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« Fay ce que doiz et adviengne que puet » un ballade morale d’Eustache Deschamps à son fils

eustache_deschamps_ballade_poesie_medievale_enluminure_clerc_etudes_science_savant_moyen-age_tardifSujet : poésie médiévale, littérature médiévale, poésie morale, ballade, moyen français, valeurs morales, loyauté,honneur,
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre :  Fay ce que doiz et adviengne que puet
Ouvrage : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps GA Crapelet (1832)

Bonjour à tous,

C_lettrine_moyen_age_passionap sur le XIVe siècle avec une nouvelle ballade d’Eustache Deschamps. Le poète médiéval la destina explicitement à son fils et comme dans nombre de ses poésies morales, il y est question de droiture, d’honneur, de loyauté, de non-convoitise, bref d’un code de conduite pour soi mais aussi, bien sûr, valeurs chrétiennes obligent, devant l’éternel.  Comme il se plait souvent à le souligner, (il le fera à nouveau ici) ces valeurs et ce code transcendent les classes sociales et s’adressent à tous. Par elles, tout un chacun peut s’élever mais aussi se « sauver ».

Pour le reste, à la grâce de Dieu donc et advienne que pourra :  Fay ce que doiz et adviengne que puet. Dans le refrain de cette balladeon retrouve le grand sens de la formule et la plume incisive du maître de poésie  du moyen-âge tardif.

Georges Adrien Crapelet
et la renaissance d’Eustache Deschamps

ballade_poesie_medievale_eustache_deschamps_moyen-age_XIVeOn peut trouver cette ballade dans plusieurs oeuvres complètes de l’auteur médiéval et notamment dans l’ouvrage de Georges Adrien Crapelet (1789-1842) cité souvent ici : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps. Pour rendre justice à cet écrivain et imprimeur des XVIIIe, XIXe siècles, il faut souligner qu’après de longs siècles d’un oubli pratiquement total de la poésie d’Eustache Deschamps, c’est lui  qui l’exhuma patiemment des manuscrits, en publiant, en 1832,  l’ouvrage  en question et sa large sélection de poésies et de textes.

Les experts littéraires et historiens contemporains de Crapelet ne s’y sont d’ailleurs pas trompés en reconnaissant alors les grandes qualités de son travail autant, du même coup, que celles de la poésie d’Eustache Deschamps. Si vous en avez la curiosité, on trouve dans le Journal des Savants de la même année 1832, un article fort élogieux de l’historien François Just Marie Raynouard  à propos de l’ouvrage de Crapelet et de ses travaux.

Près de deux cents ans après sa parution, ce livre est toujours ré-édité par diverses maisons d’éditions, en version papier. C’est, pour l’instant, l’éditeur Forgotten books qui est le mieux positionné du point de vue tarifaire, avec une édition brochée de belle finition. En voici le lien, s’il vous intéresse: Poésies Morales Et Historiques D’Eustache Deschamps, Ecuyer,  Huissier D’Armes Des Rois Charles V Et Charles VI, Chatelain de Fismes Et Bailli de Senlis.

A la suite de G.A. Crapelet, Le Marquis de Queux de Saint-Hilaire, Gaston Reynaud, et d’autres auteurs encore du XIXe se décidèrent à leur tour, à publier les oeuvres complètes de l’auteur médiéval. S’il n’est pas devenu aussi célèbre qu’un Villon, Eustache Deschamps  a tout de même, grâce à tout cela et depuis lors, reconquis quelques lettres de noblesse bien méritées.

Sans minimiser aucunement le rôle joué par Crapelet dans la redécouverte de cette oeuvre conséquente, il faut se resituer dans le contexte historique et ajouter que les XVIIIe et le XIXe furent de grands siècles de redécouverte de l’art, de la poésie et de la littérature médiévale.

« Fay ce que doiz et adviengne que puet »
dans le moyen-français d’Eustache Deschamps

Soit en amours, soit en chevalerie,
Soit ès mestiers communs de labourer,
Soit ès estas grans, moiens, quoy c’om die,
Soit ès petis, soit en terre ou en mer,
Soit près, soit loing tant come on puet aler,
Se puet chascun net maintenir qui veult,
Ne pour nul grief ne doit a mal tourner :
Fay ce que doiz et aviengne que puet.

Car qui poure est, et vuiz* (dépourvu) de villenie,
Devant tous puet bien sa teste lever ;
Se loiaulx est l’en doit prisier sa vie
Quand nul ne scet en lui mal reprouver ;
Mais cilz qui veult trahir ou desrober
Mauvaisement, ou qui autrui bien deult* (doloir, faire du tort),
Pert tout bon nom, l’en se seult* (souloir : avoir coutume) diffamer.
Fay ce que doiz et adviengne que puet.

N’aies orgueil ne d’autrui bien envie,
Veueilles toudis aux vertus regarder,
T’ame aura bien, le renom ta lignie ;
L’un demourra, l’autre est pour toy sauver :
Dieux pugnist mal, le bien remunerer
Vourra aux bons; ainsi faire le suelt*(de souloir).
Ne veuillez rien contre honeur convoiter.
Fay ce que doiz et aviengne que puet.

L’ENVOY

Beaus filz, chascuns se doit loiaulx porter,
Puisqu’il a sens, estre prodoms l’estuet* (estoveir: falloir,être nécessaire)
Et surtout doit Dieu et honte doubter :
Fay ce que doiz et aviengne que puet.

