« Je « chante et vielle » depuis 45 ans ! ce qui veut dire que tous les répertoires que j’ai abordés – musique populaire et savante, ancienne et plus récente – se sont forcément inscrits dans le cadre des bourdons de ma vielle. Ils sont l’espace de toute ma vie musicale, la page blanche où tout, en s’exprimant, s’imprime. Je ne sais pas où ils vont, mais ils y vont avec une telle certitude que je n’ai qu’à les suivre… «
René Zosso (1935-2020), chanteur, conteur, joueur de vièle Entretien – Les Nouvelles Musicales en Limousin, 2006, (voir site du CRMTL)
Bonjour à tous,
‘est une bien triste nouvelle que nous partageons ici, puisqu’il y a quelques jours et à la fin juillet, le chanteur, vielliste, comédien, enseignant et conteur René Zosso s’est éteint à l’âge de 85 ans.
Natif de Suisse, cet amoureux de musique, de chansons et d’histoire(s) puisait des racines helvétiques du côté de son père et des origines plus lointaines et caucasiennes, du côté de sa mère arménienne. Pourtant, plus que dans l’ailleurs géographique, c’est l’ailleurs temporel qui aura donné le plus grand souffle à sa belle et longue carrière. Au son des entêtants bourdons de sa vièle à roue, elle fût pavée de chansons anciennes et traditionnelles et ceux qui ont le goût du moyen-âge, comme du patrimoine européen historique et musical, n’oublieront pas sa voix forte et bien ancrée. Pleine d’une puissance toute terrienne, elle aurait pu évoquer, par instants, celle d’un chêne noueux qui se serait mis à chanter, avec son timbre de rocailles et de broussailles : une voix et un allant à nul autre pareil qui mariaient le présent au passé en faisant revivre, devant nous, le chanteur éternel ; celui du cœur et de l’intuition, celui qui vous fascine et vous absorbe, un diamant brut qui, sans faux détour, savait extraire l’émotion des vers, de leurs angles et de leurs aspérités, .
Et puisqu’il est finalement parti pour un long voyage, nous continuerons, de notre côté, de le laisser vivre en nous et il nous accompagnera encore longtemps avec son legs riche de plus de 50 ans d’histoire musicale : de son large répertoire auprès du Clemencic Consort, aux Cantigas de Santa Maria chez Micrologus, à ses présences aux côtés de Jordi Savall chez Hespérion XXI, jusqu’à ses premiers tribus au folk et bien d’autres pièces d’anthologie encore. Et comme, dans les pas d’Aragon et en écho à Léo Ferré, René Zosso avait affirmé, à l’aube des années 70, qu’il chantait, lui aussi, « pour passer le temps », nous ne le remercierons jamais assez, avec un demi-siècle recul, du temps qu’il y aura consacré. Qu’il repose en paix.
En vous souhaitant une bonne journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
Sujet : musique médiévale, galaïco-portugais, lyrisme médiéval, culte marial, miracle Période : XIIIe siècle, Moyen Âge central Auteur : Alphonse X de Castille (1221-1284) Interprète : Jordi Savall · La Capella Reial de Catalunya · Hespèrion XXI Titre : Cantiga Santa Maria 37, « Miragres fremosos
faz por nós Santa María» Album : Cantigas de Santa Maria, Strela do dia, 2017
Bonjour à tous,
ienvenue à la cour de Castille, au cœur de l’Espagne médiévale du XIIIe siècle. Aujourd’hui, nous poursuivons, en effet, notre découverte des Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X le Sage.
L’importance du culte marial
de l’Europe médiévale aux siècles suivants
Du Moyen Âge central aux siècles suivants, le culte marial a fait plus que simplement traverser l’occident chrétien médiéval. De l’architecture à l’art, de la peinture à la littérature, il l’a grandement inspiré. Des troubadours aux trouvères, de Rutebeuf à Villon et d’autres après eux, rares seront les auteurs et poètes qui ne rédigeront leur ode à la Sainte. Certains lui feront de véritables déclarations sur le mode de l’amour courtois et même des religieux s’enflammeront pour elle.
