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Tué par un éclair et ressuscité par un miracle ! La Cantiga de Santa Maria 311

Sujet :  musique  ancienne, galaïco-portugais, culte marial, miracle, vierge de Montserrat, résurrection, Moyen Âge chrétien, Catalogne.
Période : XIIIe siècle, Moyen Âge central
Titre :  Cantiga  Santa Maria 311,   O que diz que servir hóme aa Virgen…  
 Auteur : Alphonse X de Castille (1221-1284)
Interprète : Música Antigua
Album : Cantigas de Catalunya  (2007)

Bonjour à tous,

u cœur de l’Espagne médiévale et à la cour d’Alphonse X, on réunit les chants, les miracles et les louanges qui circulent alors sur les routes des pèlerinages des lieux dédiés à la vierge.

Demeurée célèbre, la compilation du XIIIe siècle présente des centaines de chants mariaux notés musicalement, qui ont traversé 700 ans d’histoire pour nous parvenir. Sur Moyenagepassion, nous avons entrepris, leur étude, depuis quelques années déjà, en nous efforçant de vous les présenter de manière commentée, avec leurs sources, des versions en musique par les plus grands ensembles du moment, mais aussi leurs traductions en français actuel. Après une petite pause, nous reprenons, aujourd’hui, le flambeau pour partir à la découverte de la Cantiga Santa Maria 311. Mais avant cela disons un mot du culte marial au Moyen-âge.

A propos des Cantigas et du culte marial

Bien au delà des frontières de la péninsule ibérique, les cantigas de Santa Maria d’Alphonse X ont ceci de précieux qu’elles témoignent d’un culte marial qui fut d’une très grande importance pour le monde chrétien occidental, à partir du Moyen Âge central.

Mère du « Dieu mort en croix« , on prête à la vierge le pouvoir d’intercéder auprès de lui pour le compte des hommes. Grande faiseuse de miracles pour qui la loue et la prie, elle a aussi la douceur et la compréhension d’une mère. De fait, parmi tous les auteurs médiévaux que nous avons pu étudier jusque là : De Rutebeuf à François Villon, en passant par différents trouvères et troubadours mais encore des poètes du Moyen Âge plus tardif, peu sont ceux qui n’aient pas écrit leur propre oraison à la vierge ou quelques louanges à son endroit. En littérature médiévale, l’amour qu’on lui voue empruntera même, aux XIIe et XIIIe siècles, chez certains auteurs religieux ou laïques, les voies de la lyrique courtoisie et de la fine Amor, donnant naissance à une poésie, toute en spiritualité et en retenue.

Le miracle de la Cantiga 311 : le pèlerin foudroyé et son ami mécréant

Enluminure de la Cantiga de Santa Maria 311 dans le chansonnier BNCF BR20 de la Bibliothèque de Florence (XIIIe-XIVe siècle).

A l’image de nombreuses Cantigas de Santa Maria, la CSM 311 conte l’histoire d’un miracle. Celui-ci porte plus particulièrement sur la vierge catalane de Montserrat et nous rapporte les infortunes d’un dévot habitué à la visiter, chaque année, en pèlerinage.

Ce corpus médiéval ne cesse de l’affirmer, la foi placée en la Sainte Marie peut tout et de bien des manières ; le miracle de la Cantiga 311 s’efforcera, une fois de plus, de l’établir. Il prendra même la forme du miracle ultime puisqu’il sera question ici de résurrection. Notons que ce n’est pas le seul de ce type dans le corpus des Cantigas d’Alphonse X ; nous avons eu l’occasion d’en étudier plusieurs de ce type (voir notre index de Cantigas de Santa Maria).

Ici, l’exemplarité de la dévotion sera pour les auditeurs, autant pour l’un des témoins directs de toute l’affaire. Bourgeois nanti, de peu de foi, ce dernier recevra, au passage, une double-leçon sur le mal fondé de ses doutes en les pouvoirs de la Sainte, autant que sur son avarice et son manque de largesse envers elle. A l’occasion de ce retour entre les lignes du chameau et du trou de l’aiguille, la boucle biblique sera donc bouclée (1).

Música Antigua et les cantigas d’Alphonse X

Pour nous accompagner en musique dans la découverte de ce chant marial, nous avons choisi de rester sur les routes d’Espagne, pour y profiter du talent et de l’œuvre majeure d’Eduardo Paniagua (voir son portrait détaillé ici). Avec son ensemble Música Antigua fondé en 94, ce musicien espagnol est, en effet, l’un des seuls à avoir couvert l’ensemble du répertoire des Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X. Il en a tiré de nombreux albums thématiques.

Loin de toute sophistication vocale, la version qu’il nous propose ici reste plutôt « ancrée ». Pour le dire autrement, on n’est plus proche d’une version à la René Zosso que d’une envolée soprano. Mais, finalement, peut-être reste-t-on, de cette façon, plus proche des origines de ces chants (orchestration mise à part) si on les imagine chantés sur des routes de pèlerinages.

Cantigas de Catatunya, Abadía de Montserrat

Sorti dans le courant de l’année 2007, l’album dont est tiré le chant marial du jour est intitulée : Cantigas De Catalunya, Abadía de Montserrat (Chants de Catalogne, abbaye de Montserrat) Sur 1h15 d’écoute, on colle donc dans la logique thématique chère à Edouardo Paniagua, au moment d’aborder ce vaste corpus de plus de 400 pièces.

Cantigas de Catalunya - Album de l'ensemble Musica Antigua sous la direction de Eduardo Paniagua.