En vous souhaitant une excellente  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

Histoire de la Ballade médiévale du moyen-âge central au XIXe siècle

ballade_medievale_poesie_forme_histoire_evolution_moyen-age_central_Sujet : ballade, poésie médiévale, formes, histoire, évolution, définition, métriques, médiévalisme,
Propos : histoire de la ballade médiévale à travers les siècles, refléxions sur le monde médiéval
Période : du moyen-âge central au XIXe siècle
Auteurs : Théodore de Banville, Victor Hugo, et divers (voir sources)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionssociée au départ à la danse et à l’art des troubadours, la forme poétique de la ballade a évolué dans ses formes, tout au long du moyen-âge central, pour connaître de vraies heures de gloire au XIVe au XVe siècle.

Au XIVe siècle, Guillaume de Machaut (portrait ci dessous) en écrira près de 250, donnant ainsi des premiers éléments de formalisation la concernant. Quelque temps après le maître de musique, Eustache Deschamps parachèvera le travail dans son Art de Dictier. Il fixera l’envoi, sans toujours le respecter lui-même d’ailleurs et affranchira la ballade de ses formes uniquement musicales. Elle deviendra ainsi et après lui, une forme poétique à part entière non nécessairement chantée. En poesie_ballade_medievale_guilllaume_de_machaut_moyen_age_central_XIVeen écrivant autour de mille, il s’affirmera encore comme un des maîtres en la matière et il l’emmènera à sa traîne vers les thèmes les plus divers : politiques, morales, « médicinales », gastronomiques, historiques,  ou même plus personnelles, complaintes, etc …

Sous la plume de Jean Meschinot, mais aussi et surtout même de Charles d’Orléans et de François Villon, la ballade connaîtra encore de belles heures dans le courant du XVe. Au siècle suivant, Clément Marot nous en gratifiera encore de quelques unes (exemple, voir Ballade de Frère Lubin) mais l’âge d’or de la ballade sera déjà un peu passé.


Les formes poétiques « fixes » de la ballade

Après avoir subi quelques évolutions, la ballade est composée de trois couplets de taille identique, avec un refrain en général formé d’un ver, à la fin de chacun des couplets, et d’un envoi qui la clôt en forme d’invocation, souvent à un « Prince » réel, issu d’une académie littéraire, ou même allégorique. Cet envoi fait, en général, la longueur deco_medievale_enluminures_moine_moyen-aged’une demi strophe et se termine aussi par le refrain. La longueur des vers varie de quatre à dix syllabes, avec une préférence pour les vers de huit (petite ballade 8+8+8+4) ou de dix syllabes (grande ballade 10+10+10+5). Les formes courtes (octosyllabiques) sont, en général, préférées au moyen-âge, pour la légèreté qu’elle donne à l’ensemble.

Une difficulté supplémentaire consiste à faire des couplets carrés, c’est à dire des strophes qui font, en longueur (en nombre de vers), le même nombre de syllabes qu’il y a dans un vers. (huit vers pour les octosyllabes, dix pour les décasyllabes, etc) Pour le reste, les ballades sont, en général, composées sur trois ou quatre rimes qui reviennent d’un couplet à l’autre. Pour des raisons harmoniques, l’envoi est construit sur les mêmes rimes que celles qui servent à former les couplets. Du point de vue de l’alternance  à l’intérieur des couplets de la ballade, les rimes obéissent à des règles assez rigoureuses. Exemples : vers octosyllabiques (abab/cdcd), décasyllabiques (ababb/ccdcd).

Même si la ballade demeure une forme fixe, du fait de son évolution dans le temps, on en trouve de nombreuses variantes connues et tolérées et qui entrent dans sa définition.


Faire des ballades après la Pléiade

« Lis donc et relis premièrement, ô poète futur, feuillette de main nocturne et journelle les exemplaires Grecs et Latins ; puis me laisse toutes ces vieilles poésies françaises aux Jeux Floraux de Toulouse et au Puy de Rouen comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et autres telles épiceries qui corrompent le goût de notre langue. »
Joachim du Bellay  Défense et illustration de la langue françoyse (1549)

Après le XVe siècle et Clément Marot, dans le courant du XVIe, la ballade est quelque peu passée de mode. mais on l’y a aussi un peu aidé. On se souvient que, tirant un trait sur quelques siècles de poésies et de littérature française, Joachim du Bellay avait, en effet, expliqué à ses contemporains qu’il fallait à jamais la reléguer  au rang des poésies de bas-étage. A l’écouter, cette forme et, avec elle à peu de choses près, toutes celles qui lui étaient contemporaines (virelais, lais et autres rondeaux, et…) auraient même « corrompu » le goût de notre belle langue et, à tout le moins, la sienne. L’heure était donc à l’ode et au sonnet, poesie_ballade_medievale_theodore_de_banville_XIXe_celle de la ballade avait sonnée (Laurent Ruquier sors de ce corps) et avec elle, l’heure du moyen-âge ce que la plupart des historiens ont d’ailleurs fini par entériner. Moquée encore dans le courant du XVIe siècle par Molière, la ballade n’avait pourtant pas tout à fait dit son dernier mot, pas d’avantage que les auteurs de la Pléiade n’avaient réussi, par une simple pirouette, à faire disparaître le legs poétique du moyen-âge, sa riche histoire littéraire, et encore moins la puissance évocatrice de son monde.

Bien qu’ayant pratiquement disparu, la ballade résista encore un peu au XVIIe sous la plume de Jean de La Fontaine, et (on le verra plus loin), elle connut à partir du XVIIIe un nouveau regain d’intérêt sous la plume des auteurs romantiques. Plus tard, on s’en souvient, dans la deuxième moitié du XIXe Théodore de Banville  (portrait ci-contres’évertua, à la tête des parnassiens, à faire revivre ses formes originelles avec une grande dextérité.

Nous avions déjà souligné les références explicites de cet auteur à la poésie de Villon dans certaines de ses poésies. Au delà des rigueurs de la forme toute médiévale de cette grande ballade que nous partageons ici de lui, on sera frappé de constater de grandes similitudes de ton et de vocabulaire (sans aucun doute volontaires) avec certaines ballades issues de la plume d’Eustache Deschamps,  quatre siècles avant lui.


