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Le comte Lucanor de Don Juan Manuel : contenu, détail, sources et une lecture audio

armoirie_castille_europe_medievale_espagne_moyen-ageSujet  : auteur médiéval, conte moral, morale politique,  Espagne Médiévale, fable médiévale, littérature médiévale, lecture audio,
Période  : Moyen-âge central ( XIVe siècle)
Auteur  :  Don Juan Manuel (1282-1348)
Ouvrage  :  Le comte  Lucanor, traduit par  Adolphe-Louis de Puibusque (1854)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous avons le plaisir de revenir, aujourd’hui, sur  Don Juan Manuel de Castille et de León, prince de Villena, duc de Peñafiel et d’Escalona, grand chevalier et seigneur de l’Espagne médiévale des XIIIe et XIVe siècles.

Cette fois-ci, c’est à travers l’étude concrète d’un des plus célèbres de ses écrits  que nous approcherons cette noble figure du moyen-âge européen. En plus de son épopée digne de plus belles fictions, contre le souverain  Alphonse XI,  qui se conclut, longtemps après, par leur alliance, contre l’envahisseur sarrasin, Don Juan Manuel a laissé à la postérité un ouvrage qui compte pour beaucoup dans la littérature médiévale espagnole  :   Le Comte Lucanor.

Le comte Lucanor :
contenu, sources et inspirations

D’un style épuré et très accessible, l’ouvrage présente une cinquantaine de  « ejemplos » (exemples) qui sont, en fait, des contes assez courts, tous construits sur le même modèle : pris de doutes, le comte Lucanor (personnage fictionnel) interroge son conseiller du nom de Patronio sur un point  particulier : stratégie militaire, politique, économique ou simplement code de morale et de conduite. L’homme lui répond de manière avisée et son intervention donne lieu à l’approbation du noble qui, à son tour, fait quelques vers pour résumer l’enseignement et en tirer une morale.

Manuscrits anciens

comte-lucanor_manuscrit-ancien_don-juan-manuel_litterature_Espagne-medievale_moyen-age_sLe premier manuscrit du Comte Lucanor fut redécouvert à la fin du XVIe siècle, au couvent des frères prêcheurs de Saint-Paul de  Pañafiel, par l’écrivain et historien Gonzalo Argote de Molina  qui le fit imprimer et redécouvrir aux lecteurs espagnols d’alors. Dans le courant du XIVe, le manuscrit original avait été légué aux dominicains du monastère de l’endroit (détruit depuis) que Don Juan Manuel avait lui-même fondé.

Du point de vue des sources, il ne demeure que trois copies du Comte Lucanor, toutes partielles, conservées à Madrid. Par la grâce des nouvelles technologies et le travail de la Bibliothèque Nationale d’Espagne, on peut, de nos jours, consulter deux de ces manuscrits anciens en ligne :  le MSS 6376 daté des XIVe, XVIe siècles (photo ci-dessus) et le MSS 18415 daté du XVIe (photo plus bas dans l’article)

Aux origines du Comte Lucanor

Concernant les sources d’inspiration de l’ouvrage, elles sont d’origines assez diverses même si on lui reconnaît, en général, certaines influences orientales ou indiennes. Certains de ces contes puisent également dans des anecdotes inspirées directement de l’Histoire médiévale pré-contemporaine de l’auteur et notamment de l’Estoria de España, engagée sous le règne d’Alphonse X et à son initiative.

Les métaphores employées dans ces « exemples » peuvent être occasionnellement animalières et versées du côté de la fable.  L’inspiration vient alors d’Esope ou de Phèdre, mais elle ne se conforme pas toujours à la narration ou aux morales des auteurs originels. C’est d’ailleurs le cas du conte du jour ; comme dans une fable d’Esope (reprise également par La Fontaine), il met en scène un Coq perché sur un arbre et un renard désireux de lui régler son compte,  mais lors que le coq du fabuliste grec s’en tirait par une ruse, en invoquant la venue de chiens imaginaires à son secours, le volatile de basse-cour connaîtra un sort moins enviable, sous la plume du noble espagnol.

