Sujet : musique médiévale, chanson médiévale, maître de musique, chanson, culte marial, amour courtois, chant polyphonique, rondeau. Titre : Rose, lys, printemps, verdure,… Auteur : Guillaume de Machaut (1300-1377) Période : XIVe siècle, Moyen Âge tardif Interprètes : Gothic Voices Album : The Mirror of Narcissus—songs by Guillaume de Machaut (1983)
Bonjour à tous,
ans le courant du XIVe siècle, Guillaume de Machaut s’impose avec une œuvre musicale et polyphonique de haute tenue. Ce poète et maître de musique a, du reste, connu une belle postérité puisqu’il est encore beaucoup joué et apprécié sur la scène actuelle des musiques médiévales.
Le dernier compositeur poète de son temps
Le legs impressionnant de Guillaume de Machaut comprend quelques pièces liturgiques, mais la partie dédiée à l’amour reste la plus abondante. Ce maître de musique champenois a, en effet, beaucoup écrit sur la nature du sentiment amoureux et même sur ses propres déboires.
Clerc et chanoine de Reims, l’homme reste un des grands représentant de l’Ars Nova. A la fois poète et compositeur, il est aussi considéré comme un des derniers de son temps, à maîtriser les deux arts à la fois. Longtemps après lui, la musique suivra, en effet, son propre chemin. En se complexifiant, elle deviendra un domaine réservé de compositeur. Les poètes, de leur côté, auront le champ libre pour jouer avec les mots. A noter encore que Guillaume de Machaut a fixé quelques formes telle que la ballade, et qu’il a inspiré, au passage des auteurs comme Eustache Deschamps, ce dernier en a même fait son maître.
Un Rondeau pour la Fleur des Fleurs.
A première vue, le rondeau du jour pourrait sembler être une pièce dans la pure tradition de la lyrique courtoise. Le poète y déclare sa flamme à la plus belle des belles qu’on pourrait fort bien imaginer être sa mie. En se penchant d’un peu plus près sur les références de ce rondeau, on ne peut toutefois éviter d’y voir une allusion au culte marial et à la vierge.
Rose, liz, printemps, verdure, cette fleur plus belle et pure que toutes les autres serait elle plus spirituelle que terrestre ? Le rondeau de Machaut partage en tout cas de claires références avec des sources chrétiennes comme les matines sur l’assomption de Marie. Ici comme dans autres écrits chrétiens ou liturgique, on associe clairement la vierge aux roses et aux lys et ces matines anciennes mentionnent même ce printemps et ces fragrances qu’on retrouve directement dans le rondeau de Guillaume de Machaut 1.
Au Moyen Âge central et tardif, les rapprochements entre la lyrique amoureuse et le véritable amour qu’on voue à Marie ne sont pas rares. Avec l’émergence du culte marial médiéval, les formes courtoises s’y sont même , souvent, mêlées. On retrouve ainsi, chez des auteurs médiévaux laïques mais aussi chez des religieux, des odes à la mère du Christ qui prennent les dehors d’un amour courtois. Si ce dernier est souvent défait de sa dimension charnelle, il n’en demeure pas moins intense (voir la Retrowange Novelle de Jacques de Cambrai ou même encore la Plus belle que Flor du Chansonnier de Montpellier).
Au Sources manuscrites de ce rondeau
Les manuscrits dédiés à Guillaume de Machaut qui ne sont parvenus sont nombreux. Pour une version de ce rondeau annoté musicalement, nous avons pioché dans le manuscrit Français 22546 de la BnF où il côtoie d’autres pièces de Guillaume de Machaut. Cet ouvrage daté du XIVe siècle et le deuxième volume des « Nouveaux Dis amoureus » consacrés à l’œuvre de Machaut. Le premier volume est référencé Français 22545 à la BnF (jusque là rien de déroutant). Ces deux manuscrits médiévaux sont consultables sur Gallica, le site digital de la Bibliothèque Nationale.
Pour sa version en musique de ce rondeau, nous vous proposons l’interprétation de la formation musicale Gothic Voices.
Le Rondeau de Machaut par l’ensemble de musiques médiévales Gothic Voices
L’ensemble Gothic Voices dans les pas de Guillaume de Machaut
Nous avons déjà eu l’occasion de citer ici Gothic Voices. Cet ensemble médiéval a été fondé aux débuts des années 80 par Christopher Page, musicologue, universitaire et musicien anglais. Dès sa création, la discographie de la formation s’est centrée sur un répertoire médiéval qui s’étend principalement du XIIIe au XVe siècle. On y trouve de nombreuses pièces de compositeurs Français et Anglais mais aussi quelques incursions vers l’Espagne ou l’Italie médiévales. Pour n’en citer que quelques-uns, Dufay, Machaut, Binchois ou encore Landini font partie des auteurs représentés dans cette discographie.
Au long de sa riche carrière, la formation anglaise s’est penchée sur des pièces liturgiques et des messes comme sur des chansons ou des compositions plus profanes. Vous pourrez retrouver plus d’informations sur leurs programmes et leur discographie sur leur site officiel.
Le Miroir de Narcisse, chansons de Guillaume de Machaut
En 1983, Gothic Voices faisait paraître un album entièrement dédié au maître de musique médiéval sous le titre : The Mirror of Narcissus, songs by Guillaume de Machaut. L’ensemble vocal y gratifiait son public de 13 titres pour une durée d’écoute de 51 minutes. Le rondeau du jour en est extrait.
Le reste de cet album propose des ballades, des motets, des virelais et des rondeaux principalement courtois du compositeur et poète médiéval. La majorité des pièces est en moyen français, à l’exception du motet latin Inviolata genitrix Felix virgo.
Cet album étant paru il y a quelque temps, il peut être difficile de le trouver chez les disquaires. A défaut, vous pourrez vous le procurer au format Mp3 sur les plateformes légales. Voici un lien utile à cet effet : The Mirror of Narcissus, songs by Guillaume de Machaut,
Artistes ayant participé à cet album
Voix : Rogers Covey-Crump, Andrew King, Emma Kirkby, Peter McCrae, Margaret Philpot, Colin Scott Mason, Emily Van Evera. Direction : Christopher Page
Le rondeau de Guillaume de Machaut en moyen français
Rose, liz, printemps, verdure, Fleur, baume et tres douce odour, Belle, passes en doucour, Et tous les biens de Nature Avez dont je vous aour.