Figure de la mère et de la sainte, proche et sacrée à la fois, mère du Dieu mort en croix, elle est celle que le croyant peut approcher en espérant que par sa douceur, son écoute et sa mansuétude, elle puisse exaucer ses prières ou, peut-être, encore intercéder, en sa faveur, auprès du christ et du ciel. On loue, tout à la fois, ses miracles, sa miséricorde et ses vertus et, sur les longues routes qui mènent aux églises ou aux chapelles qui lui sont dédiées, les pèlerins la chantent avec fièvre et foi, en priant pour la réparation, le pardon ou le salut.
Il reste, de ce culte marial, une quantité de textes, de récits, de poésies, ou encore de témoignages artistiques et patrimoniaux dans de nombreux pays d’Europe. En Espagne, le corpus réuni et mis en musique sous le règne d’Alphonse X demeure l’un des plus célèbres d’entre eux. Ils contient 427 chansons médiévales dédiées au culte de la vierge et nous avons entrepris de nous y pencher depuis quelque temps déjà : voir les Cantigas de Santa Maria, du Gallaïco-portugais et leur traduction vers le français moderne.
Le récit de Miracle de la Cantiga 37
La Cantiga Santa Maria 37 est un nouveau récit de miracle. Ce dernier nous entraîne en France, en la ville ardéchoise de Viviers et dans l’ancienne province du Vivarais. Il a pour cadre l’église locale. Au Moyen Âge, les pouvoirs que l’on reconnait à la Sainte sont incommensurables. Certains n’ont même rien à envier à ceux qu’on prête au Christ dans les évangiles. Le refrain de la Cantiga 37 ne cessera d’ailleurs de le scander : « Miragres fremosos faz por nós Santa María, e maravillosos. « , « Sainte-marie accomplit pour nous de beaux et merveilleux miracles. »
(ci-contre et ci-dessus miniatures de la Cantiga 37 tirées du Manuscrit T.I.1, Bibliothèque de l’Escurial, Madrid)
Lèpre, mal des ardents, autre maladie, accident ? Ce chant marial restera vague sur l’origine médical du problème. Toujours est-il qu’un homme atteint d’un mal qui lui infligeait des douleurs terribles au pied (ardentes) finira par se le faire trancher sans ménagement. Devenu un des plus « terribles » estropiés d’entre les estropiés, comme nous dira le poète, le malheureux ne cessera pourtant d’implorer de ses vœux un miracle marial qui finira par survenir.
Une nuit, pendant son sommeil, la Sainte viendra, en effet, à son chevet. Et dans une séance décrite, par la Cantiga, comme une véritable opération de « passes » curatives comme en font certains guérisseurs ou leveurs de maux, elle reconstituera l’organe amputé, rendant ainsi au malheureux son pouvoir de marcher normalement. A l’écoute du miracle et comme à la fin de nombreuses autres Cantigas de Santa Maria, on vînt, bientôt, de loin pour louer le prodige accompli par la vierge et son immense pouvoir.
La Cantigas 37 par Jordi Saval & la Capella Reial de Catalunya
Jordi Savall et les Cantigas de Santa Maria
Sorti pour la première fois chez Astrée en 1993, le bel album dont est tirée la cantiga du jour fut remastérisé et réédité chez Alia vox en 2017. Entouré de ses deux formations de prédilection, la Capella Reial de Catalunya et Hespèrion XXI, le maître de musique catalan Jordi Savall y dirige, en virtuose, 14 pièces issues du répertoire médiéval des cantigas d’Alphonse X de Castille. On y trouvera des versions vocales et instrumentales des cantigas 100, 400, 209, 18, 163, 37, 126, 181, 383, aux côté d’interprétations uniquement instrumentales des CSM 176, 123, 142, 77 et 119. On peut toujours trouver cette album à la vente au format CD ou Mp3. Voici un lien utile pour le pré-écouter ou l’acquérir : Cantigas de Santa Maria, Alfonso X El Sabio.
