Sujet : fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, poésie politique, poésie satirique, langue d’oïl, tyrannie Période : XIIe siècle, Moyen Âge central. Titre : De l’Ostor cui les Coulons eslirent… Auteur : Marie de France (1160-1210) Ouvrage : Poésies de Marie de France, Bonaventure de Roquefort (1820)
Bonjour à tous,
n ce mois de rentrée, nous vous invitons à repartir en direction du XIIe siècle pour y découvrir une nouvelle fable médiévale de Marie de France. Au Moyen Âge central, cette poétesse s’est fait connaître par son œuvre abondante et notamment ses lais et ses fables. C’est aussi une des toutes premières auteures en langue vernaculaire française, soit en langue d’oïl et plus exactement en anglo-normand.
Un roi cruel & félon contre d’innocents sujets
La fable du jour met en scène d’ingénues colombes ayant décidé de se choisir un rapace comme seigneur. En voulant du redoutable prédateur leur protecteur, leur résultat sera, comme on s’en doute, à des lieues de leurs attentes.
De l’Ostor cui les Coulons eslirent à Segnor dans l’anglo-normand de Marie de France
Culuns demandèrent Seignur. A Rei choisirent un Ostur, pur ce ke meins mauz lor fesist E vers autres les guarandist. Mès, qant il ot la Sengnourie E tuit furent en sa baillie Ni ot un sul ki l’aproismast K’il ne l’uccist é devourast. Pur ce palla un des Colluns, Si apela ses compeignuns :
« Grant folie, fet-il, féismes Quant l’Ostoir a Roi choisisismes, Qui nus ocist de jur en jur ; Mix nus venist que sans Seingnur Fuissiens tuz tant, qu’aveir cestui. Ainz nus guardïiens nus de lui, Ne dutïons riens fors sun agait ; Puis ke nus l’awomes atrait, A il tut fait apertement Ce ke ainz fist céléement. »
Ceste essample dist a plusurs, Que coisissent les maus Segnurs. De grant folie s’entremetent, Qui en subjectïun se met, A crueus hume et à felun : Kar jà n’en auront se mal nun.
De l’autour que les colombes prirent pour Seigneur adaptation en français actuel
Des colombes cherchant un seigneur Choisirent un autour pour roi, Pour qu’il leur cause moins de tracas Tout en étant leur protecteur. Mais, une fois en sa seigneurie Et tous sous sa gouvernance Il n’y eut sujet qui l’approcha Qu’il ne tua et dévora. Voyant cela, un des pigeons Héla ainsi ses compagnons :
« C’est grande folie que nous fîmes Quand cet autour pour roi nous primes Qui nous décime d’heure en heure. Nous étions bien mieux sans Seigneur Que sous le joug de ce tueur. Avant, nous nous méfions de lui, Ne redoutant que ses embûches. Mais comme nous l’avons attiré Il fait ouvertement devant tous, Ce qu’il faisait, alors, caché. »
Cette fable se destine à tous ceux Qui choisissent de mauvais Seigneurs. C’est grande folie qu’ils commettent. Tous les sujets qui se soumettent A un homme cruel et félon N’en recueilleront que du malheur.
Aux Origines de cette fable de Marie de France
Cette courte fable de Marie de France sur le thème de la tyrannie et de la soumission à pour origine une fable antique de Phèdre. On peut retrouver cette dernière chez le fabuliste latin sous le titre Columbae et Miluus.
On note quelques menues différences entre les deux versions. Dans le récit de Marie de France, l’oiseau de proie est un autour. Ce proche cousin de l’épervier, chasseur redoutable de petites proies (notamment de pigeons et de palombes) était déjà connu de la fauconnerie médiévale (1). Dans la fable de Phèdre, le rapace est un milan mais cela ne change guère le fond de l’histoire.
Columbae et Miluus de Phèdre
« Qui se committit homini tutandum inprobo, Auxilia dum requirit exitium invenit. »
Columbae saepe cum fugissent Miluum Et celeritate pennae vitassent necem, Consilium raptor vertit ad fallaciam, Et genus inerme tali decepit dolo : « Quare sollicitum potius aevum ducitis, Quam regem me creatis juncto foedere, Qua vos ab omni tutas praestem injuria ? » Illae credentes tradunt sese miluo ; Qui regnum adeptus coepit vesci singulis Et exercere imperium saevis unguibus. Tunc de reliquis una : « Merito plectimur. »
Le milan et les colombes
Qui prend refuge auprès d’un méchant pour y trouver secours, ne court qu’à une perte certaine.
Les colombes fuyaient le Milan, et bien souvent, par leur habilité, elles avaient évité la mort. Le rapace chercha alors quelque ruse et trompa ainsi les innocentes créatures : « Pourquoi, leur dit-il, vivre dans cette inquiétude permanente ? Faisons plutôt une alliance et nommez moi comme roi. Vous serez ainsi protégé de toutes les blessures possibles. » Les colombes le crurent et en firent leur seigneur. Mais aussitôt qu’il devint leur maître, il exerça sur elle son règne cruel en les dévorant une à une. Un de celles qui restait dit alors : « Nous avons bien mérité notre sort ».
