Sujet : musique, chanson, médiévale, vieux français, trouvère d’Arras, chant polyphonique, rondeau, amour courtois, langue d’oïl, courtoisie. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle. Auteur : Adam de la Halle (1235-1285) Titre : Bonne amourete me tient gai Interprète : Ensemble Sequentia Album: Trouvères, chants d’amour courtois des pays de langue d’Oil (1987)
Bonjour à tous,
ous repartons, aujourd’hui, au XIIIe siècle et dans le nord de France, pour y découvrir un nouveau rondeau courtois d’Adam de la Halle. Ce célèbre trouvère qu’on trouve aussi référencé dans les manuscrits comme le bossu d’Arras, est considéré comme un des derniers trouvères. Il préfigure, en effet, par son œuvre à la fois monodique et polyphonique, les premiers compositeurs du Moyen Âge central et nous a laissé des pièces variées qui sont encore jouées, de nos jours, par les meilleurs ensembles médiévaux.
Un rondeau courtois plein de légèreté
La chanson du jour est un nouveau rondeau polyphonique courtois. On y trouvera le poète tout en joie d’être en amour et d’avoir trouvé une compagne. La pièce est courte, rondeau oblige, et bien qu’elle soit dans la vieille langue d’Oïl d’Adam de la Halle quelquefois un peu ardue, sa compréhension ne pose guère de difficultés.
Pour ce qui est des sources manuscrites, nous avons choisi de vous présenter ce rondeau courtois tel qu’on le trouve dans le manuscrit médiéval Français 25566 de la BnF, connu également sous le nom de chansonnier français W. Sur plus de 280 feuillets, cet ouvrage originaire d’Arras et daté du XIVe siècle contient un grand nombre de pièces, entre chansons notées et pièces littéraires d’auteurs divers. Vous pouvez le consulter, à tout moment, sur le site Gallica.fr.
Les grands trouvères des XIIIe et XIVe siècles par l’ensemble Sequentia
Une fois de plus, nous avons choisi, pour l’interprétation musicale de ce rondeau, l’incontournable double-album « Trouvères,Höfische Liebeslieder Aus Nordfrankreich (Trouvères : chants d’amour courtois des pays de langue d’Oil) de l’Ensemble médiéval Sequentia, sous la houlette de Benjamin Bagby et de Barbara Thornton.
Enregistré en 1982 et sorti au format CD en 1987, ce double opus et ses 43 pièces continuent de faire référence en matière de musique médiévale des XIIIe et XIVe siècles. Comme nous lui avions déjà dédié un long article, nous vous invitons à vous y reporter pour en savoir plus sur cette anthologie musicale.
Bien qu’il ait été réédité chez Sony en 2009, ce double-album peut s’avérer un peu difficile à trouver. Pour le débusquer, quelques recherches seront donc à prévoir chez votre disquaire préféré. En ligne, il est disponible sur un certain nombre de plateformes, au format MP3. Voici un lien utile pour plus d’informations.
Musiciens & artistes ayant participé à cet album
Barbara Thornton (voix, chifonie), Benjamin Bagby (voix, harpe, organetto), Margriet Tindemans (violon, psaltérion), Jill Feldman (voix), Guillemette Laurens (voix), Candace Smith (voix), Josep Benet (voix), Wendy Gillespie (violon, luth).
Bonne amourete me tient gai dans le vieux français d’Adam de la Halle
Bonne amourete Me tient gai ; Ma compaignete* ; Bonne amourete, Ma cançonnete Vous dirai. Bonne amourete Me tient gai.
*compaignete : petite compagne
En vous souhaitant une belle journée.
Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Sujet : musique, chanson, médiévale, vieux français, trouvère d’Arras, chant monodique, amour courtois, langue d’oïl, courtoisie. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle. Auteur : Adam de la Halle (1235-1285) Titre : Qui à droit veut amours servir Interprète :Ensemble Sequentia Album: Trouvères,Höfische Liebeslieder Aus Nordfrankreich (chants d’amour courtois des pays de langue d’Oil) (1987)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous revenons au XIIIe siècle en musique, en compagnie du trouvère Adam de la Halle. En plus de ses célèbres jeux théâtraux, ses rondeaux, balades et motets et ses jeux-partis, on doit à celui qu’on appelait encore le Bossu d’Arras, un peu plus d’une trentaine de chansons. C’est l’une d’elle qui fait l’objet de cet article.
