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Cantiga de Santa Maria 74 : Un peintre sauvé des griffes du démon

Sujet : musique médiévale, Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracle, Sainte-Marie, Sainte vierge, démon
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur : Alphonse X  (1221-1284)
Titre : CSM 74 «Quen Santa Maria quiser deffender»
Interprète : Discantus – Brigitte Lesne
Album : Santa Maria, chants à la vierge … (2016)

Bonjour à tous,

ienvenue au cœur du XIIIe siècle, à la découverte des cantigas de Santa Maria. Ce grand corpus de miracles et de louanges chantés fut compilé, au Moyen Âge central, par le sage et lettré Alphonse X de Castille. Nous en avons déjà étudié un certain nombre et nous vous proposons, cette fois-ci, de découvrir la Cantiga 74 : commentaire, sources, traduction, à l’habitude, nous en ferons le tour complet avec, en prime, aujourd’hui, l’interprétation du bel ensemble médiéval Discantus que nous en profiterons pour vous présenter.

Le miracle de la Cantiga de Santa Maria 74

Aux sources manuscrites

On trouve les cantigas de Santa Maria dans plusieurs manuscrits d’époque. Ils sont au nombre de 4. Le plus connu est, sans doute, le Ms. T.j.I (« E2 ») Códice Rico. Conservé à la Bibliothèque de l’Escorial, c’est aussi l’un des manuscrits les mieux illustrés (images et enluminures plus bas dans cet article).

La Cantigas de Santa Maria 74 dans le Ms. 10069, Bibliothèque nationale de Madrid, Espagne.

Pour varier un peu, nous vous proposons de découvrir, aujourd’hui, un manuscrit médiéval encore plus ancien. C’est même le plus daté des 4. Il s’agit du codex Ms. 10069, connu encore sous le nom de Códice de Toledo (TO), et conservé actuellement à la Bibliothèque Nationale de Madrid (il est consultable en ligne ici). Demeuré longtemps à la cathédrale de Tolède, ce manuscrit médiéval, daté de la première moitié du XIIIe siècle, contient sur quelques 160 feuillets, plus de 100 miracles annotés musicalement ainsi qu’un peu plus d’une vingtaine d’autres compositions. Sur l’image ci-dessus, vous retrouverez la cantiga du jour et sa partition d’époque.

La vierge au secours d’un peintre d’église

L’histoire de la Cantiga de Santa Maria 74 relate un miracle. Ici, l’art et les représentations religieuses sont, d’abord, en question. Le pouvoir en bien de l’image de la vierge traverse le corpus des cantigas. C’est un thème récurrent que nous avons approché à plusieurs reprises : statue ou image de la vierge qui se met à parler, pain que l’on tend à une représentation de l’enfant Jésus et qui ouvre, au donateur, les portes du Paradis, lettres au nom de Sainte Marie qui protègent celui qui les écrit, image d’elle retrouvée dans le cœur d’une croyante, etc… Bref, dans ces chansons mariales du XIIIe siècle, ce ne sont pas les exemples qui manquent de foi et de dévotion qui transitent par l’intermédiaire de l’iconographie et donnent lieu à des miracles. La cantiga du jour en est un autre exemple.

Art et iconographie religieuse :
médiateurs entre le réel, le surnaturel ou le spirituel

Cette fois-ci, le procédé s’applique un peu d’une autre manière et il est intéressant de voir que le pouvoir de la représentation (prêté habituellement à l’image de la sainte ou de l’enfant Christ), peut également déclencher des effets (dans la réalité) quand la représentation porte sur le mal plutôt que sur le bien. L’art ou l’imagerie sacrée et religieuse auraient-ils le pouvoir de faire bouger toutes les lignes du naturel au surnaturel ? Cette cantiga semble s’y accorder. Et comme il pourra plaire à la Sainte d’être représentée avec foi et application, cette fois-ci, c’est le diable qui viendra s’offusquer du contraire. Piqué au vif, il viendra même se manifester à l’artiste peintre, dans un accès de cabotinage, en le menaçant des pires représailles.

Le peintre au cœur de la bataille du bien et du mal

La CSM 74 dans le Manuscrit de l’Escorial, Ms. T.j.I (« E2 ») Códice Rico

Ainsi, franchissant les barrières de l’invisible, le démon engagera le dialogue avec l’homme. Devant la détermination de celui-ci à ne pas changer son pinceau d’épaule, le démon tentera même de se venger mortellement du mauvais traitement visuel que le peintre d’église lui aura réservé. C’est dire toute l’importance de la représentation artistique sur le monde surnaturel. Mais les efforts du démon resteront vains : il aura beau déchainer les éléments, ce sera sans compter sur l’intercession de la Sainte Mère. En se dressant comme un rempart entre le mal et le peintre dévot, elle sauvera l’homme d’une terrible chute, en se servant du pinceau pour défier la gravité, de manière miraculeuse.