Rose, liz, printemps, verdure, Fleur, baume et tres douce odour, Et quant toute creature Seurmonte vostre valour, Bien puis dire et par honour:
Rose, liz, printemps, verdure, Fleur, baume et tres douce odour, Belle, passes en doucour.
Traduction en français actuel
Rose, lys, printemps, verdure, Fleur, baume et plus doux parfum. Belle dame, vous surpassez en douceur. Et tous les dons de la nature Sont vôtres, Par quoi je vous adore.
Rose, lys, printemps, verdure, Fleur, baume et le plus doux parfum. Et, puisque, au-delà de toute créature, Votre vertu les surpasse toutes, Je puis bien dire honorablement :
Rose, lys, printemps, verdure, Belle dame, vous surpassez en douceur, fleur, baume et le plus doux parfum.
En vous souhaitant une belle journée Frédéric Effe Pour Moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Notes
« Vidi speciósam sicut columbam, ascendentem désuper rivos aquárum, cujus inaestimábilis odor erat nimis in vestimentis ejus; * Et sicut dies verni circúmdabant eam flores rosárum et lilia convallium. » « J’ai vu une femme belle comme une colombe, s’élevant au-dessus des fleuves d’eau, et un parfum inestimable qui pesait sur ses vêtements. *Et comme les jours du printemps, il y avait autour d’elle des fleurs de roses et des lys des vallées. » Bréviaire Romain et Matines sur l’assomption de Marie. Voir aussi L’Assomption de la Bienheureuse Vierge Marie, Jacques de Voragine La Légende dorée (1261-1266) : »Et aussitôt le corps de Marie fut entouré de roses et de lys, symbole des martyrs, des anges, des confesseurs et des vierges. Et ainsi l’âme de Marie fut emportée joyeusement au ciel, où elle s’assit sur le trône de gloire à la droite de son fils. »↩︎
Sujet : Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracle, Sainte-Marie, ergotisme, mal des ardents, feu Saint-Martial. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur : Alphonse X (1221-1284) Titre :A Virgen en que é toda santidade… Interprète : Porque Trobar & John Wright Album : Compostela Medieval, Song from the 12th and 13th centuries (1998)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nos études médiévales nous entraînent vers Paris au XIIIe siècle pour y découvrir un nouveau miracle marial, issu des Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille.
Dans l’Espagne médiévale du Moyen Âge central, le très lettré souverain castillan nous a légué plus de 420 chants de miracles dédiés à la Vierge dont il a semble-t-il composé une partie. Pour de nombreux récits, il a aussi pu s’appuyer sur un vaste corpus qu’on trouvait alors consigné dans certains lieux célèbres de pèlerinage, dans certains codex mais qui circulait aussi, sans doute oralement.
Marie, la Sainte qui peut et guérit tout
S’il est beaucoup resté attaché au sud de France, le culte marial a connu de grandes heures durant les Moyen Âge(s) central à tardif. Plutôt que de s’adresser au Christ, on loue alors la Sainte et on appelle à sa miséricorde dans l’espoir qu’elle puisse intercéder auprès de son fils, le « Dieu mort en Croix ».
De fait, les pouvoirs que l’on prête à la vierge biblique sont incomptables et se reflètent dans les nombreux récits de miracles qui lui sont dédiés : témoignages de guérison extraordinaires, événement surnaturels survenus sur les routes de pèlerinage, apparitions et intercession de la Sainte dans les lieux qui lui sont dédiées, quelquefois même sur des terrains de bataille, etc… Si la foi soulève des montagnes, au Moyen Âge, aucun obstacle ne semble assez puissant pour limiter la volonté de Sainte Marie, sa miséricorde et sa puissance rédemptrice et, quelquefois, punitive.
Naissance et popularité du culte marial
Dans la France médiévale, le genre des miracles mariaux puise ses sources dans la deuxième moitié du XIe siècle. Au départ, en latin, les récits trouveront bientôt leur expression en langue vernaculaire et en vieux français. 1 Entre la fin du XIIe et les début du XIIIe siècle, le poète et trouvère Gautier de Coinci en consacrera le genre dans ses Miracles de Nostre Dame. Avant lui, le Gracial d’Adgar (1165) est considéré comme le premier ouvrage représentatif de ce genre.
Le culte à la vierge et ses miracles se poursuivront bien au delà du Moyen Âge central pour s’étendre jusqu’au Moyen Âge tardif et même aux siècles suivant. L’époque moderne connaitra aussi un grand nombre de récits de miracles et d’apparitions de la vierge biblique.
Miracle à Paris, contre le Mal des ardents
Le miracle du jour est un autre de ces récits spectaculaires de guérison. il touche, cette fois, des malades atteints du mal des ardents dont un amputé qui recouvrira même l’usage de son membre.
Dans le courant du Moyen Âge, la consommation de seigle contaminé par l’Ergot (Claviceps purpurea) entraîna un certain nombre d’épidémies terribles, en particulier du XIe au XIIIe siècle. La forme gangréneuse de l’ergotisme qui s’accompagne de nécroses et d’hallucinations laissa même, derrière elle, de nombreux morts et mutilés.
Les symptômes en étaient impressionnants autant que les douleurs et donneront bien des surnoms à cet empoisonnement par l’ergot. Les sensations de brûlure dues aux tissus et aux extrémités nécrosées le font vite assimiler à un feu intérieur qu’on baptise de diverses manières : « feu de Saint Martial » comme dans cette cantiga de Santa Maria 134 où il est aussi nommé « lèpre » mais encore « feu de Saint Antoine », « mal des ardents », « feu sacré », etc..
S’il sévit encore quelquefois dans certains endroits du monde, le mal des ardents a fort heureusement largement reculé depuis la période médiévale. On se souvient encore en France de l’affaire de Pont-Saint-Esprit qui survint dans le courant de l’année 1951. Avec de nombreuses intoxications et internements psychiatriques, les causes en furent longtemps associées à un empoisonnement par l’ergot de seigle. Récemment, cette théorie s’est toutefois trouvée controversée par certaines révélations liées aux activités des Services d’Intelligence Américains et notamment des essais livrés, dans le plus grand secret, sur du LSD 3.
La Cantiga d’Alphonse le sage nous replonge, en tout cas, en plein cœur d’une de ces épidémies médiévales d’ergotisme et sa triste réalité.
La CSM 134, Miracle à Notre-Dame de Paris ?