Columbae et Miluus – Fable XXXI – Livre 1 Fables de Phèdre, Ernest Panckoucke 1837, Paris
Tromperie du tyran ou servitude volontaire
Chez les deux auteurs, le propos reste politique et adresse la prédation, le pouvoir tyrannique et l’importance du sens critique dans l’assujetissement. Chez le fabuliste latin, le rapace est à l’origine de la ruse. Il se sert de la naïveté des pigeons pour se faire élire et tromper leur méfiance. Chez Marie de France, les palombes décident d’elles-mêmes de le prendre pour seigneur, croyant ainsi s’en affranchir.
Tromperie et ruse du tyran chez Phèdre contre Servitude volontaire des sujets chez Marie de France, dans les deux cas, les pauvres palombes, par leur soumission, serviront de festin au rapace. Malgré les siècles qui nous séparent de cette fable antique, puis médiévale, cela reste une belle leçon de méfiance politique à méditer. Vous jugerez ou non s’il elle est d’actualité.
Voir d’autres fables et poésies médiévales sur le thème de la tyrannie et de l’oppression :
Sujet : poésie médiévale, fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poésie morale, oïl. Période : XIIe siècle, Moyen Âge central. Titre : D’un coc qui truva une Gemme… Auteur : Marie de France (1160-1210) Ouvrage : Poésies de Marie de France, T2, B de Roquefort (1820)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous irons chercher notre inspiration médiévale du côté de la poésie de Marie de France. Cette première écrivaine en langue vernaculaire française et, plus précisément, en anglo-normand, nous a laissé une œuvre fournie, connue pour ses lais mais aussi ses fables inspirées des auteurs antiques.
De l’indifférence d’un coq face au diamant
Une fois de plus, c’est donc une fable qui nous donnera l’occasion de nous rapprocher de l’auteur(e) médiéval. Il y sera question d’un coq, d’une gemme et, en définitive, pour le dire de manière triviale, d’une morale assez voisine du dicton populaire qui parle de « confiture donnée aux cochons ».
Dans le récit, il ne s’agit pas, toutefois, de complète ignorance de la part du coq. Ayant débusqué une pierre précieuse dans un tas de fumier, il ne s’intéresse simplement pas à la valeur du trésor exhumé. Il sait qu’il s’agit d’une gemme. Il est même conscient qu’entre des mains plus expertes, la pierre précieuse se trouverait sublimée. Sertie d’or, elle brillerait alors de mille feux mais cela ne change rien pour lui. Il ne la trouve absolument d’aucune utilité et lui préférerait largement un peu de pitance.
Peu vif, l’animal passera donc à côté de la valeur réelle de sa trouvaille, ne daignant même pas la remuer, et la poétesse médiévale étendra la morale de sa fable à toute chose de valeur (bien, honneur) que, selon elle, nombre de ses contemporains dédaignent, pour leur préférer des choses plus triviales ou bien pires.
D’un coc qui truva une Gemme sor un Fomeroi dans la langue d’oïl de Marie de France
Du coc racunte ki munta Sour un fémier, è si grata Selunc nature purchaceit, Sa viande cum il soleit: Une chière jame truva, Clère la vit, si l’esgarda; Je cuidai, feit-il, purchacier, Ma viande sor cest fémier, Or ai ici jame travée, Par moi ne serez remuée. S’uns rices hum ci vus travast, Bien sei ke d’or vus énurast; Si en creust vustre clartei, Pur l’or ki a mult grant biautei Qant ma vulentei n’ai de tei Jà nul hénor n’auraz par mei.
Autresi est de meinte gent, Se tut ne vient à lur talent, Cume dou Coc è de la Jame; Véu l’avuns d’Ome è de Fame: Bien, ne hénor, noient ne prisent, Le pis prendent, le mielx despisent.
Une adaptation en français actuel
NB : cette fois-ci, nous avons choisi d’une adaptation plutôt qu’une traduction mot à mot. C’est un premier jet perfectible mais il a au moins le mérite d’être maison.
Juché sur un tas de fumier Un coq s’affairait à gratter Y cherchant, avec insistance, Suivant son instinct, sa pitance. Une belle gemme il exhuma, De grand valeur et l’observa : « Je pensais, fit-il, débusquer De quoi manger dans ce fumier, Et c’est toi, pierre, qui m’est échu, Pas question que je te remue… Qu’un riche homme t’ait découvert Et d’or il t’aurait recouvert. Ton éclat ressortirait mieux Mis en valeur par l’or précieux. Mais je ne veux rien de tout cela Point d’honneur, tu n’auras de moi. »
Il en va ainsi de beaucoup Si tout ne tombe à leur goût, Comme du coq et son diamant, Hommes et femmes sont ressemblant, ni bien, ni honneur, ils ne prisent, Le pire prennent, le meilleur méprisent.
