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Greensleeves: une ballade folk traditionnelle anglaise du début de la renaissance

musique_ancienne_renaissance_medievale_viole_de_gambe_greensleeves_jordi_savalSujet : musique ancienne, folk, chanson traditionnelle anglaise, version musicale
Période : XVIe, début  de la renaissance, toute fin du moyen-âge
Titre : Lady Greensleeves, Greensleeves to a Ground, Greensleeves
Groupe : Hespèrion XXI, Jordi Savall,
Album : Ostinato (2001)  AliaVox

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous vous proposons un peu de la grâce absolue de Jordi Savall et de sa formation Hespèrion XXI, au service d’une  chanson anglaise mythique de la toute fin du moyen-âge et même du début de la renaissance, qui a pour titre  Lady Greensleeves, mais que l’on retrouve encore souvent sous le simple titre de Greensleeves.

La superbe adaptation musicale de Lady Greensleeves par Jordi Savall

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Pardonnez-nous si nous avons l’air d’insister avec Jordi Savall et sa formation Hespérion XXI, mais c’est qu’en dehors du grand travail de recherches historiques et d’interprétation effectué, en amont de chaque album, pour restituer des joyaux et des trésors de musique ancienne,  le toucher et le son lady_greensleeves_jordi_savall_musique_ancienne_moyen-age_renaissance_folk_anglais_anthologiede du maître de musique catalan sont tellement uniques qu’il ne nous laisse d’autres choix. Au vu du nombre d’interprétations que l’on trouve de cette extrêmement populaire Lady GreenSleeves, nous aurons sans doute l’occasion d’en partager d’autres versions, mais pour l’instant place à Hespérion XXI!

Pour parler un peu de l’album Ostinato (Obstiné en Italien) dans lequel on peut retrouver cette version unique de Greensleeves, son titre contient tout entier son objet. A travers plus de 150 ans d’histoire de la musique ancienne et européenne, Hesperion XXI y explore, en effet, des morceaux choisis qui font appel à ce que l’on appelle la basse « obstinée » ou basse « contrainte ». Connu encore sous le nom d’Ostinato, ce procédé de composition consiste à répéter une mesure de 4 à 8 temps tout au long d’une pièce avec des variations et improvisations autour. Au XVIe siècle, il deviendra caractéristique de certaines danses italiennes telle que la romanesca ou la passamezzo.

Les paroles et la légende de Greensleeves

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Même si cette pièce  est au départ une chanson, elle a été reprise un nombre incalculable de fois, depuis  des siècles, sous sa forme uniquement instrumentale. C’est d’ailleurs cette dernière forme que nous avons choisi aujourd’hui pour vous la présenter, mais nous en profitons tout de même pour aborder également les paroles qu’on lui connait et aussi les traduire.

Du point de vue de l’histoire, la chanson conte les déboires d’un amant rejeté par sa belle, une demoiselle du nom de « lady Greensleeves ». L’amour a visiblement été consommé entre les deux amants mais l’homme en est encore « captif » et ne se résout pas à la séparation. Il implore sa maîtresse de revenir l’aimer encore une fois, lui rappelant même toutes les attentions qu’il a eu pour elle, mais aussi tous les beaux cadeaux qu’il lui fit, du temps de leurs élans conjoints. Ceci pourrait paraître quelque peu indélicat, dit comme cela, quoiqu’en le traduisant dans sa version originale et complète, je me sois franchement demandé à plusieurs reprises si la longue liste qu’il fait de ses achats pour elle, qui pourrait presque paraître pathétique tant elle est détaillée, est faite sous l’effet du désespoir ou si le détail et la répétition ne cherchent pas finalement à ménager un effet humoristique. Par certains endroits, l’homme me fait un peu penser au Arnolphe de l’école des femmes de Molière, bien que greensleeves_musique_ancienne_folk_renaissance_angleterre_paroles_histoire_legendes_Alessandro_ Alloririen dans le texte ne laisse supposer une telle différence d’âge entre lui et cette Lady Greensleeves. Une chose est sûre, même si sa complainte reste finalement très matérialiste et peu « relationnelle », à sa façon, le pauvre bougre n’a  ménagé ni sa peine, ni ses deniers pour se faire aimer de la belle. (ci-dessus peinture de Alessandro Allori, peintre italien de la renaissance, contemporain de la chanson, XVIe siècle)

Au vue des détails qu’il donne, il apparaît d’ailleurs comme un homme relativement riche et puissant puisque, entre autre bijoux et habits précieux, il avait même mis au service de la demoiselle des « hommes tous vêtus de vert » pour s’assurer qu’elle ne manque de rien; il parle aussi de ses terres. On n’est donc pas du tout face à un trouvère désargenté de type Rutebeuf ou Villon. Quoiqu’il en soit, malgré toutes ses belles attentions, il semble bien que la rupture ait été consommée; la demoiselle a fermé sa porte et l’amant transi n’a plus que sa plume, sa longue liste de reproches et sa chanson pour se consoler. Qui eut pu dire alors que cette dernière traverserait les siècles et connaîtrait la renommée incroyable qui fut la sienne durant plus de quatre cents ans et jusqu’à nos jours?