Ballade de fidélité à la Poésie

Chacun s’écrie avec un air de gloire:
A moi le sac, à moi le million!
Je veux jouir, je veux manger et boire.
Donnez-moi vite, et sans rébellion,
Ma part d’argent; on me nomme Lion.
Les Dieux sont morts, et morte l’allégresse,
L’art défleurit, la muse en sa détresse
Fuit, les seins nus, sous un vent meurtrier,
Et cependant tu demandes, maîtresse,
Pourquoi je vis? Pour l’amour du laurier.

O Piéride, ô fille de Mémoire,
Trouvons des vers dignes de Pollion!
Non, mon ami, vends ta prose à la foire.
Il s’agit bien de chanter Ilion!
Cours de ce pas chez le tabellion.
Les coteaux verts n’ont plus d’enchanteresse;
On ne va plus suivre la Chasseresse
Sur l’herbe fraîche où court son lévrier.
Si, nous irons, ô Lyre vengeresse.
Pourquoi je vis? Pour l’amour du laurier.

Et Galatée à la gorge d’ivoire
Chaque matin dit à Pygmalion:
Oui, j’aimerai ta barbe rude et noire,
Mais que je morde à même un galion!
Il est venu, l’âge du talion:
As-tu de l’or? voilà de la tendresse,
Et tout se vend, la divine caresse
Et la vertu; rien ne sert de prier;
Le lait qu’on suce est un lait de tigresse.
Pourquoi je vis? Pour l’amour du laurier.

Envoi.

Siècle de fer, crève de sécheresse;
Frappe et meurtris l’Ange à la blonde tresse.
Moi, je me sens le coeur d’un ouvrier
Pareil à ceux qui florissaient en Grèce.
Pourquoi je vis? Pour l’amour du laurier.

Théodore de Banville – 1861


« Ballade » romantique  et attraits
du moyen-âge  au XVIIIe, XIXe siècles

Au XIXe et même au siècle précédent, Théodore de Banville n’est pourtant pas le seul à revendiquer une inspiration en provenance du moyen-âge et à faire revivre les « ballades » même si les auteurs concernés le font avec bien moins de rigueur que lui dans les formes et même si leurs « ballades » demeurent surtout médiévales par leur nature évocatrice. Dès le XVIIIe siècle, on retrouve ces tendances chez certains auteurs romantiques allemands et anglais comme poesie_ballade_romantique_attrait_monde_medieval_goetheBürger, Goethe (portrait ci contre), Christabel, ou encore Coleridge. Elles sont la marque d’un renouveau littéraire dont le moyen-âge devient le fer de lance et le symbole tout indiqué.

Comme nous le disions plus haut,  ces « ballades » n’ont pas les rigueurs, ni les formes de leur ancêtre médiévale : on n’y respecte pas nécessairement, les métriques, le refrain  ou l’envoi et on pourrait presque se demander si le terme de ballade n’est pas finalement galvaudé. Pour autant et sur le fond, le monde médiéval est loin d’y constituer simplement un décor de carton pâte. L’inspiration souvent gothique et fantastique de ces romantiques s’exerce à travers des légendes ou des quêtes empruntées la la période médiévale, qui en sont inspirées ou qui l’évoquent. Au delà,  le mouvement se pose aussi comme une volonté de retour à une certaine littérature « primitive » mais, en se tournant vers un moyen-âge « des racines », reconnu comme point de référence historique et fondateur, ses auteurs lui redonnent, du même coup, de véritables lettres de noblesse.

« La ballade, qui se veut l’écho de la poésie populaire, intègre des thèmes nouveaux, au cœur des préoccupations des romantiques : le merveilleux, le fantastique, les superstitions et les mythes médiévaux. Elle crée donc un nouveau genre propre au romantisme. Son rapport avec la poésie du Moyen Âge reste lointain, mais ce qui importe surtout, c’est cette volonté de filiation, même si elle reste éminemment artificielle. »
Renaissance d’une forme poétique, la ballade,
Le Moyen-âge des romantiques,
 Isabelle Durand-Le-Guern

poesie_ballade_medievale_victor_hugo_XIXe_Ce mouvement se poursuit au début du XIXe siècle et, en France, Victor Hugo lui-même attiré par le monde médiéval et ce nouveau genre, s’en fera l’écho dans ses poésies de jeunesse, avec ses « odes et ballades » publiés en 1828 . Du point de vue des thèmes abordés, il puisera souvent directement son inspiration dans le moyen-âge (tournoi, belle qui attend son chevalier, valeurs chrétiennes, valeurs guerrières, etc…). Quant au style, en plus du recours à un vocabulaire évocateur de cette période, même si on ne retrouvera pas non plus chez lui les formes fixes de la ballade médiévale telles que définie plus haut, il se pliera au moins aux métriques pour renforcer les références autant que l’effet d’immersion : quatrains, vers courts, vers octosyllabiques.


« … Oui, je crois, quand je vous contemple,
Des héros entendre l’adieu ;
Souvent, dans les débris du temple,
Brille comme un rayon du dieu.
Mes pas errants cherchent la trace
De ces fiers guerriers dont l’audace
Faisait un trône d’un pavois ;
Je demande, oubliant les heures,
Au vieil écho de leurs demeures
Ce qui lui reste de leur voix.