Aux origines de cette fable médiévale
En remontant le fil de cette fable, on la retrouve chez les fabulistes antiques bien avant Marie de France, Esope d’abord puis Phèdre dans son sillage. Dans les deux cas, elle y avait déjà, un sens assez voisin que celui que lui donne Marie de France, même s’il faut reconnaître que le propos originel de cette fable est si général que le symbole de la perle peut recouvrir bien des choses suivant le sens qu’on veut bien lui donner : valeurs morales, science, savoir, éducation, etc…
Le Coq et le diamant d’Esope
Le coq sur un fumier grattoit , lorsqu’à ses yeux parut un diamant : « Hélas, dit-il ! Qu’en faire ? Moi qui ne suis point lapidaire (artisan joaillier) Un grain d’orge me convient mieux. »
Les Fables d’Esope mises en françois avec le sens moral en quatre vers et des figures à chaque fable (1775).
On peut trouver un commentaire en vers de cette fable dans l’ouvrage en question :
Ce trésor qu’un coq mal habile Rebute & vois ici d’un œil indifférent C’est Homère ou Virgile Entre les mains d’un ignorant.
Le contenu de la fable d’Esope est assez laconique et succinct mais comme on le voit, l’auteur du XVIIIe siècle penchait de son côté pour une valeur culturelle, philosophique et éducative du symbole quand Marie de France l’avait plus résolument tiré du côté des valeurs morales.
Le poulet à la perle de Phèdre
Au premier siècle de notre ère et près de six siècles après Esope, Phèdre a repris cette fable à son compte, en restant dans un esprit sensiblement identique à celui d’Esope.
Pullus ad margaritam : In sterquilino pullus gallinaceus dum quaerit escam, margaritam repperit. “Iaces indigno quanta res”, inquit, “loco! Hoc si quis pretii cupidus vidisset tui, olim redisses ad splendorem pristinum. Ego quod te inveni, potior cui multo est cibus, nec tibi prodesse nec mihi quicquam potest.” Hoc illis narro, qui me non intellegunt.
Un jeune Coq, en cherchant sa nourriture sur un tas de fumier, trouva une Perle. » Précieux objet, dit-il, tu es là dans un lieu indigne de toi ! Si un avide connaisseur t’apercevait, il t’aurait bientôt rendu ton premier éclat. Pour moi qui t’ai trouvé, le moindre aliment me serait meilleur ; je ne puis t’être utile et tu ne peux rien pour moi. « J’adresse cette fable à tous ceux qui ne peuvent me comprendre.
Fables de Phèdre, traduction nouvelle par Ernest Panckoucke (1839).
Le coq confesse encore ici son incapacité à exploiter le trésor et on y ressent presque une pointe de fatalisme. Pour le gallinacé, la pierre précieuse (devenue au passage une perle) n’est définitivement pas à sa place dans ce tas de fumier. Sa valeur ne sera pas honorée et le volatile restera frustré de ne pas trouver de nourriture. En guise de conclusion, Phèdre adresse plus spécifiquement sa morale à tous ses détracteurs ou ceux qui ne savent apprécier ses écrits. On est donc, une fois encore, dans la valeur littéraire et philosophique ou la connaissance, mais sur une morale un peu plus ciblée.
Le Coq et la perle de Lafontaine
En faisant un bond dans le temps par dessus le Moyen Âge, cinq siècles après Marie de France, on retrouvera encore ce coq et sa perle chez Jean de Lafontaine. Le fabuliste moderne procédera même à une mise en miroir pour être bien certain que ses lecteurs en comprennent le sens qui reste, là encore, littéraire, éducatif et culturel :
Un jour un Coq détourna Une perle qu’il donna Au beau premier Lapidaire : « Je la crois fine, dit-il ; Mais le moindre grain de mil Serait bien mieux mon affaire. » Un ignorant hérita D’un manuscrit qu’il porta Chez son voisin le Libraire. « Je crois, dit-il, qu’il est bon ; Mais le moindre ducaton Serait bien mieux mon affaire. »
Pour finir, notons qu’en un temps contemporain de Lafontaine, se trouvait dans les jardins de Versailles, une fontaine du coq et du diamant, en hommage à cette fable antique d’Esope.
Daté de 1673, ce monument arborait un petit bassin au centre duquel figurait un coq tenant une pierre précieuse dans une de ses pattes et recrachant l’eau de la fontaine par son bec tourné vers le ciel. Cette fontaine était l’œuvre de Étienne Le Hongre (1628-1690). A ce jour, il ne nous en reste plus rien qu’une gravure présente dans un ouvrage daté la fin du XVIIe siècle (Labyrinthe de Versailles, Charles Perrault, 1677)
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
NB : le coq utilisé en premier plan de nos illustrations provient du manuscrit médiéval côté BM ms 399, actuellement conservé à la Bibliothèque Municipale d’Amiens. Cet ouvrage ancien, daté de la dernière partie du XVe siècle, contient le Livre des propriétés des choses de Barthélémy l’Anglais. Je vous propose de découvrir ce superbe livre ancien sur le catalogue de manuscrits illuminés Initiale. Quant au reste de notre enluminure du coq de Marie de France, il s’agit d’un montage original à partir d’extraits d’autres enluminures et illustrations.
