ujourd’hui, nous vous proposons une citation du médiéviste, philologue et académicien Michel Zink, qui, si elle déborde sans doute de son cadre médiéval, vient apporter de l’eau au moulin de la Delectatio Morosa et au fonctionnement du désir dans la lyrique courtoise du Moyen-âge.
« Le désir, par définition, est désir d’être assouvi, mais il sait aussi que l’assouvissement consacrera sa disparition comme désir. C’est pourquoi l’amour tend vers son assouvissement et en même temps le redoute, comme la mort du désir. Et c’est ainsi qu’il y a perpétuellement dans l’amour un conflit insoluble entre le désir et le désir du désir, entre l’amour et l’amour de l’amour. »
Littérature française du Moyen Âge, Michel Zink (PUF, 2014)
Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, vieux-français, langue d’oil, fine amor. Période : XIIe, XIIIe, moyen-âge central Titre:A l’entrant d’esté Auteur : Blondel de Nesle Interprète :Estampie, Graham Derrick Album : Under The Greenwood Tree (1997)
Bonjour à tous,
n continuant d’explorer la piste des trouvères du moyen-âge central, nous revenons aujourd’hui à la poésie et aux chansons de Blondel de Nesle. Contemporain de Gace Brûléet de Conon de Bethune, ce noble entré depuis dans la légende, faisait sans doute partie d’un petit cercle d’amis et de nobles qui s’adonnaient à l’Art de Trouver, autour des cours florissantes du nord de la France et notamment celle de Champagne. Un peu plus tard, c’est sur l’héritage de ces derniers que Thibaut de Champagne composera, à son tour, ses propres chansons.
Nous ne reviendrons pas ici sur les éléments de biographie que nous avons déjà largement abordés (voir article: l’amour courtois d’Oc en Oil, Blondel de Nesle, trouvère, poète, adepte et fine amant devenu « légendaire »). Rappelons simplement que Blondel de Nesle compte dans la génération des précurseurs qui transposèrent la lyrique courtoise provençale et occitane en langue d’oïl. La chanson du jour s’inscrit totalement dans cette veine; on y retrouve tous les ingrédients et même les archétypes de la fine amor. Forme exacerbée du sentiment amoureux ou bien plutôt construction littéraire à part entière, le fine amant s’y tient dans cette position inconfortable (quelquefois même à la limite du supportable) de l’attente. A la merci du moindre signe d’acceptation, il se « complaît » dans la prison volontaire de la Delectatio Morosa, cetteexaltation propre à l’amour courtois, nichée dans la tension extrême entre, d’un côté, l’angoisse du rejet ou de la perte de la dame convoitée et, de l’autre, l’espoir de la reconnaissance de son statut d’amant parfait et le désir bientôt assouvi qui lui succédera.
La pièce du jour dans les manuscrits anciens
On peut retrouver cette chanson de Blondel de Nesle dans un certain nombre de manuscrits anciens ( Cangé, Français 844, Manuscrit de Berne, Manuscrit du Vatican, etc…), avec des variantes notables entre ses versions. Elle y est diversement attribuée par les copistes à d’autres auteurs : Gace Brûlé, ou même demeurée anonyme dans certains ouvrages. D’autres manuscrits, plus nombreux, l’attribuent bien à Blondiax ou Blondiaus, Le dernier vers de cette composition ne laisse, du reste, que peu d’équivoque sur sa paternité. Pour plus de détails sur tout cela, on pourra valablement consulter l’ouvrage de Prosper Tarbé : les Oeuvres de Blondel de Nesle, collection des poètes de Champagne antérieurs au XVIe siècle (1862).
Pour les paroles, nous retranscrivons ici la version qu’il a lui-même choisi de cette chanson, celle annotée musicalement du Manuscrit Français 1591, connu encore sous le nom de Chansonnier Français R (ancienne cote Manuscrit 7613). Vous pouvez retrouver ci-dessus les feuillets du manuscrit qui la contiennent ainsi que leur notation musicale. Daté de la première moitié du XIVe siècle, l’ouvrage contient des chansons notées et jeux partis. Il est consultable sur Gallica au lien suivant.