Souvent ma muse aventurière,
S’enivrant de rêves soudains,
Ceignit la cuirasse guerrière
Et l’écharpe des paladins ;
S’armant d’un fer rongé de rouille,
Elle déroba leur dépouille
Aux lambris du long corridor ;
Et, vers des régions nouvelles,
Pour hâter son coursier sans ailes,
Osa chausser l’éperon d’or. »

Victor Hugo – La Bande Noire – Odes & Ballades –  1828


Du point de du vue du contenu, s’il cherchera à faire renaître l’image du « moyen-âge des troubadours », Hugo versera aussi, par endroits, dans un moyen-âge gothique et fantastique totalement assumé. Nous sommes finalement dans le champ d’un monde médiéval « recomposé » tel que l’étudie le médiévalisme. A travers ses évocations, il sera bien question de « reconstruction ». Là encore, la prétention ne sera pas d’opérer une plongée dans le moyen-âge historique et réaliste, mais bien d’y chercher un point de référence, des racines fortes auxquelles se rattacher et s’identifier. (1)

Au delà de la ballade

Quelques siècles après les auteurs de la Pléiade, Du Bellay en tête, le mépris assumé de la ballade et des formes poétiques médiévales en général, n’aura pas suffi à en ternir la référence, de même que les auteurs renaissants ne seront parvenus à éteindre à jamais la fascination qu’exerce et qu’exercera le Moyen-âge dans les siècles qui leur succéderont. Au fond, on peut même se demander si à vouloir en repousser à toute force le spectre sous couvert d’ignorance crasse et d’obscurantisme, ils n’ont pas été ceux qui ont le mieux contribué à en renforcer inévitablement l’attrait pour les auteurs des siècles suivants, de même qu’ils ont en partie œuvrer à le créer chez les historiens. Qui sait si ses détracteurs ne lui ont pas au fond permis de renaître plus fort encore au XIXe et aux siècles suivants ?

Pour échapper la sophistication et aux règles des formes classiques, les romantiques des XVIIIe et XIXe siècle tenteront de revenir à une poésie épurée et aux formes simples qui renouvelle les genres mais qui soit aussi un support d’identification doté de thèmes forts et évocateurs, propices à l’évasion romantique et onirique. Or, presque naturellement, c’est bien dans le moyen-âge que nombre d’entre eux iront trouver les sources de leur nouvelle inspiration, dans ce monde médiéval lointain et pourtant si proche, qui évoque quelque chose deco_medievale_enluminures_moine_moyen-agede nos racines et qui est aussi à la fondation de références partagées et de mythes qui font sens pour les sociétés européennes des XVIIIe, XIXe. Nous sommes sans doute ici au delà du simple far-west ou  western, cher à Georges Duby.

Force est de constater qu’en dépit des efforts soutenus du siècle des lumières, dans la lignée d’un Du Bellay, on ne peut rayer d’un trait de plume mille ans d’histoire écrite dans l’inconscient collectif. D’ailleurs, il semble bien que ce goût pour le moyen-âge ait survécu depuis, à son rythme et jusqu’à nos jours. L’ère de la post industrialisation l’a même peut-être encore renforcé par endroits et grossi de nouvelles représentations.

Avec ses légendes, ses bestiaires, avec ses gargouilles en cohorte qui nous mirent depuis les hauteurs de leurs cathédrales, avec sa camarde qui danse dans un dialogue perpétuel avec les hommes, avec ce monde spirituel si intriqué dans le quotidien de l’homme médiéval et, avec lui, son lot d’émotions fortes, de peurs presque « primales », avec ses superstitions, sa magie, ses mystères et ses « miracles » encore, le monde médiéval porte en lui la graine du merveilleux et du fantastique. Il l’a toujours portée et ce n’est pas mystère si les romantiques du XVIIIe siècle y ont catalysé leur inspiration. De même qu’il n’est pas étonnant que ce Moyen-âge gothique et fantastique, peuplé de créatures effrayantes, magiques et étranges dont ils ont fait un genre et qu’ils ont aussi alimenté, ait perduré jusqu’à nos jours,  porté encore plus loin dans le courant du XXe siècle par des auteurs comme JRR Tolkien.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.


Sources

(1) Pour plus de détails sur ses aspects, voir l’article très complet d’Isabelle Durand-Le-Guern qui nous a servi de guide ici :  Renaissance d’une forme poétique, la balladeLe Moyen-âge des romantiques, (2001)

Odes & Ballades – Victor Hugo  (1828)
– Poésies morales et historiques d’Eustache DeschampsCrapelet  (1832)
Trente-six ballades joyeuses de Théodore de Banville (1890)
 –  Défense et illustration de la langue françoyse,  J du Bellay  (1549)
 Ballade,  Claude Thiry,   Universalis

le paysan et le serpent, une fable médiévale d’Eustache Deschamps en forme de ballade

poesie_fable_litterature_monde_medieval_moyen-ageSujet : poésie médiévale, morale, satirique, ballade, moyen français, fable, ingratitude
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre : « le paysan et le Serpent»
Ouvrage : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps , Georges Adrien Crapelet (1832)

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion copiaoici, pour aujourd’hui, une nouvelle fable médiévale à la façon d’Eustache Deschamps. Comme on le verra, elle n’est pas sans rappeler  le fabliau du pêcheur   (ou  fabliau des deux compères), que nous avions publié ici il y a quelque temps et dont nous avions même proposé une lecture audio.

Il y était question du peu de gratitude d’un homme manquant de se noyer, et qui, sauvé des eaux par un pêcheur charitable et étant malencontreusement blessé à l’oeil pendant l’opération, finissait, après avoir largement goûté à l’hospitalité de son bienfaiteur, par l’attaquer devant le tribunal pour en obtenir réparation.  Sous la forme d’un proverbe alors bien connu du moyen-âge, et même au delà de la France d’une partie de l’Europe médiévale, la morale du fabliau restait  implacable:

Raember de forches larron
Quant il a fait sa mesprison,
Jamès jor ne vous amera

Sauvez un larron de la potence
Une fois qu’il a commis son crime
Il ne vous aimera jamais pour autant

En fait de larron, la fable du jour met en scène un serpent et elle adresse plus largement l’ingratitude sous toutes ses formes. Elle fait partie des ballades de moralité de Eustache Deschamps et de ses poésies critiques dont il avait le secret.

