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Tout un bestiaire médiéval à l’encontre d’un amant courtois

Enluminure médiévale de Guillaume de Machaut

Sujet  : musique médiévale, chanson médiévale, maître de musique, chanson, amour courtois, chant polyphonique, ballade, bestiaire médiéval, moyen-français, manuscrit médiéval.
Titre  : «En cuer ma dame une vipère maint»
Auteur  :  Guillaume de Machaut (1300-1377)
Période  : XIVe siècle, Moyen Âge tardif
Interprète  :  Ensemble Ferrara
Album  : Machaut, Mercy ou mort. Chansons et motets d’amour (1998)

Bonjour à tous,

ans un précédent article, nous vous parlions d’un concert de musique médiévale qui se donnera, prochainement, à la tour Jean-sans-Peur de Paris. Pour faire suite à ce billet, nous approcherons, aujourd’hui, dans le détail, une des pièces mises à l’honneur dans ce concert. Il s’agit d’une chanson courtoise de Guillaume de Machaut sur le thème du bestiaire médiéval et ayant pour titre : « En cuer ma dame une vipère maint« .

Une vipère au cœur d’une dame indifférente

Ce chant polyphonique du maître de musique du Moyen Âge tardif est une ballade à 3 voix dans le pur style de l’Ars nova. En bon amant courtois, le poète désespère et se meurt devant l’indifférence de sa dame tout en lui restant attaché et loyal. Pour invoquer la dureté de cette dernière envers lui et l’étendue de ses propres souffrances, le compositeur n’hésitera pas à faire appel au bestiaire médiéval et, notamment, aux plus terribles animaux venimeux et à sang froid qui soient : la vipère, le scorpion ou encore le basilic.

Si l’on connait bien les dangers des deux premiers, le basilic peut nous être moins familier. Créature mythique redoutée, ce monstre reptilien possède un corps de serpent avec une tête d’oiseau et on le trouve même représenté avec des pattes. Extraordinairement venimeux, il peut, dit-on, d’un seul regard endormir ses proies, voir les occire à distance. Contre toute attente, le seul animal capable de le vaincre serait la « redoutable » belette (dans les bestiaires médiévaux, le lapin des Monty Python ne semble jamais très loin). Cet atavisme entre la belette et le basilic vous explique l’enluminure en tête de cet article. On y découvre, en effet, un basilic ayant endormi ou empoisonné une victime, troublé dans sa quiétude par une téméraire belette.

Pour revenir au contenu de cette chanson tirée de La Louange des Dames de Guillaume de Machaut, si l’on connait assez bien les souffrances habituelles de l’amant courtois face à l’indifférence ou au manque d’empathie de son élue, il faut avouer que l’auteur médiéval nous met, ici, face à une description sentimentale aussi éloquente que cruelle. Toute proportion gardée, sa soumission affichée face à ses douloureuses déconvenues pourrait presque friser une forme de « masochisme » si on la transposait de manière moderne. On pense notamment à des phrases comme « Et son Regard se rie et éprouve une grande joie de voir mon cœur qui fond et frit et brûle« . Est-ce le regard de « Refus » personnifié ou celui de la dame ? Sans doute appartient-il plus à cette dernière. Dans tous les cas, cela nous emmène, un peu plus loin, que de la simple l’abnégation de la part du loyal amant.

Aux sources manuscrites de cette chanson

Manuscrit médiéval de la chanson "En cuer ma dame une vipère maint" de Guillaume de Machaut

On peut retrouver cette ballade de Guillaume de Machaut dans un certain nombre de manuscrits médiévaux ou renaissants. Pour vous en fournir la partition, nous avons choisi de vous la présenter telle qu’on la trouve dans le manuscrit médiéval Français 9221 (photo ci-dessus). Daté de la toute fin du XIVe siècle, cet ouvrage contient une grande partie de l’œuvre du compositeur et poète, sur 243 feuillets. Il est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF (consulter en ligne).

Pour la transcription de cette chanson médiévale en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage Guillaume de Machaut Poésies lyriques de Vladimir Chichmaref, paru chez Honoré Champion au début du XXème siècle (1909). Ci-dessous, nous vous en proposons une interprétation par l’Ensemble médiéval Ferrara.