Sur le nom de la Demoiselle : GreenSleeves, que nous pourrions traduire littéralement par « Manches Vertes », même si cela sonne affreusement mal, ou par « Vertemanches » ce qui sonne légèrement mieux, on trouve quelques analyses à la ronde que je ne fais ici que mentionner sans avoir le moyen de les accréditer. L’une d’elle avance que la couleur verte était alors le symbole de la « légèreté » en amour, dans le sens d’amours « volages » ou même de l’amour naissant.

prostitué_et_paysan_prostitution_renaissance_fin_moyen-age_lucas_maler_CranachDans la même veine et au vue de la tournure de l’ensemble du texte, certains auteurs anglais avancent même que cette jeune maîtresse aurait pu être une fille légère, voir même une prostituée. Cela est générale-ment étayé par le fait qu’à la fin du XVIIe siècle, en anglais archaïque, l’expression « green gown » désignait une robe devenue verte après que sa propriétaire se soit roulée dans l’herbe et, du même coup, une perte de la virginité « de manière illicite », entendez « hors mariage ». Comme à aucun moment, l’homme ne parle de prendre la belle en épousailles ou d’un quelconque désir d’officialiser cette relation, l’hypothèse s’est étendue sur le fait que la demoiselle pouvait être une maîtresse intéressée, voire une prostituée. En tout état de cause, rien de tout cela ne peut être vérifié et d’ailleurs si c’était le cas, ce serait aussi étrange que cocasse, puisque la chanson a connu, dans ses nombreuses variantes, une adaptation en chant de noël à partir de la fin du XVIIe siècle ( ci-dessus « le paysan et la prostituée », toile de Lucas Maler, dit Lucas Cranach l’Ancien, peintre allemand de ce même XVIe siècle).

Le roi Henri VIII d’Angleterre,
auteur-compositeur de Greensleeves?

greensleeves_parole_histoire_chanson_folk_ancienne_anglaise_renaissance_anne_Boleyn_henri_VIIIUne « légende » raconte que Lady Greensleeves aurait été écrite autour de 1530 par Henri VIII d’Angleterre pour Anne Boleyn (portrait ci-contre) qui était alors sa maîtresse mais deviendrait bientôt, pour un temps, la reine consort d’Angleterre. Anne Boleyn aurait, à un moment donné, rejeté le roi, avant de changer d’avis et l’amant, autant que l’auteur de la chanson, serait donc, dans cette hypothèse, le roi lui-même. Si c’était bien le cas, la belle aurait été mal inspirée de changer d’avis et aurait mieux fait de tenir la position, puisqu’elle finira exécutée et décapitée pour adultère, inceste et haute trahison sur ordre personnel d’Henri VIII; autant de crimes dont l’Histoire semble l’avoir lavé depuis à quelques avis d’historiens prés. Elle est même devenue d’ailleurs une des figures martyres du protestantisme. Les historiens penchent entre un complot visant à éliminer la reine ou une claire volonté d’Henri VIII de le faire parce que cette dernière ne lui donnait pas d’héritiers mâles.

Pour la petite histoire, il faut tout de même se souvenir que Anne Boleyn ne fut pas la seule de ses épouses que ce roi, à la vie maritale et sentimentale, riche en péripéties et en « rebondissements » dramatiques, fit exécuter, au point qu’on lui prête même d’avoir été le véritable personnage ayant inspiré le conte de Perrault Barbe Bleue, bien plus que Gilles de Retz.

Pour revenir à Greensleeves, et dans une autre version de l’histoire on allègue, en relation avec l’hypothèse soulevée plus haut que cette Lady Greensleeves aurait plutôt été une prostituée et non la future reine d’Angleterre.  En réalité, aucun document ne permet d’étayer, historiquement, ni l’une ni l’autre de ces versions.

L’histoire de Greensleeves et les faits connus

On sait de source sûre que cette pièce, dont l’auteur et le compositeur sont demeurés anonymes à ce jour, est mentionnée, pour la première fois sous le règne dynastique de la maison Tudor, dans le registre de la compagnie des papetiers et éditeurs de presse de Londres ». En 1580, un dénommé Richard Jones l’a, en effet, faite enregistrer, en vue de sa publication. Dans les deux années qui suivront, on la retrouvera mentionnée sept fois dans ce même registre, sous des titres variés autour de « Lady Greensleeves » et sous le nom d’éditeurs ou d’imprimeurs divers.  Même si cela ne permet toujours pas de dater sa composition, il est indéniable qu’elle est déjà alors « officiellement » devenue extrêmement populaire comme elle l’est restée d’ailleurs depuis. En 1602, Shakespeare y fera même allusion dans une de ses comédies: « Les Joyeuses Commères de Windsor » (The Merry Wives of Windsor).

C’est en 1584 que les paroles de Greensleeves apparaissent pour la première fois dans un document écrit traçable, quant à sa musique, on la retrouve dans divers livres datant de la même période: le premier étant celui connu sous le nom de « William Ballet Lute Book«  date de 1590 et présente une partition pour luth de la chanson. Elle apparaîtra également en 1595 dans un manuscrit hollandais de Luth, le « Het Luitboek van Thysius », rédigé par un certain Adriaen Smout de Rotterdam et on la retrouvera, au fil du temps, dans de nombreux autres ouvrages.

musique_ancienne_anglaise_folk_moyen-age_tardif_debut_renaissance_greensleeve_port_amsterdam_jacques_brelSi l’on en connait pas l’auteur, le style et la composition laissent plutôt supposer que les origines de Greensleeves, ou au moins de son inspiration musicale, seraient sans doute plutôt à rechercher du côté du Passamezzo, danse de la renaissance Italienne dont nous parlions déjà plus haut, ou même de la Pavane espagnole, danse de cour lente de la même époque. Autre fait à relever concernant cette mélodie anglaise célèbre, et qui n’a pas trait à ses origines, mais plutôt à sa popularité, en tendant un peu d’oreille, vous aurez certainement noté que la célèbre chanson du grand Jacques Brel « Le port d’Amsterdam » s’en est aussi clairement inspirée.

Les paroles anglaises de Greensleeves

Il en existe de nombreuses variantes remaniées, rallongées, au besoin pour être converties, nous l’avons mentionné plus haut, en chant de noël mais Lady Greensleeves fut aussi adaptée au XVIIe siècle par ceux que l’on dénommait alors « les cavaliers » et qui étaient les troupes royales au service du roi Charles 1er, durant la guerre civile anglaise (1642–1651). On lui connait depuis des myriades de versions: jazz, folk, rock ou même variétés, de John Coltrane à Elvis Presley en passant par Léonard Cohen, Marianne Faithfull, Neil Young, Jethro Tull et même plus récemment Hélène Segara.