A l’image des autres fables de l’auteur médiéval (voir Le Corbeau et le renard et encore les Souris et les Chats) celle-ci lui a été  directement inspirée par Esope (Le Laboureur et le Serpent). Elle a été aussi été reprise par La Fontaine, quelques siècles plus tard, sous le titre Le villageois et le serpent.  On se souvient de la morale enlevée qu’en tirait ce dernier :

    Il est bon d’être charitable,
            Mais envers qui ? c’est là le point. 
            Quant aux ingrats, il n’en est point 
            Qui ne meure enfin misérable.

Jean De LafontaineLe villageois et le Serpent

Dans le style de la ballade qu’il affectionne particulièrement, Eustache Deschamps oppose ici à une morale finale un joli vers qui scande la poésie tout du long et qui, au passage, invite à réfléchir par son « on » inclusif, même s’il ne l’est, au fond, pas tant que ça, pour l’auteur au moins :  « Mais on rent mal en lieu de bien, souvent. »

Ballade :  le paysan et le Serpent
d’Eustache Deschamps

J’ay leu et veu une moralité
Où chascuns puet assez avoir advis,
C’uns païsans, qui par neccessité
Cavoit terre, trouva un serpent vis
Ainsis que mort ; et adonques l’a pris,
Et l’apporta ; en son celier l’estent.
Là fut de lui péus* (de paistre, nourri, reconforté), chaufez, nourris :
Mais on rent mal en lieu de bien, souvent.

Car li serpens , plains de desloyauté,
Roussiaulx* (traître), et fel* (perfide,félon), quant il se voit garis
Au païsant a son venin getté ;
Par lui li fut mal pour bien remeris :
Par bien faire est li povres homs punis,
Qui par pitié ot nourri le serpent.
Moult de gens sont pour bien faire honnis :
Mais on rent mal en lieu de bien, souvent.

C’est grant doleur quant l’en fait amisté
A tel qui puis en devient ennemis ;
Ingratitude est ce vice appellé ,
Dont pluseurs gens sont au monde entrepris,
Rétribuens le mal à leurs amis,
Qui leur ont fait le bien communément.
Ainsis fait-on; s’en perdront paradis :
Mais on rent mal en lieu de bien, souvent.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com.
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

Mort médiévale, mort moderne : idées reçues, approche comparée et systèmes de représentations

mort_medievale_moyen-age_valeurs_systemes_de_representations_idees_recues_moyen-age_chretienSujet : mort, idées reçues, Moyen Âge chrétien, littérature médiévale, éducation religieuse, histoire médiévale, sociologie, systèmes de représentations.
Période : Moyen Âge central à tardif.
Auteurs  variés, Christine Pizan, Eustache Deschamps, Jean de Meung, Jean Meschinot.
Ouvrage collectif : À réveiller les morts : la mort au quotidien dans l’Occident médiéval. 

Bonjour à tous,

S_lettrine_moyen_age_passionuite à la citation de Christine de Pizan que nous avions publiée, il y a quelques jours, « brut de fonderie », voici quelques réflexions comparées sur les représentations de la mort au Moyen Âge et sur son statut dans nos sociétés modernes. Pour des raisons « digestives », nous scinderons cet article en deux parties. La première que nous publions aujourd’hui se penche sur la période médiévale.

Avant d’aller plus loin, voici un petit rappel de la citation en question ; dans les œuvres poétiques de l’auteur, elle est classée comme un proverbe moral :

“Quoy que la mort nous soit espouventable
A y penser souvent est prouffitable.”
  

Christine de Pizan,  Proverbes moraux. Œuvres poétiques, Tome 3.

I. La mort médiévale, gardienne « épouvantable » des valeurs chrétiennes

A défaut de verser dans la psychologie facile, applicable rétroactivement, en tout lieu et en toutes circonstances, le veuvage précoce de la philosophe, écrivain et poétesse du Moyen Âge tardif  ne semble pas seul suffire à expliquer cette citation. L’image de la mort court, en effet, d’un bout à l’autre de la littérature et la poésie médiévale. Elle y revient comme la marée, apportant dans ses rouleaux d’écume sa moisson de sagesse ou d’enseignements, et avec elles, l’entêtante question de ce qui restera à emporter, le rappel insistant de l’instant ultime dans lequel se noieront toutes les vanités et tous les avoirs. On la côtoie, on la tutoie, on la déplore, autant qu’on la redoute et, dans de nombreuses poésies morales, elle demeure fréquemment celle dont la présence doit éclairer des hommes dans leurs actes, et donner en quelque sorte du sens à leur propre finitude.

« Vous qui vivez a present en ce monde
Et qui vivez souverains en vertu
Vous est il point de la mort souvenu ?

Vos peres sont en la fosse parfonde
Manges de vers, sanz lance et sanz escu,
Vous qui vivez a present en ce monde
Et qui regnez souverains en vertu

Avisez y et menez vie ronde,
Car en vivant serez froit et chanu
Car en la fin mourrez dolent et nu.
Vous qui vivez a present en ce monde
Et qui regnez souverains en vertu
Vous est il point de la mort souvenu ? »

Rondeau d’Eustache Deschamps,
Œuvres complètes, Tome 7, Gaston Raynaud.