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Enfin, toujours au titre des inspirations ayant présidé à la rédaction du Comte Lucanor, pour qui s’est un peu penché sur la vie mouvementée de Don Juan Manuel, on ne peut évidemment s’empêcher de faire des ponts entre les préoccupations réelles de gouvernance de ce dernier ou encore la convoitise ou les menaces réelles représentées par ses voisins, et celles qui sont exprimées dans ce livre. A ce sujet et pour en posséder quelques clés, nous vous invitons à redécouvrir l’article biographique que nous avions fait sur l’auteur  :  Don Juan Manuel, portrait d’un noble seigneur dans l’Espagne déchirée du XIVe siècle .

Lecture audio & retranscription de l’exemple XII

Pour avancer plus concrètement dans la découverte de cet ouvrage médiéval, nous vous proposons de découvrir de deux façons et à votre préférence,  l’exemple XII, De ce qui advint à un renard avec un coq  : la première est une lecture audio réalisée par nos soins, la seconde  est une recopie littérale de la version traduite du Comte Lucanor par Aldophe-Louis Puibusque (1801-1863) en 1854.

Lecture audio : le comte Lucanor, exemple XII. du coq et du renard

Exemple XII
De ce qui advint à un renard avec un coq

L_lettrine_moyen_age_passion_citatione comte Lucanor s’entretenait un jour avec son conseiller : « Patronio, lui dit-il, vous connaissez l’Etat que j’ai reçu du Ciel ; quoique vaste, il n’est pas d’un seul tenant ; j’ai des villes très-fortes, d’autres qui le sont moins, et il en est plusieurs où je croirais n’avoir rien à redouter de personne si elles n’étaient pas trop éloignées les unes des autres ; or, quand j’ai maille à partir avec les seigneurs mes vassaux ou avec mes voisins, ceux qui se disent mes amis ou qui veulent passer pour mes conseillers me font grand peur de cet isolement. A leur avis, je ne dois ni m’écarter du centre de mon domaine, ni sortir des meilleures forteresses ; comme votre loyauté ne m’est pas moins connue que votre expérience en pareille matière, veuillez m’indiquer, je vous prie, la conduite que je dois tenir le cas échéant.

– Seigneur comte, répondit Patronio, on l’a souvent dit, et je le répète aujourd’hui avec une conviction profonde, rien n’est plus dangereux que de donner des conseils dans les affaires graves et douteuses. Pour bien conseiller, il faudrait être certain du résultat ; et que de fois l’événement ne trompe-t-il pas notre calcul ! Ce qu’on avait jugé mauvais produit du bien, ce que l’on croyait bon produit du mal ; en outre, l’homme loyal et sincère a plus à perdre qu’à gagner en conseillant de son mieux : si, en effet, le conseil qu’il donne à d’heureuses suites, son unique récompense est d’avoir fait son devoir ; tandis que si la chance vient à tourner, on fait retomber sur lui tout le tort de la déconvenue : croyez donc que je m’abstiendrais volontiers en cette circonstance, car j’entrevois plus d’un doute et d’un danger ; mais votre prière est un ordre pour moi, et il ne me reste qu’à vous demander la permission de vous conter, avant tout, ce qui advint au coq avec le renard.

– Volontiers, dit le comte Lucanor; et Patronio poursuivit ainsi :

– Seigneur comte, un laboureur qui habitait une montagne élevait des poules et des coqs ; un jour il arriva qu’un de ces coqs s’éloigna du logis et se mit à trotter vers la plaine. Un renard l’ayant aperçu, se glissa en tapinois pour le saisir : le coq n’eut que le temps de sauter sur un arbre isolé ; le renard, d’abord confus d’avoir manqué son coup, réfléchit au moyen qu’il pourrait employer pour déloger le coq de son refuge et en faire sa proie. Il commença par le saluer amicalement, lui adressa de douces paroles, et le pria avec insistance de continuer sa promenade, lui jurant qu’il n’avait rien à craindre. Le coq refusa net ; alors le renard, changeant de ton, passa de la flatterie à la menace : « puisque tu te méfies de moi, s’écria-t-il, je saurai bien t’approcher de gré ou de force. » Le coq, qui se sentait en sûreté, se moqua de sa colère ; le renard, après avoir tenté de l’intimider par ses discours, se mit à ronger l’arbre avec ses dents et à le frapper avec sa queue ; le coq aurait dû en rire, il s’effraya, prit son vol, et alla, non sans peine, se percher sur un autre arbre. Le renard voyant son trouble ne lui laissa pas le temps de se remettre, il le poursuivit à outrance, et l’ayant ainsi débusqué d’arbre en arbre, il parvint à l’éloigner de la montagne, l’attrapa et le mangea.