Comme son titre l’indique, cette production vous permettra, à travers huit pièces issues du répertoire d’Alphonse X, de découvrir uniquement des Cantigas qui portent sur le nord de l’Espagne et la Catalogne et dans lesquelles la vierge de Montserrat tient une place de choix. Du reste, pour ceux qui ne les connaissent pas, aujourd’hui encore, entourées d’impressionnantes concrétions rocheuses, à quelques encablures de Barcelone, l’abbaye de Montserrat et sa vierge noire continuent d’attirer de nombreux pèlerins et visiteurs, chaque année.

Membres ayant participé à cet album

César Carazo (chant, alto), Luis Antonio Muñoz (chant, fidule), Felipe Sánchez (luth, citole, vièle), Jaime Muñoz (cornemuse, flaviol, tarota, axabeba, tambour), David Mayoral (darbouka, dumbek, tambourin), Eduardo Paniagua (psaltérion, flûte à bec, cloche, darbouka, gong, rochet, hochets, hochet, goudron) et direction.

En chinant un peu, vous pourrez, sans doute, trouver cet album chez votre disquaire préféré. Sinon, sachez qu’il est toujours disponible à la vente en ligne sous forme dématérialisée. Voici un lien utile pour l’obtenir au format MP3.

La Cantiga de Santa Maria 311 et sa partition, Códice de los Músicos, manuscrit médiéval.
La Cantiga de Santa Maria 311 et sa partition dans le codex des musiciens ( Códice de los Músicos, códice J.b.2) de la Bibliothèque de l’Escorial de Madrid

La cantiga de Santa Maria 311
et sa traduction en français actuel


Como Santa María de Monsarrat resuscitou un hóme que ía alá en romaría e morreu na carreira.

O que diz que servir hóme aa Virgen ren non é,
aquest’ é de mal recado e hóme de maa fé.

Ca se en fazer serviço a un bon hóme pról ten,
quanto mais na Virgen santa ond’ havemos todo ben;
e quen aquesto non cree, sa creença non val ren,
ca descre’ en Déus, séu Fillo, e en ela que Madr’ é.
O que diz que servir hóme aa Virgen ren non é…

Comment Sainte-Marie de Montserrat ressuscita un homme qui se rendait là-bas en pèlerinage et mourut en chemin.

Celui qui dit que servir la vierge ne vaut pas la peine
Celui là est un mauvais messager et un homme de mauvaise foi.

Car si rendre service à un homme bon a de la valeur
Combien plus encore l’est
de servir la vierge sainte dont nous recevons tous les bienfaits.
Et celui qui ne croit pas en cela, sa foi ne vaut rien,
Car il ne croit ni en Dieu, ni en son fils, ni en elle qui est sa mère
Celui qui dit que servir la vierge n’est rien…

E de tal razôn miragre vos quéro óra mostrar,
que d’ entender é mui bõo a quen i mentes parar,
que a Virgen grorïosa de Monssarraz quis mostrar
por un hóme que a sempre servía con mui gran fé.
O que diz que servir hóme aa Virgen ren non é…

Et à ce propos, je veux vous exposer un miracle,
Qui est fort édifiant pour qui y prête attention,
Et que la vierge glorieuse de Montserrat voulut faire
Pour un homme qui la servait toujours avec une grande foi.
Celui qui dit que servir la vierge n’est rien…

El alí en romaría ía dous vezes ou tres
no ano, e amizade havía con un borgês;
e rogou-lli que na fésta qu’ é en meógo do mes
d’ Agosto de sũu fossen, dizendo: “Logar sant’ é.”
O que diz que servir hóme aa Virgen ren non é…

Il allait là-bas (à Montserrat) en pèlerinage deux ou trois fois l’an
Et avait des amitiés avec un bourgeois ;
Et il pria ce dernier de se rendre avec lui à la fête qui s’y donne
En août, en lui disant : « C’est un lieu très saint. »
Celui qui dit que servir la vierge ne vaut pas la peine…

Entôn ambos s’ acordaron por en romaría ir
a Monssarraz. Mas primeiro, per quant’ end’ éu puid’ oír,
passaron per Barçalona; e u quiséron saír
da vila, começou lógo mal tempo, per bõa fé.
O que diz que servir hóme aa Virgen ren non é…

Ainsi, ils s’accordèrent tous deux pour aller en pèlerinage
A Montserrat. Mais avant cela, d’après ce que j’ai pu entendre,
Ils passèrent par Barcelone ; et quand ils voulurent sortir
De la ville, le temps commença à se gâter, de bonne foi
(2)
Celui qui dit que servir la vierge ne vaut pas la peine…

E fezo ventos mui grandes e começou de chover
e alampos con torvões des i coriscos caer,
assí que feriu un deles aquel hóme, que morrer
o fez lógo mantenente; ca do corisc’ assí é

Et il souffla de très grands vents et il commença à pleuvoir
Avec du tonnerre, de grandes turbulences et des éclairs qui tombaient
De sorte qu’un de ses hommes fut blessé et mourut
Peu de temps après, car il en va ainsi avec les éclairs

Que en quen fér lóg’ afoga ou talla ou queimar faz.
Mais aquel hóm’ afogado foi, que pera Monssarraz
ía sempre, com’ oístes; e séu compannôn assaz
chorou por el e ar disse paravlas contra a fé,

