit mi panser sunt a li, ou que j’aille,
Ne riens fors li ne me puet estre mée* (*médecin. fig : guérir)
De la dolor dont sospir a celée* (*en secret) ;
A mort me rent, ainz que longues m’asaille.
Mes bien amers ne cuit que riens me vaille,
Quant pitiez est et merciz oubliée
Envers celi que si grief me travaille
Que jeus et ris et joie m’est vaée.
Hé, las! chaitis! si dure dessevraille* (*séparation)!
De joie part, et la dolors m’agrée,
Dont je sopir coiement* (*doucement, secrètement), a celée ;
Si me rest bien, coment qu’Amors m’asaille.
De mon fin cuer me vient a grant mervoille,
Qui de moi est et si me vuet ocire,
Qu’a essient en si haut lieu tessoille ;
Dont ma dolor ne savroie pas dire.
Ensinc sui morz, s’amours ne mi consoille ;
Car onques n’oi per li fors poine et ire* (*peine et colère) ;
Mais mes sire est, si ne l’os escondire :
Amer m’estuet (*estoveir-oir :falloir), puis qu’il s’i aparoille.(2)
A mie nuit une dolors m’esvoille,
Que l’endemain me tolt* *(tolir : ôter) joer et rire ;
Qu’adroit conseil m’a dit dedanz l’oroille :
Que j’ain celi pour cui muir* (*meurs) a martire.
Si fais je voir, mes el n’est pas feoille
Vers son ami, qui de s’amour consire.
De li amer ne me doi escondire,
N’en puis muer* (*changer), mes cuers s’i aparoille.
Gui de Pontiaux, Gasses ne set que dire:
Li deus d’amors malement nos consoille.
(1) Brueil : Bois, « bois taillis ou buissons fermés de haies, servant de retraite aux animaux. » (Littré). « Et chant sovent com oiselet en broel », Thibaut de Champagne.
(2)Amer m’estuet, puis qu’il s’i aparoille : à l’évidence, il me faut aimer, je n’ai pas d’autres choix.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.