A l’entrant d’esté, Blondel de Nesle par l’Ensemble Estampie
L’Ensemble Estampie pour une grande évocation de la légende de Robin des Bois
Dans un album resté d’anthologie, l’Ensemble anglais Estampie, sous la direction de Graham Derrick, se proposait d’évoquer, avec une sélection musicale débordant le répertoire musical médiéval, le personnage et les aventures de Robin de Bois. Le titre de l’album « Under the Greenwood tree » (Sous l’arbre de Greenwood), se réfère d’ailleurs à la forêt de Sherwood, repère et fief du célèbre héros et archer de cette légende anglaise dont bien des composants ont été rédigés postérieurement au siècle qu’elle évoque.
Sorti en 1998, l’album contient pas moins de 30 pièces contemporaines ou plus tardives, évocatrices de cette période trouble de l’Angleterre médiévale qui avait vu son roi Richard Coeur de Lion partir pour les croisades. On retrouve ainsi, dans l’introduction de cette belle production, le célèbre chant de croisades Pälastinalied du poète médiéval allemand Walther von Vogelweide, suivi de la non moins renommée Complainte du prisonnier de Richard Coeur de Lion :Ja Nuns Hons Pris. La chanson du jour arrive, quant à elle, en troisième etévoque, entre les lignes, la légende selon laquelle le trouvère Blondel de Nesle, très proche du roi d’Angleterre, aurait même été celui ayant permis de le retrouver dans sa geôle d’Autriche. Certaines versions de l’histoire conte que le poète, parti à la recherche du souverain, entonnait à tue-tête une chanson afin que ce dernier puisse l’entendre et se manifester et que c’est grâce à cela qu’il put le localiser. Sans doute l’Ensemble Estampie nous suggère-t-il ici, en forme de clin d’oeil, que la pièce du jour pourrait-être celle qui permit au trouvère de retrouver le roi.
Pour revenir au reste de l’album, on y trouve encore Kalenda Maya de Raimbaut de Vaquerias ainsi qu’une autre pièce anonyme en provenance de la France médiévale. Le reste se partage entre des pièces d’origine anglaise sur la légende de Robin de bois. Comme nous l’avions déjà souligné ici, on peut aussi y entendre une version vocale de la célèbre chanson Lady Greensleeves.
L’album est disponible à la vente en ligne sous forme CD, mais également au format MP3 pour ceux qui préféreraient n’en acquérir que des pièces choisies. Voici un lien où vous pourrez trouver les deux versions : Under The Greenwood Tree.
A l’entrant d’esté
dans le vieux-français de Blondel de Nesle
A l’entrant d’esté que li temps s’agence* (s’adoucie), Que j’oï sur la flour les oiseaux tentir* (retentir, faire entendre un son), Sui pensis d’amour, où mes cuers balance* (est en péril, ébranlé) Diex me doint* (de do(n)ner) avoir joie à mon plaisir ! Ou autrement cuid* (cuidier : croire) morir sans doutance* (hésitation); Car je n’ay el mond autre soustenance* (soutien, appui); Amours est la riens* (chose) que je plus désir.
N’est pas droit d’amours que cil les biens sente, Qui ne peut les maus aussi soustenir. (1) Chargiez me les a tous en pénitence La belle, qui bien me les puet mérir* ( faire gagner, récompenser). Tous les mauls d’un an par une semblance M’assouageroit* (me soulagerait), par sa grant vaillance* (valeur), Celle qui me fait parler et taisir* (taire).
Un autre homme en fust piécà* (depuis longtemps déjà) la mort prise, S’il aimast ainsinc, com j’ai fait lousjours ; Car onques n’en pois* (de peser, ne m’en pèse), par mon bel service, Traire* (présenter) bel semblant* (apparence,image) , si com j’ai aillours. Ja en bel servir n’aurai mès fiance* (foi, certitude, confiance) : Sé je l’amour perd, ou j’ai m’atendance* (espérance), Asseure m’a …. mourir la flours.