Un mode d’emploi de l’amour courtois à l’usage des loyaux amants
La pièce du jour est une chanson monodique sur le thème de l’amour courtois. Plus qu’une déclaration à une dame, le trouvère s’adressera directement, ici, aux loyaux amants et son texte se présente même comme un court mode d’emploi à l’attention de ceux qui prétendent aimer courtoisement.
Qui à droit veut amours servir, autrement dit, celui qui veut servir l’Amour droétement (avec justesse, avec raison) devra ne pas céder à ses propres tourments ni se focaliser sur les maux que lui causent sa condition de fin’amant : se concentrer sur les mérites et les fruits qu’il retirera de sa pratique courtoise (raison, sagesse,…), ne point montrer trop d’empressement, ne pas dévoiler ses sentiments trop ouvertement de crainte de se faire repousser, voilà les conseils que le trouvère prodiguera au prétendant. En reprenant les codes des troubadours occitans qui l’ont précédé sur les voies de la lyrique courtoise, Adam de la Halle les transpose dans cette chanson, pour proposer, en langue d’oïl, un court ABC de la fin’ amor à l’attention de ses contemporains.
Aux sources manuscrites de cette chanson
Pour ce qui est des sources médiévales de cette pièce, les manuscrits anciens nous laissent relativement le choix. En suivant la Bibliographie des Chansonniers français de Gaston Raynaud (1884), on pourra au moins citer trois ouvrages médiévaux dans lesquels on trouve cette chanson notée musicalement. Ils sont tous conservés à la BnF et consultables en ligne sur Gallica : le Ms Français 1109 daté des débuts du XIVe, encore connu sous le nom de Chansonnier français Q. Le Chansonnier français R, référencé Ms Français 1591. Cet ouvrage du XIVe contient des chansons notées et jeux partis variés. Enfin, on citera le très riche Ms Français 25566 dont nous avons déjà parlé ici. Connu encore sous le nom de Chansonnier français W, ce manuscrit copié à Arras date, lui aussi du XIVe siècle et comprend un nombre impressionnant de pièces musicales et littéraires de trouvères et d’auteurs du Moyen Âge central.
Concernant la transcription en graphie moderne de cette chanson médiévale, nous nous sommes appuyé sur la véritable bible que constitue l’ouvrage de l’ethnomusicologue Edmond de Coussemaker : Œuvres complètes du trouvère Adam de la Halle: poésies et musique (1872). Quant à son interprétation, nous l’avons confié à l’excellent ensemble médiéval Sequentia sous la direction de Benjamin Bagby (en photo sur l’image entête d’article, en premier plan du ms Français 1109).
Sequentia au temps des trouvères
L’ensemble Sequentia s’est formé en 1975 à l’initiative de la chanteuse et musicologue Barbara Thornton et du chanteur, compositeur et harpiste Benjamin Bagby. Les deux américains se trouvaient alors à la Schola Cantorum Basiliensis, célèbre école suisse qui a fait de l’étude des musiques et des instruments anciens son terrain d’élection et dont sont sortis nombre de musiciens et formations médiévales illustres.
Près de cinquante ans après sa formation, Sequentia est toujours actif. Vous pourrez retrouver leur actualité sur leur site web officiel. Après la disparition prématurée de Barbara Thornton en 1998, il est resté sous la direction de Benjamin Bagby. Riche d’une discographie de plus de 40 albums, cet ensemble de musiques anciennes est devenu une véritable référence sur la scène des musiques du Moyen Âge (retrouvez son portrait détaillé ici).
L’amour courtois des XIIe et XIIIe s en pays d’Oïl
Nous avons eu l’occasion, à plusieurs reprises, de vous toucher un mot de l’album Trouvères, chants d’amour courtois des pays de langue d’Oil (Trouvères :Höfische Liebeslieder Aus Nordfrankreich). A dire vrai, cette production est assez incontournable pour qui s’intéresse à la musique médiévale et, notamment, aux musiques profanes et courtoises produites au XIIIe siècle, dans le nord de France. En terme de répertoire, la période couverte, ici, va de la fin du XIIe siècle à la toute fin du XIIIe siècle (1175-1300).
Enregistré en 1982 et réédité depuis, ce double-album propose pas moins de 43 pièces de trouvères du Moyen-Âge central et, ce, si l’on se fit au nombre de morceaux répertoriés. En réalité, il en propose bien plus si l’on prend en compte les variations et enchaînements proposés au sein de certains morceaux.