« Miragres fremosos faz por nós Santa María »
La Cantiga 37 et sa traduction en français
NB : à d’habitude, pour cette traduction nous ne prétendons pas à la perfection. Elle est le fruit de recherches personnelles et elle pourrait mériter quelques repasses. Son intérêt n’est que de fournir les clés de compréhension générale de cette pièce médiévale.
Esta é como Santa María fez cobrar séu pée ao hóme que o tallara con coita de door.
Celle-ci (cette cantiga) conte comment Sainte-Marie fit retrouver son pied à un homme qui se l’était fait trancher à cause de la grande douleur qu’il subissait.
Miragres fremosos faz por nós Santa María, e maravillosos.
Sainte-marie accomplit pour nous De beaux et merveilleux miracles.
Fremosos miragres faz que en Déus creamos, e maravillosos, por que o mais temamos; porend’ un daquestes é ben que vos digamos, dos mais pïadosos. Miragres fremosos…
Elle accomplit de beaux miracles pour que nous croyions en Dieu, Et merveilleux, pour que nous le craignons d’avantage:
A ce propos, il est bon que nous vous contions, un de ceux là parmi les plus miséricordieux. Refrain … Est’ avẽo na térra que chaman Berría, dun hóme coitado a que o pé ardía, e na sa eigreja ant’ o altar jazía ent’ outros coitosos. Miragres fremosos…
Celui-ci survint en une terre qu’on appelait Viviers (Vivarais) A propos d’un homme affligé dont un pied brûlait (fig : de douleur) Et qui gisait dans l’église, devant l’autel Au milieu d’autres malheureux.
Refrain … Aquel mal do fógo atanto o coitava, que con coita dele o pé tallar mandava; e depois eno conto dos çopos ficava, desses mais astrosos,
Ce feu de la lèpre (de la douleur) le tourmentait tellement Que dans une grande douleur, il manda qu’on lui coupa le pied, Et suite à cela, on le compta parmi les estropiés, et les plus terribles (atroces) d’entre eux.
Refrain …
pero con tod’ esto sempr’ ele confïando en Santa María e mercee chamando que dos séus miragres en el fosse mostrando non dos vagarosos,
Pourtant, malgré tout cela, il était toujours resté confiant En Sainte Marie et il implorait sa miséricorde Afin qu’elle exerce sur lui ses miracles Sans tarder (et pas des plus lents)
Refrain …
e dizendo: “Ai, Virgen, tu que és escudo sempre dos coitados, quéras que acorrudo seja per ti; se non, serei hoi mais tẽudo por dos mais nojosos.” Miragres fremosos…
En disant : « Oh, Vierge, toi qui es toujours le bouclier Des miséreux, voudras-tu que je sois secouru par toi ; sans quoi, je serais, dès à présent, tenu pour une des plus misérables créatures (une des créatures les plus répugnantes, disgracieuses)
Refrain …
Lógo a Santa Virgen a el en dormindo per aquel pé a mão indo e vĩindo trouxe muitas vezes, e de carne comprindo con dedos nerviosos. Miragres fremosos…
Suite à cela, la Sainte Vierge vint à lui alors qu’il dormait Et sur ce pied, elle passa sa main, allant et venant, De nombreuses fois, en reconstituant sa chair de ses doigts habiles (en reconstituant la chair et les nerfs de ses doigts ?)
Refrain …
E quando s’ espertou, sentiu-se mui ben são, e catou o pé; e pois foi del ben certão, non semellou lóg’, andando per esse chão, dos mais preguiçosos. Miragres fremosos…
Et quand l’homme s’éveilla, il se sentit totalement guéri Et il regarda son pied ; et puis quand il fut bien sûr de lui, après un court instant, il se mit à marcher sur le sol, en prenant son temps (avec précaution, en flânant ?) Refrain … Quantos aquest’ oíron, lóg’ alí vẽéron e aa Virgen santa graças ende déron, e os séus miragres ontr’ os outros tevéron por mais grorïosos. Miragres fremosos… Ceux qui entendirent cela, sont alors venus sur place Et à la Sainte Vierge, ils ont rendu grâce,
Ainsi qu’à ses miracles, entre autres ceux qui étaient tenus pour les plus glorieux.