Sujet : poésie médiévale, fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poésie morale, oïl. Période : XIIe siècle, Moyen Âge central. Titre : D’une Singesse et de son Enfant Auteur : Marie de France (1160-1210) Ouvrage : Poésies de Marie de France, T2, B de Roquefort (1820)
Bonjour à tous,
ntre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle, Marie de France nous a légué une œuvre fournie, connue notamment pour ses lais et ses ysopets. Pour rédiger ces derniers, la poétesse médiévale s’est inspirée de fables antiques qu’elle dit avoir traduites en anglo-normand depuis un manuscrit anglais ayant appartenu au roi Alfred (848-899). Hélas ! Pour l’instant, ce manuscrit du haut Moyen Âge n’a jamais été retrouvé et certains médiévistes en sont même venus à mettre en doute son authenticité ou, à tout le moins sa datation.
Quoi qu’il en soit, on peut toujours se consoler avec l’œuvre de Marie de France qui, elle, s’est conservée et, aujourd’hui, nous vous invitons à découvrir une nouvelle fable de cette auteur(e) médiévale considérée, à ce jour, comme une des premières poétesses en langue d’oïl.
Défiance & discrétion dans un monde incertain
Dans la fable du jour, Marie de France mettra en scène une guenon et son enfant pour nous proposer une réflexion sur la discrétion et la vigilance à tenir au moment de vouloir rendre publique notre vie privée, comme nos pensées. D’une part, la guenon de sa fable passera pour « folle » à vouloir à tout prix gagner l’adhésion de tous sur des choses qui l’agréent et l’enthousiasment mais qui restent, finalement, très personnelles. D’autre part, selon la fabuliste médiévale, le monde est peu sûr et tant d’étalage pourrait bien finir par se retourner contre celle-là même qui s’y adonne.
Dans un premier temps, nous vous proposerons le fable et ses traductions. Nous étudierons ensuite ses sources anciennes et leurs variations.
Concernant les images utilisées pour illustrer cet article, celle d’en-tête comme l’enluminure dans l’illustration ci-dessous, sont des créations réalisées à partir de deux sources principales. Le paysage en arrière plan et le fond de l’enluminure proviennent du Livre de la Chasse de Gaston Febus. Ce manuscrit médiéval, daté du XIVe siècle, est conservé à la BnF sous la référence ms Français 616 ; il est consultable sur Gallica. Pour la guenon, l’ours et le lion, nous les avons extraits du Rochester Bestiary. Ce superbe manuscrit, daté des débuts du XIIIe siècle ( 1230), est actuellement conservé à la British Library sous la référence Royal MS 12 F XIII.
D’une Singesse et de son Enfant dans l’anglo-normand de Marie de France
Une Singesse aleit mustrant A tutes Bestes sun Enfant, Si l’en teneïent tuit pur fole E par sanlant é par parole ; Tant k’à un Liun le mustra. Au commencier li demanda Se il est biax : c’il li a dit Qu’ains plus leide beste ne vit ; Porter li reuve en sa meisun E si recort ceste rèsun. Chascun Houpix prise sa couwe Si s’esmerveille qu’el est souwe.
Cele s’en vait triste et dolente, Un Ors encuntre enmi lasente ; Li Ors s’estut, si l’esgarda Par cointise l’arèsonna. Voi-jeo,fet-il, illec l’Enfant Dunt les Bestes parolent tant, Qui tant parest pruz è gentilx ? Oïl, fet-ele, c’est mes filx. Baille le ça tant que jel’ bès, Qar gel’ wol véir de plus près Cele li baille et l’Ors le prent S’i l’a mengié hastiwement.
Moralité
Pur ce ne devriet nus mustrer Sa priveté ne sun penser ; Car tel cose puet-hum joïr Que ne fet mie à tus plaisir. Par descuvrance vient grand max N’est pas li siècles tuz loiax.
D’une guenon et son enfant adaptée en Français actuel
Une guenon allait montrant A toutes bêtes son enfant Celles-ci la prenaient pour folle Pour ses actes comme ses paroles. Elle le montra jusqu’à un lion A qui, d’emblée elle demanda, en exhibant son rejeton S’il était beau. Le lion lui dit Que jamais bête plus laide ne vit ; Qu’elle le ramène en sa maison, Et se souvienne de ce dicton : Tout renard admire sa queue Et la voyant se sent glorieux.
Celle-ci s’en fut triste et peinée, Puis, croise un ours sur le sentier ; L’ours s’arrête et la regarde Et lui dit d’un ton avisé (1) : « Ainsi voilà donc l’enfant Dont toutes et tous parlent tant Qui a l’air si preux et gentil. » « Oui, répond-elle, c’est mon fils. » Tends-le moi pour que je l’embrasse Car je veux le voir de plus près. Celle ci lui tend. L’ours le prend Et le dévore en un instant.
Moralité
Pour cela, on doit se garder D’étaler secrets & pensées (2); Car certaines choses peuvent réjouir Qui ne fassent à d’autres plaisir. En les exhibant, vient grand mal Ce siècle (les temps) n’est pas toujours loyal.