Qui à l’un peuvent frapper, ou blesser ou faire se brûler.
Cet homme qui se rendait toujours à Montserrat,
Fut foudroyé, comme vous l’avez entendu ; et son compagnon
Pleura beaucoup pour lui et prononça des paroles contre la foi,

dizendo: “Par Déus, amigo, muito empregásti mal
quanto a Santa María servist’, e pois te non val
nen te guardou desta mórte, per que o dém’ infernal
levou ja de ti a alma; e, mal pecad’, assí é.”
O que diz que servir hóme aa Virgen ren non é…

En disant : « Par Dieu, mon ami, tu t’employas bien mal
En servant Sainte-Marie, et cela ne t’a rien valu,
Ni ne t’a protégé de cette mort, car le démon de l’enfer
a déjà emporté ton âme ; c’est bien triste pour toi, mais il en est ainsi.
Celui qui dit que servir la vierge ne vaut pas la peine…

E outro día por ele ũa missa dizer fez,
des i que o soterrassen, ca tal éra come pez
tornado daquel corisco; e ar disse dessa vez
paravras contra a Virgen onde naceu nóssa fé,

Le jour suivant, il fit dire un messe pour lui
Et pour qu’on l’enterre, car ce dernier était noir
Comme la poix par la faute de cet éclair, et il dit à nouveau
Des mots contre la vierge en laquelle réside notre foi.

indo con el aa cóva chorand’ e dizend’ assí:
“Mal empregásti téu tempo na Virgen, com’ aprendí,
demais perdísti grand’ algo que lle désti; mais a mi
nunca averrá aquesto, ca o méu na arca é.”
O que diz que servir hóme aa Virgen ren non é…

Et se rendant avec le défunt en son caveau, il pleurait et disait :
« Tu as bien mal employé ton temps dans la vierge, comme j’ai pu le voir,
Et, plus encore, tu as perdu tout ce qui tu lui donnas en offrande ;
Mais jamais cela ne m’arrivera, car ce qui est m’appartient reste bien à l’abri. »

Celui qui dit que servir la vierge ne vaut pas la peine…

El aquest’ assí dizendo, resorgiu o mórt’ entôn
e assentou-se no leito e diss’ aquesta razôn:
“Mentes a guisa de mao, ca mia alm’ a perdiçôn
fora, se non foss’ a Virgen, que chav’ é de nóssa fé,

Tandis qu’il parlait ainsi, le défunt ressuscita
Et s’asseyant sur son lit funéraire, il parla de cette manière :
« Tu mens comme un mauvais homme car mon âme aurait
été en perdition, si cela ne fut grâce à la Vierge, qui est la clé de notre foi.

que me livrou de sas mãos u éra en poder séu;
e porend’, enquant’ éu viva, sempre no coraçôn méu
a terrei pera serví-la, e nunca me será gréu
de ren que por ela faça, ca mui ben empregad’ é.”
O que diz que servir hóme aa Virgen ren non é…

C’est elle qui me libéra des mains du démon quand j’étais en son pouvoir ;
Et pour cela, tant quand je vivrai, je mettrai toujours mon cœur
En quatre pour la servir, et jamais cela ne me sera pesant
En rien, car tout ce que je fais pour elle, est fort bien employé. »
Celui qui dit que servir la vierge ne vaut pas la peine…

Quand’ esto viron as gentes, déron todos gran loor
aa Virgen grorïosa, Madre de Nóstro Sennor,
que sempre seja loada enquanto o mundo for,
ca é nóssa avogada, des i padrõa da fé.
O que diz que servir hóme aa Virgen ren non é…

Quand les gens virent cela, ils firent de grandes louanges
A la vierge glorieuse, Mère de notre Seigneur,
Qu’elle soit toujours louée tant que je suis en ce monde
Car elle est notre avocate et la mère patronne de notre foi,
Celui qui dit que servir la vierge ne vaut pas la peine…



En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.


Notes

(1) Matthieu 19.24. « Il est plus facile pour un chameau entre par un trou d’aiguille, que pour un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. »
(2)…, per bõa fé : petit doute sur cette formule placée à la fin de cette phrase et dont le sens, dans le contexte, serait à revérifier. Le temps se gâta pour la foi de nos pèlerins ? Le troubadour nous dit cela en toute bonne foi ?

NB : sur l’image d’en-tête, en arrière plan de la vierge noire de Montserrat, vous retrouverez la page du BNCF BR 20 et l’illustration de cette cantiga.

L’Exemple XXIII du comte Lucanor : de ce que font les fourmis pour vivre

Sujet : auteur médiéval, conte moral, Espagne médiévale, littérature médiévale, valeurs chevaleresques, Europe médiévale, oisiveté, code de conduite, mentalités médiévales
Période  : Moyen Âge central ( XIVe siècle)
Auteur  :   Don Juan Manuel (1282-1348)
Ouvrage : Le comte Lucanor traduit par  Adolphe-Louis de Puibusque (1854)

Bonjour à tous,

ans l’Espagne des XIIIe et XIVe siècles, Don Juan Manuel est une figure marquante, au destin digne d’un personnage du Trône de Fer. D’abord, il est de sang royal par son père, Manuel de Castilla, frère d’ Alphonse X le sage et dernier des fils de Fernando III de Castille. Ensuite, Don Juan Manuel est un stratège, doublé d’un grand combattant, Sa carrière est constellée de hauts faits et on le vit guerroyer dès son plus jeune âge.

Du point de vue nobiliaire, ses titres sont tout aussi impressionnants : Duc et Prince de Villena, Seigneur d’Escalona , de Peñafiel , de Cartagena et de plus de 7 autres localités. Il a également servi comme majordome sous Ferdinand IV et sous Alphonse XI dont il fut même le tuteur. Plus tard, des complots s’ourdiront entre ce dernier devenu jeune souverain et Don Juan Manuel. Les tensions entre les deux hommes dureront pendant de longues décennies. On y trouvera tous les ingrédients d’un roman d’aventure : princesse captive (sa propre fille), pièges et tentatives d’assassinat, mensonges, trahisons, conseillers perfides,… A ce sujet, nous vous invitons à consulter notre biographie détaillée de Don Juan Manuel.