Quelques précisions utiles avant d’aller plus loin

Nous ne voulons pas ici entrer dans les détails nuancés des représentations qu’a pu prendre la mort dans les mille ans qui couvre le Moyen Âge (iconographique, personnalisation, danse macabre, etc), il serait aussi vain que présomptueux d’y prétendre, dans le cadre de cet article. Pour guider ces quelques réflexions, nous voulons plutôt nous intéresser à un angle simple,  celui qui nous la présente dans le courant du Moyen Âge central (du XIIe au XVe) comme une « conseillère » ou, si l’on ne veut pas rentrer dans les problématiques de personnalisation de son image, comme « un événement » dont l’évocation peut être considérée comme « utile » et guider l’homme, en quelque sorte, dans une certaine « morale » de l’action.

deco_medievale_mort_moyen-age_enluminuresDe nombreux textes médiévaux  du Moyen Âge central (littéraires, poétiques, laïques ou religieux)  nous renvoient à ce statut que l’on conférait alors à la mort, autant qu’à la forte nécessité qu’on attachait à son évocation. Ces deux paradigmes indissociables de la mort médiévale semblent avoir disparus de nos sociétés modernes occidentales et ce sont donc ces questions que nous voulons approcher, en tentant de déconstruire au passage quelques idées reçues. Ajoutons qu’il n’est pas non plus question ici de « mesurer » si l’on « parlait » plus de la mort au moyen-âge qu’on n’en parle de nos jours ou si elle était plus présente dans le quotidien ou dans la littérature qu’elle ne l’est aujourd’hui. Poser le problème de cette manière serait méthodologiquement hasardeux tout autant qu’ingénu et participerait encore d’un ensemble d’idées reçues dont nous cherchons justement à nous défaire ici.

La mort, « guide morale » de l’action

Cette parenthèse étant fermée, pour revenir à la mort médiévale prise dans le cadre du Moyen Âge occidental chrétien, sous cet angle de « guide morale de l’action » ou de « conseillère », précisons qu’il ne s’agit pas tant alors « d’apprivoiser » la mort ou même la peur qu’elle inspire.  Dans l’enseignement, la tendance est même à cultiver cette dernière et la terreur de l’enfer comme de la camarde restent des outils « didactiques » et méthodologiques prisés. Avec son évocation insistante, impérieuse même, il n’est pas tellement question d’engager un dialogue avec elle, mais bien plutôt de faire souvenir aux hommes que le passage ultime (inéluctable et non négociable) sera (serait) moins « douloureux » si la conscience du (d’un) monde d’après guidait un peu plus leur pas durant le temps qu’ils ont à passer sur cette terre et dans ce corps de chair, et les guidait comment ? Dans la mise en pratique des valeurs chrétiennes bien sûr.

« Et le corps mort ? Ton ame passera
Au jugement rigoureux et terrible…
Que songes-tu, ord (sale) vaisseau, vile cendre,
Farci d’orgueil ? Veux-tu estre damné ?
Tu prends plaisir à ta chair blanche et tendre,
Un corps pourri qui est aux vers donné !
Ton temps est bref : veuille à vertu entendre,
Ou mieux te fût n’avoir onc esté né. »

Jean Meschinot, Les lunettes des princes (1522)

deco_medievale_mort_moyen-age_enluminuresCette « sagesse » qu’il y aurait à évoquer la mort ou à y « réfléchir » dont nous parle les auteurs du Moyen Âge et à travers eux, le monde médiéval la met, en effet, tout entière au service des valeurs chrétiennes et elle se présente, invariablement, comme un rappel de ces dernières dans le cadre d’un monde transitoire : être charitable, ne pas s’accrocher férocement aux choses du monde matériel, ni courir à perdre haleine derrière des choses nécessairement éphémères, vaine gloire, avidité, accumulation de pouvoir, d’avoirs au détriment des autres, etc. On renverra encore ici inévitablement à l’image de « fortune » et sa roue qui vient encore s’articuler sur ces représentations et les renforcer, en insistant sur la vacuité/vanité de vouloir posséder, saisir, se glorifier, etc.  Outil favorisant le détachement, on parle quelquefois de « mépris du monde », c’est en tout cas bien dans ce contexte spirituel qu’évoquer la mort, y réfléchir ou y penser, est considéré comme nécessaire et « salutaire ». Il ne s’agit pas de retarder l’échéance du moment inévitable ou de sa confrontation. Un guide moral de l’action dans le contexte du Moyen Âge occidental chrétien donc ou pour paraphraser la citation d’ouverture de cet article : une gardienne « épouvantable » ou « terrifiante » des valeurs morales et spirituelles chrétiennes.

« Avant, on avait moins peur de la mort » ?

deco_medievale_mort_moyen-age_enluminuresNous insistons volontairement avec Christine de Pizan sur cette idée d’épouvantable pour être bien clair sur le fait que cultiver cette forme de proximité avec la mort ne signifiait en rien qu’elle ne terrifiait pas nos auteurs et, au delà, l’homme médiéval. « Avant on avait moins peur de la mort, avant on savait vivre avec, etc ». Rangeons toutes ces idées reçues un peu faciles et convenues, dans le domaine de l’irrecevable, c’est une évidence mais disons le tout de même, elles sont tout à fait hors de propos. Il était d’abord question d’alléger un fardeau futur et certain et d’atermoyer ou de rendre « plus doux » le « travail de mort » au moment fatidique. La mort terrifie mais la plus grande ‘angoisse reste de sauver son âme.

« Pensons que quant ly homs est au travail de mort,
Ses biens ne ses richesses ne luy valent que mort
Ne luy peuvent oster l’angoisse qui le mort,
De ce dont conscience le reprent et remort »
Jean de Meung – Le Codicille

Nécessité impérieuse, interdépendance des vivants et des morts, et pédagogie appliquée

« Pas d’autres choix que d’y penser » ?