Et vous, Seigneur comte Lucanor, dont la condition est de subir tant d’épreuves, évitez avec un égal soin de prendre l’alarme au premier signal d’un danger imaginaire, et de ne pas tenir assez de compte d’un danger réel. Quoiqu’il arrive, n’abandonnez pas plus la défense de vos petites villes que celle de vos grandes ; il serait insensé d’admettre qu’un homme tel que vous, avec des troupes et des vivres, ne peut tenir que derrière les murailles les plus épaisses. Si jamais, entraîné par de fausse alarmes, vous désertiez une de vos places, soyez certain qu’on vous chasserait ainsi de ville en ville, et qu’il n’y aurait plus aucun rempart asse solide pour vous, car plus vos gens se décourageraient à votre exemple, plus vos ennemis deviendraient audacieux, ils ne poseraient les armes qu’après vous avoir tout enlevé ; si, au contraire, inébranlable dès le commencement, vous tenez ferme partout, comme le coq sur le premier arbre, ou plutôt comme l’assiégé qu’on cherche à épouvanter, soit par des tranchées, soit par des échelles ou tout autre machine, vous ne courrez aucun péril sérieux. Après tout, il n’y a que deux manières de prendre les places, en escaladant les remparts ou en les renversant. Dans le premier cas, les échelles n’atteignant pas les glacis, il est clair qu’on peut les repousser si on le veut bien ; dans le second cas, il faut beaucoup de temps pour faire brèche, et la résistance est plus facile que l’attaque ; donc, quand des villes tombent au pouvoir de l’ennemi, c’est toujours parce que les assiégés ont été vaincus par quelque besoin, ou parce qu’ils se sont manqué à eux-mêmes en s’effrayant sans motif. Petit ou grand, puissant ou faible, on doit ne rien entreprendre qu’après mûre réflexion, mais ne pas reculer d’un seul pas quand on s’est porté en avant ; il est moins périlleux de regarder le danger en face que de lui tourner le dos, et la preuve, c’est que dans une déroute, il meurt plus de fuyards que de combattants : voyez ce qui se passe entre un petit chien et un gros ; si le petit ne bouge pas et montre les dents, il parvient souvent à contenir son adversaire, mais s’il fuit, c’en est fait de lui, il est étranglé, et il n’échapperait point lors même qu’il serait plus grand et plus fort. « 

Le comte Lucanor goûta beaucoup ce conseil, il le suivit et s’en trouva bien. Don Juan estimant aussi que la leçon était bonne à retenir, la fit écrire dans ce livre, et composa deux vers qui disent ceci :

« TIENS FERME  ET    DEFENDS-TOI COMME UN HOMME DE COEUR,
LE DANGER LE PLUS GRAND EST CELUI DE LA PEUR. »

Tiré de  Le comte  Lucanor, traduit de l’Espagnol ancien
par  Adolphe-Louis de Puibusque (1854)


NB : je fais ici un petit erratum par rapport à la lecture audio. En plus de la version originale de A. Puibusque réédité chez Forgotten Books, il existe  une autre traduction française de cet ouvrage sortie chez Aubier Domaine Hispanique en 1998 et rééditée en 2014:  Le livre du comte Lucanor / Don Juan Manuel ; présenté et traduit du castillan médiéval par Michel Garcia.

En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes

le paysan et le serpent, une fable médiévale d’Eustache Deschamps en forme de ballade

poesie_fable_litterature_monde_medieval_moyen-ageSujet : poésie médiévale, morale, satirique, ballade, moyen français, fable, ingratitude
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre : « le paysan et le Serpent»
Ouvrage : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps , Georges Adrien Crapelet (1832)

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion copiaoici, pour aujourd’hui, une nouvelle fable médiévale à la façon d’Eustache Deschamps. Comme on le verra, elle n’est pas sans rappeler  le fabliau du pêcheur   (ou  fabliau des deux compères), que nous avions publié ici il y a quelque temps et dont nous avions même proposé une lecture audio.