Un auteur et un lettré

Don Juan Manuel n’est pas seulement un grand seigneur de guerre et il n’est pas de la même branche familiale qu’Alphonse X le savant pour rien. Lettré et cultivé, il sut démontrer ses talents de plume à de nombreuses occasions : livre de chasse, livre du chevalier et de l’écuyer, livres des états, … D’entre tous ses écrits, celui qui a résisté le mieux à la postérité auprès du public est aussi le plus accessible. Il s’agit de l’ouvrage : Le comte Lucanor.

Le principe en est simple : seigneur et noble lui-même, le comte Lucanor, sorte de double littéraire de Don Juan Manuel, se pose des questions à tout propos : gouvernance, morale, stratégie, alliance, amitié, conduite de vie, etc… Pour l’éclairer, il peut compter, à chaque fois, sur son proche conseiller Patronio qu’il ne manque jamais de questionner. Sollicité par le noble, ce dernier use de métaphores, de paraboles et d’exemples pour guider, du mieux qu’il le peut, son seigneur ; ce dernier finit toujours par se ranger aux arguments du sage Patronio et cela donne lieu à une morale en vers à la fin de chaque conte.

De nos jours, cet ouvrage médiéval est encore lu et diffusé en Espagne et dans les pays de langue espagnole et ce, à l’attention de tout public. De notre côté, sur moyenagepassion, nous œuvrons modestement à mieux le faire connaître aux passionnés de littérature médiévale francophones en publiant, de temps à autre, quelques-uns de ces contes moraux. L’exercice permet de mieux appréhender les mentalités de l’Espagne médiévale autant que de faire certains liens entre les différentes cultures de l’Europe du Moyen Âge. Pour la traduction française, pour une fois elle n’est pas de notre fait. Nous nous appuyons sur les travaux d’un homme de lettres du XIXe siècle, auteur et spécialiste de littérature espagnole  Adolphe-Louis de Puibusque. Il existe des traductions plus récentes du Comte Lucanor mais nous nous servons aussi des sources anciennes et plus récentes en Espagnol pour comparer la version française de Puibusque (datée de 1854). Pour l’instant, nous nous en contentons.

Sources manuscrites et conte du jour

Le comte Lucanor, manuscrit médiéval du XVe siècle, Bibliothèque d'Espagne.

Aujourd’hui, le conte que nous vous proposons est l’Exemple XXIII du comte Lucanor. Il nous entraînera dans une parabole et une leçon sur les dangers de rester oisifs, en dilapidant ses avoirs. Comme il y sera question de fourmis industrieuses, ce texte ne manquera pas de rappeler à certains d’entre vous les fables de Jean de La Fontaine, ou plus près du Moyen Âge celles de Marie de France. Au début du XIIIe siècle et, près de cent ans avant Don Juan Manuel, cette dernière rendait déjà hommage, en effet, avec son Grillon et sa fourmi (D’un Gresillon e d’un Fromi) à la sauterelle et la fourmi du vieil Esope.

« El Conde Lucanor » est connu à travers diverses sources manuscrites anciennes. Cinq en tout. Sur l’image ci-contre, vous pourrez retrouver le feuillet correspondant à l’Exemple du jour dans le manuscrit Mss. 4236 de la Bibliothèque Nationale d’Espagne. Ce manuscrit médiéval, daté de la fin du XVe siècle, est consultable sur le site de la Bibliothèque virtuelle Miguel Cervantes. Sur le feuillet, on peut voir apparaître la fin du conte XXII que nous avions déjà étudié, par ailleurs, et sa morale (voir Amitié contre mauvais conseillers, l’exemple XXII du Comte Lucanor). Au passage, c’est le même feuillet que nous avons utilisée sur l’image en-tête d’article, en arrière plan de la fourmi.

Exemple XXIII, « de ce que font les fourmis… »
du Comte Lucanor de Don Juan Manuel

Le comte Lucanor s’entretenait un jour avec son conseiller : « Patronio, lui dit-il, grâce à Dieu je suis passablement riche : aussi, de plusieurs côtés, on m’invite à me donner du temps : « Puisque vous le pouvez, me répète-t-on sans cesse, ne pensez qu’à mener joyeuse vie, buvez, mangez, dormez, amusez-vous tout à votre aise ; qu’avez-vous à craindre ? N’êtes-vous pas toujours sûr de laisser à vos enfants un bel héritage ? » En vérité, cela me sourit beaucoup ; avant, toutefois, de suivre le conseil qu’on me donne, je veux avoir votre avis.

