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Raconti, les Contes corses à la croisée des cultures et des TEMPS

écu blason corse

Sujet : contes, fables, Corse, origines comparées, livre, culture, contribution, tradition orale corse
Période : du Moyen Âge à nos jours.
Titre : Raconti à u crucivìa di i culturi Contes corses à la croisée des cultures, ouvrage collectif.
Parution : Octobre 2021, Editions Maïa

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous avons le plaisir de vous annoncer la parution prochaine d’un ouvrage collectif qui puise ses racines dans la tradition orale corse. Comme son titre l’indique, les auteurs de Raconti à u crucivìa di i culturi, Contes corses à la croisée des cultures se sont efforcés de collecter un certain nombre de contes colportés dans l’île, tout en allant bien au delà, de leur simple retranscription écrite comme nous allons le voir.

Raconti, Contes corses à la croisée des cultures

Avant d’entrer dans le détail, précisions que ce livre est le fruit de l’effort de 94 auteurs/contributeurs. Avec moyenagepassion, nous n’y avons apporté qu’une très modeste et indirecte contribution (côté archive) mais nous en sommes très heureux. Le projet est, en effet, ambitieux et de qualité.

Contes, mémoire et culture de l’oralité

Si vous êtes visiteur régulier de notre site, vous connaissez notre attachement pour les contes, les fabliaux et les fables du Moyen Âge. Ces histoires, vibrantes de vie, souvent pleines d’humour et porteuses de sagesse, demeurent de véritables témoins du monde médiéval, de ses mentalités et même de son évolution (voir le personnage du vilain dans les fabliaux). Dans un monde fortement basé sur l’oralité comme l’était le Moyen Âge, ces formes narratives avaient vocation à mettre à portée de tous les valeurs du temps, tout en créant du liant social. Rythme, suspense, humour, morale, sens critique et distance, on trouve aussi, dans ces récits oraux, propices à la transmission, de véritable concentré de sens et d’émotions.

S’ils subsistent dans des cultures qui privilégient encore l’oralité, les contes semblent avoir la vie dure dans les sociétés où les relations sociales et familiales ont été bien plus atomisées. Avec la modernité, ils ont aussi subi des mutations en passant de la veillée, aux livres, puis au monde le l’image et aux écrans (petits et grands). Indépendamment des aspects historiques, dans les nombreuses cultures qu’elles ont eu l’occasion d’approcher, l’ethnologie et l’anthropologie se sont toujours intéressées de près à ces récits populaires. On en a même souvent fait, quand on l’a pu, de précieuses monographies, sachant qu’au passage des mondes traditionnels à la modernité, quand un ancien mourrait dans un village, une société rurale ou une culture où prédominait encore une forte tradition d’oralité, avec lui s’éteignait un livre, un monde de référence et de mémoire et, quelquefois, même tout un univers culturel, voire un langage.

Un voyage dans les contes corses et au delà

Raconti, livre de contes corses anciens et traditionnels

« Histoire de Bergers corses » et « Histoires de Famille », l’ouvrage Raconti à u crucivìa di i culturi se divise en deux grandes parties. Dans chacune d’entre elles, on trouvera des contes avec leur version corse, quelques variantes locales, le cas échéant, mais aussi, des variantes aux origines géographiques les plus diverses. On voyagera ainsi de la Corse à la Haute Loire ou le Morbihan, mais encore jusqu’aux confins de l’Europe, de l’Afrique, la Chine ou l’Océanie dans un grand tour du monde comparé de ces contes corses à leurs plus (ou selon les cas, moins) lointains cousins.

Au delà de cette épopée transfrontalière, Raconti nous fait aussi voyager dans le temps. Pour ne citer que quelques-unes de ses références historiques les plus anciennes, on croisera notamment des contes de l’Egypte ancienne (les deux frères), du Moyen Âge central à tardif ((la housse partie, le violier des histoires romaines, Les facecieuses nuicts du seigneur Jean François Straparole), ou même encore du XVIIe siècle avec Le terrible dragon de Malte… Avec ses variations, ses mises en perspective et ses pistes d’interprétations, Raconti se présente donc comme un véritable trait-d’union entre la culture orale de l’île de beauté et la tradition du conte au sens large.

Divergences culturelles et universalité

« Récits du proche et du lointain – quand les faits de proximité gardent leur charge de mystère – l’expérience est là qui l’illustre. Il convient d’y être attentif et capable de s’étonner. » Contes corses à la croisée des cultures

Si les contes sont des objets culturels taillés pour le voyage, pour se sédentariser, il faut bien qu’ils entrent, à un moment donné, en résonnance avec quelques réalités locales ou quelque vision commune du monde (ou à défaut qu’on les y adapte). Ainsi, s’ils ont circulé à travers le temps et l’espace, ils ont pu être aussi sujet à des sélections ou, même encore, des arrangements, des transpositions. En étudiant certains textes anciens médiévaux sur moyenagepassion — les contes de Lucanor par exemple, les fables de Marie de France ou encore d’autres fabliaux du Moyen Âge — nous avons vu qu’en ayant pris le vent du large, ils ont souvent hérité en se fixant de variations locales, historiques et contextuelles profondes.