La Cantiga de Santa Maria 134 se déroule, donc, à Paris et dans une église. Toutefois, l’édifice religieux dont il est question n’est pas précisément cité. A quelques semaines de l’inauguration de Notre-Dame de Paris, après le tragique incendie qui l’avait ravagée, on peut imaginer que ces malades atteints d’ergotisme auraient pu se tenir non loin de la grande dame parisienne chère aux Français, autant qu’à Victor Hugo.
L’ancienne Hôtel Dieu, fondée déjà depuis le VIIe siècle, jouxtait alors la Seine côté rive gauche et était voisine du parvis de Notre Dame. Au XIIIe siècle, l’établissement recevait toujours les pèlerins et les malades et la lecture de la Cantiga de Santa Maria 134 nous permet d’imaginer assez bien ce contexte.
A Paris, la Seine n’est jamais très loin et elle jouxte aussi le parvis de la cathédrale dans lequel le malade de la Cantiga 134 jette son membre en feu. Malgré tout, le mystère de l’église citée reste encore entier et on ne peut affirmer qu’il s’agisse bien de Notre-Dame.
Une guérison collective et christique
Dans ce miracle pour le moins spectaculaire, la Sainte apparaîtra à l’intérieur de l’Eglise. Descendant d’un vitrail, elle se mettra en devoir de soigner les malades à la ronde. Elle sortira même sur le parvis pour prendre soin des miséreux n’ayant pas trouvé de place dans l’édifice religieux.
Dans la Cantiga, le miracle ira au delà de la simple guérison de l’empoisonnement pour restaurer un membre amputé. Ce type de pouvoir est évoqué, à plusieurs reprises, dans le corpus des Cantigas (voir par exemple le miracle de la langue tranchée dans la Cantiga de Santa Maria 156). On notera encore que le pouvoir invoqué dans la cantiga est bien celui du Christ à travers la Sainte : « Soyez tous guéris Car, mon fils, roi de majesté, veut qu’il en soit ainsi ». Il s’agit bien ici d’intercession.
Porque Trobar : Les Cantigas de Santa Maria sous la direction de John Wright
La Cantiga de Santa Maria 134 en musique
Fondé aux débuts des années 90 en Galice, Porque Trobar est un projet ayant pour mission la reconstitution de l’art lyrique des troubadours de langue galaïco-portugaise. Entre instruments d’époque et étude des manuscrits médiévaux et de leurs partitions, l’initiative est ambitieuses et mêle Histoire et ethnomusicologie.
En 1998, Porque Trobar s’adjoignait la collaboration de John Wright (1939-2013), musicien britannique épris de folk et de musiques anciennes. Ensemble, ils partaient à la conquête des chants de pèlerinages sur les routes de Compostelle. Il en résulta, l’album « Compostela Medieval, Song from the 12th and 13th centuries« , une production de 70 minutes où les Cantigas d’Alphonse X côtoient des pièces de troubadours anonymes, mais aussi des chansons de Guiraut de Bornelh et de Guilhem de Poitiers.
Cet Album de Porque Trobar, sous la direction de John Wright, a été réédité chez Fonti Musicali en 2019. Vous devriez donc pouvoir le trouver chez votre meilleur disquaire. A défaut, il est également disponible au téléchargement en ligne.
La Cantiga de Santa Maria 134 en galaïco-portugaise et sa traduction en français actuel
Esta é como Santa María guareceu na sa eigreja en París un hóme que se tallara a pérna por gran door que havía do fógo de San Marçal, e outros muitos que éran con ele.
A Virgen en que é toda santidade poder há de toller tod’ enfermidade.
Celle-ci conte comment Sainte-Marie guérit un homme en son église de Paris qui s’était coupé la jambe à cause de la grande douleur due au feu de Saint- Martial, ainsi que de nombreux autres malades qui étaient avec lui. La Vierge, en laquelle réside toute Sainteté, a le pouvoir de soigner toute infirmité.
E daquest’ en París a Virgen María miragre fazer quis e fez, u havía mui gran gent’ assũada que sãidade vẽéran demandar da sa pïadade. A Virgen en que é toda santidade…
Et, à ce propos, à Paris, La Vierge Marie Voulut faire un miracle Et le fit, alors qu’il y avait De nombreuses personnes en attente de guérison Venues implorer sa piété. La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…
E do fógo tan mal éran tormentados, deste de San Marçal, e assí queimados que os nembros todos de tal tempestade havían de perder, esto foi verdade. A Virgen en que é toda santidade…
Et du feu de Saint-Martial, ils étaient Si tourmentés Et tant consumés Que leurs membres en telle disgrâce Ils allaient perdre. Tout cela survint véritablement. La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…
Porende se levar fazían aginna lógo ant’ o altar da Santa Reínna, dizendo: “Madre de Déus, en nós parade mentes e non catedes nóssa maldade.” A Virgen en que é toda santidade…
Pour cette raison, ils se faisaient porter Ensuite Jusqu’à l’autel De la Saint Reine En disant : « Mère de Dieu, arrête ton attention Sur nous et guéris nous de notre mal ». La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…
Eles chamand’ assí a Virgen comprida, foi-lles, com’ aprendí, sa razôn oída; e per ũa vidreira con craridade entrou na eigreja a de gran bondade. A Virgen en que é toda santidade…
Ils en appelaient ainsi A la Vierge pleine de grâce Et leur prière, comme je l’ai appris Fut entendue Et par un vitrail, avec une grande clarté Celle pleine de bonté, entra dans l’église. La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…
E a ir-se fillou perant’ os doentes e os santivigou, pois lles teve mentes, e disse-lles assí: “Tan tóste sãade, ca méu Fillo o quér, Rei da Majestade.” A Virgen en que é toda santidade…
Et elle commença à aller Entre les malades Y les sanctifia Puis elle les reçut Et leur dit : « Soyez tous guéris Car, mon fils, roi de majesté, veut qu’il en soit ainsi » La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…
Lógo foron tan ben daquel fógo sãos, que lles non noziu ren en pés nen en mãos; e dizían assí: “Varões, levade e a Santa María loores dade.” A Virgen en que é toda santidade…
Suite à cela, ils furent si bien Délivrés de ce feu Qu’on ne pouvait plus en voir traces Ni sur leurs pieds, ni sur leurs mains. Et ils disaient : « Messieurs, levez-vous Et faites des louanges à la vierge » La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…
Quantos éran entôn dentro essa hóra sãos e sen lijôn foron; mais de fóra da eigreja jazían con mesquindade, ca non cabían dentr’ end’ a meadade. A Virgen en que é toda santidade…