— Seigneur comte, répondit Patronio, c’est une douce chose très certainement que l’oisiveté et le plaisir, mais souffrez que je vous fasse connaître toutes les peines que prend la fourmi pour assurer sa subsistance et vous saurez ensuite ce que vous devez faire.
— Volontiers, dit le comte et Patronio poursuivit ainsi :
— Quand on considère combien la fourmi est chétive, on ne se douterait pas qu’il pût loger une grande prévoyance dans une si petite tête, et pourtant voyez : dès que le temps de la moisson arrive, cette ménagère diligente se rend aux aires, en rapporte autant de grains qu’elle peut en traîner et les emmagasine. Ce n’est pas tout : la première fois qu’il pleut, le blé est mis dehors ; on dit que c’est pour qu’il sèche, mais c’est là une erreur que repousse le bon sens : s’il fallait exposer ainsi le froment chaque fois qu’il est mouillé, le pauvre insecte aurait une rude besogne, et d’ailleurs où pourrait-il le faire sécher ? Le soleil luit rarement pendant l’hiver. Un autre motif explique la conduite de la fourmi : après avoir déposé dans ses greniers tout le blé qu’elle a ramassé et avoir grossi ses approvisionnements autant qu’il lui est possible, elle profite de la première pluie pour sortir une partie de son blé, parce que s’il germait dans l’intérieur de la fourmilière, il se gâterait, et pourrait même l’étouffer au lieu de la nourrir ; les grains mis dehors ne sont pas perdus, la fourmi mange ceux qui sont sains, et attend, pour faire usage des autres, qu’ils aient cessé de germer, car cette fermentation n’a qu’un temps limité, et il n’y a plus rien à craindre ensuite.

La fourmi pousse la prévoyance encore plus loin ; lors même qu’elle a des provisions suffisantes, elle ne manque pas, chaque fois qu’il fait beau, de charrier tout ce qu’elle rencontre, soit de peur de n’avoir pas assez, soit pour ne pas rester oisive ou pour ne rien perdre des dons du bon Dieu. Et vous seigneur comte Lucanor, que cet exemple vous instruise ! Quoi ! Une si frêle créature que la fourmi montre tant de prudence, tant d’activité, tant d’économie, uniquement pour pourvoir à ses propres besoins, et un seigneur tel que vous, maître d’un grand Etat et chargé de gouverner tant de monde, ne songerait qu’à manger son bien ! Je dis manger, et c’est le mot, car, soyez-en convaincu, on a beau être riche, un trésor ne dure guère lorsqu’on dépense chaque jour sans amasser jamais. Et d’ailleurs ne serait-il pas honteux de vivre dans la dissipation et dans la fainéantise ! Pour moi, je n’ai qu’un conseil à vous donner et le voici : prenez du repos et amusez-vous, si tel est votre bon plaisir, vous en avez le droit et le pouvoir, mais que ce ne soit aux dépens, ni de votre honneur, ni de votre état, ni de votre bien. Quelques que soient vos richesses, vous n’en aurez jamais trop si vous saisissez toutes les occasions qui pourront s’offrir d’ajouter à l’éclat de votre renommée et au bonheur de vos vassaux. »

Le comte Lucanor goûta beaucoup le conseil. Il le suivit et s’en trouva bien. Don Juan, estimant aussi que l’exemple était bon à retenir, le fit écrire dans ce livre et composa deux vers qui disent ceci :

« Ne dissipe jamais ce que le ciel te donne,
Vis, quel que soit ton bien, en honnête personne. »


A propos de la morale et de sa traduction

Comme nous l’avons vu à l’occasion de nos articles précédents, concernant la traduction du XIXe siècle, son auteur prend, parfois, quelques libertés, en particulier sur les morales versifiées qui interviennent toujours à la fin des contes de Don Juan Manuel. On ne peut guère lui en vouloir. Il n’en contredit pas nécessairement l’esprit, mais il prend souvent plus de libertés d’adaptation à ce niveau là que pour le reste de ses traductions, assez fidèles par ailleurs. Pour cet exemple XXIII, en allant chercher dans les versions originales du Comte Lucanor, dans l’espagnol ancien de son auteur, on trouve la morale suivante :

« Non comas sienpre lo que as ganado;
bive tal vida que mueras onrado. »


Autrement dit :
Ne mange jamais tout de que tu as gagné
Vis de telle façon, que tu meures honoré »

Les versions espagnoles récentes nous donnent cette traduction, également, assez proche de l’original :

No comas siempre de lo ganado
Pues en penuria no moriras honrado.

Ne mange jamais tout ce que tu as gagné
Sans quoi dans la difficulté, tu ne mourras pas honoré
.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

La Cantiga de santa maria 70 : des 5 lettres du nom de Marie

Enluminure de Saint-Louis

Sujet :  musique  médiévale, galaïco-portugais, culte marial, chant de louanges, nom de la vierge, chanson médiévale
Période :   XIIIe s, Moyen Âge central
 Auteur  :  Alphonse X de Castille (1221-1284)
Titre : CSM 70,  « En o nome de MARIA, cinque letras, no-mais, i há»
Interprète :  Universalia in Re
Album :  Cantigas de Santa Maria, Grandes Visiões (2012)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous invitons à poursuivre notre exploration des musiques et chansons médiévales. Nous voguons, cette fois-ci, en direction des rives de l’Espagne du XIIIe siècle pour vous présenter un chant de louanges, la Cantiga de Santa Maria 70.

A partir du Moyen Âge central, le culte marial prend une forte importance dans le monde chrétien occidental et l’homme médiéval s’adresse, de plus en plus, directement à la vierge Marie ; femme et mère, douce et compréhensive, le croyant espère qu’elle pourra intercéder en sa faveur, auprès de son fils, le Christ, le « Dieu mort en croix », comme on le nomme souvent alors.