L’affaire n’est pourtant pas si simple car, avec le conte, entre l’avant et l’après, la séduction possède un double nature. Et suivant comme on l’approche, il peut agir comme un révélateur des mentalités locales, mais aussi comme un catalyseur à la croisée des destinées humaines. Autrement dit, s’il finit par nous parler de ceux qui le colportent, on l’adopte d’autant mieux qu’il emporte avec lui une part d’universalité. Du proche et du lointain… Au delà de ses versions, ses adaptations, ses nuances ou ses variations de styles, on pourra alors voir transparaître, dans l’essence du conte, cette « similitude fondamentale » que ne manque pas de souligner l’ouvrage Raconti.

Où trouver l’ouvrage Raconti ?

Pour mieux comprendre les hommes et leur vision du monde, il faut connaître intimement leur langue et les histoires qu’ils échangent et se transmettent. Si Raconti à u crucivìa di i culturi Contes corses à la croisée des cultures place la Corse dans une croisée des cultures, il est, aussi une ode à l’île de Beauté, à sa culture et son oralité, autant qu’un témoignage précieux de sa mémoire.

D’un point de vue éditorial Raconti est porté par les Editions Maïa. Il se présente comme un projet participatif. L’option d’acquérir le livre étant le but, il s’agit plus de participation anticipée et de préventes. Le livre, paraîtra quant à lui, fin octobre. Pour plus d’information ou pour acquérir cet ouvrage, c’est ici.

Pour le mettre en perspective d’ors et déjà, ce premier opus n’est que le début d’une aventure qui connaîtra d’autres publications autour de la culture orale corse. Un Tome 2 est même déjà prévu sur les histoires de villages qui sortira dans quelques mois, en Janvier 2022.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com.
A la découverte du Monde médiéval sous toutes ses formes.

D’un Vorpil et d’un Aigle, une fable de Marie de France

Sujet  : poésie médiévale, fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poétesse médiévale, poésie satirique, poésie morale
Période : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre : D’un Vorpil et d’un Aigle
Auteur  : Marie de France    (1160-1210)
Ouvrage  :  Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820

Bonjour à tous,

ous vous proposons, aujourd’hui, un voyage au cœur du XIIe siècle avec celle qu’on considère comme une des premières auteurs en langue vernaculaire, et plus précisément en oïl anglo-normand : Marie de France. Une nouvelle fois, c’est au cœur d’une de ses fables que nous vous entraînerons et, plus particulièrement, une histoire mettant en scène un aigle et un renard.

Sources antiques de cette fable médiévale

A l’image des autres fables de la poétesse médiévale, celle du jour est inspirée des classiques ; Bien avant elle, on la retrouve chez Esope (VIe siècle avant JC), puis chez Phèdre (Ier siècle après JC).

Amitié et trahison chez Esope

Chez Esope, cette fable est une parabole sur la trahison en amitié et ses conséquences :

Un aigle et un renard étant devenus amis décidèrent de vivre plus près l’un de l’autre. Sitôt dit, sitôt fait, le renard s’installa au pied de l’arbre où l’aigle nichait. Las ! Un jour, que le goupil était en chasse, le rapace en profita pour capturer ses renardeaux et en nourrir ses oisillons. Au retour, le renard harangua l’aigle mais ne pouvant voler, ni grimper à l’arbre, il demeurait impuissant. Aussi resta-t-il à proximité, priant le ciel de lui accorder vengeance. Ce temps vint bientôt.

Comme on cuisait des chèvres dans un champ voisin, l’aigle en ravit une part, emportant dans son vol, et par inadvertance, un charbon ardent qui mit le feu au nid (1). Les aiglons paniqués se jetèrent au sol. Le renard les croqua l’un après l’autre, accomplissant sans hésiter sa vengeance et obtenant, ainsi, réparation. Et la morale d’Esope de conclure : que ceux qui trahissent leurs amis, pensant pouvoir éviter des représailles de leur part, soient bien conscients qu’ils seront rattrapés par la colère divine.

Vulpis et Aquila, une fable sociale chez Phèdre

Dans cette version de la fable, il n’est plus question d’amitié. Sa morale dévient déjà sociale et politique. Il y est fait l’apologie de la ruse des plus petits sur les puissants :

« Si haut que vous soyez, craignez les plus humbles ; car la ruse sert merveilleusement la vengeance. »
Fables de Phèdre traduites en Français par M. E. Panckoucke (1864)

Chez Phèdre, les renardeaux n’ont pas le temps d’être sacrifiés. L’aigle les capture. Il méprise les supplications du renard qui implore pour les récupérer, refusant catégoriquement de les restituer. Le goupil fera alors preuve de présence d’esprit en mettant le feu à l’arbre. Il compromettra ainsi les desseins de l’aigle et pourra récupérer sa progéniture. D’une certaine façon, les symboles nous sont déjà plus familiers puisqu’on retrouve ici l’aigle, symbole de pouvoir et de toute puissance, que le renard parviendra à faire s’incliner par la ruse. La version de Marie de France est assez proche de celle de Phèdre mais, à son habitude, cette dernière introduit sa patte et ses propres innovations.