Les paroles anglaises que nous donnons ici proviennent de l’époque des Tudors. Nous les avons traduites et adaptées librement. Je précise que j’ai finalement consenti à traduire Greensleeves par Vertemanche en vous laissant libre d’utiliser le nom original, si vous le préférez. Mais, allons, assez parlé, en piste!


The Chorus / le Refrain

Greensleeues was all my ioy,
Greensleeues was my delight:
Greensleeues was my hart of gold,
And who but Ladie Greensleeues.

Vertemanche était toute ma joie
Vertemanche était tout mon plaisir
Vertemanche était mon coeur d’or
Et qui d’autre que demoiselle Vertemanche

The Verses / les paroles

Alas my loue, ye do me wrong,
to cast me off discurteously:
And I haue loued you so long
Delighting in your companie.

Hélas, mon amour, mon amour, vous me faites du mal
De me rejeter ainsi sans courtoisie
Car je vous ai aimé bien et longtemps
Prenant plaisir en votre compagnie

Chorus/Refrain

I haue been readie at your hand,
to grant what euer you would craue.
I haue both waged life and land,
your loue and good will for to haue.

Je me suis tenu près de votre main
Pour satisfaire tous vos désirs
J’ai gagé  mes terres et ma vie
Pour gagner votre amour et votre bienveillance

Chorus/Refrain

I bought three kerchers to thy head,
that were wrought fine and gallantly:
I kept thee both boord and bed,
Which cost my purse wel fauouredly,

Je t’ai acheté trois fichus
De fine étoffe et galante
Je t’ai gardé près de moi et dans mon lit
Ce qui a bien vidé ma bourse

Chorus/Refrain

I bought thee peticotes of the best,
the cloth so fine as might be:
I gaue thee iewels for thy chest,
and all this cost I spent on thee.

Je t’ai acheté trois jupons
Du meilleur et plus fin tissu
Et trois bijoux pour ton giron
Et tous ces frais c’était pour toi

Chorus/Refrain

Thy smock of silk, both faire and white,
with gold embrodered gorgeously:
Thy peticote of Sendall right:
and thus I bought thee gladly.

Ta chemise de soie, pure et blanche
Magnifiquement brodée d’or
Ton foulard de soie légère
Et tout ça acheté de bonne grâce

Chorus/Refrain

Thy girdle of gold so red,
with pearles bedecked sumptuously:
The like no other lasses had,
and yet thou wouldst not loue me,

Ta ceinture d’or si rouge
ornée de perles somptueuses
Du genre qu’aucune fille n’avait 
Et pourtant, tu n’as pas voulu m’aimer.

Chorus/Refrain

Thy purse and eke thy gay guilt kniues,
thy pincase gallant to the eie:
No better wore the Burgesse wiues,
and yet thou wouldst not loue me.

Ta bourse et tes jolis poignards
Ta boîte à épingles si belle au regard
De meilleur, n’avait  femme bourgeoise
Et avec tout ça, tu n’as pas voulu m’aimer.

Chorus/Refrain

Thy crimson stockings all of silk,
with golde all wrought aboue the knee,
Thy pumps as white as was the milk,
and yet thou wouldst not loue me.

Tes bas pourpres, tous de soie
Brodés d’or au dessus du genou
Tes escarpins  immaculés, aussi blancs qu’était le lait
Et pourtant, tu n’as pas voulu m’aimer.

Chorus/Refrain

Thy gown was of the grossie green,
thy sleeues of Satten hanging by:
Which made thee be our haruest Queen,
and yet thou wouldst not loue me.

Ta robe était du vert des prés
tes manches de Satin tombantes,
Qui faisait de toi notre reine des moissons
Et avec tout ça, tu n’as pas voulu m’aimer.

Chorus/Refrain

Thy garters fringed with the golde,
And siluer aglets hanging by,
Which made thee blithe for to beholde,
And yet thou wouldst not loue me.

Tes jarretières frangées d’or
aux aiguillettes d’argent pendantes,
Dont la vue t’avait tant ravi 

Et pourtant, tu n’as pas voulu m’aimer.

Chorus/Refrain

My gayest gelding I thee gaue,
To ride where euer liked thee,
No Ladie euer was so braue,
And yet thou wouldst not loue me.

Mon vaillant hongre je t’ai donné
Pour le mener où tu voudrais
Nulle fille n’eut jamais ton audace
Et avec tout ça, tu n’as pas voulu m’aimer.

Chorus/Refrain

My men were clothed all in green,
And they did euer wait on thee:
Al this was gallant to be seen,
and yet thou wouldst not loue me.

Mes hommes tous vêtus de vert
Toujours prévenants avec toi
Quel beau tableau cela faisait
Et pourtant, tu n’as pas voulu m’aimer.

Chorus/Refrain

They set thee vp, they took thee downe,
they serued thee with humilitie,
Thy foote might not once touch the ground,
and yet thou wouldst not loue me.

Ils t’aidaient à le monter et t’en faisaient descendre
Ils te servaient avec tant d’humilité,
Pas une seule fois, je crois, tu n’eus à toucher le sol de ton pied
Et avec tout ça, tu n’as pas voulu m’aimer.

Chorus/Refrain

For euerie morning when thou rose,
I sent thee dainties orderly:
To cheare thy stomack from all woes,
and yet thou wouldst not loue me.

Et chaque matin quand tu t’éveillais
Je te faisais porter de délicieux mets
Pour prévenir ton estomac de tous maux
Et pourtant, tu n’as pas voulu m’aimer.

Chorus/Refrain

Thou couldst desire no earthly thing.
But stil thou hadst it readily:
Thy musicke still to play and sing,
And yet thou wouldst not loue me.