Manuscrit médiéval Codice Rico : Cantigas de Santa Maria
La Cantiga de Santa Maria 70 dans le superbe Codice Rico de la Bibliothèque Royale de l’Escurial à Madrid (Espagne)

Pèlerinages, miracles et dévotion

Si l’on prête de l’écoute, de la compassion et de la miséricorde à Marie, on lui reconnaît aussi d’immenses pouvoirs. Pour chercher le salut, le pardon et pour montrer sa dévotion, on fait même de nombreux pèlerinages vers les nombreuses églises ou cathédrales élevées en son honneur. Au Moyen Âge, les miracles qu’on lui prête sont aussi légion aux quatre coins d’Europe et même jusqu’en terre sainte (voir la cantiga 29 sur l’apparition de la vierge sur une pierre à Gethsémani). Ils courent le long des routes des pèlerinages et animent les chants de dévots. Au XIIIe siècle, le roi Alphonse X de Castille lancera une grande compilation d’une partie importante de ces récits dans ses Cantigas de Santa Maria. Ce vaste corpus de 417 chants et chansons sur le thème de la vierge demeure, encore aujourd’hui, une œuvre majeure témoignant du culte marial de la Castille médiévale et même d’au delà les frontières espagnoles.

A cette période, la dévotion à Marie soulève des montagnes en prenant la forme de pèlerinages, de témoignages de foi, de prières et de chants, mais la simple évocation de la sainte chrétienne peut même, quelquefois, suffire à produire des miracles. Dans le même esprit, les seules lettres de son prénom se drapent de vertus magiques et deviennent source de prodiges (voir cantiga 384, les clés du paradis pour l’écriture du nom de la vierge ). C’est le thème de la Cantiga Santa Maria du jour. Ce chant de louanges gravite en effet autour des cinq lettres de « Maria » et nous propose d’en décrypter le sens. Il y a quelque temps, nous avions déjà étudié, ici, une chanson très semblable du roi trouvère Thibaut IV , roi de Navarre et Comte de Champagne (voir du trez doux nom de la virge Marie). Celle de jour ne vient pas de sa cour mais de celle d’Alphonse le savant.

L’interprétation de la version de la Cantiga 70 par Universalia in Re

Universalia in Re et les musiques médiévales

Musique médiévale, l'Ensemble Universalia en Ré

Par les hasards de la programmation, l’interprétation que nous vous présentons, aujourd’hui, nous provient d’une formation musicale russe. Cela nous fournira l’occasion de dire qu’en ces temps de conflit, nous formons le vœu pour que la paix revienne et que des compromis soient rapidement trouvés entre ses deux nations historiquement très proches que sont la Russie et l’Ukraine. Nous espérons que les populations ukrainiennes, à l’est comme à l’ouest, se tiennent en sécurité mais également que toutes les parties tiers impliquées feront le nécessaire pour éviter l’escalade.

Cette parenthèse faite, revenons à l’ensemble de musique du jour. Il a pour nom Universalia in Re et est originaire de la ville de Nijni Novgorod. Dès sa création en 2001, ses fondateurs se sont concentrés sur la musique médiévale européenne des XIIIe et XIVe siècles. Par la suite, la formation a eu l’occasion de participer à de nombreux concerts et festivals de musique ancienne en Russie, en Ukraine, mais aussi en Pologne, en Estonie et en Suisse.

Cantigas de Santa Maria: Grandes Visiões

Album de musique médiévale sur les Cantigas de Santa Maria

Sortie en 2012, l’album Grandes Visiões propose, sur une durée proche de 50 minutes, 8 cantigas de Santa Maria prises dans le répertoire d’Alphonse X. Le chant de louanges de la cantiga 70 que nous vous présentons aujourd’hui, ouvre l’album. On peut trouver ce dernier en ligne sous forme digitalisée, voici un lien utile pour l’obtenir : Cantigas de Santa Maria: Grandes Visiões. C’est le second album que Universalia in Re a consacré au Cantigas d’Alphonse X. le premier datait de 2005. A date et sauf erreur, cette production est aussi la dernière de l’ensemble médiéval.

Membres ayant participé à cet album

Maria Batova (chant), Yulia Ryabchikova (chant, psaltérion, tambourin), Ekaterina Bonfeld (chant, flute), Maria Golubeva (vielle, rebec), Danil Ryabchikov (guitare sarrazine, narration).


La cantiga de Santa Maria 70
Paroles et traduction en français actuel

Esta é de loor de Santa María, das cinque lêteras que há no séu nome e o que quéren dizer.

En o nome de MARIA,
cinque letras, no-mais, i há.

« EME » mostra Madr’ e Mayor,
e mais Mansa, e mui Mellor
de quant’ al fez Nostro Sennor
nen que fazer poderia.
En o nome de MARIA…

« A » demostra Avogada,
Aposta e Aorada
e Amiga, e Amada
da mui Santa compannia.
En o nome de MARIA…

« ERRE » mostra Ram’ e Rayz ,
e Reyn’ e emperadriz,
Rosa do mundo e fiiz
quena visse ben seria.
En o nome de MARIA…

« I » nos mostra Jhesu Cristo,
Justo, Juiz, e por isto
foi por ela de nos visto,
segun disso Ysaya.
En o nome de MARIA…

« A » ar diz que Averemos,
e que tod’ Acabaremos
aquelo que nos queremos
de Deus, pois ela nos guia.
En o nome de MARIA…


Celle-ci (cette chanson) est un chant de louange à Sainte Marie, à propos des cinq lettres qu’il y a dans son nom et ce qu’elles signifient.

Dans le nom de Marie
il y a cinq lettres, pas plus.