Pour leurs qualités autant que pour la sélection proposée par Sequentia, ces chants d’amour courtois des pays de langue d’Oil n’ont pas pris une ride ; à ce jour, ce bel album salué par la presse spécialisée depuis sa sortie, continue même de faire autorité sur la scène médiévale. Si vous êtes amateur de musiques et de chansons monodiques et polyphoniques courtoises, cette production devrait trouver parfaitement sa place dans votre cédéthèque (si elle ne s’y trouve pas déjà).
Une anthologie musicale sur deux albums
Pour dire un mot des auteurs que vous retrouverez dans cette production, Adam de la Halle y tient une belle place avec 14 pièces (rondeaux, motets et chansons). Il s’y trouve très largement accompagné par Jehannot de Lescurel avec 16 pièces de ce dernier, entre balades et rondeaux. On croisera encore des noms de trouvères qui vous seront familiers si vous nous suivez depuis quelque temps : Conon de Béthune, Gace Brulé, Blondel de Nesle ou encore Petrus de Cruce. Le reste des morceaux musicaux se distribue agréablement entre pièces anonymes (motets, chansons de toile, etc…) et encore pièces instrumentales et danses médiévales.
Ce double-album de Sequentia a été réédité chez Sony en 2009. Cela commence un peu à dater mais, avec un peu de chance, vous pourrez le trouver au format CD chez votre meilleur disquaire ou même à la vente en ligne. (Attention aux occasions qui, quelquefois, font l’objet de spéculations folles sur certaines places de marché). L’autre option est de l’acquérir au format dématérialisé. Voici un lien utile pour ce faire : Trouvères de Sequentia au format MP3.
Musiciens & artistes ayant participé à cet album
Barbara Thornton (voix, chifonie), Benjamin Bagby (voix, harpe, organetto), Margriet Tindemans (violon, psaltérion), Jill Feldman (voix), Guillemette Laurens (voix), Candace Smith (voix), Josep Benet (voix), Wendy Gillespie (violon, luth).
Qui à droit veut amours servir en vieux français & sa traduction
NB : notre traduction en français moderne de cette chanson d’Adam de la Halle n’a pas la prétention d’être parfaite mais elle a le mérite d’aider à la compréhension de l’oïl souvent assez ardu du trouvère picard.
Qui à droit veut amours servir Et chanter de joieus talent Penser ne doit as maus qui sent, Mais au bien qui en puet venir. Che fait cueillir Sens et bonté et hardement, Et le mauvais bon devenir ; Car chascun bée au déservir, Puis qu’il y tent.
Celui qui veut servir justement en amour Et chanter avec un esprit joyeux (envie, volonté) Ne doit penser aux maux qu’il ressent Mais au bien qui peut en venir. Cela fait récolter Sagesse et bonté et hardiesse Et change le mal en bien : Car chacun aspire à bien servir (au mérite) Puisqu’il y tend.
Qui s’esmaie pour mal souffrir Ne qui prend garde à son tourment , Il ne puet amer longuement. Mais com plus pense par loisir A son désir , Et plus li semble anientir Lui et amours et dessevir Tout son jouvent.
Celui qui s’émeut de souffrir Ni ne se défie de son tourment Il ne peut aimer longuement. Mais comme il pense plus à loisir A son désir Et plus il lui semble anéantir Lui et Amour et payer en retour Toute sa gaité.
Par rire et par biaus dis oïr Et par joli contènement, . Vient amours au commenchement, Et ensi se veut poursievir Et esbaudir, Et espérer merchi briement, Encor n’i puist on avenir, Ensi veut amours maintenir Se douche gent.
Par rire et entendre de belles paroles Et par une conduite agréable Vient l’amour au commencement Et ainsi se veut poursuivre Et encourager Et espérer (attendre) que la grâce arrive brièvement Bien qu’on ne puisse encore y parvenir Car ainsi veut amour maintenir Ses douces gens.
Trop font chil amant à haïr Qui requièrent hardiement , Ch’est de désir folement Quil ne se puéent astenir ; Et s’au partir Sont escondit vilainement. Or ont il deus tans à souffrir, Car chou c’on ne vaurroit oïr Quiert’on souvent.
Certains amants se font trop haïr Qui exigent avec trop de hardiesse, C’est par faute de trop désirer (désirer follement) Qu’ils ne peuvent s’abstenir Et au moment de la séparation, Ils sont éconduits de manière méprisable. Mais s’ils ont du tant souffrir C’est que ce qu’on ne voudrait entendre Recherche-t-on souvent.
Pour chou fait bon mains envaïr, Car puis c’amans a hardement De proier Dame qui s’entent Moustre il qu’il le doive fuir; Car descouvrir N’oseroit son cuer nulement Fins amis, ains laist convenir Pité qui nient ne laist périr Qui tout li rent.