L’ensemble médiéval Ferrara à la découverte
de l’Europe musicale médiévale

L’ensemble Ferrara s’est formé au début des années 80, dans la ville de Bâle. On le sait, la cité est privilégiée sur la scène médiévale grâce à sa prestigieuse Schola Cantorum Basiliensis, école spécialisée dans l’apprentissage des musiques anciennes. Il n’y a guère de coïncidence dans tout cela puisque le directeur et fondateur de l’ensemble Ferrara, Robert Crawford Young y a enseigné le luth et la musicologie, dès l’année 1982, après avoir lui-même suivi, un cursus au conservatoire de Boston. Installés dans ce cadre privilégié, cette formation médiévale et son fondateur ont pu puiser dans une grande réserve de musiciens, issus eux-mêmes de l’école suisse.

Robert Crawford Young - directeur de l'ensemble médiéval Ferrara et du Project Ars Nova

En terme de contribution à la scène des musiques anciennes, on peut encore ajouter au crédit de ce pédagogue doublé d’un talentueux joueur de luth et d’instruments à cordes, la création de l’ensemble Project Ars Nova (PAN) dont nous vous avions déjà dit un mot dans un article précédent. En réalité, les deux formations médiévales PAN et Ferrara ont été formées pratiquement simultanément par Crawford Young et s’intéressent toutes deux à un répertoire à la lisière de la renaissance et du Moyen Âge tardif.

L’ensemble Ferrara a été particulièrement actif de 1988 à 2010, en matière de discographie. Il a laissé, pour l’instant, à la postérité 10 albums et 2 compilations. Sa période de prédilection s’étend du XIVe au XVe siècle et couvre une zone aussi large que la France, l’Angleterre et l’Italie et même l’Allemagne médiévale.

Guillaume de Machaut, Mercy ou mort, l’album

Album de musique médiéval sur Guillaume de Machaut

L’album dont est tiré la chanson du jour date de 1998. Il a pour titre : Guillaume de Machaut, Machaut, Mercy ou mort. Chansons et motets d’amour. Entièrement dédié au célèbre compositeur médiéval, il propose, sur un peu plus de 1 heure 15 de durée, 20 pièces de Guillaume de Machaut entre ballades, motets, rondeaux et virelais. Originellement édité chez Arcana, on peut encore en trouver quelques exemplaires à la vente. Voici un lien utile pour plus d’informations.

Musiciens ayant participé à cet album

Kathleen Dineen (soprano, harpe), Lena Susanne Norin (alto), Eric Mentzel (ténor), Stephen Grant (basse), Karl Heinz Schickhaus (dulcimer), Randall Cook (vielle, chifonie), Crawford Young (guiterne)


En cuer ma dame une vipère maint
en moyen-français avec traduction

En cuer ma dame une vipère maint
Qui estoupe de sa queue s’oreille
Qu’elle n’oie mon doleureus complaint :
Ad ce, sans plus, toudis gaite et oreille.
Et en sa bouche ne dort
L’escorpion qui point mon cuer à mort ;
Un basilique a en son dous regart.
Cil troy m’ont mort et elle que Dieus gart.

Dans le cœur de ma dame, une vipère demeure,
Qui, de sa queue, bouche son oreille,
Afin qu’elle ne puisse entendre ma dolente complainte :
Voilà, sans plus, ce qui la tient toujours en alerte.
Et, dans sa bouche, jamais ne dort
Le scorpion qui perce mon cœur à mort ;
Et un basilic repose, encore, dans son doux regard.
Ces trois là m’ont tué, quant à elle que Dieu la garde.

Quant en plourant li depri qu’elle m’aint,
Desdains ne puet souffrir qu’oir me vueille,
Et s’elle en croit mon cuer, quant il se plaint,
En sa bouche Refus pas ne sommeille,
Eins me point au cuer trop fort ;
Et son regart rit et a grant deport,
Quant mon cuer voit qui font et frit et art.
Cil troy m’ont mort et elle que Dieus gart.

Quand en pleurs je la supplie de m’aimer,
Dédain ne peut admettre qu’elle veuille m’écouter,
Et si elle prête foi à mon cœur, lorsqu’il se plaint,
Dans sa bouche, Refus ne sommeille jamais,
Ainsi me perce-t-il le cœur avec force ;
Et son Regard se rit et éprouve une grande joie
De voir mon cœur qui fond et frit et brûle.