« M » nous montre la Mère
plus grande
La plus dotée de Mansuétude, la Meilleure
De tout ce que créa notre Seigneur
Et de ce qu’il pourrait créer.
Dans le nom de Marie


« A » la montre Avocate,
Apprêtée et Adorée,
Amie et Aimée
De très-sainte compagnie.
Refrain

« R » la montre Rameaux (branches) et Racines
Et Reine et impératrice,
Rose du monde qui comblerait
Celui qui la verrait.
Refrain

« I » nous montre Jésus Christ
Juste, Juge et c’est grâce à elle
Qu’il nous fut révélé,
Selon ce que dit Ésaïe
.
Refrain

« A » nous dit que nous Arriverons
À
Avoir et obtenir tout
Ce que nous désirons
De Dieu, puisqu’elle nous guide.
Dans le nom de Marie
Il y a cinq lettres, pas plus.




En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : sur l’image d’en-tête, l’illustration et l’enluminure sont issues du Codice rico de la Bibliothèque royale du Monastère de l’Escurial, à Madrid. Ce manuscrit médiéval, également référencé  Ms. T-I-1, peut désormais être consulté en ligne sur le site de la grande institution espagnole.

Manseliña sur la piste de María la Balteira

Enluminure Alphonse X, espagne médiévale

Sujet :  musique, poésie médiévale, Cantiga de amigo, galaïco-portugais, troubadour, Espagne médiévale.
Période :  XIIIe siècle, Moyen Âge central
Auteur : João Vasques de Talaveira
Titre:  O que veer quiser 
Interprète  : Manseliña
Album :  Maria Pérez se maenfestou  (2021)

Bonjour à tous,

eux qui nous lisent le plus régulièrement se souviennent peut-être de la présentation que nous avions faite, il y a quelque temps, du jeune ensemble médiéval Manseliña. Depuis notre article, la formation galicienne passionnée de musiques anciennes a poursuivi ses recherches et son chemin artistique autour des cantigas de la péninsule ibérique et de l’Espagne médiévale. Elle nous propose même un nouvel album plutôt ambitieux comme nous allons le voir.

Maria Pérez, un personnage haut en couleur
à la cour des grands

Si le terrain d’exploration de Manseliña reste la poésie du Moyen Âge central, l’ensemble musical nous entraîne, cette fois-ci, du côté des chansons satiriques galaïco-portugaises : les « cantigas de escarnio” ou “cantigas de maldizer” sont, en effet, ces chansons humoristiques et pleines de moqueries (« médire » « médisances »). Avec leurs sous-entendus persifleurs et leurs railleries, elles évoquent un peu nos sirventès du pays d’Oc. Selon certaines hypothèses, elles pourraient même en avoir dérivé tout comme les serventois du nord de France l’ont fait.

Une cantiga de Maldizer tiré du nouvel album de Manseliña
Enluminure médiévale sur une danseuse et artiste du Moyen Âge

Cantigas de Escarnio et de maldizer au programme donc, mais ce n’est pas tout. Ce nouvel album se concentre également sur un personnage haut en couleur des cours de l’Espagne médiévale : María Pérez, encore connue sous le surnom de María la Balteira.

Ci contre, l’incroyable enluminure utilisée pour la pochette de cet album de Manseliña. Elle est tirée du Psautier doré de Munich (XIIIe siècle, Angleterre) actuellement conservé à la Bibliothèque d’État de Berlin, à Munich.

Du point de vue du statut, Maria était une « soldadeira ». Les définitions de ce terme sont assez variables et même confuses suivant les sources. Si l’on s’en tient à la Real Academia Galega, il correspond à des artistes féminines qui faisaient des numéros ou qui dansaient durant les prestations des troubadours et des jongleurs. En d’autres endroits, on trouve une définition associée à des femmes accompagnant des soldats pour les divertir en chantant et dansant et en percevant, elles aussi, une « solde ». Dans la lyrique galaïco-portugaise, les soldadeiras occupent un rôle assez complexe et elles font souvent l’objet de cantigas humoristiques et satiriques (1).

Eléments de biographie

Enluminure de troubadours et musicien autour d'Alphonse X de Castille
La cour d’Alphonse X et ses troubadours dans le Codice Rico de l’Escorial

Au XIIIe siècle, María la Balteira connut une popularité certaine à la cour de Fernando III, mais surtout, plus tard, à celle d’Alphonse X de Castille. Le nombre de troubadours lui ayant consacré des chansons ou ayant écrit des poésies, à son sujet, en témoignent. On compte même, parmi eux, le roi Alphonse le Sage en personne. D’après le peu que l’on en sait, cette femme de caractère serait issue d’une famille noble et native de Betanzos, dans la province de la Corogne, en Galice. Etonnement, il semble que le désir de liberté l’appela assez tôt au point qu’elle décida de se soustraire aux obligations du mariage et aux contraintes d’une vie toute tracée. Elle lui préféra donc une vie de musique de danse et de chant à la solde des princes et des rois et c’est dans leurs cours qu’elle exerça ses talents. Précisons encore que certaines cantigas de Escarnio autour des soldadeiras pouvaient verser dans des allusions assez grivoises. En fonction des médiévistes, ces dernières ont pu être, ou non, prises au pied de la lettre pour juger hâtivement la légèreté (voir la fonction professionnelle) de celles à qui elles étaient adressées. María la Balteira n’a pas échappé à cela et ce fut même l’occasion d’un débat d’experts. Les derniers d’entre eux semblent avoir tranché en faveur du deuxième degré (2).