Refrain …
Notes de contexte
Faut-il être soi-même chrétien pour apprécier la valeur de ces chants, de ces miracles et tout ce qu’ils nous disent du monde médiéval et de sa culture ? Ce serait se condamner (et l’exercice de l’Histoire) avec, à des vues bien étroites. Ce patrimoine et ces témoignages font partie intégrante de notre Histoire et des centaines d’années les contemplent.
Au vue de l’actualité, il semble même plus à propos que jamais de rappeler la grande importance revêtue par le culte marial en France, comme dans une partie de l’Europe médiévale, à partir du XIIe et durant de longs siècles. Dussions-nous encore abonder dans le sens contraire du vent, nous le ferions même, sans hésiter en affirmant combien il nous est agréable de voir encore les traces de ce culte marial dans nos villes, nos villages et nos campagnes. Il est même devenu tout particulièrement important et urgent de nous souvenir de sa profondeur historique à l’heure où, sous couvert d’idéologies ou d’impulsions diverses (souvent sans grande relation, semble-t-il, avec les manifestations ayant fait suite, en France, au décès de l’américain Georges Floyd), quelques individus sans grande envergure, culture, ni profondeur s’arrogent fièrement le droit de déboulonner (officiellement) ou même de vandaliser (plus sauvagement), des statues de vierges installées, ici ou là, depuis des siècles.
C’est encore cette même heure affligeante et irritante à laquelle on incendie régulièrement des églises et des cathédrales, de manière criminelle et gratuite, et en toute impunité, en donnant même, au passage, à tous ceux pour lesquels l’histoire, le patrimoine et/ou ses symboles ont encore un sens profond, l’impression que cette fameuse « haine » devenue un instrument de coercition à la mode et dont on nous rabat les oreilles, est un peu à échelle variable suivant les objets ou les valeurs qu’elle vise.
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
Sujet : rondeau, chanson, musique, médiévale, poésie médiévale, manuscrit de Bayeux Période : Moyen Âge tardif (XVe) Auteur : anonyme, Alain Chartier ? Titre : Triste plaisir et douloureuse joye Interprète : Ensemble La Maurache Album : Ambroise Paré et la Musique (2012)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous partons au Moyen Âge tardif, à la découverte d’un rondeau tiré du Manuscrit de Bayeux. Au XVe siècle, cette chanson a connu d’autres versions que celle présentée ici et, jusqu’à nos jours, une variation de Gilles Binchois a même eu tendance à l’éclipser. Il faut donc rendre grâce à l’ensemble médiéval La Maurache pour s’être attaché à nous faire redécouvrir la pièce tirée du Ms de Bayeux.
Source médiévale : le Manuscrit de Bayeux
Nous avons déjà eu l’occasion de vous présenter quelques chansons du Manuscrit de Bayeux. Cet ouvrage du XVIe siècle, très coloré et plutôt bien conservé, est aussi connu sous la référence MsFrançais 9346 à la BnF où il est précieusement gardé. Il contient un peu plus de 100 compositions d’époque avec leur notation musicale (version d’époque consultable ici). Pour la version en graphie moderne du rondeau du jour, nous nous appuyons, quant à nous, sur les travaux de Thédore Gérold, daté de 1921 : Le manuscrit de bayeux, texte et musique d’un recueil de Chansons du XVe. Pour les musiciens, cetouvrage (qu’on trouve encore réédité) a l’avantage de fournir, en plus des textes du manuscrit médiéval, leurs partitions modernes.
La version de Gilles Binchois & Alain Chartier
Comme indiqué en introduction, il existe une version médiévale sensiblement différente de ce rondeau du Manuscrit de Bayeux. Composée par Gilles Binchois, sa mélodie diffère même de la pièce du jour. Si elle contient également le même refrain, « Triste plaisir et douloureuse joye, … », son texte varie aussi de nombreux points.