Ces trois là m’ont tué, quant à elle que Dieu la garde.

Amours, tu scez qu’elle m’a fait mal maint
Et que siens sui toudis, vueille ou ne vueille.
Mais quant tu fuis et Loyautés se feint
Et Pitez n’a talent qu’elle s’esveille,
Je n’y voy autre confort
Com tost morir ; car en grant desconfort
Desdains, Refus, regars qui mon cuer part,
Cil troy m’ont mort et elle que Dieus gart.

Amour, tu sais qu’elle m’a fait maintes maux
Et que je lui appartiens pour toujours, que je le veuille ou non,
Mais quand tu fuis et que Loyauté se dissimule
tandis que Pitié n’a aucune envie qu’elle s’éveille,
Je ne trouve d’autre consolation
Que de mourir au plus vite ; car, à mon grand découragement,
Dédain, Refus et Regard me brisent le cœur,
Ces trois là m’ont tué, quant à elle que Dieu la garde.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

NB : l’enluminure en en-tête représente un basilic. Elle provient du manuscrit Royal MS 12 C XIX Bestiarum uocabulum proprie conuenit Incipit : liber de naturis bestiarum et earum significationibusCe superbe bestiaire médiéval est conservé à la British Library (à consulter en ligne ici). Il est daté du tout début du XIIIe siècle.

Béstiaire médiéval et concert ars nova à la Tour Jean-Sans-Peur

Concert médiéval Tour Jean Sans Peur de Paris

Sujet : musique médiévale, ars nova, bestiaire médiéval, tour médiévale, concert médiéval, moyen-âge tardif.
Période : XIVe siècle, XVe siècle
Evénement : Concert « Une vipère en cuer »,
Interprètes : ensemble Palin-e
Lieu: Tour Jean-sans-Peur, 
20 Rue Étienne Marcel, 75002 Paris
Dates : Samedi 23 avril 2022 (19h-20h15)

Bonjour à tous,

e 23 avril 2022, la Tour Jean-sans-Peur ouvrira sa programmation musicale de saison avec un concert centré sur les chants polyphoniques et l’ars nova du moyen-âge tardif. Donné par l’ensemble médiéval Palin(e) (ou Palin-e), cet événement prometteur affiche une programmation sur le thème du bestiaire médiéval avec un focus particulier sur les reptiles et autres animaux rampants à venin ou écailles.

« Une vipère en cuer« , par l’ensemble Palin(e)

Affiche Concert médiéval à la tour Jean-Sans-Peur de Paris

Du point de vue musical, le concert de Palin(e) explorera un répertoire qui s’étend du XIVe au XVe siècle. L’ars nova de France et d’Italie y sera donc à l’honneur et on pourra retrouver une grande variété de chants polyphoniques, entre madrigaux et ballades à plusieurs voix, mais aussi des contrafacta et quelques estampies.

Les pièces anonymes y côtoieront des compositeurs plus célèbres du moyen-âge tardif et des grands noms comme Guillaume de Machaut, Francesco Landini, Jacopo de Bologna, Donato da Cascia y seront représentés. Du côté des sources manuscrites, on retrouvera des musiques et chansons issues d’ouvrages aussi connus que le Codex Squarcialupi (Mediceo Palatino 87), le Codex Faenza ou encore le manuscrit de Londres (ms. 29987).

Programme musical

Selvaggia fera di Diana serva, Francesco. Landini – L’aspido sordo, Donato da Cascia – Tre fontane, Anonyme – Langue puens envenimée, Anonyme – De tout flors, Anonyme – Une vipère en cuer ma dame maint, Guillaume de Machaut – Phyton le mervilleus serpent, Guillaume de Machaut – Lamento di Tristano, La Rotta, Anonyme – Pianze la bella Iguana, Anonyme – Bel fiore dança, Anonyme – Si come al canto della bella Yguana, Jacopo da Bologna.