Pour cela il est préférable de se montrer moins envahissant Car l’amant trop empressé (hardi) D’obtenir les faveurs d’une dame qui s’y entend (dans les choses de l’amour) Lui montre qu’elle doit le fuir. Aussi n’osera-t-il Découvrir son cœur en aucune façon. Fins amants ainsi faut-il laisser faire les choses Pitié qui, jamais, ne laisse rien perdre Lui rendra tout.
Robert Nasart, d’un chant furnir Mis envers vous un plège gent. Par amours, Sire, quitiés l’ent , Car je vous veul ce chant offrir Pour remplir Che que vous avoie en couvent . Pour riens n’en vausisse mentir Qui seur tel plège acroit tenir Doit bien couvent.
Robert Nasart, je vous ai fait la douce promesse de vous fournir une chanson. De grâce, sire, tenez m’en quitte Car je vous viens offrir ce chant Pour accomplir Ce que je vous avais promis. Pour cela rien ne vaut de mentir Celui qui donne sa parole sur un tel engagement Doit bien l’accomplir.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Sujet : chanson, médiévale, roi troubadour, roi poète, trouvère, vieux-français, langue d’oïl, amour courtois, chant de croisade. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle. Auteur : Thibaut de Champagne (1201-1253) Titre : « Dame, einsi est qu’il m’en couvient aler » Interprète : Modo Antiquo, Bettina Hoffmann Album : Secular Songs & Dances From The Middle Ages (2006)
Bonjour à tous,
u Moyen Âge central, Thibaut IV, comte de Champagne et roi de Navarre s’adonne à la poésie et à l’art des trouvères. Le talentueux roi compositeur qu’on surnommera, bientôt, Thibaut le Chansonnier, léguera une œuvre abondante encore reconnue, de nos jours, parmi les fleurons de la lyrique courtoisie de la première moitié du XIIIe siècle. Aujourd’hui, nous vous entraînons à la découverte d’une nouvelle pièce tirée du legs du noble champenois avec, à l’appui, sources, commentaires, traduction et une interprétation par une formation de musiques médiévales contemporaine, l’ensemble Modo Antiquo dirigé par Bettina Hoffman.
La douleur du partir au moment des croisades
La pièce du jour est souvent classée dans les chants de croisade même si sa thématique est double et qu’elle traite aussi de la « dure départie », autrement dit la douleur de la séparation, en l’occurrence, au moment de prendre la croix pour se rendre en terre lointaine.
On se souvient de deux autres chansons de Thibaut sur le thème de la croisade. Il y eu d’abord Au tans plein de félonie écrit une dizaine d’années auparavant. On n’y sentait le noble assez tiède et critique vis à vis de l’expédition en terre sainte. et il s’y montrait déjà réticent de s’engager pour tout laisser, y compris sa belle. Nous avions eu également l’occasion d’étudier la célèbre chanson « Seigneurs sachiez qui or ne s’en ira » écrite plus près de celle du jour et dans laquelle Thibaut de Champagne exhortera, cette fois, de manière énergique et autoritaire, ses contemporains à prendre la croix.
Sur le fond, la pièce que nous vous proposons d’étudier, aujourd’hui, est un peu entre les deux. Nous nous situons autour de 1238-1239, Thibaut s’est, cette fois, résolu à partir en expédition mais la séparation reste dure. Il lui coûte toujours de laisser la dame de son cœur et, de ce point de vue, le texte se tient dans le registre courtois et amoureux. En revanche, il n’est plus question de reculer et s’il est triste, le roi de Navarre se dit aussi joyeux de servir Dieu. Il acceptera même de trouver refuge auprès du culte marial en troquant ses amours temporelles contre une dame plus spirituelle.
Sources manuscrites d’époque
On retrouve cette pièce dans un certain nombre de manuscrits anciens. Pour l’illustration d’aujourd’hui et pour la notation musicale, nous avons choisi de vous la présenter telle qu’elle apparaît dans le Chansonnier Cangé. Le roi de Navarre y côtoie de nombreux autres trouvères qui lui sont contemporains ou antérieurs : Blondel de Nesle, le Chastelain de Coucy, Gace Brûlé, et quelques autres.
Ce célèbre ouvrage médiéval, daté de la dernière partie du XIIIe siècle, est conservé sous la référence ms Français 846 au département des manuscrits de la BnF et également consultable en ligne sur Gallica. Pour la graphie moderne de ce texte, nous avons fait appel à l’ouvrage « Les Chansons de Croisade » de Joseph Bédier et Pierre Aubry, sorti en 1909 aux éditions Honoré Champion. Pour son interprétation, nous vous entraînons du côté de l’Italie et de Florence avec l’ensemble Modo Antiquo sous la direction de Bettina Hoffmann.