Les visions chrétiennes d’un monde transitoire, les églises longtemps plantées de morts tout autour et à leurs abords, les épidémies à rallonge et leur cohorte de spectres grimaçants, ou encore ces nouveau-nés qui partent en nombre, sont-ce là les seules raisons qui rendent cette mort si familière au Moyen Âge comme on se plait si souvent à le souligner ? Au fond, comme on y était « plus confronté » au quotidien, cette proximité factuelle des cadavres et des morts aurait rendu certainement « inévitable » le fait d’y penser. Il y aurait là comme une évidence, une « absence de choix » en quelque sorte. En plus d’être légère, cette idée est aussi doublement fausse puisque par extension et par jeux de miroir elle sous-entend encore que ce choix nous est, aujourd’hui, totalement laissé (nous y reviendrons).

deco_medievale_mort_moyen-age_enluminuresPour que l’on comprenne bien de quoi nous parlons mais encore à quel point nous sommes, d’un point de vue sociétal, à des lieues de ce monde médiéval en terme de représentations, il faut encore bien différencier le fait de penser à quelque chose parce qu’on s’y trouve confronté du fait de l’évoquer volontairement et avec insistance, en l’absence de confrontation. Quand on parle « d’évoquer » la mort au Moyen Âge, l’affaire va, en effet, bien au delà de  s’inscrire dans la continuité d’une certaine « réalité » (supposée) des faits qui s’imposerait en quelque sorte, d’elle-même.

A partir du XIIe siècle, on va littéralement chercher à travers les enseignements religieux, et même jusque dans l’éducation infantile, le moyen concret d’y confronter les laïques, et on est très très loin d’attendre qu’elle se présente à la porte pour le faire. La « nécessité » de cette évocation, hors de tout contexte, est alors largement prônée, promulguée et enseignée par les clercs et le personnel ecclésiastique. Rien d’étonnant donc à la trouver reprise chez nombre d’auteurs avec les mêmes visées morales. Que l’homme du Moyen Âge la voyait passer ou non chaque jour derrière son huis quand elle n’y frappait pas directement pour lui, pour sa famille ou sa progéniture, n’est ici même pas en question.

Les exemplas et les prêches

Au XIIe et XIIIe siècles, se généralisent les prédications et la prêche des exemplas, ces historiettes, fables ou paraboles religieuses faites d’anecdotes, de miracles rapportés que l’on inclus souvent dans les sermons. Dans ce mouvement, il semble qu’un certain nombre d’enseignements sans doute plus réservé auparavant au monde monastique se soit étendu en direction de la société au sens large. On sait l’influence certaine que les moines exercent alors cette dernière. Elle n’est pas qu’économique ou politique avec les ordres blancs, elle est aussi spirituelle et il n’est pas rare qu’on leur prête une véritable exemplarité. Si l’on excepte les images satiriques qui leur sont attachés, les moines demeurent au fond pour nombre de chrétiens, ceux dont la vie semble la plus proche du celle du Christ des origines. D’ailleurs l’ampleur des donations qu’on leur fait, en lignage et en ressources humaines, comme en terres ou en biens, en sont des signes forts.

deco_medievale_enluminures_moine_moyen-agePour y revenir, destinés à frapper l’imagination et à ancrer les enseignements, ces exemplas  sont prêchés en direction des laïques. et peuvent emprunter à l’Histoire et aux personnages célèbres mais aussi conter des aventures survenues à des gens de toute condition. Certaines sont un peu à l’image des Cantigas Santa Maria que nous avons déjà commencé à traduire ici, d’autres sont plus banales, d’autres encore puisent dans un registre totalement étrange et surnaturel (apparition de fantôme, etc…). Nombre de ces exemplas gravitent autour de la mort. On y développe toutes les bonnes raisons qu’il y a à évoquer cette dernières : humilité, détachement du monde matériel, éloignement des tentations et du désir de chair, amour de Dieu et du prochain, etc.  Au final, cette nécessité impérieuse d’évoquer la camarde et d’y penser autant que de la craindre en ressort clairement.

Au passage, dans toutes les formes que peut prendre la fin ultime, celle que l’on craint par dessus tout, reste la mort subite, celle qui vous fondrait dessus sans vous laisser le temps de vous absoudre, ou qui, pire, vous cueillerait brutalement en plein péché ! Purgatoire, sinon enfer assuré, à moins d’invoquer dans ces cas extrêmes la Sainte-Vierge, spécialiste des sauvetages in extremis car seule capable d’intercéder efficacement auprès de son fils (là encore le culte marial et les Cantigas Santa Maria ne sont jamais très loin). On trouvera de très nombreux exemples ainsi qu’un panorama exhaustif sur ces questions, par les historiens Jacques Berlioz et Colette Ribaucourt dans leur article : Mors est timenda, Mort morts et mourants dans la prédication médiévale : l’exemple de l’alphabet des récits d’Arnold de Liège (début du XIVe), issu de l’ouvrage À réveiller les morts : la mort au quotidien dans l’Occident médiéval 

L’éducation des enfants :
enseignement, jeux et pédagogie autour de la mort

deco_medievale_enluminures_moine_moyen-agePour ce qui est de l’éducation des enfants, là encore, pas question d’attendre qu’ils y soient confrontés pour évoquer la mort. On encourage les jeux qui y ont trait, on retrouve dès les abécédaires des idées visant à les familiariser avec elle et l’éducation religieuse se charge, dès le plus jeune âge, de faire entrer l’idée de la mort et sa réalité, dans l’esprit de tous.

Les premières prières que l’on enseigne sont des prières pour les morts. Les écoliers qui courent par les rues chantent encore souvent des chants autour des morts. Les amateurs de « Métal », les « Bikers », autant que les aficionados des cérémonies et célébrations mexicaines autour de la mort, en seront sûrement ravi, on a même retrouvé  de petits objets à l’effigie de crâne ou de squelettes que l’on conseillait de porter avec soi et d’utiliser pour rester en contact avec l’idée de la mort.