Tous ceux qui étaient là En cette même heure, Se retrouvèrent soignés Et sans aucune lésion. Cependant, au dehors De l’Eglise se tenaient encore quelques miséreux Car ni la moitié d’entre eux n’avaient pu y entrer. La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…
Ontr’ aqueles, com’ hei en verdad’ apreso, jazía, com’ achei, un tan mal aceso que sa pérna tallara con crüeldade e deitara no río dessa cidade. A Virgen en que é toda santidade…
Entre tous, comme je l’ai En vérité, appris Il en était un, tellement affecté par le feu, Qu’il s’était coupé la jambe avec cruauté Et l’avait jeté dans le fleuve de la ville. La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…
O mal xe ll’ aprendeu ena outra pérna, tan fórte que ardeu mui mais que lentérna; mais la Madre de Déus lle diss’: “Acordade, ca ja são sodes desta gafidade.” A Virgen en que é toda santidade…
Le mal lui avait pris Aussi l’autre jambe De manière si grave que cela le brûlait Plus encore que le feu d’une lanterne; Mais la mère de Dieu lui dit » Eveille-toi, Car te voilà déjà soigné de cette lèpre. » La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…
El respondeu-ll’ adur: “Benaventurada, est’ outra con segur pérna hei tallada; mas pola vóssa gran mercee mandade que seja com’ ant’ éra e a juntade.” A Virgen en que é toda santidade…
L’homme répondit avec difficulté « Mère bénie de Dieu, Je me suis tranché cette autre jambe, Avec une hache Par votre grande miséricorde, faites qu’elle redevienne comme avant Et soit rattachée à mon corps. » La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…
Entôn séu róg’ oiu a mui pïadosa, e lóg’ a pérna viu sãa e fremosa per poder da Virgen, que per homildade foi Madre do que é Déus en Trĩidade. A Virgen en que é toda santidade…
Alors, la très pieuse écouta sa prière Y sans attendre, il vit sa jambe réparée Saine et belle Par le pouvoir de la Vierge, qui par son humilité Fut Mère de celui qui est Dieu en la Trinité. La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…
Sujet : Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracle, Sainte-Marie, démon, damnation, blasphème, joueurs de dés. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur : Alphonse X (1221-1284) Titre : CSM 238 « O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou. » Interprète : Ensemble Alfonsie, Jota Martinez, Instruments pour louer Sainte Marie (2019)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous repartons en direction de l’Espagne médiévale pour découvrir une nouvelle Cantiga de Santa Maria du roi Alphonse X. Cette fois-ci, en fait de miracle et de salvation, ce chant marial portera sur le sort funeste réservé à un ménestrel dévoyé et de peu de foi.
Dans le courant du XIIIe siècle, les lieux de pèlerinages à la vierge étaient légion au cœur de l’Europe médiévale, et de nombreux miracles y circulaient. A la cour d’Espagne, Alphonse le savant, souverain de Castille, s’est attelé à leur compilation et même (selon ses propres dires) à leur mise en vers et en musique. Il en est résulté le riche corpus des Cantigas de Santa Maria, soit plus de 420 chants mariaux en Galaïco-portugais, annotés musicalement.
La plupart des Cantigas de Santa Maria sont des récits de miracles, entrecoupés de chants de louanges à la Sainte. Dans cet article, nous partons à la découverte de la Cantiga de Santa Maria 238, et donc, l’histoire d’un ménestrel joueur et blasphémateur qui ne sera pas sauvé.
Miracle et intercession du divin ou du diabolique dans le quotidien
Qu’est-ce que le blasphème ? Quel prix peuvent payer ceux qui s’y aventurent ? Au Moyen Âge, la séparation entre le monde spirituel et le monde matériel est assez ténue. On admet même assez facilement que le surnaturel puisse se manifester, à tout moment, dans le quotidien de l’homme médiéval. Du haut Moyen Âge au XIIe siècle, des jugements comme l’ordalie montrent bien à quel point on pense que le divin peut intervenir instantanément au soutien du juste, pour empêcher qu’il ne se brûle ou s’ébouillante. De la même façon, le mécréant s’expose au châtiment direct du divin et les portes du salut, comme celles des miracles, lui resteront, le plus souvent, fermées.
Avec les miracles des Cantigas de Santa Maria, nous sortons du registre de l’ordalie judiciaire pour entrer dans le culte marial et la dévotion à la vierge. C’est donc la mère du « Dieu mort en croix » qui viendra intercéder par sa bonté et sa miséricorde en faveur des croyants et des dévots qui l’invoquent. Certes, le diable ou les démons font aussi quelques apparitions dans le corpus d’Alphonse X. S’ils interviennent sous des formes diverses pour jouer des tours aux protagonistes, les tenter ou les remplir d’effroi, c’est souvent pour mieux être congédiés ou repoussés par la vierge. Face à la puissance de la mère du Christ, ils n’ont, en effet, guère de poids.
Fait intéressant, dans la plupart des miracles des Cantigas de Santa Maria, l’innocent, le malade, ou même encore l’impie ou le pèlerin égaré sur le chemin de la foi trouvent leur rédemption par des travers plus ou moins spectaculaires. La mansuétude et la miséricorde de la vierge restent le trait le plus souvent mis en avant. Quelques cantigas de Santa Maria comme celle du jour y font, toutefois, exception et se soldent par le châtiment cuisant du blasphémateur.
Pas de rédemption pour un ménestrel joueur et blasphémateur
La Cantigas 238 et ses enluminures dans le Banco Rari 20 de la Bibliothèque de Florence
Le miracle de la Cantiga de Santa Maria 238 nous met en présence d’un ménestrel à la vie plutôt dissolue. Originaire de la ville portugaise de Guimarães, l’homme est un joueur de dés invétéré que rien ne semble pouvoir convaincre de renoncer à son goût du blasphème, ni de respecter la morale chrétienne.
La Cantiga 238 conte comment l’homme conspuait sans cesse Dieu et la Sainte Vierge en les rendant responsables de ses pertes au jeu. Comme un chapelain passait par là, l’audience se courba respectueusement à sa vue sauf le jongleur qui continua de blasphémer et cracha même sur son passage. Revenu un peu plus tard dans les parages, le chapelain lui conseilla de faire pénitence. Il lui rappela les Saintes Écritures, le rôle de Marie et du Christ, autant que ses devoirs de croyant, en vain. Le ménestrel campa sur ses positions. Il railla même le religieux et continua de le provoquer, demandant même ouvertement qu’on le conduise au châtiment éternel et qu’on le brûle dans les flammes de l’enfer.