(1) Cointise : gentillesse, amabilité, affabilité, coquetterie mais aussi ruse, hardiesse. (2) « Sa priveté ne sun penser » : choses privées, intimité, pensées, opinions. Il semble que Marie de France ait voulu ici tout englober.
En remontant le fil de cette fable
On trouve diverses sources qui, une fois croisées, peuvent permettre de remonter le fil de cette fable de Marie de France. Ici, nous reviendrons à Esope, à Phèdre mais aussi à Avianus, pour ce qui est des sources les plus anciennes. Puis, nous verrons au passage quelques versions plus modernes de ces mêmes sources avec La Fontaine et Isaac de Benserade.
Les deux besaces, d’Esope à Phèdre
« Jadis Prométhée, ayant façonné les hommes, suspendit à leur cou deux sacs, l’un qui renferme les défauts d’autrui, l’autre, leurs propres défauts, et il plaça par devant le sac des défauts d’autrui, tandis qu’il suspendit l’autre par derrière. Il en est résulté que les hommes voient d’emblée les défauts d’autrui, mais n’aperçoivent pas les leurs. On peut appliquer cette fable au brouillon, qui, aveugle dans ses propres affaires, se mêle de celles qui ne le regardent aucunement.«
Les fables d’Esope, Emile Chambry, Ed Les belles Lettres (1927)
Longtemps après Esope (564 av. J-C), on retrouvera, à peu de chose près, la même fable chez Phèdre (14 av. J.-C-50 apr. J.-C) :
« Jupiter nous a fait porteurs de besaces ; il a rempli la poche de derrière de nos propres défauts, & a chargé celle de devant des défauts d’autrui. Delà vient que nous ne pouvons voir nos défauts, & que nous censurons les autres aussitôt qu’ils manquent (commettent une faute). »
Fables de Phèdre affranchi d’Auguste en Latin et en François, Ed Marc Michel Rey (1769)
La guenon et Jupiter, de Flavius Avianus
Les besaces des fables d’Esope et de Phèdre sont sans doute trop courtes et laconiques pour avoir inspiré Marie de France. En revanche, on trouvera d’évidente similitude entre la fable de cette dernière et celle de la Guenon et Jupiter du poète romain Flavius Avianus (IVe, Ve siècle avant notre ère). Lui-même s’est inspiré de ses prédécesseurs et on reconnaîtra, entre ses lignes, la paraboles des deux besaces du fabuliste grec ou de Phèdre même si elle est ici, largement remaniée et délayée.
« Jupiter voulut une fois connaître lequel de tous les êtres qui peuplent l’univers produisait les plus beaux rejetons. Toutes les espèces de bêtes sauvages accourent à l’envi aux pieds de sa grandeur, et celles des champs sont forcées de s’y rendre avec l’homme. Les poissons écailleux ne manquent point à ce grand débat, non plus que tous les oiseaux qui s’élèvent aux régions les plus pures de l’air. Au milieu de ce concours, les mères, tremblantes, conduisaient leurs petits, sur le mérite desquels devait prononcer un si grand dieu. Alors, à la vue d’une Guenon à la taille courte et massée qui tramait après elle son hideux enfant, Jupiter lui-même fut pris d’un fou rire. Cependant cette mère, la plus laide de toutes, essaya de dissiper les préventions dont sa progéniture était l’objet. Que Jupiter le sache bien, dit-elle : si la palme soit appartenir à quelqu’un, c’est à celui-ci qui l’emporte sur tous les autres, à mon avis. L’homme est ainsi fait : il se complaît dans ses œuvres, tout imparfaites qu’elles puissent être. Pour vous, ne louez rien de ce que vous avez fait avant d’être sûr déjà de l’approbation d’autrui. »
Les Fables d’Avianus par Jules Chenu Edition CLF Panckoucke (1843)
Les enfants de la guenon, d’Esope
Revenons chez Esope à nouveau pour mentionner une autre fable qui pourrait avoir fait partie des sources ayant inspiré Marie de France. Dans ce récit antique, il est encore question d’une Guenon. Cette fois-ci, ayant donné naissance à deux petits, cette dernière négligera totalement l’un deux et reportera tous ses soins sur l’autre, au risque de l’étouffer par amour et de le tuer involontairement. De son côté, celui qu’elle avait délaissé, deviendra grand et fort. Les guenons, dit-on, mettent au monde deux petits ; de ces deux enfants elles chérissent et nourrissent l’un avec sollicitude, quant à l’autre, elles le haïssent et le négligent. Or il arrive par une fatalité divine que le petit que sa mère soigne avec complaisance et serre avec force dans ses bras meurt étouffé par elle, et que celui qu’elle néglige arrive à une croissance parfaite. Cette fable montre que la fortune est plus puissante que toute notre prévoyance.