Il y était question du peu de gratitude d’un homme manquant de se noyer, et qui, sauvé des eaux par un pêcheur charitable et étant malencontreusement blessé à l’oeil pendant l’opération, finissait, après avoir largement goûté à l’hospitalité de son bienfaiteur, par l’attaquer devant le tribunal pour en obtenir réparation.  Sous la forme d’un proverbe alors bien connu du moyen-âge, et même au delà de la France d’une partie de l’Europe médiévale, la morale du fabliau restait  implacable:

Raember de forches larron
Quant il a fait sa mesprison,
Jamès jor ne vous amera

Sauvez un larron de la potence
Une fois qu’il a commis son crime
Il ne vous aimera jamais pour autant

En fait de larron, la fable du jour met en scène un serpent et elle adresse plus largement l’ingratitude sous toutes ses formes. Elle fait partie des ballades de moralité de Eustache Deschamps et de ses poésies critiques dont il avait le secret.

A l’image des autres fables de l’auteur médiéval (voir Le Corbeau et le renard et encore les Souris et les Chats) celle-ci lui a été  directement inspirée par Esope (Le Laboureur et le Serpent). Elle a été aussi été reprise par La Fontaine, quelques siècles plus tard, sous le titre Le villageois et le serpent.  On se souvient de la morale enlevée qu’en tirait ce dernier :

    Il est bon d’être charitable,
            Mais envers qui ? c’est là le point. 
            Quant aux ingrats, il n’en est point 
            Qui ne meure enfin misérable.

Jean De LafontaineLe villageois et le Serpent

Dans le style de la ballade qu’il affectionne particulièrement, Eustache Deschamps oppose ici à une morale finale un joli vers qui scande la poésie tout du long et qui, au passage, invite à réfléchir par son « on » inclusif, même s’il ne l’est, au fond, pas tant que ça, pour l’auteur au moins :  « Mais on rent mal en lieu de bien, souvent. »

Ballade :  le paysan et le Serpent
d’Eustache Deschamps

J’ay leu et veu une moralité
Où chascuns puet assez avoir advis,
C’uns païsans, qui par neccessité
Cavoit terre, trouva un serpent vis
Ainsis que mort ; et adonques l’a pris,
Et l’apporta ; en son celier l’estent.
Là fut de lui péus* (de paistre, nourri, reconforté), chaufez, nourris :
Mais on rent mal en lieu de bien, souvent.

Car li serpens , plains de desloyauté,
Roussiaulx* (traître), et fel* (perfide,félon), quant il se voit garis
Au païsant a son venin getté ;
Par lui li fut mal pour bien remeris :
Par bien faire est li povres homs punis,
Qui par pitié ot nourri le serpent.
Moult de gens sont pour bien faire honnis :
Mais on rent mal en lieu de bien, souvent.

C’est grant doleur quant l’en fait amisté
A tel qui puis en devient ennemis ;
Ingratitude est ce vice appellé ,
Dont pluseurs gens sont au monde entrepris,
Rétribuens le mal à leurs amis,
Qui leur ont fait le bien communément.
Ainsis fait-on; s’en perdront paradis :
Mais on rent mal en lieu de bien, souvent.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com.
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Le renard et le corbeau, une fable d’Esope à la façon médiévale d’Eustache Deschamps

poesie_fable_litterature_monde_medieval_moyen-ageSujet : poésie médiévale,  satirique, morale, fables, métaphores animalières, Isopets, Ysopet, littérature médiévale, ballade, moyen-français
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle.
Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406)
Titre : « Le renard et le corbeau »
Ouvrage :  Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps, Georges Adrien Crapelet (1832)

Bonjour à tous,

O_lettrine_moyen_age_passionn le sait, en plus de ses centaines de ballades ou poésies, on doit à Eustache Deschamps quelques jolies fables. Nous avions déjà publié celle du chat et des souris et, aujourd’hui, nous partageons ici sa version du Renard et du Corbeau (ou l’inverse) que nous connaissons presque tous sous la plume de Jean de La Fontaine, pour l’avoir apprise sur les bancs de l’école.