Dans la cantiga, son vœu fut exaucé au delà de ses espérances et s’il y eut « miracle », ce fut à ses dépens. L’ecclésiastique le prit, en effet, au mot. Il invoqua la vengeance de Jésus Christ et de la vierge et un démon ne tarda pas à apparaître pour emporter le joueur blasphémateur tout droit en enfer. Et le refrain de ce récit de vengeance céleste et divine de scander tout du long :
« O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou, Se pois del filla vinganç’ a maravilla nono dou »
« Celui qui veut avilir la Vierge qui a donné chair à Dieu, S’il en reçoit, par la suite,la vengeance, il ne faudra pas s’en étonner. »
La Cantiga de Santa Maria 238 en musique
L’ensemble Alfonsi de Jota Martinez : ethno-musicologie et recherche instrumentale
La 238 nous fournit l’occasion de découvrir une nouvelle formation musicale d’origine espagnole. Fondé en 2017 par Jota Martinez, l’ensemble Alfonsí explore le répertoire médiéval avec un parti-pris de restitution sonore et d’ethnomusicologie.
Dès la fin des années 89, son directeur artistique se passionnait déjà pour la restitution d’instruments en usage dans l’Espagne médiévale. En 2004, il forma même le projet ambitieux de reconstituer tous les instruments musicaux représentés dans les manuscrits des œuvres musicales d’Alphonse X de Castille. Quand on connaît un peu les manuscrits médiévaux des Cantigas, on réalise l’ampleur de l’entreprise. Les différents codex qui ont traversé le temps regorgent, en effet, d’enluminures de troubadours et musiciens en action.
La concrétisation d’un ambitieux projet
Quelques années plus tard, le musicologue et médiévaliste a tenu son pari. Une collection unique de soixante-dix instruments a vu le jour qu’il a pu restituer en s’appuyant sur des sources historiques variées, au delà même de l’œuvre d’Alphonse X.
En 2017, cette vaste collection entra, finalement, en action. Elle donna lieu à l’ensemble Alfonsi (ou Alfonsies, soit Alphonsien), une formation musicale ayant pour objectif de s’appuyer sur ce patient travail d’ethno-musicologie et de restitution, pour faire revivre autrement les musiques du temps du roi de Castille et ses cantigas de Santa Maria.
Ajoutons que, depuis le début des années 2000, on a pu retrouver Jota Martinez dans de nombreuses collaborations avec des groupes reconnus de la scène médiévale espagnole dont la célèbre formation d’Eduardo Paniagua ou encore la Capella de Ministrers valencienne.
Autre version de la CSM 238 par Jota Martinez & des instruments médiévaux anciens
Instruments pour louer Sainte Marie, l’album
En 2019, le projet de restitution de Jota Martinez donne donc naissance à un album signature de l’ensemble Alfonsi, centré sur les Cantigas de Santa Maria.
Il a pour titre : Instrumentos para Loar a Santa María et on y retrouve la CSM 238, aux cotés de 10 autres titres pour 63 minutes d’écoute. L’album recevra le prix Carles Santos de l’Institut de la Culture de Valence. Il sera notamment salué comme « Le Meilleur travail de restitution du patrimoine musical ».
Andrés Belmonte (flûte et flûte traversière), Ángel Vallverdú (flûte et percussions), Arturo Palomares (chant), Carles Magraner (rebel), Emilio Villalba (psaltérion), Fernando Depiaggi (ta´arilla), Gloria Aleza (chant et viole), Ismael Cabero (cornemuse espagnole médiévale, flûte et instruments à vents), Joansa Maravilla (percussions, Tabal), Jota Martínez (chant, rebab, maurache, vihuela), Juanma Rivero (chant), Lluna Issa Casterà (chant), Mara Aranda (chant), Mercedes Trujillo (chant), Miguel Ángel Orero (percussions, tabal), Patricia García (viole), Pedro Víctor López Meseguer (chant), Spyros Kaniaris (vieille orientale), Voro García (nafir).
La CSM 238 dans le Codice de los Musicos, Bibliothèque de l’Escurial (consulter en ligne)
La Cantiga 238 en Galaïco-portugais original
NB : du fait des périodes de vacances, nous avons différé la traduction complète de cette Cantiga de Santa Maria. Dans l’attente, nous espérons que vous saurez vous contenter de son commentaire détaillé (plus haut dans cet article). Merci de votre compréhension.
Como Déus se vingou d’un jograr tafur que jogava os dados e porque perdera descreeu en Déus e en Santa María.
Comment Dieu se vengea d’un jongleur joueur (compulsif) qui jouait aux dés et diffamait Dieu et Sainte Marie parce qu’il perdait.
O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou, Se pois del filla vinganç’ a maravilla nono dou.
Celui qui veut avilir la Vierge qui a donné chair à Dieu, S’il en reçoit la vengeance, il ne faudra pas s’en étonner.