L’ensemble médiéval italien Modo Antiquo
Fondé en 1984, à Florence, par Federico Maria Sardelli, la formation Modo Antiquo exerça d’abord ses talents dans un répertoire qui s’étendait du Moyen Âge à la renaissance et au baroque. Quelques années plus tard, son directeur le fera évoluer vers un brillant orchestre de 25 musiciens qui se fera connaître et même récompensé pour ses interprétations dans le domaine de la musique classique et baroque.
C’est à cette période de transition que sera formé l’ensemble médiéval Modo Antiquo, formation plus réduite dirigée par la violoncelliste, joueuse de viole de gambe et musicologue allemande Bettina Hoffman, elle-même épouse du directeur et musicologue italien. En près de 25 ans de carrière, cette formation spécialisée dans les musiques du Moyen Âge, a déjà eu l’occasion d’explorer de nombreuses thématiques : de Carmina Burana et des chants de goliards jusqu’à des chants de croisades, des danses italiennes des XIIIe et XIVe siècles ou encore les plus belles pièces des maître de musique de l’école Florentine et de Francesco Landini.
Secular Songs & Dances from the Middle Ages, un coffret complet de musique médiévale
En 2006, la formation médiévale faisait paraître un coffret de pas moins de 6 CDs dédié aux chants et danses profanes du Moyen Âge. Avec plus de 6 heures d’écoute, il comprend 2 Cds sur les Carmina Burana, 2 sur les musiques et les chants de croisade et enfin deux autres sur les danses de la France, l’Italie et l’Angleterre médiévale : estampie royale, trotto, saltarello et « tutti quanti ». Autrement dit, une belle somme d’œuvre majeures du Moyen Âge.
Notre pièce du jour trouve sa place sur le premier CD dédié aux musiques et chants de croisade et sur la deuxième partie de celui- ci, dédié justement à « la dure départie ». La première partie de ce même CD porte sur « l’appel à la croisade ». Le deuxième CD aborde, quant à lui, la difficulté des expéditions et leur conséquences, dans une première partie, et les récompenses du chevalier à l’arrivée dans la Jérusalem céleste, dans une deuxième.
Avec 27 pièces dédiées aux musiques des croisades, ces deux opus nous gratifient d’un bon nombre de compositions familières (voir nos articles sur les chants de croisade). La plupart sont en vieux français et en oïl, mais on en trouve, également, un certain nombre en latin, et même une en allemand. Les deux chansons de croisade de Thibaut de Champagne susmentionnée s’y trouvent en compagnie de celle du jour et, du point de vue des autres signatures, le noble est bien entouré : le Chastellain de Couci, Huon d’Oisi, Richard Cœur de Lion, Guiot de Dijon, … et encore de nombreuses auteurs d’époque demeurés anonyme.
Cet impressionnant coffret de l’ensemble italien, est toujours disponible à la vente. Il est édité chez Brillant Classics et on le trouve même au format digitalisé. Voici un lien utile pour plus d’informations : Chants et danses profanes du Moyen Âge de Modo Antiquo.
« Dame, einsi est qu’il m’en couvient aler« en vieux-français et sa traduction
Dame, ensi est qu’il m’en couvient aler Et departir de la douce contree Ou tant ai maus apris a endurer; Quant je vous lais, droiz est que je m’en hee. Deus! pour quoi fu la terre d’Outremer, Qui tant amant avra fait dessevrer Dont puis ne fu l’amors reconfortee, Ne n’en porent leur joie remenbrer !
Dame, c’est ainsi qu’il me faut m’en aller Et me séparer de la douce contrée Où j’ai tant appris à endurer de maux ; Et comme je vous laisse, il est juste que je me haïsse. Dieu ! pourquoi avoir fait la terre d’outre-mer, Qui aura séparé tant d’amants, Qui, ensuite, n’eurent le réconfort d’amour Ni ne purent s’en remémorer leur joie ?
Ja sans amor ne porroie durer, Tant par i truis fermement ma pensee ! Ne mes fins cuers ne m’en lait retorner, Ainz sui a lui la ou il veut et bee. Trop ai apris durement a amer, Pour ce ne voi conment puisse durer Sanz joie avoir de la plus desirree C’onques nus hons osast plus desirrer.