Membres du groupe Palin(e)

Enluminure bestiaire médiéval lézard

Maud Haering (chanteuse soprano), Luc Gaugler (musicien, vièle à archet), Olivier Camelin (musicien, organetto, direction)

Pour plus d’informations, voir le site officiel de la Tour Jean-sans-Peur. Pour en dire un mot, cette tour médiévale très dynamique au cœur de la capitale propose de nombreuses événements et expositions toute l’année (dont certaines sont même à louer). A noter que sur le site web de ce monument classé, vous trouverez également des supports pédagogiques et des jeux pour les plus jeunes. Ce concert de la formation Palin(e) s’inscrit dans une série d’événements prévus sur place, d’avril à juin, autour de la jeunesse au moyen-âge (exposition, conférences, spectacles divers, …)

Voir notre article précédent sur la tour Jean Sans Peur

En vous souhaitant une excellente journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes

NB : les enluminures (vipère dans l’en-tête et lézard dans le corps de l’article) sont toutes tirées du manuscrit Royal MS 12 C XIX Bestiarum uocabulum proprie conuenit Incipit : liber de naturis bestiarum et earum significationibusDaté du début du XIIIe siècle ( 1200-c 1210), ce superbe bestiaire médiéval est conservé à la British Library (à consulter en ligne ici).

Fais ce que dois, un virelai de moralité d’Eustache Deschamps

Ballade Médiévale Eustache Deschamps

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, poésie, Virelay, devoir, poésie morale, bienséance, virelai.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Fay tousjours ce que tu doys»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T IV,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

ous repartons, aujourd’hui, à l’exploration de l’œuvre d’Eustache Deschamps. Ce poète du Moyen Âge tardif, qui a vécu entre la deuxième partie du XIVe et le début du XVe siècle, nous a laissé une œuvre abondante en moyen-français, aux thèmes extrêmement variés.

Les vertus de l’homme de bien

Manuscrit Français 840 - poésie médiévale de Eustache Deschamps
Français 840 les œuvres d’Eustache Deschamps

Une fois de plus, nous délaisserons la partie la plus courtoise et sentimentale de son héritage, pour aller vers sa poésie plus morale et sociale. L’occasion nous en sera donnée par un virelai qui se présente, à la fois, comme une leçon de conduite, d’éthique et de vie. Les valeurs qu’Eustache y adresse sont assez nombreuses : maintien et calme face à l’adversité, droiture et éloge du contentement, le tout dans la douceur et la courtoisie. Ce sont là les qualités de l’homme de bien.

Quant aux écueils à éviter, ils sont eux aussi trempés de morale sur fond chrétien : convoitise, envie, malhonnêteté, vaine poursuite des mérites mondains; etc… Au bout du chemin, le temps d’une étincelle, la vie est déjà passée. La leçon reste simple, mais profonde. Etonnement, la fin de ce virelai est presque prémonitoire puisque cet auteur médiéval s’est éteint à soixante ans. Or, c’est l’âge qu’Eustache mentionne lui-même dans la dernière strophe de cette poésie comme celui pour l’homme de tirer sa révérence.

Sources historiques et œuvre d’Eustache

Vous pourrez retrouver ce virelai dans le manuscrit médiéval Français 840, conservé à la BnF et accessible à la consultation sur Gallica. Pour sa transcription en graphie moderne, nous continuons de nous baser sur les ouvrages du Marquis de Queux de Saint-Hilaire et de Gaston Raynaud et leur publication de l’œuvre complète d’Eustache Deschamps, dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

Illustration poésie médiévale d'Eustache Deschamps avec enluminure

Fay tousjours ce que tu doys
dans le moyen-français d’Eustache

NB : Le moyen français des XIVe et XVe siècles se comprend assez bien mais il peut présenter quelques difficultés cachées, voire quantité de faux-amis ou de mots dont le sens a notablement évolué depuis. Aussi, pour une meilleure compréhension, nous vous fournissons quelques clefs de vocabulaire.

Fay tousjours ce que tu doys :
Ne t’esbahy se tu voys
Aucune chose grevayne
* (fâcheuse) ;
Ce qui puet avenir veigne :
Dieux cognoist tout une foys.

Convoitise ne te praigne,
N ‘envie ne te souspraigne ,
Maiz soyes douls et courtoys,
Qu’au fort
* (à la fin) li mauvaiz ont payne
Et renommée villayne,
Et les bons bien, car c’est droiz*
(juste).

Maulx regne un temps comme roys
Et fait les bons trop destroys
(1),
Puis chiet
(*de chaoir : choir) par cause soudayne ,
Et biens tient droite s’ansaigne
(2) .
Pour ce dy celon les droys :
Fay tousjours ce que tu doys.