On peut retrouver cette version de Gilles de Binche dans le manuscrit médiéval MS Misc Canonici 213 de la librairie Bodléienne d’Oxford. Ce dernier est d’une datation antérieure à celui de Bayeux. Les vers sur lesquels s’est appuyé Gilles Binchois sont attribués à Alain Chartier (1385-1430). Cette chanson de Chartier, datée du XVe, connut même une popularité assez tardive puisqu’on la retrouve, jusque dans le courant du XVIe siècle, avec une mention dans le Pantagruel de Rabelais. Notons que dans la version du Manuscrit de Bayeux, l’auteur n’est pas mentionné et demeure anonyme.
Registre courtois pour une poésie absconse
Dans les deux cas, ce rondeau semble faire référence au registre courtois, même si le rapprochement peut paraître, de prime abord, un peu abstrait, du moins par rapport à d’autres poésies du genre : la dame n’y est pas citée, ni même complimentée, le texte s’étale sur des états émotifs sans en donner vraiment les causes, … Pourtant, si le poète ne fait pas l’effort d’être très clair, au point de basculer (assez tardivement pour son temps) dans un jeu poétique qui pourrait évoquer les trobar clus des XIIe/XIIIe siècles, les sentiments contradictoires qu’il exprime pourraient aisément être rattachés au registre de la fine amor : souffrance et joye, présence « d’envieux » ou de médisants qui veulent lui nuire. On sait que la courtoisie fait son nid dans les émotions contradictoires : plaisir et douleur, tension et relâchement, désir et frustration, distance et proximité. Cette référence tout de même un peu brouillée, à la courtoisie, est plus clair dans la version de Chartier.
Figures de style et oxymorons
Quoiqu’il en soit, les tensions émotionnelles donneront lieu ici à de très beaux oxymorons (ou oxymores) : « triste plaisir », « douloureuse joye », « Ris en plorant », « souvenir oublieux ». C’est aussi d’époque. Ces énoncés qui jouent sur les contradictions et les oppositions, sont un procédé assez prisé dans la poésie du XVe siècle. On les retrouve chez Charles d’Orléans (sous l’influence, sans doute, de Chartier) mais également chez François Villon qui en sera, lui aussi très friand (voir la ballade des contre-vérités, par exemple). D’autres poètes médiévaux suivront également et, même jusqu’à nous, un nombre important d’illustres auteurs modernes (Molière, La Fontaine, Corneille, Victor Hugo, Balzac, Baudelaire, Rimbaut, sans oublier le silence assourdissant de la Chute chez Albert Camus).
« Triste plaisir et douloureuse joye », Ensemble Médiéval La Maurache
L’Ensemble La Maurache : de l’art des trouvères du XIIe aux airs de cour du XVIIe siècle
l’Ensemble La Maurache a été fondé en 1978 par le compositeur, chanteur et musicien Julien Skowron. Ce multi-instrumentiste n’en était pas à son galop d’essai puisque on lui devait, depuis le début des années 60, la participation à un certain nombre d’autres formations de musiques médiévales et renaissantes. On se souvient notamment des Ménestriers qui avaient reçu, en leur temps, une belle reconnaissance de la presse et de la scène musicale.
Pendant plus d’une vingtaine d’années, La Maurache s’est concentrée sur un répertoire qui partait du Moyen Âge central et du XIIe siècle pour aller jusqu’à la musique du XVIIe siècle, sur des terrains à la fois religieux et profanes. Sous la houlette de son directeur qui a fêté, cette année, ses quatre-vingt printemps (et que nous saluons au passage), la formation a été très active jusqu’à l’année 2005. Depuis lors, elle ne semble plus s’être produire.
Album : Ambroise Paré et la Musique
Originellement, on trouvait l’interprétation de la pièce du jour par la Maurache dans un double album daté de 2005. L’opus était dédié très à propos aux musiques du temps de François Villon : « Le Paris de François Villon : Ballades au XVe siècle sous la direction de Julien Skowron. Nous aurons, sans doute, l’occasion d’y revenir dans un futur article.