Tu ne pouvais désirer aucune chose terrestre
Sans l’obtenir sur l’instant 
Tes musiciens toujours prêts à jouer et à chanter
Et pourtant, tu n’as pas voulu m’aimer.

Chorus/Refrain

And who did pay for all this geare,
that thou didst spend when pleased thee?
Euen I that am reiected here,
and thou disdainst to loue me.

Et qui paya pour tout ce faste
Que tu dépensas à ta guise
Jusqu’à moi qui suis, là, rejeté
et toi qui dédaignas aimer

Chorus/Refrain

Wel, I wil pray to God on hie,
that thou my constancie maist see:
And that yet once before I die,
thou wilt vouchsafe to loue me.

Bien, je vais prier Dieu sur le champ
Pour que tu vois tous mes efforts
Et qu’une fois avant ma mort
Tu daignes consentir à m’aimer

Chorus/Refrain

Greensleeues now farewel adue,
God I pray to prosper thee:
For I am stil thy louer true,
come once againe and loue me.

Vertemanche, maintenant, farewell, adieu
Je prie Dieu pour que tu prospères
Car je suis toujours ton amant sincère
Reviens m’aimer une fois encore.


Chorus/Refrain

Une très belle journée à tous
Fréderic EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

Et s’il existait encore des vrais troubadours? Efrén LÓPEZ, portrait d’un passionné de musiques médiévales et anciennes

trompette_marine_musique_medievale_anciennes_troubadoursSujet : musiques anciennes, musiques médiévales, troubadours, portrait d’un passionné d’instruments et de musiques anciennes, chanson.
Auteur : Raimon de Miraval
Titre : Bel m’es qu’ieu cant e condei
Compositeur/Interprète ; Efrén Lopez, (EVO)
Album : El fill de Llop (le fils du loup) 2015
Media : vidéo, concert et making of de l’album.

Bonjour à tous,

L_lettrine_moyen_age_passionaissez-nous, une fois encore, vous entraîner à notre suite hors des frontières de France et vers le sud, à la découverte d’un musicien étonnant qui ne cesse de chercher et de créer autour des musiques anciennes et médiévales depuis près de vingt ans, tout en restant ouvert à toutes les influences.

troubadour_musique_medievale_passionne_efren_lopezNé à Valence, artiste et voyageur insatiable, toujours en recherche créative, Efrén LÓPEZ est espagnol, je devrais plutôt dire catalan, ou peut-être même simplement dire de lui que c’est un homme du sud ouvert culturellement au berceau du bassin méditerranéen et ses musiques anciennes et traditionnelles.

Au fil de son parcours et à travers ses multiples expérimentations, vous trouverez chez lui les interprétations les plus classiques de chansons de troubadours provençaux du moyen-âge central comme Bernard de Ventadorn (Ventadour), Giraut de Borneil, Raimon de Miraval, ou encore du répertoire des musiques anciennes espagnoles, jusqu’à des pièces qu’il revisite totalement de sa créativité et des compositions plus personnelles où viennent se mêler aux sonorités médiévales, des notes aux influences orientales et méditerranéennes riches et variées. L’art de Efrén Lopez s’envole alors jusqu’aux rivages de la musique juive séfarade de l’Espagne médiévale ou même en volutes de pur flamenco dans une fusion unique qui n’appartient qu’à lui.

raimon_miraval_enluminure_troubadour_musique_chanson_medievaleEn vérité, il est bien difficile de choisir une seule pièce musicale à partager ici, tant son répertoire est vaste. Nous en avons donc choisi deux pour ponctuer cet article : la première est un classique du répertoire médiéval; c’est une chanson en langue d’oc composée par Raimon de Miraval, troubadour de la fin du XIIe siècle et du début du XIIIe, ayant pour titre « Bel m’es qu’ieu cant e condei » : il me plaît d’aimer et chanter (ci-contre enluminure du XIIIe siècle représentant Raimon de Miraval, bnf). La seconde vidéo date de 2014. Efrén Lopez y présentait alors son album « El Fill de Llop » (le fils du loup) sorti depuis et ce court making of, tout en musique,  a le mérite de bien mettre en valeur ses talents variés et le travail de fusion dont nous parlions plus haut.

Une chanson médiévale du troubadour Raimon De Miraval avec la formation EVO

troubadour_musique_medievale_vielle_a_roue_efren_lopezLa liste des instruments dont Efrén Lopez joue est impressionnante: luth, vièle, vielle à roue, oud, rabab, trompette marine, harpe gothique, et nombre d’autres instruments à corde d’époque. Il est aussi virtuose à la cithare sur table et au tympanon mais vous pourrez encore le croiser jouant avec facilité de la guitare classique ou même électrique à deux manches! Voici, en tout cas, ci-dessous, un petit échantillon de ses talents d’instrumentiste et de compositeur.

« making of » de l’album El fill de Llop,

A_lettrine_moyen_age_passionu fil des années, Efrén a fait de multiples alliances avec d’autres musiciens, le temps d’un concert ou d’un festival, ou pour des durées plus longues (le groupe allemand Estampie ou le compositeur, musicien irlandais Ross Daly entre autres noms) et s’est même initié aux musiques anciennes de l’Inde et de l’Afghanistan pour enrichir son répertoire et ses expériences.  Il a aussi créé ses propres groupes comme l’Ham de Foc, ou plus récemment le groupe EVO, en s’entourant de musiciens catalans ou espagnols de renom.

A voir son parcours et son sens du partage, on ne peut s’empêcher de penser que s’il existe encore des troubadours de la veine de ceux qui voyageaient sans relâche durant le moyen-âge, ne cessant de créér  et de s’enrichir aux contacts des artistes et des musiques qu’ils croisaient, alors Efrén Lopez est sans nul doute l’un deux, conjugué au présent.