Fables d’Ésope, Émile Chambry, Les belles Lettres (1927)
Comme on le voit, dans cette fable, la morale d’Esope se dirige plus vers le sort contre lequel on ne peut rien. Elle n’a donc pas grand chose en commun avec la « Singesse » de Marie de France, si ce n’est l’amour que la primate porte à son rejeton et qui finira, dans les deux cas, par tuer ce dernier. Au passage, Avianus reprendra également cette fable à la suite d’Esope mais, chez lui, la négligence de la mère aura permis de fortifier celui qui a su grandir humblement et dans l’adversité : « Ainsi l’indifférence est parfois utile ; la chance tourne, et les plus humbles s’élèvent d’autant plus haut. » (op cité)
En faisant un grand bond dans le temps, par dessus le Moyen Âge, au XVIIe siècle, l’écrivain et dramaturge Isaac de Benserade tirera de cette même fable de la guenon et ses deux petits, un quatrain qui pourrait s’approcher, indirectement, des leçons que tire Marie de France dans sa fable :
« Embrassant ses petits le singe s’en défait Par une tendresse maudite. À force d’applaudir soi-même à ce qu’on fait L’on en étouffe le mérite.«
Fables d’Ésope en quatrains, Isaac de Benserade, Editions Sebastien Mabre-Cramoisy (1678).
Une fable « sociale » chez Marie de France
Près de 15 siècles après Esope et 5 siècles avant Benserade, on voit bien comment chez Marie de France, la leçon prend, au passage, une dimension plus sociale. Sa fable interpelle, en effet, le bavard ou le vantard autant que le monde autour de lui. Il ne s’agit plus seulement de la relation critique à autrui et du manque de recul. Chez la poétesse du XIIe siècle, « le siècle est devenu déloyal ». Autrement dit, les temps sont à la défiance : il y a danger à exposer ses secrets, ses pensées ou son intimité aux autres pour des raisons qui touchent au contexte social lui-même.
Certes, la guenon est marginalisée par la société des bêtes, pour son insistance à exhiber aux yeux de tous sa progéniture. Dans sa grande noblesse, le lion aura la bonté de ne pas tirer parti de la faiblesse de la primate. Il lui fera même ouvertement la leçon. Hélas pour elle, l’ours ne sera pas si clément, ni loyal. Pourtant, au sortir, Marie ne blâme pas tant la guenon pour son excès de confiance ou sa naïveté qu’elle ne nous alerte sur des temps devenus dangereux et un monde qui n’est plus bienveillant : mieux vaut voiler ses choses privées, ses pensées et user de méandres pour s’exprimer en public et c’est d’ailleurs ce qu’elle fait en utilisant le genre de la fable. L’usage de la métaphore animalière contient, en quelque sorte, un renforcement de son propos. En terme de moralité, nous nous sommes éloignés des fables des anciens.
La besace de Jean de La Fontaine
Longtemps après Marie de France, on retrouve chez La Fontaine, une fable du nom de La Besace qui reprend la même mise en scène que celle utilisée par Avianus.
Jupiter y convoque les animaux pour qu’ils s’expriment, chacun, sur leur propre forme et les défauts qu’ils se trouvent. Le singe passe en premier. Puis suivent l’ours, l’éléphant, la fourmi, la baleine, et tous se comparant aux autres se trouveront mieux formés. En terme de moralité, cette fable de La Fontaine renouera avec Esope en revenant à l’adage de « la poutre dans son propre œil contre la paille dans celui du voisin » :
Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes On se voit d’un autre œil qu’on ne voit son prochain. Le Fabricateur souverain Nous créa Besaciers (porteurs de besace) tous de même manière, Tant ceux du temps passé que du temps d’aujourd’hui Il fit pour nos défauts la poche de derrière, Et celle de devant pour les défauts d’autrui.
Fables de La Fontaine illustrées par Grandville, Livre premier, Ed Furne et Cie Libraire (1842)
Sur les inspirations de Marie de France
Bonne nouvelle ! Si le manuscrit du roi Alfred sur lequel Marie de France dit s’être appuyée n’a jamais été retrouvé, en 2020, Baptiste Laïd, agrégé en lettres classiques et expert en littérature médiévale, s’est attaqué au sujet des sources ayant pu inspirer la poétesse du Moyen Âge central. Il leur même a consacré sa thèse avant de la faire publier, en 2020, chez Honoré Champion. Vous pourrez la trouver en librairie sous le titre, L’élaboration du recueil de fables de Marie de France. Trover des fables au XIIe siècle. C’est un ouvrage que nous vous recommandons si vous voulez approcher de peu plus près ces questions. Il est également disponible en ligne ici.
Une pensée sur notre modernité
Sur une note plus actuelle, cette fable nous semble résonner de manière plutôt édifiante, notamment à l’heure des réseaux sociaux. Depuis l’avènement de ces derniers, il semble, en effet, qu’on ait assisté à une exposition toujours plus avancée de choses qui, naguère, relevaient encore du privé. L’évolution a été foudroyante. Elle ne s’est étalée que sur quelques années, deux décennies tout au plus, mais elle a touché en profondeur les frontières du privé et du public, avec des conséquences dont les gens ne sont pas toujours conscients et dont ils ont, quelquefois, fait les frais à leur dépens.