Que vault richesse mondayne
Mal acquise ? n ‘est pas sayne ;
Mieux vaudroit mangier ses poys
Et boyre yaue*
(eau) de fontayne,
Que consentir chose vayne
Ne pechier pour avoir voys
(3).

Soixante ans ne sont c’un moys
Ou un jour souventesfoys ,
Que la mort vient tressoudayne
Qui le corps et l’ame enmayne ;
Si te conseille a mon choys :
Fay tousjours ce que tu doys.

(1) destreindre : tourmenter, angoisser
(2) Son enseigne : bannière, banderole de la lance
(3) posséder renommée, faire autorité


En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : l’enluminure de premier plan sur l’image d’en-tête, ainsi que sur l’illustration, est tirée du manuscrit ms 1130 : Les trois pèlerinages et le Pèlerinage de la Vie Humaine de Guillaume de Digulleville (moine et poète français du Moyen Âge central (1295-1360). Elle représente le pèlerin en route pour la Jérusalem céleste. Ce manuscrit de la deuxième moitié du XIVe siècle est actuellement conservé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris. Il peut être consulté en ligne ici.

Idées reçues : des sorcières au Moyen Âge avec Martin Blais

Martin Blais, médiéviste et philosophe

Sujet : citations, Moyen Âge, idées reçues, barbarie, modernité, révolution, technologie, Moyen Âge, préjugés, sorcellerie, sorcières, livres.
Période : renaissance, XVIIe siècle, XVIIIe
Auteur : Martin Blais
Ouvrage : Sacré Moyen Âge (1997)

Bonjour à tous,

omme nous l’avons mentionné à l’occasion de l’actuelle exposition sur les sorcières du KBR Museum, s’il existe un préjugé qui a la vie dure au sujet du Moyen Âge, c’est bien cette vision de centaines, quand ce n’est de milliers, de femmes exécutées par l’Eglise, sous l’accusation abusive de sorcellerie. Bûchers à perte de vue et leurs feux meurtriers, justice ecclésiastique arbitraire, en réalité, tous ceux qui s’intéressent de plus près au monde médiéval savent que tout est faux dans ce type d’affirmation. La période n’est pas la bonne, l’exécuteur non plus, comme nous allons le voir dans l’extrait du jour.

Sorcières, bûchers et bras séculier

Une fois de plus, c’est à Martin Blais (1924-2018) et son ouvrage Sacré Moyen Âge que nous emprunterons ce passage. Cet écrivain, philosophe et enseignant canadien très prolifique, est loin d’être le seul à avoir écrit sur les idées reçues à l’encontre du Moyen Âge. De nombreux médiévistes s’y sont attelés, mais son ouvrage a l’avantage d’être digeste et accessible. Si ces questions vous interpellent mais que vous n’avez pas envie de lire une encyclopédie, ce petit bouquin pourrait donc être un bon point de départ.

Avant de partager cet extrait et pour ceux qui penseraient que si le Moyen Âge n’a pas brûlé de sorcières, il a, tout de même, connu une inquisition massivement meurtrière, à l’encontre des hérétiques ou contradicteurs de toutes sortes. Ajoutons qu’il s’agit, là encore, d’une affirmation à nuancer. Contre toute attente, le film Le Nom de la Rose n’est pas vraiment représentatif des temps médiévaux et, jusqu’à très récemment, des historiens très sérieux se sont même évertués à déconstruire l’inquisition médiévale et sa légende noire.

Citation illustrée de Martin Blais sur les préjugés sur le Moyen Âge

« Contrairement à ce que l’on pourrait penser, c’est de 1580 à 1640 que la chasse aux sorcières connut sa plus forte intensité : 1580, c’est le XVI e siècle, c’est la Renaissance ; 1640, c’est le XVII e siècle. On reste songeur. Eût-il été plus juste que mon encyclopédie note : « À la Renaissance et au XVII e siècle, on brûlait les sorcières » ? Quel choc ! Toutes les horreurs du passé ne doivent-elles pas s’entasser dans la grande poubelle de l’histoire, le Moyen Âge ? Stupéfiant, mais le prestigieux XVII e siècle appartient à l’époque qui s’est le plus tristement signalée par sa lutte barbare contre les sorciers et les sorcières. Même le XVIII e en a été entaché.