Vous pouvez retrouver toutes ses productions en direct sur Amazon et notamment ce fils du loup magique en format CD ou MP3. Tout est là!

Une très belle journée à tous!
Fred
Pour moyenagepassion.com
« L’ardente passion, que nul frein ne retient, poursuit ce qu’elle veut et non ce qui convient. » Publiliue Syrus  Ier s. av. J.-C

L’unicorne de Thibaut de Champagne

troubadour_satire_poesie_satirique_sirventes_monde_medieval_thibaut_le_chansonnierSujet :  musique et poésie médiévale, chanson, trouvère, roi poète, roi troubadour, amour courtois.
Auteur : Thibaut de Champagne, Thibaut de Navarre, Thibaut le chansonnier
Titre : Ausi conme unicorne sui
Période : Moyen Âge central
Interprète :
FAUN
Album : Totem (2007)

Bonjour à tous,

C_lettrine_moyen_age_passion‘est toujours un plaisir que de pouvoir poster ici quelques textes ou quelques éléments d’histoire supplémentaires concernant le roi poète et trouvère thibaut_le_chansonnier_troubadour_trouvere_roi_de_navarre_comte_de_champagneThibaut le chansonnier, roi de Navarre et comte de Champagne (1201-1253).*

Pour nous changer un peu de ses deux derniers textes qui gravitaient autour du thème des croisades, c’est ici une ode à l’amour courtois que nous vous proposons. Elle prend la forme d’un animal de légende très présent dans les bestiaires et l’imagerie du Moyen Âge: la licorne.

La licorne ou le monocéros,
créature mythique des bestiaires médiévaux

La licorne dans les bestiaires du moyen-âge, ici tirée du Historiae Animalium de Conrad Gessner, XVIe siècle (1551)
La licorne dans les bestiaires du Moyen Âge, ici tirée du Historiae Animalium de Conrad Gessner, XVIe siècle (1551)

Même si on la connait depuis l’antiquité, on retrouve la mythique licorne de la légende à laquelle se réfère Thibaut de Champagne dans notre poésie du jour, à partir du haut Moyen Âge et plus exactement du IVe siècle. On la nomme alors Monocéros ou unicorne et elle est décrite comme une créature puissante et sauvage, que, dit-on, seule une vierge peut aider à capturer. L’animal en voyant la pure jeune fille, viendrait, en effet, trouver refuge en son sein et la belle n’aurait alors qu’à lui laisser téter son lait pour monoceros_licorne_poesie_bestiaire_medieval_thibaut_de_champagneque la bête devenue docile et soumise puisse être capturée ou abattue.

ci contre illustration de chasse à la licorne, XIIIe siècle, Bestiaire de Rochester (1230)

Voilà donc, ici, une poésie de notre bon roé de Navarre, Thibaut de Champagne, captif de son amour et toute à sa fascination pour l’objet de son désir,  laissé sans plus de défense que cette fameuse licorne de la légende, devant une vierge.

Le chansonnier Cangé : manuscrit ancien de poésie françoise du XIIIe siècle

On retrouve cette chanson de Thibaut de Champagne dans le manuscrit 846 de la Bibliothèque Nationale de France: le Chansonnier Cangé. Cet  ouvrage est, comme son nom l’indique, un recueil de chansons de troubadours  de la fin du XIIIe siècle.

Chansonnier Cangé Manuscrit médiéval Il vaut la peine, ici, d’en dire un mot parce qu’outre le fait que l’original nous vient du XIIIe siècle, la version que nous connaissons de ce manuscrit est le fruit du travail d’un passionné collectionneur de la poésie et de la musique des troubadours d’alors; il a pour nom Jean-Baptiste Châtre de Cangé et est contemporain du XVIIIe siècle.

Il acquit, en effet, le manuscrit en question en 1724 et comme il possédait également d’autres recueils de chansons, se mit même à annoter les pages du manuscrit, comparant entre elles les chansons des troubadours et de trouvères et recoupant les différentes versions. Il en résulte que ce manuscrit ancien, annoté de la main de ce collectionneur, porte désormais son nom et reste, au demeurant, un précieux témoin du monde médiéval et de l’art des troubadours et trouvères du XIIIe siècle.

Outre le fait qu’il recèle des trésors de la poésie française du Moyen Âge central, les annotations musicales originales qui accompagnent ces chansons sont aussi particulièrement remarquables. Le Chansonnier Cangé reste, en effet, un des rares ouvrages faisant état  d’une écriture musicale qui comprend les temps et  la rythmique.  Si vous vous souvenez, nous avions mentionné dans un article  précédent sur l’art des troubadours, que la plupart du temps, les compositeurs utilisaient une autre forme d’écriture musicale et  manuscrit_ancien_chansonnier_cange_poesie_musique_troubadours_medievaln’annotaient pas les rythmes, laissant en quelque sorte la libre interprétation de ces aspects au troubadour ou au trouvère.

Sur le fond, le Chansonnier Cangé contient plus de 351 chansons et forme une véritable anthologie de la poésie des troubadours sur le  thème de l’amour courtois. On y retrouve en plus de Thibaut de Champagne qui y est à l’honneur avec 64 de ses chansons, suivi de près par Gace Brûlé avec 46 chansons, d’autres noms célèbres tels que Adam de la Halle, Richard Coeur de Lion et d’autres encore, mais aussi un certain nombre de chansons et compositions d’auteur étant demeurés anonymes.