En dehors des poésies qui la chantent, un document atteste de l’existence d’un María Perez dans sa Galice d’origine. En 1257, elle signa en effet, au monastère cistercien de Sobrado dos Monxes ce qui s’apparente à un document de cession d’un bien et d’échange de services contre quoi les moines s’engageait à prendre soin de son salut. Autrement dit, prier pour elle et l’enterrer auprès d’eux en terre chrétienne. On y trouvait également un engagement de prendre la croix pour aller combattre en terre sainte. Pour combattre ou suivre les troupes ? On ne le sait pas, pas d’avantage qu’on ne sait si elle put s’y rendre, ni, le cas échéant, ce qu’il y survint. Les médiévistes se perdent aussi en conjecture pour savoir s’il s’agit bien d’elle ou plutôt d’un homonyme.

Réalité ou métaphore ?

monastère cistercien de Sobrado dos Monxes

D’une manière générale, il est difficile de trier le vrai du faux au sujet de María la Balteira mais les cantigas lui associent tout un tas de pratiques qui sonnent aussi étonnantes que « garçonnes » : compétitions de tir à l’arbalète, jeux de dés à grand renfort de jurons. Tout ceci ne lui aurait d’ailleurs pas empêché de s’attirer les nombreuses faveurs de courtisans et troubadours à en juger toujours par le contenu de certaines poésies à son encontre. D’autres histoires encore plus surprenantes content même qu’elle aurait pu être agent secret du roi Alphonse X auprès d’autres souverains chrétiens mais aussi musulmans.

Que les exploits qu’on lui prête soient avérés ou non, les chansons à son sujet ne tournent jamais en dérision ses talents artistiques. Cela semble renforcer la reconnaissance de ses qualités auprès de ses paires et des cours qu’elle a fréquentées. Pour ses vieux jours, il semble que Maria Perez se retira dans sa province d’origine. Elle est probablement décédée après l’an 1257 et elle fut enterrée au monastère de Sobrado. Avec un tel itinéraire, on comprend aisément comment ce personnage féminin détonnant a pu susciter l’intérêt de Manseliña au point de lui consacrer un album.

Maria Pérez se maenfestou, l’album de Manseliña

« Maria Pérez se maenfestou, cantigas de escarnio a María Balteira » est donc le second album de l’ensemble médiéval. Le premier « Sedia la Fremosa » était consacré aux cantigas de amigo galaïco-portugaises. De l’aveu même de María Giménez, co-fondatrice de la formation, il aura fallu plusieurs années et de sérieuses recherches pour finaliser cette nouvelle production. Comme María la Balteira n’a pas composé directement (ce n’est pas un trobairitz), on y trouvera réuni les cantigas de escarnio et chansons satiriques que les troubadours de l’époque lui consacrèrent.

Album de musique médiévale sur Maria Perez de l'ensemble Manseliña

Avec près d’une heure d’écoute, l’album propose 16 cantigas dont 14 gravitent autour du personnage de María Pérez. Aucune notation musicale n’ayant subsisté pour accompagner ces pièces, la formation médiévale s’est exercée à l’art du contrafactum. Les mélodies utilisées pour mettre ces textes en musique proviennent donc d’origines diverses : les Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X mais aussi des compositions de troubadours français ou des cantigas traditionnelles de Galice et du Portugal. Pour la chanson proposée aujourd’hui, c’est la CSM 170 (Cantiga de Santa Maria) qui a été utilisée.

Vous pouvez vous procurer cet album au format digital sur Spotify. Il est également disponible en ligne. Voir le lien suivant pour plus d’informations : Maria Pérez se maenfestou.

Artistes ayant participé à cet album

María Giménez (voix, vièle, percussions), Tin Novio (luth), Pablo Carpintero. (voix, instruments à vent et percussions).


O que veer quiser, ai cavaleiro,
de João Vasques de Talaveira

La chanson médiévale du jour a été attribuée à la plume de João Vasques de Talaveira. Troubadour du XIIIe siècle, il était probablement natif de la région de Tolède. Pour le reste, son legs et ses cantigas semblent établir qu’il était bien introduit dans le cercle des troubadours entourant Alphonse X de Castille. Il nous a laissé autour d’une vingtaine de pièces dont des Cantigas de escarnio y maldizer, des Cantigas de amor et des Cantigas de amigo, mais encore des tensons ou tençons (ces joutes verbales poétiques très appréciées des troubadours du Moyen Âge central).


O que veer quiser, ai cavaleiro,
Maria Pérez, leve algum dinheiro,
senom nom poderá i adubar prol.


Ah Messires ! Ceux qui veulent voir
Maria Perez, doivent avoir de l’argent
Sans quoi ils n’obtiendront rien.


Quen’a veer quiser ao serão,
Maria Pérez, lev’alg’em sa mão,
senom nom poderá i adubar prol.

Ceux qui pour le spectacle (la soirée) veulent voir
Maria Perez, ne doivent pas venir les mains vides
Sinon, ils n’obtiendront rien.


Tod’home que a ir queira veer suso,
Maria Pérez, lev’algo de juso,
senom nom poderá i adubar prol.

Quiconque veut aller, en-haut, pour voir
Maria Perez, doit porter quelque chose en-bas,
sinon, ils n’obtiendront rien.


En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

NB : sur l’image d’en-tête on peut voir la formation Manseliña et, à l’arrière plan, une belle enluminure du Códice Rico des Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X. Ce manuscrit médiéval, daté de la fin du XIIIe siècle (1280-1284), est actuellement conservé à la Bibliothèque royale du monastère de l’Escorial à Madrid, Espagne. Il est consultable en ligne ici.

Notes

(1)Vós, que conhecedes a mim tam bem…” – as soldadeiras, Márcio Ricardo Coelho Muniz·
(2) O contrato de María Pérez Balteira con Sobrado, Joaquim Ventura, GRIAL, revista Gallega de Cultura (numero 215 sept 2017) et