A Sennor que nos adusse salvaçôn e lum’ e luz, e que viu por nós séu Fillo mórte prender ena cruz, des i ten-nos amparados do démo que nos non nuz; en bõo día foi nado quena serviu e honrrou. O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou…
E desto vos direi óra ũa vengança que fez Jesú-Crist’ en Guimarães d’un jograr mao rafez, que el e sa Virgen Madre santa e o séu bon prez, per que o mundo foi salvo, ante todos dẽostou. O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou…
Aqueste jograr jogava os dados, com’ aprendí, E descreía tan muito, que quantos seían i Foron ên tan espantados que se foron os mais d’ i; Mais el de viltar a Virgen e Déus sól non s’ enfadou. O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou…
Non quis catar o maldito como prendeu carne Déus Na Virgen e pois prendeü por el mórte dos judéus, Mais o coraçôn proposo e todos los sisos séus En viltar Santa María, de que Déus carne fillou. O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou…
E dezía que non éra Déus nada neno séu ben, E que o da Virgen fora chufa, ca non outra ren. E el est’ e mais dizendo, ei-vos un capelán ven Que levava Córpus Crísti a un que i enfermou
Na vila. E os gẽollos ficaron todos entôn Ant’ aquel que da cadẽa nos foi tirar do dragôn; E o jograr mal-andante cospiu e disse que non Vira gente tan bavéca, e mui mal os dẽostou. O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou…
O capelán, quand’ oiü dizer mal do Salvador Do mundo, mui gran despeito houve daquel traedor; E pois se tornou du ía, diss’ entôn: “Ai, pecador D’ hóme, porquê dẽostavas óra o que te formou,
O que te fez de nïente e pois há t’a desfazer, E no día do joízo estarás a séu poder, Cativ’? E non sabes esto, nen t’ar quéres connoscer A aquel que do dïabo per séu sángui te livrou? O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou…
E da Virgen grorïosa te nembra, e ben farás, E filla ta pẽedença por aquesto que dit’ hás.” El respondeu escarnindo: “Crérigo, que torp’ estás! O ben, de Déus e da Virgen renégu’, e aquí me dou
Que non hajan en min parte e que xe me façan mal E me metan, se podéren, dentro no fógu’ infernal.” Quand’ est’ o crérig’ oiü, diss’: “Ai, Grorïosa, val! Déus fille de ti vingança, assí como se vingou
Do traedor Simôn Magos, encantador que viltar Foi assí Santa María e séu Fillo desdennar.” Esto diss’ o prést’ e foi-s’; e o démo vẽo travar Eno jograr que vos dixe, e assí o apertou
Que o torceu entôn todo. E assí vingar-se quis Déus por si e por sa Madre, e desto seede fis Que nunca mais falou nada; e porên, pa-San Dinís, Atanto o tev’ o démo ta que ll’ a alma sacou
Do córpo e no inférno a foi lógo sobolir; Ca assí ir devería quen quér que foss’ escarnir Da Virgen e do séu Fillo, que nos vẽo remĩir; Qual sennor ele serviü, assí llo gualardõou. O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou…
Sujet : musique médiévale, Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracle, Sainte-Marie, démon, apparition, vin, ivresse. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur : Alphonse X (1221-1284) Titre : CSM 47 « Virgen Santa María, guarda-nos, se te praz« Interprète : ArteFactum Album : En el scriptorium (2006)
Bonjour à tous,
os pérégrinations médiévales du jour nous entraînent à la cour d’Alphonse X de castille, au cœur de l’Espagne du XIIIe siècle. Nous y recroiserons le large corpus des Cantigas de Santa Maria que le sage et savant monarque espagnol compila sous son règne.
C’est la cantiga de Santa Maria 47 qui sera, aujourd’hui, l’objet de notre intérêt. A l’habitude, nous vous proposerons un commentaire de ce chant médiéval, accompagné de sa partition ancienne, de sa traduction en français moderne, mais encore une belle version en musique.
L’importance des cantigas de Santa Maria
Avec plus de 420 chants dédiés à la vierge Marie, les cantigas de Santa Maria d’Alphonse X restent un témoignage essentiel de la musique comme du culte marial de cette partie du Moyen Âge. C’est aussi une source importante pour l’étude du galaïco-portugais, langue largement en usage dans la littérature de la péninsule ibérique médiévale de cette période.
En matière de legs, les partitions comme les paroles des cantigas de Santa Maria ont été consignées dans de très beaux manuscrits médiévaux. S’ils n’abondent pas, ils nous sont parvenus en nombre suffisant pour restituer l’ensemble du corpus. Ils sont aussi superbement conservés.
Sur la scène des musiques anciennes et médiévales, les plus célèbres formations comme les plus modestes ont d’ailleurs été nombreuses à s’attaquer à la restitution de ces chants mariaux. Les enluminures foisonnantes de certains manuscrits des cantigas se sont aussi avérées très utiles pour les musicologues et les amateurs d’ethnomusicologie. Elles ont, en effet, permis (et permettent encore) à tous ces musiciens et experts de retrouver les instruments d’époque utilisés pour jouer les cantigas d’Alphonse X.
Un roi troubadour sur les traces du culte marial
Quelle est l’origine des cantigas de Santa Maria ? En suivant leur préface, elles sont nées du désir d’Alphonse X d’exercer son « art de trobar », tout en rendant hommage à la vierge Marie. De fait, on prête généralement au souverain une partie importante de la composition de ces chants aux influences musicales et poétiques troubadouresques. Certaines de ses chansons hors du corpus de CSM nous apprennent, par ailleurs, que le roi espagnol était un grand amateur et connaisseur de l’art de trobar.
Dans cette même tradition des troubadours du sud de la France médiévale, les chants mariaux des CSM restent monodiques. On retrouve aussi, tout au long des textes, un poète très soucieux d’entretenir une relation étroite à son auditoire, un peu à la façon d’un jongleur itinérant ou d’un conteur de fabliau : « on m’a dit », « j’ai entendu dire », « je vais vous conter ici » ….
Des miracles en provenance de multiples lieux
Dans les cantigas de Santa Maria, le souverain espagnol, aussi pieux que féru de littérature, nous invite à parcourir les différentes routes et lieux de pèlerinages médiévaux dédiés à la Sainte. L’angle choisi est principalement celui des miracles mais le corpus contient également des chants de louanges (quarante-quatre en tout) qui viennent rythmer ce corpus et s’insérer entre les récits miraculeux.
Concernant leurs origines, les récits de miracles des CSM viennent en grand nombre des différentes provinces de l’Espagne médiévale. Toutefois, ils peuvent aussi déborder largement des frontières de la péninsule ibérique. Des histoires venues de l’Europe médiévale, de l’Afrique du nord, et même du Moyen-Orient y sont mentionnées. C’est donc un voyage dans le monde spirituel autant que dans la géographie médiévale et ses pèlerinages qui nous est proposé.
Exemplarité et dévotion à portée de tous
En plus des louanges faites à Marie, l’occasion est aussi donnée à l’auteur des cantigas de sensibiliser son auditoire à l’exemplarité de la foi et aux bénéfices directs que tout sujet peut en retirer, si modeste et humble soit-il. Les miracles des cantigas de Santa Maria sont, en effet, presque tout entiers centrés sur les individus, leurs misères et leur dévotion (grande, absente ou défaillante).
Qu’il suffise au lecteur de feuilleter ces récits ou de découvrir leur traduction. Il se rendra vite compte qu’au delà de leur dimension fantastique, la vocation de ces chants mariaux est d’illustrer, dans les grandes largeurs, à quel point la foi mariale peut soulever des montagnes pour tout un chacun, par delà sa condition et même sa religion.
On notera aussi que ces miracles ont toujours des refrains simples à retenir. En scandant le récit, ils semblent inviter l’audience à la reprise en chœur des louanges à la Sainte et on se prend à imaginer leur usage sur les routes des pèlerinages.