Faun, « folk celtique néo-médiéval païen » en provenance d’Allemagne

Il existe des versions bien plus lyriques de cette pièce de Thibaut de Champagne que celle que nous vous proposons d’aujourd’hui, cette dernière appartenant à un registre plus résolument folk médiéval. Elle est interprétée par FAUN, une formation relativement récente de musiciens et d’artistes allemands qui a fait ses premières armes en  2002. Le groupe faun_troubadours_modernes_musique_folk_celtique_medievalse définit lui-même comme proposant une musique qui « fusionne les sons anciens et médiévaux, le folk celtique et nordique avec la musique moderne », d’où le nom de « folk néo-médiéval celtique » qu’on lui donne souvent et qui sonne un peu tout de même comme une appellation marketing clinquante pour inscrire leur travail dans un genre. Si je voulais faire court et sans déprécier du tout leurs talents, je dirais que FAUN  est un peu à la musique médiévale ce que le Rondo Veneziano était à la musique classique. On n’est dans l’easy listening celtique à consonances médiévales (ce qui n’exclut pas bien sûr la qualité, mais qui reste une manière de montrer que, quand je m’y mets, je peux moi-aussi inventer des mots qui claquent bien). Bref, vous l’avez compris, leur travail les situe dans un Moyen Âge plus résolument allégorique et imaginaire que classique.

Au delà du fait qu’il est toujours intéressant de voir comment le monde médiéval s’invite dans l’actualité de notre XXIe siècle, on trouve du reste chez FAUN des choses très agréables à écouter. A en juger, nous ne sommes pas les seuls à partager ce goût, puisqu’ils furent nominés à trois reprises pour les « Echo », le music awards allemand. Le groupe est aussi très actif et productif puisqu’on leur doit déjà, à ce jour, 8 CDs et quelques tournées d’envergure mondiale : USA, Brésil et j’en passe. Le néo médiéval folk celtique païen semble donc aussi entré dans la World Music. faun_folk_medieval_unicorn_licorne_thibaut_de_champagne_troubadourPour ce qui est du morceau d’aujourd’hui, qui est un classique médiéval revisité par leurs soins, la performance vocale de la chanteuse reste très convaincante et que les choix mélodiques sont aussi très agréables, mais je vous laisse vous en faire une idée.

Tout cela  étant dit, voilà le texte de cette chanson de Thibaut de Navarre, en vieux français du XIIIe siècle que nous nous fendrons sans doute d’adapter en français moderne sous peu.


Les paroles de la chanson de Thibaut de Champagne en vieux français

Ausi conme unicorne sui
Qui s’esbahist en regardant,
Quant la pucelle va mirant.
Tant est liee de son ennui,
Pasmee chiet en son giron;
Lors l’ocit on en traïson.
Et moi ont mort d’autel senblant
Amors et ma dame, por voir :
Mon cuer ont, n’en puis point ravoir.

Dame, quant je devant vous fui
Et je vous vi premierement,
Mes cuers aloit si tressaillant
Qu’il vous remest, quant je m’en mui.
Lors fu menez sans raençon
En la douce chartre en prison
Dont li piler sont de talent
Et li huis sont de biau veior
Et li anel de bon espoir.

De la chartre a la clef Amors
Et si i a mis trois portiers :
Biau Senblant a non li premiers,
Et Biautez cele en fet seignors;
Dangier a mis en l’uis devant,
Un ort, felon, vilain, puant,
Qui mult est maus et pautoniers.
Ciol troi sont et viste et hardi:
Mult ont tost un honme saisi.

Qui porroit sousfrir les tristors
Et les assauz de ces huissiers?
Onques Rollanz ne Oliviers
Ne vainquirent si granz estors;
Il vainquirent en combatant,
Més ceus vaint on humiliant.
Sousfrirs en est gonfanoniers;
En cest estor dont je vous di
N’a nul secors fors de merci.

Dame, je ne dout més rien plus
Que tant que faille a vous amer.
Tant ai apris a endurer
Que je suis vostres tout par us;
Et se il vous en pesoit bien,
Ne m’en puis je partir pour rien
Que je n’aie le remenbrer
Et que mes cuers ne soit adés
En la prison et de moi prés.

Dame, quant je ne sai guiler,
Merciz seroit de seson més
De soustenir si greveus fés.


En vous souhaitant une belle journée!
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

* J’en profite pour faire ici une petite parenthèse sur l’orthographe du prénom Thibaud, ou Thibault ou Thibaut qui n’a décidément jamais l’air de savoir comment il veut s’écrire. Nous avons donc décidé ici, une bonne fois pour toutes, de l’écrire avec un T mais vous trouverez le roi de Navarre sous toutes les formes possibles de l’orthographe de son prénom.

Un peu d’histoire sur les troubadours, leur art et la langue occitane

troubadour_langue_oc_musique_poesie_monde_medieval_moyen-age_passionSujet : poésie, musique médiévale,langue d’oc, occitan, provençal, langues des troubadours
Période : du moyen-âge à nos jours
Média : vidéo documentaire

Bonjour à tous,

E_lettrine_moyen_age_passiont si on parlait un peu d’histoire des langues sur notre belle terre de France aujourd’hui et notamment du parlé et du chanté des mythiques troubadours provençaux du moyen-âge? Voici donc quelques réflexions et informations sur le sujet, accompagnées d’un documentaire court mais très informatif aux couleurs du Languedoc d’aujourd’hui et de la belle langue provençale d’oc, de ses racines passées à ses plus belles feuilles contemporaines. Nous parlerons ensuite de manière un peu plus précise des troubadours.

Vidéo-documentaire  sur la langue occitane

On sourira peut-être à la pensée que c’est à un poète-écrivain Italien du moyen-âge, le grand Dante Alighieri (portrait ci-dessous par Sandro Botticelli, 1495) que l’on doit une des premières mentions de la langue d’oc. Il avait en effet  dans son ouvrage « De vulgari eloquentia » (le parler commun ou le parler « vulgaire » au sens commun) classifié les langues romanes suivant la façon de dire « Oui ».: « Oil » au nord, « Oc » au Sud, « Si » en Italie.