Hélas ! je l’aim tant de cuer, sans faintise , Ara* (de avoir) ja merci de moi fine amours. Moult parai ma paine en bel lieu assise ; Mes trop m’i demeure, et joie, et secours. Ainz mès nul amant, en tel espérance, N’attendit d’amours la reconnoissance Comme a fait cilz ( las ! ) à si grant dolours.
Mon cuer doi haïr, sé longuement la prie. Cuidiez que li maus d’amer ne m’anuit ? — Nenil. — Par foi ! dit ai grande folie. Ja ne quiers avoir nul autre déduit* (plaisir, jouissance). Tant com li plaira, serai roy de France ; Car en tout le mond n’a de sa vaillance Pucelle ne dame ; mes que trop me fuit !
Je chant et respond de ma douce amie ; Et à li penser me confort la nuit. Diex ! verrai je ja le jour qu’ele die : — Ami, je vous aim ! vrai voir je cuid. Amours me soustient, où j’ai ma fiance , Et ce que je sai qu’elle est belle et blanche ; Ne m’en partirai* (séparer), s’or m’avoit destruit.
Mes ne doit Amours servir en balance, Car à chascuns rend selonc sa vaillance. Blondel a de mort a vie et conduit.
(1) Il n’est pas juste en amour (fine amant parfait) celui qui en ressent les bienfaits, mais n’est pas capable d’en supporter les souffrances.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com. A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes.
Sujet : chanson médiévale, poésie, amour courtois, roi troubadour, roi poète, lyrisme courtois, trouvères. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur : Thibaut IV de Champagne (1201-1253), Thibaut 1er de Navarre Titre : « chanson ferai » Interprètes :Diabolus in Musica Album : La Doce Acordance: chansons de trouvères (2005).
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous revenons au lyrisme courtois en langue d’oil et à la poésie des trouvères des XIIe et XIIIe siècles, avec une chanson du roi de Navarre et comte de Champagne Thibaut le chansonnier.
Au vue du nombre de chansons que le roi poète nous a laissé sur le thème de l’Amour courtois, il aimait à l’évidence s’y exercer, comme nombre d’artistes de son temps : la dame est belle, il en est épris et il en souffre. Douleur, affres du doute, elle tient son pauvre coeur « en sa prison » et à sa merci.
Même s’il n’est ni le premier ni le dernier puissant à s’y adonner, avec lui, l’exercice poétique de l’amour courtois peut d’autant plus surprendre que c’est un grand seigneur et même un prétendant au trône et un roi. Il régna plus de cinquante ans, fit les croisades, fut un grand vassal de la couronne, et pourtant, dans sa poésie, nous le retrouvons tout de même très souvent « à nu » et en but à ses « dolentes » passions. Signe du temps, l’Amour élève quand il est courtois. Faut-il donc que Thibaut souffre tant et que la(les) dame(s) qu’il convoite ne cède(nt) pas pour qu’il en ressorte d’autant plus chevaleresque ? N’est-ce là qu’un exercice de style auquel il se prête, comme tant d’autres poètes d’alors ? C’est encore possible bien que sa poésie courtoise ne soit pas dénuée de grands accents de sincérité.
Thibaut de Champagne, roi de Navarre, enluminure du XIIIe siècle, manuscrit Français 12615, Bnf, départements des manuscrits
Par le passé, certains historiens ou chroniqueurs lui ont prêté d’avoir choisi l’illustre Blanche de Castille, épouse de Louis VIII et mère de Saint-Louis, comme témoin et objet de son ardeur poétique. Au vue de son statut et pour que l’amour courtois fonctionne, il lui fallait trouver une dame d’un rang supérieur à lui. De ce point de vue là au moins, choisir la reine de France se serait avéré fonctionnel et puis ne dit-il pas ici : « …la grant biautez (…) Qui seur toutes est la plus desirree » ?Troublant ? ou pas…
Dans sa vie maritale et sentimentale réelle, on le trouvera, au moins dans les faits, lié et même marié à d’autres dames. De fait, l’affaire de cette passion qu’on prêta à Thibaut de Champagne pour la reine Blanche alla si loin que certains le calomnièrent même injustement, à la mort de Louis VIII, en l’accusant d’avoir empoisonné le roi par passion et par amour pour la reine. (voir l’ouvrage Chanson de Thibault IV, comte de champagne et de Brie, roi de Navarre, et l’introduction de Prosper Tarbé, 1851). Quoiqu’il en soit, tout cela ne s’appuyant sur rien de bien concret, on l’a depuis laissé au rang des manipulations politiques ou des conclusions hâtives et sans doute un peu trop « romantiques ». Et si les poésies de Thibaut avaient un véritable objet et si même sa souffrance était peut-être sincère, il est bien difficile d’établir avec certitude quelle(s) dame(s) la lui inspira(rèrent).