Pour revenir à l’album du jour, qui propose à nouveau ce rondeau du Manuscrit de Bayeux, il a pour titre Ambroise Paré et la Musique. Daté de 2012, comme son titre l’indique, c’est une compilation de pièces contemporaines de la vie de Ambroise Paré (1510-1590). On y découvre donc plutôt des musiques et chansons du XVIe siècle, plus « post-pléiades » que médiéval tardives. Sur les 17 pièces proposées, trois sont interprétées par l’ensemble la Maurache. A sa suite, on retrouve un bon nombre d’interprètes et formations : l’Ensemble Madrigal, l’Ensemble Bourscheid, Jean-Paul Lécot, Bernard Soustrot, François-Henri Houbart, … L’album est toujours disponible à la distribution au format MP3 ou Cd : Ambroise Paré et la Musique (Ambroise Paré Music Favorites)
Triste plaisir et douloureuse joye,
La version du manuscrit de Bayeux
Triste plaisir et douloureuse joye
Apre(s) doulceur, reconfort anuyeux. Ris en plorant, souvenir oublieux M’accompaignent, combien que seul je soye.
Se j’ay soulas* (joie, plaisir), d’aultre part je lermoye ; J’ay bon support, maiz danger d’envyeux. Triste plaisir et douloureuse joye, Apre(s) doulceur, reconfort anuyeux.
Je suis hermé (entouré, cerné?) de mensonge et de soye. L’ung me trahit ; l’aultre m’est cauteleux* (fourbe, rusé). D’estranges tours l’on joue en plusieurs lieux. Pompeux* (glorieux) je suis, mais l’on deffend la soye.
La rondeau de Alain Chartier
(version de Gilles Binchois)
Triste plaisir et douloureuse joye, Aspre doulceur, desconfort ennuieux, Ris en plorant, souvenir oublieux M’acompaignent, combien que seul je soye.
Embuchié sont, affin qu’on ne les voye Dedans mon cueur, en l’ombre de mes yeux. Triste plaisir et amoureuse joye !
C’est mon trésor, ma part et ma monoyé ; De quoy Dangier est sur moy envieux Bien le sera s’il me voit avoir mieulx Quant il a deuil de ce qu’Amour m’envoye. Triste plaisir et douloureuse joye.
Sujet : codex de Montpellier, musique, chanson médiévale, amour courtois, vieux-français, chants polyphoniques, motets, fine amor Période : XIIIe siècle, Moyen Âge central Titre:Qui d’amours se plaint, Lux magna Auteur : Anonyme Interprète : Anonymous 4
Album : Love’s Illusion Music from the Montpellier Codex 13th Century (1993-94)
Bonjour à tous,
elui qui « d’amour se plaint » et n’en a pas aimé jusqu’aux doux maux, comment pourrait-il prétendre avoir jamais aimé, ou plutôt, avoir jamais su le faire en amant loyal et véritable ?
Dans ses formes littéraires et poétiques les plus exacerbées, le Moyen Âge codifie un amour qu’il encense jusqu’à dans sa non réalisation, dans ses souffrances, dans son attente et dans un désir inassouvi, voué, peut-être, à ne jamais devoir se poser sur son objet. Toutes ces tensions n’ont pas de prix. Mieux même, si elles n’étaient pas partie intégrante de l’expérience, ou si l’amant devait ne pas s’en délecter et s’y complaire, alors son amour ne serait pas vraiment l’amour. Il n’en serait pas digne et son cœur ne serait pas assez grand.
La fine amor : des formes « psychologiques » aux formes sociales
Au delà de ces aspects psychologiques codifiés qui pourraient nous paraître tortueux à certains égards, le monde médiéval peut encore se plaire à ajouter une dimension sociale transgressive à son amour courtois.