Culte marial et dévotion médiévale à la vierge
Au Moyen Âge central et particulièrement au XIIIe siècle, le culte marial est à la génèse d’un grand nombre de récits de miracles qui nourrissent la foi des pèlerins alors nombreux à se rendre vers les lieux saints édifiés en dévotion à la vierge. Les cantigas reflètent cette grande diversité, autant que cette effervescence et cette ferveur à l’endroit de l’image de la vierge.
La dévotion mariale traversera cette partie du Moyen Âge et la suivante en inspirant les auteurs les plus divers, clercs, religieux, troubadours et trouvères. On fait alors appel à la Sainte pour qu’elle intercède auprès de son fils, le Dieu mort en croix. En plus de sa grande mansuétude et sa grande bonté, on lui prête aussi la capacité d’avoir l’oreille du Christ.
Cet amour suscité par Marie prendra des formes diverses, dans des textes profanes comme religieux. Il héritera quelquefois même de certains éléments de la lyrique courtoise pour devenir le plus pur des amours, celui de la dame inaccessible, la fleur des fleurs idéale que l’on ne pourra jamais prétendre approcher tout à fait.
La cantiga de Santa Maria 47 : ivresse démoniaque & salvation miraculeuse
Le récit de la Cantiga de Santa Maria 47 est celui d’un miracle. Il y sera question de vin. Pourtant, nous sommes loin, ici, des noces de Cana ou même de la Cantiga 23 sur le même thème. En fait d’usage divin du breuvage ou de changement d’eau en vin, c’est cette fois le démon qui tentera de tirer partie des vertus alcoolisées du jus de la treille.
Un pauvre moine, dévot d’ordinaire, en fera les frais. Emporté par son élan et la ruse du démon, il en boira plus que son compte. Finalement plongé dans un état avancé d’ébriété, il se décidera tout de même à se rendre à l’église. Hélas ! il en faudra plus pour arrêter le démon et le frère subira ses assauts répétés. Ce dernier prendra même diverses formes dans une sorte de défilé dantesque, pour empêcher le dévot de se rendre à l’office. Il faudra alors une invocation fervente de la vierge et une intercession de cette dernière pour secourir le moine égaré.
Un rappel à l’ordre bénédictin pour le moine dévot
L’histoire ne nous dit pas si le moine était bénédictin. Une fois sauvé des griffes du démon par l’intervention de la Sainte, il se verra toutefois rappeler indirectement un des préceptes déjà cher à Saint Benoit pour régler la vie des moines : « Nous lisons que le vin ne convient aucunement aux moines. Pourtant, puisque, de nos jours, on ne peut en persuader les moines, convenons du moins de n’en pas boire jusqu’à satiété, mais modérément, car le vin fait apostasier même les sages.«
Les Somptueuses enluminures de la cantiga de Santa Maria 47 dans le codice Rico
Métamorphoses, apparitions démoniaques et combat au grand jour du bien et du mal
A l’image d’autres récits des cantigas de Santa Maria, le miracle de la CSM 47 met en scène, de manière particulièrement spectaculaire, l’opposition du bien et du mal et leur intervention directe dans le quotidien de l’homme médiéval. Fourbe et tentateur, le malin peut y prendre les formes les plus diverses pour tenter les plus assidus.
Rien n’est pourtant jamais gagner d’avance pour lui non plus et il se trouve confronté plus d’une fois aux forces divines incarnées par Marie. Elle peuvent apparaître, en un éclair, au secours du malheureux pour peu que ce dernier les invoque avec sincérité. Gare alors au démon qu’elle que soit sa ruse ou ses formes ! Face à la Sainte, il ne pèse guère et le voilà rendu à se carapater.
A travers leur déroulement, les récits des cantigas illustrent parfaitement comment le magique peut surgir au détour de n’importe quel virage au Moyen Âge. On pourra repenser à nouveau ici à cette citation de Jacques le Goff sur « ce diable médiéval si peu avare d’apparitions« . Dans ce monde pétri de transcendance, de craintes de fauter comme d’espoirs de salut, le spirituel et le surnaturel ont acquis le droit de s’inviter et de se manifester, à n’importe quel moment, dans le temporel.
Aux sources médiévales de cette cantiga
Pour les sources, partitions et enluminures de cette cantiga, nous nous sommes accompagnés, tout au long de cet article, du très beau Codice Rico de la Bibliothèque Royale du monastère de l’Escurial à Madrid. Ce manuscrit, médiéval daté de 1280 et référencé Ms. T-I-1, contient l’ensemble des cantigas de Santa Maria et leur notation musicale. Vous pouvez le consulter en ligne sur le site digital officiel de la Bibliothèque. Place maintenant, et comme promis, à une belle version en musique avec ArteFactum !
La Cantiga 47 par l’ensemble médiéval ArteFactum
L’ensemble ArteFactum & les cantigas
Nos lecteurs connaissent désormais Artefactum. Formé en 1995, cet ensemble de musiques médiévales andalou a, depuis, fait montre d’un grand talent pour restituer le monde médiéval et ses musiques.
Discographie & programmes
Au terme d’une carrière de prés de 30 ans, la discographie d’ArteFactum est finalement assez sélective et réduite. Elle compte un total de six albums produits au fil des ans. Les sujets sont aussi variés que les danses du Moyen Âge, les chants de troubadours, les Carmina Burana, ou encore les musiques médiévales de pèlerins ou celles autour des fêtes de Noël. Les Cantigas de Santa Maria ont également fourni le thème d’un album relativement précoce dont est tirée la pièce du jour.
Si cette formation de musiques médiévales, n’a pas sorti grandes quantités d’albums, il faut souligner la grande richesse de ses prestations scéniques. Ses programmes dépassent, en effet, de loin les enregistrements studios en terme de thématique. Enfin, si l’ensemble ArteFactum est particulièrement actif sur la scène médiévale espagnole, on peut également le retrouver sur d’autres scènes européennes. Il a même fait voyager sa passion pour les musiques du Moyen Âge jusqu’en Australie ! Pour suivre Artefactum, vous pouvez retrouver son actualité ici (en espagnol et anglais).
En El Scriptorium l’album un bel hommage aux cantigas d’Alphonse X
En 2006, l’ensemble médiéval partait à la rencontre des cantigas de Santa Maria et quelle rencontre ! Intitulé « En el Scriptorium« , l’album présente onze pièces de haute tenue pour 56 minutes d’écoute.