« Chanson ferai » par l’ensemble médiéval Diabolus in Musica
« La Doce Acordance » Diabolus in Musica
et les trouvères des XIIe et XIIIe siècles
Nous vous avions déjà présenté cet ensemble médiéval à l’occasion d’un article précédent. Il nous gratifiait alors d’un album autour du compositeur du XVe siècle Guillaume Dufay. L’oeuvre que nous présentons d’eux aujourd’hui est en réalité antérieure et date du tout début de l’année 2005. Elle emprunte au répertoire plus ancien du Moyen Âge et avec l’album intitulé « La Doce Acordance« , la formation Diabolus in Musicase donnait pour objectif de revisiter des chansons et poésies des trouvères des XIIe et XIIIe siècles.
Salué par le Monde le la Musique, ce bel album s’est vu attribuer, peu après sa sortie, 4 étoiles et 5 Diapasons d’or. Il présente dix-sept pièces, certaines de Thibaut de Champagne, d’autres du Châtelain de Coucy ou de Conon de Béthune, entre autres trouvères célèbres, et même certains textes de Chrétien de Troyes. On le trouve encore à la vente en CD, mais il est aussi disponible en version digitalisée et MP3. Voici un lien utile pour l’acquérir sous une forme ou une autre, si le coeur vous en dit : La Doce Acordance; Chansons de trouvères.
Les paroles de la chanson
de Thibaut de Champagne
Concernant la chanson du jour, nous le disions plus haut, c’est une jolie pièce d’amour courtois. Comme dans bien des textes issus de cette poésie, le fond est toujours à peu près le même. Le désir du prétendant reste inassouvi, il ne trouve pas à se poser sur son objet et tout cela donne naissance à un mélange de louanges, d’exaltation et de souffrance. Il faut qu’il en soit ainsi, du reste, puisque s’il se posait sur son objet et se consumait dans l’acte, il n’y aurait pas lieu de brûler du parchemin et, en tout cas, pas de cette manière.
Delectatio Morosa, l’amant de l’amour courtois est attaché à ses propres « maux », venus, la plupart du temps, de l’attente, de la distance, quand ce n’est pas du silence, de l’indifférence ou pire, de la trop grande sagesse de la dame déjà souvent engagée par ailleurs et qui se refuse. L’aime-t-elle ou l’aimera-t-elle ? Il espère la délivrance de ses (doux) maux dans l’après, ce moment où il verra peut-être enfin sa patience récompensée. Il en jubilerait presque d’avance, jusque dans ce désespoir qui exacerbe son sentiment amoureux, autant qu’il redoute que ce moment n’arrive pas et que la porte demeure à jamais fermée.
Chançon ferai, que talenz* (envie, désir) m’en est pris, De la meilleur qui soit en tout le mont. De la meilleur? Je cuit que j’ai mespris. S’ele fust teus, se Deus joie me dont, De moi li fust aucune pitié prise, Qui sui touz siens et sui a sa devise. Pitiez de cuer, Deus! que ne s’est assise En sa biauté ? Dame, qui merci proi*(à qui je demande merci), Je sent les maus d’amer por vos. Sentez les vos por moi ?
Douce dame, sanz amor fui jadis, Quant je choisi vostre gente façon ; Et quant je vi vostre tres biau cler vis , Si me raprist mes cuers autre reson : De vos amer me semont et justise, A vos en est a vostre conmandise. Li cors remaint, qui sent felon juïse*, (jugement) Se n’en avez merci de vostre gré. Li douz mal dont j’atent joie M’ont si grevé Morz sui, s’ele m’i delaie.