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De Marie de France à Eustache Deschamps, pour aller jusque La Fontaine justement et pour ne citer qu’eux, il serait bien présomptueux de prétendre faire des échelles entre tous les auteurs qui se sont attaqués au genre de la fable depuis le célèbre   Esope : autres temps, autres langues, autres mondes. La proximité du francais du XVIIe siècle avec le nôtre (ou ce qui en demeure), autant que le talent stylistique de La Fontaine en ont fait invariablement l’un de ceux que l’on étudie le plus. Pourtant, qui aime les langues à travers le temps ne pourra que se laisser séduire par cette version médiévale du Corbeau et du Renard, autant que par la musicalité et les charmes du moyen-français du XIVe siècle, sous la plume d’Eustache Deschamps ; si cette dernière ne l’est pas toujours, elle se fait ici légère avec son très laconique et enlevé « On se déçoit par légièrement croire » qui vient scander cette fable, en manière de ballade. Pour peu, on aurait presque envie que Fabrice Luchini sorte un peu de sa fascination du XVIIe de La Fontaine et de Molière aux auteurs contemporains pour s’y essayer, en s’aventurant un peu sur des terres plus médiévales.

eustrache_deschamps_fable_poesie_medievale_auteur_moyen-age_tardifPour le reste, comme dans la reprise de la même fable, quelques siècles avant maître Deschamps  par  Marie de France, la viande qu’avait mis Esope dans le bec de son Corbeau s’est définitivement changée ici en fromage, mais le fond reste le même : perfidie et intérêts à peine voilés des flatteurs et des beaux parleurs, crédulité et naïveté des flattés, aveuglés par leur si beau reflet dans un si beau miroir et qui en redemandent. Vérités inchangées, Les métaphores animalières d’Esope ont  été taillées, indubitablement, pour traverser les âges. Bien sûr, chez Eustache Deschamps, les travers de la cour ne sont jamais loin et la vie curiale se niche encore entre les lignes de cette fable, même si l’on s’en voudrait de l’y restreindre.

Avant de lui céder la place, nous ne résistons pas au plaisir de citer, dans le verbe, la morale que faisait deux siècles avant lui, de cette même fable, la poétesse médiévale Marie de France (11601210) :

« Cis example est des orgueillox
Ki de grant pris sunt desirrox
Par lusenger  è par mentir
Les puet-um bien a gré servir.
Le Jur despendent follement
Pour fause loange de la gent »
« Ainsi est-il des orgueilleux
Qui de gloire sont désireux
Par tromperie et par mentir
On peut, à bon gré, les servir
Et ils dépensent follement
Pour les fausses louanges des gens. »

Corbel qui prist un Fromaisges ou
Dou Corbel è d’un Werpilz – Marie de France 

« On se déçoit par légièrement croire »
La fable du Renard et du Corbeau

Renart jadis que grant faim destraignoit
Pour proie avoir chaçoit par le boscage ;
Tant qu’en tracent, dessur un arbre voit
Un grant corbaut qui tenoit un frommage.
Lors dist renars par doulz et humble langaige
Beaus thiesselin (1), c’est chose clere et voire,
Que mieulx chantes qu’oisel du bois ramage :
On se déçoit par légièrement croire (2).

Car li corbauls le barat* (ruse) n’apperçoit,
Mais voult chanter; po fist de vasselage*(prouesse) ;
Tant qu’en chantant sa proye jus chéoit.
Renart la prist et mist à son usaige ;
Lors apperçut le corbaut son dommaige :
Sanz recouvrer perdit par vaine gloire.
A ce mirer se doivent foul et saige :
On se déçoit par légièrement croire.

Pluseurs gens sont en ce monde orendroit* (désormais),
Qui parlent bel pour quérir adventaige ;
Mais cil est foulz qui son fait ne congnoit,
Et qui ne faint à telz gens son couraige.
Gay* (geai) contre gay doivent estre en usaige ;
Souviengne-vous de la corneille noire
De qui renars conquist le pasturage :
On se déçoit par légièrement croire.