Jamais sans amour, je ne pourrais tenir, Tant en lui, j’ai mis fermement ma pensée, Pas d’avantage que mon cœur loyal ne me laisse m’en détourner, Mais je suis avec lui là où il veut et aspire. J’ai trop pris coutume d’aimer ; Aussi je ne vois pas comment je pourrais continuer de vivre, Sans avoir joie de la plus désirée Qu’aucun homme n’osa jamais désirer.
Je ne voi pas, quant de li sui partiz, Que puisse avoir bien ne solas ne joie, Car onques riens ne fis si a envis Con vos laissier, se je ja mès vous voie; Trop par en sui dolens et esbahis. Par maintes foiz m’en serai repentiz, Quant j’onques voil aler en ceste voie Et je recort voz debonaires diz.
Je ne vois pas, une fois séparé d’elle Que je puisse avoir ni consolation, ni joie, Car jamais je n’ai rien fait de si mauvais gré Que vous quitter, si je ne devais jamais vous revoir (1) Par quoi j’en suis trop affligé et ému ; Par maintes fois je m’en serai repenti, Quand jamais je ne voulus emprunter cette voie (2) et que je me souviens de vos aimables paroles.
Biaus sire Dex, vers vous me sui ganchis; Tout lais pour vous ce que je tant amoie. Li guerredons en doit estre floris, Quant pour vos pert et mon cuer et ma joie. De vous servir sui touz prez et garnis; A vous me rent, biaus pere Jhesu Cris ! Si bon seigneur avoir je ne porroie: Cil qui vous sert ne puet estre traïz.
Beau seigneur Dieu, c’est vers vous que je me suis tourné ; Pour vous je laisse tout ce que j’aimais tant ; La récompense devra en être belle, Quand pour vous, je perds mon cœur et ma joie. Pour vous servir, je suis tout prêt et garni (de garnison, équipé) : Je m’en remets à vous, beau père Jésus-Christ ;(3) Si bon Seigneur, je ne pourrais avoir : Celui qui vous sert ne peut être trahi.
Bien doit mes cuers estre liez et dolanz: Dolanz de ce que je part de ma dame, Et liez de ce que je sui desirrans De servir Dieu cui est mes cors et m’ame. Iceste amors est trop fine et puissans, Par la covient venir les plus sachans; C’est li rubiz, l’esmeraude et la jame Qui touz guerist des vius pechiez puans.
Mon cœur doit bien être joyeux et affligé : Affligé de ce que je me sépare de ma dame, Et joyeux de ce que je suis désireux De servir Dieu, à qui appartient mon corps et mon âme. Cet amour là est chose trop fine et puissante ; Par là il convient que viennent les plus instruits (4) : C’est le rubis, l’émeraude et la gemme Qui guérit tous les hommes des vils péchés puants.
Dame des cieus, granz roïne puissanz, Au grant besoing me soiez secorranz ! De vous amer puisse avoir droite flame ! Quant dame pert, dame me soit aidanz !
Dame des cieux, grande reine puissante, En mon grand besoin soyez-moi secourable ! ¨Puissé-je vous aimer avec la juste flamme (5) Quand je perds une dame, qu’une dame vienne à mon aide !
Notes
(1)se je ja mès vous voie. J. Bédier traduit : j’en jure sur mes chances de vous revoir un jour. Il ajoute : « J’interprète ces mots comme une application à la dame de la formule de serment : se je ja mes Dieu voie« . (2) aler en ceste voie : entrer dans ce pèlerinage (J Bédier). (3) A vous me rent, biaus pere Jhesu Cris : je me rends à vous comme votre vassal, beau père Jésus-Christ (J Bédier). (4) Notes de Bédier sur ces plus sachants : sont-ils les plus savants (au sens spéculatif), ou plutôt ceux que l’expérience de la vie a rendus les plus sages ? (5) De vous amer puisse avoir droite flame ! Puisse m’éprendre la bonne flamme de l’amour de vous ! (J Bédier)
En vous souhaitant une fort belle journée. Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Sujet : musique médiévale, chanson médiévale, maître de musique, chanson, amour courtois, chant polyphonique, ballade. Titre : De fortune me doi plaindre et loer Auteur : Guillaume de Machaut (1300-1377) Période : XIVe siècle, Moyen Âge tardif Interprètes : Ensemble Musica Nova Album : Guillaume de Machaut (c. 1300-1377): Ballades, edition AEon (2009)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons de repartir en balade, pour découvrir (justement) une ballade polyphonique du compositeur et maître de musique médiévale Guillaume de Machaut. A l’habitude, nous étudierons cette pièce par le menu avec de son contenu, ses sources manuscrites notées musicalement à sa traduction en français actuel avec, en bonus, une belle version en musique : cette dernière nous fournira le plaisir de vous présenter, en détail, l’ensemble de musiques anciennes Musica Nova. Mais, pour l’instant, revenons à cette chanson médiévale et son contenu.