« En matière de pédagogie religieuse, Savoranole préconisait de garder sur soi un squelette miniature ou une petite tête de mort et de la regarder souvent »
Danièle Alexandre Bidon « Apprendre a vivre ; l’enseignement de la mort aux enfants ». À réveiller les morts : la mort au quotidien dans l’Occident médiéval,

Selon l’historienne Danièle Alexandre Bidon qui nous sert de guide sur ces aspects, il n’est pas exclus qu’on en faisait également cadeau aux enfants. On trouvera encore nombre d’exemples à vocation pédagogique pour sensibiliser l’enfant à l’enfer. La crainte de ce dernier est  un pilier de l’enseignement et passe même souvent avant les images plus positives de paradis, de Salut et de rédemption. « J’ai une mauvaise nouvelle et une bonne, je commence par laquelle ? » –  « Allons-y pour la mauvaise ! » L’âtre familial, le feu, la broche, ou même le four à pain sont préconisés comme d’excellents moyens d’expliciter à l’enfant ce qui se trame pour le pécheur dans les profondeurs infernales. Certains auteurs vont même conseiller aux parents, en fonction de leur propre métier, d’adapter les images à utiliser pour faire comprendre à leur progéniture l’immensité de l’enfer et l’infinité de supplices qu’on peut y endurer.

Participation active aux rituels entourant la mort

Dans le concret des rituels entourant la mort, à partir de l’âge de huit ans, les enfants, encore eux, orphelins, déshérités, mais aussi écoliers, sont souvent désignés pour accompagner les morts aux veillées funèbres, et pour prier pour eux. Ils ont encore un rôle actif durant les funérailles puisqu’ils accompagnent les cortèges deco_medievale_mort_moyen-age_enluminuresfunéraires et l’on pense même, dans certains cas, que leur présence peut repousser le diable, s’il venait à s’aventurer trop près.

Mesures préventives dans le cadre d’un monde qui connait une grande mortalité infantile ? Là encore, l’idée serait réductrice et simpliste. Cette insistance à évoquer la mort fait partie intégrante d’une monde profondément christianisé où tous, religieux comme laïques, sont concernés. Et si la mort se trouve étroitement intriquée dans une pédagogie appliquée, au service de l’enseignement des valeurs spirituelles chrétiennes, on ferait une erreur grossière de croire qu’il s’agit là d’une forme d’endoctrinement à sens unique. L’ensemble du mouvement participe, en effet, d’un système de représentations partagées qui emporte l’adhésion de tous et qui touche l’équilibre entier du monde matériel et spirituel : les morts comme les vivants.

Inter-relations des morts et des vivants :
un système de représentations  complexes

On notera encore avec Danièle Alexandre Bidon (opus cité) le rapprochement troublant de ces morts qui partent emmaillotés tel des nourrissons vers leur dernière demeure avec cette omniprésence des enfants dans les rituels entourant la mort. On croit profondément alors en les vertus de la prière pour les morts et l’innocence des enfants, figures angéliques, âmes encore pures, eux-mêmes venus récemment au monde et chargés de si peu de péchés, ne peuvent qu’être les plus indiqués pour assurer le Salut de ceux qui en partent. On retrouve encore dans les Exemplas des histoires où les âmes de certains morts pour être libérée apparaissent au vivants et leur demande des faveurs. Du matériel au spirituel, la ligne de démarcation est claire, la mort se trouve à la porte de sortie, mais les cloisons ne sont pas étanches.

deco_medievale_mort_moyen-age_enluminuresAvec l’émergence du purgatoire dans le courant du XIIe siècle, l’interrelation entre les deux mondes, celui des morts et celui des vivants, devient presque palpable. Même si les frontières dogmatiques entre les quatre mondes (matériel, purgatoire, enfer, paradis) sont bien établies, il y a là peut-être là une forme de « décloisonnement » et on voit bien comment tout cela participe d’un système spirituel complexe de représentations du monde.

Dans ce contexte et encore une fois, il faut sans doute faire le deuil d’une vision simpliste qui ne verrait dans tous ces aspects entourant la mort qu’une instrumentalisation au service d’une pédagogie d’endoctrinement à sens unique. Pour l’ensemble des acteurs médiévaux impliqués, les enjeux sont bien plus complexes. Faire de la mort un enjeu d’éducation, l’évoquer même quand elle ne s’invite pas, faire encore des enfants des acteurs actifs des rituels qui l’entourent et de l’accompagnement des morts ?  C’est en réalité le salut des vivants, comme celui des morts, qui se trouve en question, autant que l’équilibre du monde chrétien et de ses valeurs.

Notre cadre de réflexion sur la mort au Moyen Âge étant un peu mieux posé et avec lui quelques idées reçues déconstruites, nous aborderons, dans un deuxième article à paraître, le statut de la mort moderne. Dans l’attente, nous comprenons déjà un peu mieux comment la citation de Christine de Pizan autant que les vers mort_histoire_litterature_medievale_mort_quotidien_occident_livre_moyen-age_central_tardifd’autres auteurs médiévaux viennent s’inscrire dans un contexte social et spirituel global.

Encore une fois, nous ne pouvons que vous recommander,  pour creuser ces aspects, de consulter le très accessible ouvrage collectif paru en 1993 et disponible sous ce lien :  À réveiller les morts : La Mort au quotidien dans l’Occident médiéval. 

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric F
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

NB : l’enluminure de la mort sur l’image en-tête d’article est tirée du manuscrit médiéval Harley MS 2936. Daté de 1500-1510, ce superbe livre d’heures est conservé, aujourd’hui, à la British Library. Vous pouvez le consulter en ligne au lien suivant.