Mult a Amors grant force et grant pouoir, Qui sanz reson fet choisir a son gré. Sanz reson ? Deus ! je ne di pas savoir, Car a mes euz* (yeux) en set mes cuers bon gré, Qui choisirent si tres bele senblance, Dont jamès jor ne ferai desevrance*, ( je ne me séparerai) Ainz sousfrirai por li grief penitance, Tant que pitiez et merciz l’en prendra. Diré vos qui mon cuer enblé m’a ? Li douz ris et li bel oeil qu’ele a.
Douce dame, s’il vos plesoit un soir, M’avrïez vos plus de joie doné C’onques Tristans, qui en fist son pouoir, N’en pout avoir nul jor de son aé; (*âge, vie) La moie joie est tornee a pesance. Hé, cors sanz cuer! de vos fet grant venjance Cele qui m’a navré sanz defiance, Et ne por quant je ne la lerai ja. L’en doit bien bele dame amer Et s’amor garder, qui l’a.
Dame, por vos vueil aler foloiant, Que je en aim mes maus et ma dolor, Qu’après les maus la grant joie en atent Que je avrai, se Deu plest, a brief jor*. (si à Dieu plait, un jour prochain) Amors, merci! ne soiez oublïee! S’or me failliez, c’iert traïson doublee, Que mes granz maus por vos si fort m’agree. Ne me metez longuement en oubli! Se la bele n’a de moi merci, Je ne vivrai mie longuement ensi.
La grant biautez qui m’esprent et agree, Qui seur toutes est la plus desirree, M’a si lacié mon cuer en sa prison. Deus! je ne pens s’a li non. A moi que ne pense ele donc ?
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
Sujet : littérature, poésie médiévale, fine amor, amour courtois, histoire, définition, contexte d’émergence, hypothèses. Période : moyen-âge central (XIIe et XIIIe siècles) Média : émission de radio, France Culture Titre : la fabrique de l’Histoire, l’amour courtois (2016) par Emmanuel Laurentin Intervenants : Michel Zink, Didier Lett, Damien Boquet.
Bonjour à tous,
‘où vient la notion d’Amour Courtois ? En dehors de son « invention » au XIXe siècle par Gaston Paris, que recouvre-t-elle de réalités médiévales et quelles furent les conditions de son émergence ? Voilà autant de questions que France Culture se proposait d’adresser en mars 2016 dans le cadre de son programme la Fabrique de l’Histoire, en invitant à sa table trois éminents universitaires et spécialistes d’histoire et de littérature médiévale : Michel Zink, professeur au Collège de France (Chaire de Littératures de la France médiévale), Didier Lett (professeur d’histoire médiévale à l’université de Paris 7) et Damien Boquet (maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille I).
NB ; ce n’est pas à proprement parler une conférence mais comme il s’agit d’un échange assez ouvert et informatif sur la question, nous indexons aussi cet article sous cette catégorie.
L’amour courtois, invention originale
du monde médiéval et occidental chrétien
Né dans le contexte d’une réforme grégorienne qui affirme plus que jamais le mariage comme institution et définit aussi clairement les lignes entre prêtres et laïques en faisant injonction formelle à ses derniers de demeurer célibataires, faut-il y voir là une relation de cause à effet ou constater plus prudemment avec Michel Zink que cette poésie qui met au centre cette fin amor ou cet amour courtois n’émergera, en effet, qu’au sein du moyen-âge occidental chrétien et lui sera propre.
Au vue du contexte dogmatique et clérical des XIIe et XIIIe siècles, on pourra alors sans doute mieux comprendre ce sentiment amoureux ou cette définition d’une « nouvelle forme » d’amour (littéraire), qui se cherche entre l’interdiction du passage à l’acte (hors mariage pour l’homme, adultérin pour la femme) et l’assouvissement symbolique d’un désir interdit, condamné d’avance à ne jamais se poser sur son objet :
« … C’est une poésie (celle de l’amour courtois) qui essaye d’intégrer à la vision chrétienne de l’amour cet amour relevant de l’Eros, mais qui dépasse largement le simple désir charnel et qui essaye de le récupérer… » Michel Zink – Extrait La Fabrique de l’Histoire
Ce serait donc aussi ce même « Amour » avec un grand A qui se tient au centre du christianisme, celui de Dieu, celui des uns et des autres qu’on cherche aussi à décliner, dusse-t-on le tirer du côté charnel et émotionnel, tout en ménageant les conditions pour transcender ces deux dimensions matérielles et le rendre, finalement, spirituel ?