A ce propos, on pourra citer, par exemple, ce faux magicien (hollandais, je crois) qui, il y a quelques années, avait fait le buzz avec une expérience assez intéressante. Cette dernière consistait à faire entrer des gens sous une tente aménagée pour l’occasion et à les filmer. Après quelques « rituels » divinatoires » (simulés donc), il leur faisait des révélations très privées et personnels sur eux-mêmes qui les laissaient tous, sous le choc, et littéralement subjugués par son grand pouvoir.
L’effet durait jusqu’au moment où il leur confessait avoir trouvé toutes ces informations à leur égard, simplement en épluchant leur compte Facebook et leur profil sur les réseaux sociaux. N’étant en rien magicien, il faisait justement cela pour faire prendre conscience au public de ce qu’une fois pris dans le jeu des réseaux sociaux et du partage d’informations sur sa vie privée, on peut finir par divulguer de soi-même et sans s’en rendre compte, bien plus de choses que l’on a conscience.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Sujet : fable médiévale, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poésie morale Période : XIIe s, Moyen Âge central. Titre : De vulpe et umbra lunae ou Dou Leu qi cuida de la Lune ce fust un fourmaige Auteur : Marie de France (1160-1210) Ouvrage : Die FabelnDe Marie de France, Karl Warnke (1898)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous repartons à la fin du XIIe siècle, avec l’étude des fables de Marie de France. Nous y suivrons les mésaventures tragiques d’un renard, ou même d’un loup dans certains manuscrits. Dans les deux cas, le récit et la morale ne changeront pas et la poétesse nous contera comment un reflet de lune piègera cruellement l’animal.
Comme on le verra, il ne sera pas question, ici, du reflet dans l’eau qui avait trompé le Narcisse de la mythologie, pas d’avantage que celui de la fable très connue du cerf se mirant dans l’eau. Le thème du jour est plutôt celui de la convoitise et de l’obstination à vouloir posséder plus que ce qu’on l’on doit, au risque de devenir « zinzin » (oui, c’est trivial, je l’admets), voire même de connaître le pire des sorts.
De vulpe et umbra lunae, dans l’anglo-normand de Marie de France
D’un gupil dit ki une nuit esteit alez en sun deduit. Sur une mare trespassa. Quant dedenz l’ewe reguarda, l’umbre de la lune a veü ; mes ne sot mie que ceo fu. Puis a pense en sun curage qu’il ot veü un grant furmage. L’ewe comenga a laper ; tres-bien quida en sun penser, se l’ewe en la mare fust mendre, que le furmage peüst bien prendre. Tant en a beu que il creva, lluec chaï, puis n’en leva.
Meint humme espeire, utre dreit e utre ceo qu’il ne devereit, a aver tutes ses volentez, dunt puis est morz e afolez.
Du renard piégé par un reflet de lune adapté en français actuel
D’un renard, on dit, qu’une nuit Alors qu’il était de sortie Il passa tout près d’une mare. En jetant, dans l’eau, un regard, La lune ronde s’y reflétait Mais il ne sut ce que c’était. Puis, il pensa devant l’image Qu’il s’agissait d’un grand fromage. Et lors, commença à laper Etant certain en sa pensée Qu’une fois l’eau en la mare basse Sur la tomme, il ferait main basse. Or, en boit tant et tant qu’il crève Tombé raide, point ne s’en relève.
Beaucoup espèrent plus de droits, Et de choses que ne leur échoient Voulant tous leurs désirs comblés Les voilà morts et mortifiés.
Esope aux origines de cette fable médiévale
Comme mentionné plus haut, suivant les manuscrits, on trouve un renard ou bien un loup comme triste héros de cette fable de Marie de France. Dans les deux cas, l’issue est identique. L’animal se trouve piégé par sa gloutonnerie et quand bien même il s’agit d’un goupil, sa ruse ne le sauve pas d’avantage qu’un loup. L’obstination à posséder rend aveugle. Elle peut même être meurtrière, nous dit la morale de cette fable.
Les deux chiens qui crèvent à force de boire & le chien et le fromage
Bien avant la poétesse anglo-normande du Moyen Âge central, on retrouve les traces de cette fable chez Esope (reprise plus tard par le fabuliste Phèdre). Chez le grec du sixième siècle avant notre ère, la fable des deux chiens qui crèvent à force de boire et celle du chien et du fromage sont sans doute, celles qui ont inspiré Marie de France. Dans la première, deux chiens voient une peau, au fond de l’eau d’un fleuve (ou encore un morceau de chair). Pour atteindre le précieux butin, ils décident de faire descendre le niveau d’un point d’eau et boivent jusqu’à plus soif, au point de finir par y laisser la leur (de peau).