Ballade courtoise d’une belle à son amant
Une fois n’est pas coutume, dans cette pièce musicale, le compositeur du XIVe siècle nous entraine vers un chant d’amour et une ballade courtoise dont la protagoniste principale est une femme. La dame éprise y fera une véritable louange à son amant et ami. En passant, et c’est même un autre des propos de cette poésie et même son destinataire principal, elle y louera « Fortune » (le sort et le destin) de l’avoir mis dans de si bonnes dispositions amoureuses tout autant qu’elle s’en plaindra par avance et par défiance. Pourquoi cette contradiction ?
Fortune et sa roue : louée et redoutée
Au Moyen Âge, Fortune et sa roue peuvent se mettre en mouvement à tout instant. Nul ne peut en contrôler les caprices et même quand le destin paraît sourire à la femme ou l’homme médiéval, on se garde de s’y fier, car rien n’est jamais figé en ce monde : tôt ou tard, la roue du sort sera inéluctablement amenée à tourner dans un mouvement sans fin, jetant au plus bas celui, au plus haut, que se pensait à l’abri de tout, et élevant, en contrepartie, celui qui, sis au fond du gouffre, espérait que la roue tourne pour mettre sa destinée sous des auspices plus clémentes, fut-ce temporairement.
Pour le reste, on appréciera la douceur de cette ballade polyphonique et sa promesse de loyauté courtoise, cette fois-ci, inversée. La roue de fortune peut menacer de tourner, sous la plume de Guillaume de Machaut, la dame s’engage à rester fidèle à son doux amant.
Aux sources manuscrites de cette ballade
Ci-dessus, nous vous proposons cette ballade notée, telle qu’elle apparaît dans le manuscrit ancien Ms Français 1586. Comme nous l’avions déjà vu, cet ouvrage médiéval, daté du XIVe siècle, est un des plus anciens manuscrits illustrés connus de l’œuvre de Guillaume de Machaut. Il est actuellement conservé à la BnF et consultable au format numérique sur gallica.fr. Pour ne citer que deux autres sources manuscrites de la même période, vous pourrez également retrouver ce chant polyphonique dans le Français 1584 de la BnF ou encore dans le Codex Chantilly 0564 de la bibliothèque du château de Chantilly (image en-tête d’article).
Pour la transcription de cette ballade en graphie moderne, nous nous sommes appuyé sur le Tome 1 de l’ouvrage Guillaume de Machaut poésies lyriques – édition en deux parties de Vladimir Chichmaref (Editions Honoré Champion, 1909).
L’ensemble Musica Nova et la passion des musiques anciennes
Nous avons déjà mentionné l’Ensemble Musica Nova lors d’articles passés au sujet du XIIe Festival des Musiques et histoire de Fontfroide mais aussi à l’occasion d’une des dernières éditions du Festival Voix et Route Romane. Toutefois, c’est la première fois qu’il nous est donné de vous le présenter plus en détail et ce sera un plaisir.
Formé à Lyon, par Lucien Kandel, au début des années 2000, cet ensemble de musique ancienne a acquis, depuis, ses lettres de noblesse sur la scène médiévale, avec de nombreuses reconnaissances de ses pairs. Très fortement orientée sur des prestations vocales, la formation s’entoure aussi, au besoin, d’instrumentistes. Elle a, jusque là, présenté un répertoire polyphonique qui va du Moyen Âge au baroque, mais qui peut aussi s’étendre à d’autres périodes et d’autres horizons.
Discographie de Musica Nova
Du point de vue discographie, Musica Nova a, à ce jour, fait paraître 8 albums qui se distinguent tous par leur qualité. Pour ce qui est de l’œuvre de Guillaume de Machaut, l’ensemble lui a particulièrement fait honneur. On pourra, en effet, retrouver dans ses productions, un album consacré à la Messe notre dame, un double album portant sur tous les motets du maître de musique, et enfin Ballades, l’album du jour, qui explore les ballades polyphoniques du maître de musique. Le reste de la discographie de Musica Nova propose des incursions du côté de l’œuvre de compositeurs célèbres comme Johannes Ockeghem, Josquin Despres, ou encore Guillaume Dufay. S’y ajoute également un album autour du compositeur du Moyen Âge tardif Jacob Handl.