Langue millénaire parlée par une bonne moitié sud de la France pendant de nombreux siècles et jusqu’à aujourd’hui dans une moindre mesure, on fait remonter la naissance de l’occitan autour du VIIIe siècle. C’est donc une langue romane qui a aussi des formes dialectales et dont l’espace allait alors de l’Atlantique à la plaine du Pô en Italie, jusqu’au nord du Massif Central et des Pyrénées.

langue_oc_occitan_poesie_musique_monde_medieval_troubadours

Pour la période médiévale qui nous concerne, on doit, entre autres choses, à la langue d’oc et à ses troubadours la création d’une forme poétique chantée unique en son genre qui comprend, notamment, les grands chants courtois et qui rayonna au delà des frontières occitanes dans le bassin méditerranéen et bien sûr jusqu’au nord de la France où les trouvères qui, eux, s’exprimaient en vieux français et ou plutôt même en langue d’oil, s’en inspirèrent largement.

L’Art des troubadours  et la langue d’Oc
au coeur du moyen-âge central

Dans un article sur la question des troubadours (universalis en ligne),  Paul  Zumthor, romancier et poète suisse, spécialiste de poésie médiévale, nous apprend que l’on dénombrait entre les années 1100 et 1350 et dans la France médiévale, plus de 450 troubadours et plus de 2500 chansons. Ces chiffres donnent la mesure de l’ampleur du phénomène et du berceau de créativité incroyable qu’a été le pays d’oc durant ces périodes. Des artistes, hommes et femmes (les « trobairitz » photo ci-dessous) s’adonnent à cet Art musical et poétique et la « canso » occitane (chanson, vers chantés) connaît son apogée.

femme_troubadour_poesie_musique_medievaleIl n’y a pas, alors, dans les chansons des troubadours que les chants d’amour courtois que l’on a souvent retenu. Ces poètes de monde médiéval déclinent, en effet, leur Art sous d’autres formes: polémiques ou satiriques (le Sirventès), ou en forme d’homélie ou de lamentations sur la mort d’un être aimé (le Planh). Fait qui nous en dit encore beaucoup sur les troubadours et l’exercice de leur art, l’absence de notation dans les compositions laisse alors libre champ à l’interprétation de l’artiste sur la rythmique:  « le compositeur abandonnait à son interprète le soin de quantifier les temps » (Paul  Zumthor. op cité). Au fond, le troubadour et son Art n’existent que face à un public et pour ce public. Dans le même esprit, il y  aura aussi les chants improvisés, mais encore les défis poétiques que se lancent entre eux les troubadours pour donner le spectacle. Même si cet leur Art obéit dans l’écriture à des codes, cela reste donc bien une école de la créativité et du jeu.

Les racines et les influences des troubadours et de leurs « cansos » (chansons)

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Le plus étonnant de ce phénomène artistique et de ces troubadours qui enflammèrent littéralement le moyen-âge demeure que l’on n’a toujours pas trouvé les traces d’une inspiration claire des formes artistiques uniques qu’ils ont crée; entendez par là qu’historiquement, les formes musicales et versifiées de leur poésie leur sont propres et sont originales, Elles ne semblent pas émerger clairement de quelques copies ou influences « historiques » directes leur ayant pré-existé. On a émis quelquefois l’hypothèse que l’ouverture à l’Espagne musulmane d’alors et certaines formes de poésies soufies aient pu les inspirer mais rien ne permet de l’établir de manière certaine. Il est possible encore que certaines formes musicales sémitiques aient également influencé certains d’entre eux; les communautés juives étant alors nombreuses en France méridionale et médiévale. Quoiqu’il en soit, on reste, face à tout cela, dans le champ des hypothèses et si ce petit monde des troubadours semble bien s’entendre sur des formes artistiques  « communes », il demeure relativement hétérogène.

Les amours impossibles et contrariées de Tristan et Yseult par Rogelio de Egusquiza y Barrena (XIXe siècle)
Les amours impossibles et contrariées de Tristan et Yseult par Rogelio de Egusquiza y Barrena (XIXe siècle)

Pour avoir une vision un peu plus complète du tableau, il faut ajouter que ces artistes, qu’ils soient rois, chevaliers, clercs ou même anonymes, avaient souvent, à leur actif, une bonne culture latine. Concernant enfin les formes de l’amour courtois dont ils feront une promotion active, marquant ainsi à jamais notre littérature comme notre culture, l’influence des légendes celtiques de Tristan et Yseult a aussi  indéniablement compté au nombre de leurs sources d’inspiration. Cette légende et de nombreux récits autour d’elle seront, en effet, publiés sous plusieurs formes en Europe dans le troubadours_musique_poesie_medievale_bernard_de_ventadorn_langue_occitane_moyen-agecourant même du XIIe siècle (Angleterre, France, Allemagne) et des troubadours tels que Bernard de Ventadorn (portrait ci-contre, enluminure du XIIIe siècle) ou Raimbaut d’Orange auront tôt fait, dès ce même siècle, de les chanter, en comparant leurs propres amours à celles contrariées des deux amants bretons qui, ne pouvant le faire de leur vivant, choisirent pour s’aimer de se rejoindre dans la mort.