L’autre fable, similaire du point de vue de la thématique — reflet, illusion, et convoitise — est celle du chien et du fromage qu’on trouve chez Esope mais qui sera également, reprise par Marie de France sous le titre « Dou chien et dou formage« . Elle raconte l’histoire d’un chien passant sur un pont, avec un fromage dans sa gueule. Voyant le reflet de ce dernier dans l’eau, l’animal se fourvoie et pense pouvoir obtenir, là, un deuxième fromage. Hélas, il lâchera la proie pour l’ombre et son avidité lui fera perdre son fromage bien réel et le reflet de celui-ci, au fond des eaux. Le chien, le loup et le renard se trouvent donc tous logés à la même enseigne.
NB : sur le thème du reflet dans l’eau mais, cette fois, avec un angle plus narcissique, on trouvera encore chez Marie de France, la fable du cerf se mirant dans l’eau et tombant en pamoison devant la beauté de ses bois.
Chez Jean de La fontaine
En faisant un bond en avant dans le temps, on retrouvera deux fables du célèbre Jean de La Fontaine sur les thèmes précédemment évoqués : les deux chiens et l’âne mort et encore Le loup et le renard.
Les deux chiens et l’âne mort
Dans la première, les deux chiens et l’âne mort, deux mâtins voyant le cadavre d’un âne flottant dans l’onde, décident de boire toute l’eau de la rivière, pour le récupérer : « Buvons toute cette eau ; notre gorge altérée En viendra bien à bout : ce corps demeurera Bientôt à sec, et ce sera Provision pour la semaine. » Et la morale de déclamer, dans le style toujours très enlevé du fabuliste du XVIIe siècle : Mais rien à l’homme ne suffit : Pour fournir aux projets que forme un seul esprit Il faudrait quatre corps ; encor loin d’y suffire A mi-chemin je crois que tous demeureraient : Quatre Mathusalems bout à bout ne pourraient Mettre à fin ce qu’un seul désire.
Le loup et le renard
La deuxième fable de Lafontaine sur le thème du reflet de la lune dans l’eau est « le loup et le renard« . Elle emprunte à la fois au chien et au fromage d’Esope mais aussi à une autre fable de l’écrivain grec : le renard et le bouc dans laquelle un renard et un bouc assoiffés se retrouvent pris au piège au fond d’un puits. Le goupil sollicitera l’appui du bouc pour l’aider à sortir, et une fois dehors, laissera le mammifère caprin à son triste sort.
Dans le récit de La Fontaine du loup et du renard, le goupil sera sauvé, cette fois-ci, par sa malice. Ayant succombé à l’illusion du reflet de lune au fond d’un puits et l’ayant pris pour un fromage, il y descendra dans un premier temps :
…Voici pourtant un cas où tout l’honneur échut A l’hôte des terriers. Un soir il aperçut La lune au fond d’un puits : l’orbiculaire image Lui parut un ample fromage. Deux seaux alternativement Puisaient le liquide élément : Notre renard, pressé par une faim canine, S’accommode en celui qu’au haut de la machine L’autre seau tenait suspendu. Voilà l’animal descendu, Tiré d’erreur, mais fort en peine, Et voyant sa perte prochaine…
S’apercevant bientôt de son illusion, il finira par pigeonner un loup de passage. Utilisant le même reflet de lune au dépens de ce dernier pour lui vendre un fromage, le goupil pourra se sortir de ce mauvais-pas par la ruse, en y plongeant son confrère prédateur. La morale restera une leçon sur notre propre capacité à nous illusionner sur nos propres désirs en les prenant, quelquefois, pour des réalités.
… »Descendez dans un seau que j’ai là mis exprès. » Bien qu’au moins mal qu’il pût il ajustât l’histoire, Le loup fut un sot de le croire ; Il descend, et son poids emportant l’autre part, Reguinde en haut maître renard. Ne nous en moquons point : nous nous laissons séduire Sur aussi peu de fondement ; Et chacun croit fort aisément Ce qu’il craint et ce qu’il désire.
Une enluminure créée de toutes pièces pour l’occasion de cette fable médiévale
Notez que l’image ayant servi à l’en-tête de cet article, ainsi qu’à l’illustration (plus haut) est une création de toutes pièces à partir d’enluminures provenant de divers manuscrits. En voici le détail :
Le fond, l’eau et le paysage proviennent du Lancelot en Prose de Robert Boron, soit le MS Français 113 (XVe siècle) de la BnF, mais aussi de la « compilation arthurienne de Micheau Gonnot, référencé MS Français 112.3 (XVe siècle). Le renard, du deuxième plan, est tiré du manuscrit médiéval Français 616. Conservé lui aussi à la BnF, ce superbe ouvrage ancien contient Le Livre de Chasse de Gaston Phébus ainsi que Les Déduits de la chasse de Gace de La Buigne. Il est, quant à lui, daté du XIVe siècle. Enfin, le renard au premier plan (enluminure également ci-contre) est issu d’un ouvrage plus récent. Il s’agit d’un superbe bestiaire référencé Ms 3401 et actuellement conservé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. C’est l’enluminure la plus tardive de toute notre illustration. Elle provient du XVIe siècle (voir ce manuscrit en ligne). Tous les autres manuscrits sont consultables sur gallica.bnf.fr. Quant à la provenance de la lune et de son reflet, nous en garderons le secret pour lui préserver ses mystères.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.