Enluminure sorcière manuscrit médiéval
 » Des Vaudoises » enluminure du XVe (1)

Une autre surprise nous attend. Les pays qui se livrèrent avec le plus de sévérité à la chasse aux sorcières furent tout d’abord l’Allemagne, puis la Suisse et l’Écosse. Pour une population de quatre millions d’habitants, l’Angleterre a allumé mille bûchers ; la France n’en a pas allumé davantage pour une population cinq fois supérieure. Pour une population comparable à celle de l’Angleterre, la Scandinavie a allumé deux mille bûchers. La persécution a été à peu près inexistante en Italie, en Espagne et au Portugal.

À partir de la Renaissance, c’est le « bras séculier » qui poursuit les sorciers et les sorcières. Le « bras séculier », c’est-à-dire l’autorité civile et non pas l’Église et son Inquisition, tristement célèbre. Quelques exemples. En Lorraine sévit un redoutable chasseur de sorcières, Nicolas Rémy, grand juge et procureur général de 1576 à 1591. Cet homme abominable a envoyé au bûcher environ trois mille sorciers et sorcières. En 15 ans, trois fois plus de victimes, à lui seul, que pendant tout le millénaire du Moyen Âge. »

Martin BlaisSacré Moyen Âge (1997)

(1) Cette enluminure est tirée de l’ouvrage, « Le Champion des dames », de Martin Le Franc, Prévost de l’église de Lausanne. Ce manuscrit médiéval, daté du milieu du XVe siècle, est conservé à la BnF sous la référence MS Français 12476 . En marge du Feuillet 105v, cette femme volant sur son balais a pour légende « Des Vaudoises », autrement dit « des sorcières », « des adoratrice de Satan ». On utilisait cette appellation en référence à l’hérésie vaudoise. Sur le feuillet, cette illustration est accompagnée d’un autre du même type.


Voilà donc une idée reçue de plus sur le Moyen Âge à évacuer ! Pour compléter voici quelques articles utiles :

couverture livre Fréderic Effe - Roman d'aventure médiévale

Si la sorcellerie et le monde médiéval vous intéressent, vous pouvez aussi découvrir notre roman d’aventure. Il a pour cadre le XIIIe siècle et raconte l’histoire d’un médecin alchimiste en prise à d’étranges phénomènes. Pour les fêtes de fin d’année, le format ebook reste encore en promotion à moins de 2.99€ . Si vous appréciez notre site et nos contenus, c’est un excellent moyen de nous montrer votre soutien, tout en plongeant dans une histoire inédite.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

NB : l’impressionnante enluminure utilisée pour l’image d’en-tête est tirée du manuscrit médiéval Les Grandes Chroniques de France. Cet ouvrage, daté du milieu du XIVe siècle, est actuellement conservé à la bibliothèque du British Museum sous la référence Royal MS 16 G V (voir en ligne). L’illustration raconte l’histoire de la reine mérovingienne Frédégonde (545-597) et quelques-unes de ses « frasques ». Cette souveraine ambitieuse et impitoyable du haut Moyen Âge n’eut guère de chance avec ses héritiers mais elle réussit tout de même à mettre Clotaire II sur le trône après bien des stratagèmes et des assassinats.

D’après les grandes Chroniques de France, Frédégonde fit condamner le préfet Mummol (Mammolus) en utilisant un stratagème assez semblable à celui qu’elle aurait utilisé pour faire condamner Clovis : l’accusation de magie ou de sorcellerie. Pour Mummol, elle aurait même choisi un groupe de femmes vraisemblablement innocentes, qu’elle força à avouer leur méfait. Les malheureuses furent brûlées, torturées et décapitées. Mammolus fut exécuté lui aussi. L’enluminure représente ces infortunées victimes et sorcières de circonstance » ainsi que la pendaison de Mammolus sous le regard de la reine. Dans sa troisième partie, on voit Frédégonde faire fondre tout l’or et tout l’argent de son défunt fils Théodoric afin qu’il ne resta nulle trace de ses possessions qui put attiser l’immense douleur de sa perte. L’histoire conte qu’elle avait fait de même pour la garde-robe de ce dernier et pour les mêmes raisons.