1) Thiesselin : nom donné au corbeau dans le Roman de Renard
(2) Légièrement : facilement. “On se fourvoie à être trop crédule”

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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Qui pendra la sonnette au chat ?, une fable médiévale d’Eustache Deschamps

poesie_fable_litterature_monde_medieval_moyen-ageSujet : poésie médiévale,  satirique, morale, fables, valeurs humaines, métaphores animalières, Isopets, Ysopet,  littérature médiévale,  ballade, français ancien,
Période  : moyen-âge tardif
Auteur  :  Eustache Deschamps (1346-1406)
Titre  : « Le chat et les souris »
Ouvrage  :  Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps, Georges Adrien Crapelet  (1832)

Bonjour à tous,

F_lettrine_moyen_age_passion-copiailles d’Esope, écrivain grec des VIIe et VIe siècles avant Jésus-Christ, dont on a fait l’illustre père bien avant La Fontaine, les fables se sont perpétuées avec succès dans la France du moyen-âge central.

Les fables au moyen-âge

Recopiées  tout d’abord en latin à partir des écrits de Phèdre, fabuliste du Ier siècle de notre ère, adaptateur d’Esope, mais aussi à partir des oeuvres du  fabuliste romain de langue grecque Babrius (IIe siècle) ou encore  du poète romain Avianus des IVe et Ve siècles, les fables gagneront leurs lettres de noblesse en anglo-normand et en français sous la plume de la célèbre poétesse Marie de France.  Un peu avant la fin du XIIe, cette dernière en écrira, en effet, plus de 100.

Enluminure,  Marie de France, Ms. 3142, BnF (retouche feuille d’or)

Sur l’ensemble, elle ne se contentera pas de retranscrire et de paraphraser l’héritage des auteurs latins et grecs des origines, elle créera aussi un bon nombre de fables inédites, consacrant là un véritable genre littéraire. Ses écrits seront,  par la suite,  largement repris contribuant à la diffusion du genre dans les siècles suivants. On les connaîtra alors sous le nom d’Isopets ou Ysopets, dérivés du nom de l’illustre Esope évoqué plus haut.  C’est indéniable, la satire de la comédie humaine derrière l’écran de l’image animalière séduit et ce n’est pas le Roman de Renart et son succès, dès la fin du XIIe et les débuts du XIIIe siècle qui viendront le démentir.

Ballade & Fable : Le chat et les souris d’Eustache Deschamps

Comme nous l’avions déjà évoqué dans un portrait précédent, au XIVe siècle et un peu plus près déjà du moyen-âge tardif, Eustache Deschamps s’essayera lui aussi au genre de la fable et même à quelques autres dérivés autour de la métaphore animalière. La fable du jour est devenue, sans nul doute, la plus célèbre d’entre elles qui se trouve être aussi une ballade. Elle doit, entre autre, son succès à son refrain : « Qui pendra la sonnette au chat?« .

Autrement dit : Qui viendra pendre le grelot au cou du chat ? Au moment de conseiller ou d’argumenter, tout le monde est bien d’accord, mais au moment d’agir et d’en avoir le courage, il en reste peu pour prendre le risque d’entreprendre une affaire périlleuse pour le bien de tous ? La question reste posée et ouverte dans cette fable qui inspirera d’ailleurs, à son tour, Jean de La fontaine dans son Conseil tenu par les Rats, et lui tirera cette morale :

« Ne faut-il que délibérer,
La cour en conseillers foisonne ;
Est-il besoin d’exécuter,
L’on ne rencontre plus personne. »

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Je treuve qu’entre les souris
Ot un merveilleux parlement
Contre les chas leurs ennemis,
A veoir manière comment
Elles vesquissent* seurement (* vécurent)
Sanz demourer en tel débat;
L’une dist lors en arguant :
Qui pendra la sonnette au chat?

Cilz consaulz fut conclus et prins ;
Lors se partent communément.
Une souris du plat pais
Les encontre et va demandant
Qu’om a fait: lors vont respondant
Que leur ennemi seront mat :
Sonnette aront ou coul pendant.
Qui pendra la sonnette au chat?

« Cest le plus fort », dist un rat gris
Elle demande saigement
Par qui sera cilz fais fournis.
Lors s’en va chascune excusant ; 
Il n’y ot point d’exécutant,
S’en va leur besongne de plat;
Bien fut dit, mais, au demeurant,
Qui pandra la sonnette au chat?

L’envoy

Prince, on conseille bien souvent,

Mais on puet dire, com le rat.
Du conseil qui sa fin ne prant :
Qui pendra la sonnette au chat?

Eustache Deschamps  (1346-1406)

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En vous souhaitant une belle journée.

Fred
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