Bernard de Ventadour (Ventadorn), « Tant ai mo cor ple de joya »
Extrait en version originale occitane

« Eu n’ai la bon’ esperansa.
Mas petit m’aonda,
C’atressi.m ten en balansa
Com la naus en l’onda.
Del mal pes que.m desenansa,
No sai on m’esconda.
Tota noih me vir’ e.m lansa
Desobre l’esponda.
Plus trac pena d’amor
De Tristan l’amador,
Que.n sofri manhta dolor
Per Izeut la blonda. »

Traduction français moderne
« j’ai le coeur si plein de joie »

« Je garde bonne espérance,
– Qui m’aide bien peu –
Car mon âme est balancée
Comme nef sur l’onde.
Du souci qui me déprime
Où m’abriterai-je?
La nuit il m’agite et jette
Sur le bord du lit :
Je souffre plus d’amour
Que l’amoureux Tristan
Qui endura maints tourments
Pour Iseult la blonde. « 

Bernard de Ventadour ou Bernard de Ventadorn (1145-1195)

Quelques réflexions hors champ
pour élargir un peu sur le mythe de Babel

« Une langue différente est une autre vision de la vie »
Federico Fellini

Theodor Rombouts -le joueur de Luth, (The Lute Player), XVIIe siècle
Theodor Rombouts -le joueur de Luth, (The Lute Player), XVIIe siècle

Pardonnez-nous la digression qui va suivre mais tout cela nous donne l’occasion de parler un peu de l’apprentissage des langues en général parce qu’au delà de l’appellation « langue régionale » qui semble quelquefois reléguer le débat à quelques documentaires aux heures de peu d’écoute de France 3, il faut se souvenir que plus qu’un assemblage de mots, chaque langue cache d’infinies richesses, un monde de représentations, une façon d’être au monde et de le percevoir. Un mot, un vocable, ne désigne pas seulement la chose mais il l’a crée aussi ou lui donne corps. Chez les touaregs et l’exemple est connu, il existe de nombreux mots pour désigner le sable parce que l’observation et la connaissance de leur milieu de vie les ont conduits à percevoir des nuances là où l’étranger n’y voit goutte (vous me direz dans un désert, cela peut se comprendre). Quoiqu’il en soit, il en est de même langage_babelpour les choses comme pour les sentiments ou les représentations du monde. Contre toutes idées reçues, apprendre une langue, quelle qu’elle soit, ne sert jamais à rien.

On peut, quelquefois, avoir la tentation de souhaiter une certaine fin de Babel, en rêvant d’un monde où nous pourrions tous « enfin » nous comprendre: une langue unique, un esperanto, mais il suffit, en général, d’imaginer que nous perdions notre propre langue maternelle au détriment d’une autre (l’anglais par exemple) pour comprendre combien se diluerait avec cette perte toute une vision des choses, des sentiments, du monde. Fort heureusement, l’homme est un animal linguistique et il n’y a jamais rien eu d’incompatible à apprendre un idiome commun tout en gardant le sien. Louons donc le bilinguisme, le trilinguisme, le quadrilinguisme et plus pourquoi pas, puisque nous en sommes tout à fait capables pour peu qu’on nous en laisse la possibilité.

La tour de Babel de Pieter Brueghel l'Ancien, 1563
La tour de Babel de Pieter Brueghel l’Ancien, 1563

De tout temps,  la lutte des sociétés aux pouvoirs centralisées (et elles le sont désormais toutes), contre leurs langues intra-muros, a toujours été bien plus politique que fondée sur la capacité des hommes à   apprendre et manier plusieurs langages. Le dire ne casse pas trois pattes à un canard, ni ne révolutionne l’usage du fil à couper le beurre, mais ce n’est jamais langue_culture_et_societetant la facilité des échanges que l’on cherche que l’uniformisation des consciences: la langue unique, le citoyen unique et finalement, allons-y, à l’heure de la mondialisation, le marché unique. Une seule étiquette pour tout le monde sur les pots de Yaourt, le bonheur enfin! J’ironise à peine mais, encore une fois, tout cela n’est pas vraiment un projet culturel pour l’homme et n’en prend, en tout cas, jamais la forme (ci-dessus illustration tirée du célèbre film The Wall des Pink Floyd). D’ailleurs, dans les régions où les identités culturelles se défendent encore pour ne pas s’éteindre, les détracteurs l’ont bien compris puisqu’ils en prennent le contre-pied en défendant leur langue d’une manière qui pourrait même, parfois, dérouter le visiteur, quand ce n’est pas le compatriote. Imaginez que je parle français mais que quand vous m’adressiez la parole je vous réponde en Limousin, vous percevrez un peu mieux mon exemple. Il faut vivre quelque temps à Barcelone et en Catalogne pour comprendre tout cela mais du même coup, comprendre un peu mieux aussi le Quebec. Il faut encore rencontrer les indiens Bribri du Costa Rica ou d’autres endroits pour comprendre que les priver de leur langue revient à les priver de leurs racines, de leur histoire et de leur identité profonde. Ils l’ont compris d’ailleurs et se remettent à l’apprendre et à l’enseigner à leurs langage_babel_apprentissage_languesenfants, en plus de l’Espagnol, comme quoi encore une fois, cela n’est pas incompatible.

Comment défendre son identité culturelle sans défendre sa langue dans un contexte qui  l’oppresse? C’est une question très difficile même si contre le repli, il faut sans doute mieux plaider pour l’ouverture. Apprendre les langues du monde et conserver la sienne?Inviter l’autre à découvrir sa propre langue et, avec elle, s’ouvrir à un monde insoupçonné? Encore une fois, rien d’impossible! 

Pour revenir au monde médiéval, Roger Bacon, le célèbre savant et érudit du XIIIe siècle nous disait déjà que  «la connaissance des langues est la porte de la sagesse». Avoir la chance  ou le privilège d’apprendre une langue étrangère à la sienne est une richesse que l’on mesure souvent, une fois l’étape franchie mais à n’en pas douter, les vraies richesses des hommes sont nichées dans leurs cultures et de leurs différences, et qu’on le veuille ou non, tout cela passe par leur langage. C’est aussi cela qui a fait, depuis des millénaires, marcher le monde et avancer l’humanité. Au fond, Babel est peut-être aussi un défi merveilleux qui recèle d’infinis trésors. Il faut aimer les langues et les cultures si l’on aime les hommes et il faut les aimer, même si c’est difficile quelquefois, car ils en ont besoin et n’ont peut-être, au fond même, que ce seul vrai besoin là.

Une belle journée à tous!

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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