On le chante encore volontiers, quand il devient sulfureux et qu’il s’affirme envers et contre tous : contre la raison, contre les médisants, contre les conventions sociales, contre le devoir des époux, contre le cloisonnement entre la petite et moyenne noblesse et la haute : le chevalier amoureux de la reine, le troubadour et petit seigneur en émoi pour une princesse lointaine et qu’il n’a jamais vu, le vassal ou le poète (bien né mais pas suffisamment) qui flirte avec la belle de son suzerain ou qui louche, avec convoitise, sur la fille ou la cousine de ce dernier. Le poète a-t-il alors, comme seule excuse ou comme seul refuge, son unique volonté d’éluder le passage à l’acte ? Non, pas toujours, même si le loyal amant pourrait parfois, comme il nous le dit, « mourir » pour un seul baiser.
A l’opposé de ces transgressions, le monde médiéval pourra encore faire entrer certains codes de cette fine amor dans le sentiment religieux. Devenu pur et chaste, on appliquera alors à la vierge et au culte marial cet amour de loin et inaccessible. Les codes sont les mêmes, leur vocation change. D’une certaine façons, ils sont alors plus normatifs ou « compatibles » au sens médiéval chrétien du terme.
Aujourd’hui, c’est sous sa forme profane, datée des XIIe et XIIIe siècles que nous vous invitons à retrouver cette lyrique courtoise. Nous serons, pour le faire, en compagnie du codex de Montpellier et d’un très beau quatuor féminin. Pour la transcription en graphie moderne de la pièce que nous avons choisie, nous nous appuierons, une nouvelle fois, sur l’ouvrage Recueil de Motets français des XIIe et XIIIe siècles de Gaston Raynaud (1881).
La courtoisie mise en musique
dans le codex H196 de Montpellier
Avec ses 395 feuillets garnis de compositions et de motets annotés musicalement, le Chansonnier de Montpellier H196 chante cette fine amor, à travers des pièces assez courtes et demeurées anonymes ( consulter ce manuscrit médiéval en ligne). La chanson médiévale du jour s’inscrit tout entière dans cette tradition courtoise. On verra que le poète y fait une véritable apologie des (doux) maux d’amour. Tout en les gardant tacites, il nous expliquera que celui qui aime loyalement et qui a du cœur, ne s’en plaindra jamais et n’en ressentira aucun mal. Mieux même, quand il aura trouvé et éprouvé ces maux, les bienfaits et la récompense n’en seront que plus grands, au bout du chemin.
« Qui d’amours se plaint » par la quatuor féminin Anonymous 4
Love’s Illusion ou le chansonnier de Montpellier par le quatuor féminin Anonymous 4
Nous vous avons déjà touché un mot dans un article précédent, du quatuor américain Anonymous 4, mais aussi de leur albumLove’s illusion. Sortie en 1994, cette production faisait une large place au codex de Montpellier avec 29 pièces toutes issues du célèbre manuscrit médiéval. Avec près de 65 minutes d’écoute, Love’s Illusion, Motets français des XIIIe et XIVe sièclesa été réédité en 2005 chez Harmonia mundi USA. Il est donc toujoursdisponible à la vente au format CD ou dématérialisé.
Membres de la formation Anonymous 4 : Ruth Cunningham, Marsha Genensky, Susan Hellauer, Johanna Rose
« Qui d’amours se plaint » , paroles en vieux français et clés de vocabulaire
NB : concernant la traduction littérale de cette pièce, du vieux-français vers une langue plus actuelle, nous l’avons jugé un peu inutile pour le moment. A quelques clés de vocabulaire près, que nous vous indiquons, cette chanson se comprend, finalement, assez bien .
Qui d’amours se plaint Omques de cuer n’ama Car nus qui bien aint (aime loyalement) D’amours ne se clama (se plaindre); Ja loiaus amans ne se feindra (hésiter, manquer de courage) Ne ne se pleindra Des doz maus d’amer ja, Nuit ne jor tant n’en avra, (nuit et jour, il n’en aura jamais assez) Car douçour si trés grant i trovera Qui bon cuer a, Que ja mal ne sentira. Por ce ne departira (se séparer, s’en défaire) Nus tant n’en dira De cele que tou mon cuer a : Touz jors est la, Ja voir ne s’em partira, Car quant les maus trovés a, Si doz les biens partrovera (partrover : trouver) : Trop douz si les a.
En vous souhaitant une excellente journée
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.