En dehors de cette idée de l’exaltation, cette Delectatio Morosa qui lui sert de pendant ou d’argument (ce plaisir venu de l’attente et de la non satisfaction du désir qui excite et agite l’imagination), cette fine amor (fin’amor) et son désir jamais assouvi (quand la dame est sage ou que l’on respecte les interdits,) se transforme si souvent en souffrance et en complainte – celle de l’attente, celle de la distance infranchissable physique ou symbolique, celle du rejet, celle de la frustration pesante du non passage à l’acte, cet état où l’on n’en finit pas de se mourir d’amour – qu’on pourrait se demander s’il ne ménage pas encore une forme de « pénitence » qui ne serait, après tout, pas totalement étrangère au christianisme.
Pourtant, s’il est si chrétien, dans son essence, cet amour courtois, pourquoi se pose-t-il si souvent sur la dame du seigneur et de l’homme de pouvoir, et de fait aussi la femme déjà mariée ?
Faut-il voir là une forme de valorisation symbolique de l’adultère, et une sorte de « poésie résistante » ou plutôt ne pas perdre de vue que cet amour courtois naît aussi, au sein des méandres et des jeux de pouvoir de la féodalité. N’y aurait-il pas, encore ici, une forme de report ou d’extension symbolique de la relation de soumission, forte et codée du seigneur à ses vassaux ou ses sujets, vers ses proches ? En d’autres termes, faut-il aimer ou louer la dame de son maître comme on est supposé l’aimer et le louer lui et lui être fidèle ? Peut-être, à condition de ne pas déraper trop loin sur le terrain glissant des analyses de genre et de la théorie des « affects », en invoquant un peu hâtivement la grille commode de la psychanalyse moderne pour la calquer sur l’époque.
Et puisque nous n’en sommes plus à une question près, si je voulais ici semer une autre hypothèse, sans doute plus terre à terre et en tout cas plus micro-sociologique, au risque de me faire tirer l’oreille pour son manque cuisant de romantisme. Sans prétendre épuiser le sujet mais pour offrir un autre angle : au delà du simple attrait et de la séduction qu’inspire la femme du seigneur, et par contagion quelquefois sa sœur, sa cousine, bref encore la gente féminine alliée au pouvoir et souvent de condition supérieure à celui qui la convoite, pourrait-il y avoir, là aussi, quelques niches secondaires, pour paraphraser Erving Goffman dans Asiles, ou, pour le dire plus trivialement, quelques avantages indirects à retirer (économiques, politiques, jeux d’influences ou supplément de soupe, etc…) quand on est poète ou petit noble, en cherchant à devenir, à tout prix, le favori de la dame, au risque de se perdre dans ce jeu littéraire d’un désir à jamais inassouvi, ou même de se faire chasser de la cour par le seigneur en cas de dépassement des bornes ?
Bref, pour en revenir à l’émission du jour, si elle ne répond pas à toutes les questions, elle a le mérite d’en soulever un certain nombre en donnant trois approches assez différentes de cet amour courtois, qui peuvent se rejoindre par endroits (quoique) : une qui se centre sur l’analyse des genres et les lignes de démarcation entre les sexes, l’autre un peu plus axée sur la fine amor comme une forme de réponse littéraire, « anticléricale » ou « résistante » dans le cadre de la réforme grégorienne, et la troisième, sans doute un peu moins sociale ou psychologique et, de fait, plus prudente et moins spéculative aussi, basée sur une analyse qui se situe plus au niveau littéraire et au cœur des textes.
En vous souhaitant une bonne écoute et une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
PS ; vous aurez certainement reconnu, tout au long de cet article, des miniatures (quelque peu retouchées par nos soins) du Codex Manesse, célèbre manuscrit ancien allemand, contenant près de 700 chansons d’amour courtois.