A plusieurs reprises, la cantiga ne manquera pas d’insister sur le fait que notre artiste mettait toujours beaucoup d’application à représenter Marie dans toute sa splendeur. Plus qu’un simple outil, le pinceau est ici le symbole de la médiation de sa grande foi, autant que de sa dévotion et c’est aussi ce par quoi le miracle arrive.

Apparitions du diable au Moyen Âge

Nous avons déjà croisé le Diable, à plusieurs reprises, dans notre étude des Cantigas de Santa Maria. Dans la Cantiga 26, notamment, il apparaissait, physiquement, à un pèlerin de Compostelle, sous une forme trompeuse. Il parvenait même à le duper mortellement. Comme dans le corpus des Cantigas, le Démon se manifestera, de manière croissante, au Moyen Âge central. En prenant les formes les plus diverses – invisibles, oniriques, jusqu’aux plus matérielles et personnifiées-, il viendra ainsi menacer, tromper ou tenter les hommes médiévaux, hantant de sa présence leurs imaginations comme leur quotidien ( à ce propos, voir citation de Jacques le Goff ou encore cet article sur les manifestations du diable au Moyen Âge ).

La Cantiga 74 par l’ensemble Discantus sous la direction de Brigitte Lesne

L’ensemble Discantus

Discantus est un ensemble vocal féminin spécialisé dans les musiques anciennes dont le répertoire s’étend du Moyen Âge à des musiques plus renaissantes. Cette formation a vu le jour dans les débuts des années 90, sous l’impulsion et la direction de Brigitte Lesne.

La réputation de cette grande voix et directrice française n’est plus à faire sur la scène des musiques médiévales et anciennes. Formée notamment à la Schola Cantorum Basiliensis de Bâle et très attachée au Centre de Musique Médiévale de Paris, elle a contribué avec Pierre Hamon, à la formation de l’Ensemble médiéval de Paris, devenu la célèbre formation Alla Francesca. Au long de sa carrière de renommée mondiale, on a pu la retrouver également en collaboration avec d’autres ensembles, mais aussi dans des productions solo.

Discographie et programmes

A l’image de sa directrice, l’ensemble Discantus a poursuivi, depuis sa création, une carrière de dimension internationale avec des concerts donnés sur tous les continents. Leur discographie affiche 17 CDs et des programmes qui s’épanchent, volontiers, du côté des chants polyphoniques et des musiques sacrées du Moyen Âge : Ars antiqua, chants grégoriens et mise à jour de pièces des premiers manuscrits du Moyen Âge central. Les albums sont le fruit de recherches ethnomusicologiques poussées, et on y trouvera même des compositions sur mesure et originales ou encore des chansons de pèlerins plus contemporaines. Pour en savoir plus sur cet ensemble et suivre son actualité, vous pouvez consulter le site du Centre de Musique Médiévale de Paris.

L’album : Santa Maria, chants à la vierge dans l’Espagne du XIIIe siècle

C’est en 2016 que fut proposé, au public, l’album « Santa Maria, chants à la vierge dans l’Espagne du XIIIe siècle« . Sur un peu plus d’un heure d’écoute, il propose un voyage à la découverte de 17 pièces mariales médiévales. Ces dernières ne sont pas toutes issues directement du corpus d’Alphonse le savant, loin de là même.

On y retrouve 7 cantigas de Santa maria ; les dix autres pièces se distribuent entre compositions et chants anonymes en provenance de manuscrits variés (dont le Codex de las Huelgas). On y découvre encore quelques signatures d’auteurs comme Adam de Saint-Victor et des troubadours occitans comme Folquet de Lunel, ou Guiraut Riquier qui se tinrent, un temps, durant cette période, à la cour d’Espagne. Edité chez Bayard Musique, cet album peut encore être trouvé à la vente. Voici un lien utile pour plus d’informations à ce sujet : Santa Maria, chants à la vièrge dans l’Espagne du XIIIe, ensemble Discantus.

Musiciennes ayant participé à cet album

Brigitte Lesne ( direction, conception, chant, cloches à main, harpe-psaltérion, percussions), Vivabiancaluna Biffi (chant, vièle à archet, cloches à main), Christel Boiron, Hélène Decarpignies, Caroline Magalhaes, Lucie Jolivet (chant, cloches à main), Catherine Sergent (chant, psaltérion, cloches à main)


La Cantigas de Santa Maria 74
Du galaïco-portugais au français moderne

Como Santa María guareceu o pintor que o démo quiséra matar porque o pintava feo.

Comment Sainte Marie sauva le peintre que le démon voulait tuer parce qu’il le peignait laid (et à son désavantage).