Les arrangement musicaux, autant que les performances vocales font de cet album une vraie réussite. La voix de la chanteuse soprano Mariví Blasco y apporte aussi une vraie note de fraîcheur. Pour le reste, tout y est joyeux, virevoltant, enlevé et ArteFactum signe, à nouveau là, une très belle production.
En el Scriptorium est, pour le moment, annoncé comme épuisé sur le site officiel de l’ensemble musical. En cherchant un peu, vous pourrez peut-être le débusquer au format CD chez votre meilleur disquaire. Dans l’hypothèse contraire, voici un lien utile pour le trouver en ligne au format MP3.
Musiciens ayant participé à cet album
Mariví Blasco (voix), Francisco Orozco (voix et luth), Vicente Gavira (voix), José Manuel Vaquero (vielle à roue, chœur, organetto), Juan Manuel Rubio (santour, viole, harpe médiévale, chœur), Ignacio Gil (flûtes, chalemie, flûte traversière, chœur), Álvaro Garrido (percussions, tambourin, astrabal, tombak, …)
La cantiga de Santa Maria 47 et sa traduction en français moderne
Esta é como Santa María guardou o monge, que o démo quis espantar por lo fazer perder.
Virgen Santa María, guarda-nos, se te praz, da gran sabedoría que eno démo jaz.
Ce chant raconte comment Sainte Marie protégea un moine que le démon voulut effrayer afin qu’il se perde.
Vierge Sainte-Marie, Sauve nous, s’il te plait, De la grande ruse Qu’il y a dans le démon.
Ca ele noit’ e día punna de nos meter per que façamos érro, porque a Déus perder hajamo-lo téu Fillo, que quis por nós sofrer na cruz paxôn e mórte, que houvéssemos paz. Virgen Santa María…
Car de nuit comme de jour, il lutte Pour que nous commettions des erreurs, qui nous font perdre Dieu ton fils, qui a voulu pour nous souffrir, La passion et la mort sur la croix, pour que nous connaissions la paix,
Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait, De la grande ruse qui réside dans le démon.
E desto, méus amigos, vos quér’ óra contar un miragre fremoso, de que fix méu cantar, como Santa María foi un monge guardar da tentaçôn do démo, a que do ben despraz. Virgen Santa María…
Et à propos de cela, mes amis, je veux vous conter à présent, Un merveilleux miracle, dont j’ai fait mon chant, Et qui conte comment Sainte Marie garda un moine De la tentation du démon qui a le Bien en horreur,
Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait, De la grande ruse qu’il y a dans le démon.
Este monj’ ordinnado éra, segund’ oí, muit’, e mui ben sa orden tiínna, com’ aprendí mas o démo arteiro o contorvou assí que o fez na adega bever do vinn’ assaz. Virgen Santa María…
Ce moine était ordonné, d’après ce que j’ai entendu Et il suivait la règle avec application, comme j’ai pu l’apprendre Mais le démon plein de ruse le perturba (contorver /détourner) de telle façon Que dans le cellier, il lui fit boire du vin en excès.
Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait, De la grande ruse qu’il y a dans le démon.
Pero beved’ estava muit’, o monge quis s’ ir dereit’ aa eigreja; mas o dém’ a saír en figura de touro o foi, polo ferir con séus córnos merjudos, ben como touro faz. Virgen Santa María…
Bien que passablement ivre, le moine voulut aller Directement à l’Eglise, mais le démon vint à sa rencontre Sous la forme d’un taureau, et se précipita sur lui pour le charger le front baissé et toutes cornes dehors, comme le fait un taureau.
Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait, De la grande ruse qu’il y a dans le démon.
Quand’ esto viu o monge, fèramên s’ espantou e a Santa María mui de rijo chamou, que ll’ apareceu lógu’ e o tour’ amẽaçou, dizendo: “Vai ta vía, muit’ és de mal solaz.” Virgen Santa María…
Quand le moine vit cela, il en fut terriblement effrayé Et il appela Sainte Marie avec tant de force Qu’elle apparut sur le champ et menaça le taureau En disant : « Passe ton chemin, toi qui n’est que nuisance.
Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait, De la grande ruse qu’il y a dans le démon.
Pois en figura d’ hóme pareceu-ll’ outra vez, longu’ e magr’ e veloso e negro come pez; mas acorreu-lle lógo a Virgen de bon prez, dizendo: “Fuge, mao, mui peor que rapaz.” Virgen Santa María…
Puis, le démon apparut cette fois, sous la forme d’un homme, Mince et tout poilu, noir comme la poix ; Mais la Vierge de haute valeur, s’en approcha sans tarder En disant : « Fuis, malin, pire que le pire des laquais » (1).
Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait, De la grande ruse qu’il y a dans le démon.
Pois entrou na eigreja, ar pareceu-ll’ entôn o démo en figura de mui bravo leôn; mas a Virgen mui santa déu-lle con un bastôn, dizendo: “Tól-t’, astroso, e lógo te desfaz.” Virgen Santa María…
Puis le moine entra dans l’église et lui apparût alors Le démon, sous la forme d’un lion furieux. Mais la vierge très sainte le frappa avec un bâton, En disant : « Ote toi d’ici, oiseau de mauvais augure (2) et disparais sur le champ »
Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait, De la grande ruse qu’il y a dans le démon.
Pois que Santa María o séu monj’ acorreu, como vos hei ja dito, e ll’ o medo tolleu do démo e do vinno, con que éra sandeu, disse-ll’: “Hoi mais te guarda e non sejas malvaz.” Virgen Santa María…
Après que Sainte Marie eut secouru son moine, Comme je viens de vous le conter, et que sa peur s’en fut Du démon comme du vin qui l’avaient rendu fou, Elle lui dit : à partir de maintenant, fais plus attention à toi et ne sois pas méchant.(3)
Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait, De la grande ruse qu’il y a dans le démon.
En vous souhaitant une belle journée. Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Notes :
(1) On trouve en galicien médiéval une forme du mot « rapaz » utilisée, de manière péjorative, pour désigner la rapacité de certains valets, serviteurs. Nous avons donc choisi ici « Laquais ». On trouvera des traductions plus littérales qui prennent comme référence l’oiseau rapace. En langue française, on pourrait peut-être utiliser « vautour » pour raccrocher sur cette idée dépréciative. Concernant les acceptions variées du mot rapace en galicien médiéval, voir ce lien sur l’institut d’études galiciennes de l’Université de Santiago de Compostelle.