Autres activités de l’ensemble
En plus de ses programmes et albums, l’intérêt de l’ensemble Musica Nova pour la restitution historique, l’ethnomusicologie et le partage l’a conduit à élargir certaines de ses prestations à des aspects plus pédagogiques orientés sur la transmission. Ces interventions s’adressent à des publics profanes ou amateurs comme à des publics plus avertis, en fonction des objectifs visés : ateliers de sensibilisation, stages, master-classes, concerts-conférences, milieu scolaire, etc… Pour plus d’informations sur ces aspects, ainsi que sur l’agenda de la formation ou ses albums, nous vous invitons à consulter son site web très complet.
Guillaume de Machaut (c. 1300-1377) : Ballades
L’album du jour est, donc, tout entier dédié aux Ballades de Guillaume de Machaut. Il a été proposé au public en 2009. Sur 78 minutes de durée, il propose 12 pièces polyphoniques et ballades du compositeur du Moyen Âge tardif, ainsi qu’une treizième pièce non signée et demeurée anonyme. La ballade du jour ouvre le bal, en laissant d’emblée présager de la qualité du reste. On peut retrouver cet album de musique médiévale à la vente sur le site de l’ensemble Musica nova (voir lien vers le site ci-dessus).
Artistes et instrumentistes présents sur cet album
Christel Boiron (cantus), Marie-Claude Vallin (cantus), Thierry Peteau (tenor), Marc Busnel (bassus), Lucien Kandel (tenor et direction), Pau Marcos (violon), Birgit Goris (violon), Julien Martin (flûtes), Marie Bournisien (harpe).
De Fortune me doy pleindre et loer ballade à 4 voix de Guillaume de Machaut
De Fortune me doy pleindre et loer Ce m’est avis, plus qu’autre creature Car quant premiers encommancay l’amer Mon cuer, m’amour, ma pensee, ma cure Mist si bien à mon plaisir Qu’a souhaidier peüsse je faillir N’en ce monde ne fust mie trouvee Dame qui fust si tres bien assenée.
Du sort (destin) je dois (à la fois) me plaindre et me féliciter, me semble-t-il, plus que toute autre créature Car quand, pour la première fois, je commençais à l’aimer Il (le sort) mit mon cœur, mon amour, ma pensée, mes attentions (soins) si parfaitement au service de mon plaisir Que je n’aurais pu échouer à désirer Ni en ce monde il n’aurait jamais pu setrouver Dame qui fut si bien pourvue (ss entendu que moi) (1).
Car je ne puis penser n’imaginer Ne dedens moy trouver c’onques Nature De quanqu’on puet bel et bon appeller Peust faire plus parfaite figure De celui, ou mi desir (comme est cils, où mi désir) Sont et seront a tous jours sans partir; Et pour ce croy qu’onques mais ne fu née Dame qui fust si tres bien assenée.
Car je ne puis penser ou imaginer Ni, au dedans de moi, trouver comment la Nature De tout ce qu’on pourrait nommer bon et juste Pourrait jamais trouver une forme si parfaite Que celui, dans lequel mes désirs Sont et seront, pour toujours et sans fin ; Et pour cela je crois que jamais auparavant ne fut née Dame qui fut si bien pourvue.
Lasse! or ne puis en ce point demourer Car Fortune qui onques n’est seûre Sa roe vuet encontre moy tourner Pour mon las cuer mettre a desconfiture Mais en foy, jusqu’au morir Mon dous ami weil amer et chierir. C’onques ne dut avoir fausse pensee Dame qui fust si tres bien assenée.
Hélas! pourtant je ne puis demeurer en ce point, A cause de Fortune (destin, sort) qui jamais n’est sûre Elle veut tourner sa roue contre moi Pour plonger mon malheureux cœur dans la détresse. Mais, dans la fidélité (foi, honneur) jusqu’à ce que je meure Je veux aimer et chérir mon doux ami (amour), Car jamais ne devrait avoir de fausse pensée Dame qui fut si bien pourvue.
(1)« bien placée »fig :choyée par le sort, en l’occurrence nantie en amour.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
NB : sur l’image en-tête d’article, derrière le portrait de Lucien Kandel au premier plan (crédits photos et copyright hesge.ch), vous pourrez retrouver cette même ballade de Guillaume de Machaut dans le Codex 0564. Daté du XVe siècle, ce recueil médiéval de ballades et chansons, avec musique annotée est conservée au Musée Condé et à la Bibliothèque du château de Chantilly, dans les Hauts-de-France.