Quen Santa Maria quiser defender
Non lle pod’ o demo niun mal fazer.

(Refrain) Le démon ne peut faire aucun mal
A celui que Sainte Marie veut défendre.

E dest’un miragre vos quero contar
de como Santa Maria quis guardar
un seu pintor que punnava de pintar
ela muy fremos’ a todo seu poder.

Et c’est de ce miracle que je veux vous conter
De comment Santa Maria voulut protéger
Un de ses peintres qui tentait de la peindre
très belle, et de tout son pouvoir.

(Refrain)

E ao demo mais feo d’outra ren
pintava el sempr’; e o demo poren
lle disse: « Por que me tees en desden,
ou por que me fazes tan mal pareçer

Quant au démon, il le peignait toujours
plus laid que tout : et, pour cette raison, le démon
lui dit : « Pourquoi me voues-tu un tel mépris (dédain)
Et pourquoi me fais-tu paraître de manière si laide

(Refrain)

A quantos me veen? » E el diss’ enton:
« Esto que ch’ eu faço é con gran razon,
ca tu sempre mal fazes, e do ben non
te queres per nulla ren entrameter ».

A ceux qui me voient ? » Sur quoi le peintre lui répondit :
« Ce que je fais là, je le fais avec grande raison,
Car tu fais toujours le mal, et de faire le bien,
Tu ne veux, jamais et en rien, te mêler. »

(Refrain)

Pois est’ houve dit’, o démo s’assannou
e o pintor fèrament’ amẽaçou
de o matar, e carreira lle buscou
per que o fezésse mui cedo morrer.

Quand cela fut dit, le démon s’irrita
Et menaça durement le peintre
De le tuer, et de chercher le moyen
Pour le faire mourir au plus tôt
.
(Refrain)

Porend’ un dia o espreitou ali
u estava pintando, com’ aprendi,
a omagen da Virgen, segund’ oý,
e punnava de a mui ben compõer,

Ainsi, un jour, le démon l’épiait
Tandis qu’il était en train de peindre, comme je l’ai appris
et selon ce que j’ai pu entendre, l’image de la vierge,
Et qu’il s’efforçait de la composer de la plus belle manière
,
(Refrain)

Por que pareçesse mui fremos’ assaz.
Mais enton o dem’ , en que todo mal jaz,
trouxe tan gran vento como quando faz
mui grandes torvões e que quer chover.

Afin qu’elle paraisse la plus belle possible.
Mais alors, le démon, en qui tout le mal repose,
Fit lever tel grand vent comme cela se produit
En cas de grandes tempêtes et que la pluie va venir.

(Refrain)

Pois aquel vento na igreja entrou,
en quanto o pintor estava deitou
en terra; mais el log’ a Virgen chamou,
Madre de Deus, que o veéss’ acorrer.

Puis, ce vent entra dans l’église,
Et alors que le peintre allait se retrouver projeté
au sol, il parvint à appeler la vierge,
Mère de Dieu, afin qu’elle vienne à son secours.

(Refrain)

E ela logo tan toste ll’ acorreu
e fez-lle que eno pinzel se soffreu
con que pintava; e poren non caeu,
nen lle pod’ o dem en ren enpeeçer.

Et suite à cela, elle accourut aussitôt
Et fit en sorte qu’il put se soutenir au pinceau
Avec lequel il peignait ; et grâce à cela, il ne tomba point
Et aucun dommage d’aucune sorte ne lui survint.

(Refrain)

E ao gran son que a madeira fez
veeron as gentes logo dessa vez,
e viron o demo mais negro ca pez
Fugir da igreja u s’ ía perder.

Au grand bruit que fit l’échelle (l’échafaudage) en tombant
Les gens accoururent sur le champ
Et ils virent le démon, plus noir que poisson
Fuir de l’église où il allait perdre (pour se perdre?)
(Refrain)

E ar viron com’ estava o pintor
colgado do pinzel; e poren loor
deron aa Madre de Nostro Sennor,
que aos seus quer na gran coita valer.

Et alors ils virent comment se tenait le peintre
Accroché au pinceau : et suite à cela,
Ils firent des louanges à la mère de notre Seigneur,
Qui veut toujours secourir, les siens, avec grand soin.

Voilà pour cette cantiga et ce beau miracle marial du Moyen Âge central, mes amis. Au passage, si les diableries sur fond médiéval vous intéressent, notre roman Frères devant Dieu ou la Tentation de l’Alchimiste est toujours disponible à la vente et en promotion.

Une très belle journée à tous.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

PS : la vierge en oraison sur l’image d’en-tête est le détail d’une peinture de Jean Bourdichon (fin du XVe, début du XVIe siècle)