Le Vorpil et l’Aigle chez Marie de France

Chez l’auteur(e) médiévale, l’amitié est également écartée. Les deux animaux n’entretiennent aucune relation de proximité et c’est simplement l’inattention ou l’insouciance du renard qui fournit l’opportunité à l’aigle de capturer un de ses renardeaux. S’en suivront, là aussi, suppliques et prières en vain. Face à l’inflexibilité du rapace, le renard se servira du feu pour lui faire plier le genou et reprendre son petit.

Marie de France suit le fil de Phèdre et la leçon d’amitié d’Esope se change en jeu de pouvoir, et même de classe. Cette fois, en plus de la puissance, vient s’associer la richesse puisque le « riche félon » est, explicitement, opposé au « pauvre ». La poétesse du XIIe siècle fait aussi passer la notion de ruse au second plan : ce qui compte c’est que la vengeance soit efficace et pourvu qu’elle le soit, elle peut faire plier les puissants. Sa fable devient ainsi un constat sur la lâcheté de ces derniers et leur faiblesse véritable. Entre les lignes, on pourrait même y voir un plaidoyer afin que les pauvres spoliés n’hésitent pas à prendre en main leur destin, en se donnant les moyens de faire plier leurs détracteurs ou leurs tortionnaires.


D’un Vorpil et d’un Aigle
qui enporta un des Faons au Gourpill

D’un Verpil cunte la menière
Ki fu issus de sa tesnière,
Od ses enfanz devant joa,
Un Aigles vint, l’un enpurta.
Li Gopis vait après priant
È k’il li rende sun enfant ;
Mès il nel’ volt mie escuter,
Si li cuvient à returner,
Un tizun prist de fu ardant
È sèche buche vait cuillant,
Entur le caisne la meteit
Où cele Aglez sun ni aveit.

Qant li Aigles veit le fu espriz
Au Gorpil prie et dist, amiz,
Estain le fu, pren tun chael,
Jà serunt ars tuit mi oisel.

MORALITÉ


Par iceste essample entendun
K’ensi est dou riche Felun,
Jà dou Pouvre n’aura merci
Pur sa plainte, ne pur son cri ;
Mais se cil s’en peut vengier
Dunc le voit-il asoplier
Cume fist li Aiglez au Gopilz
Si cum hum cunte en ces escriz.

D’un Vorpil et d’un Aigle
adapté en français moderne

Ce récit conte d’un goupil,
Sorti devant sa renardière,
Pour jouer avec ses petits.
Un aigle en vit un et le prit.
Le renard lui vint, suppliant
Pour qu’il lui rende son enfant ;
Mais l’aigle ne voulut l’écouter,
Et Renard dut s’en retourner.

Il s’empare d’un tison ardent
Puis une bûche va cueillant,
Et met le feu au pied du chêne
Où l’aigle niche en son domaine
.

Quand l’aigle voit le feu jaillir
Il supplie Renard et lui dit,
« Eteins le feu, prend ton rejeton (enfant chael chiot)
Avant que brûlent mes oisillons ».

MORALITÉ

Par ce récit nous comprenons
Qu’ainsi va du riche félon.
Jamais du pauvre il n’a merci (pitié)
Ni de ses plaintes, ni de ses cris
Mais si le pauvre peut se venger
Aussitôt l’autre de s’incliner (asopleier-oier : faiblir, plier le genou)
Comme le fit l’aigle face au renard
Ainsi qu’on conte en cette histoire.


Les successeurs de Marie de France

Après Marie de France, on retrouvera cette même fable chez Charles Perrault et chez Jean de Lafontaine. Le premier en servira une version versifiée très proche de celle d’Esope. Traduite par Perrault d’après les fables de Gabriele Faerno (Faerne, 1510-1561), elle aura pour morale :

« Un traitre a su nous outrager ?
Si tout manque, le ciel saura nous en venger. »

Lettres choisies de Messieurs de l’académie françoise,
avec la traduction des fables de Faerne par Mr Perrault (1699-1709)

La Fontaine, de son côté, donnera à l’histoire et sa morale, un tout autre tour. Il y fera réconcilier le chat huant (hibou) et l’aigle, chacun jurant de ne pas toucher la progéniture de l’autre. Et comme le hibou décrira ses petits comme les plus mignons du monde, le roi aigle ne les reconnaîtra pas en les voyant et les dévorera et la morale de conclure :

« Le Hibou, de retour, ne trouve que les pieds 
De ses chers nourrissons, hélas ! Pour toute chose. 
Il se plaint, et les Dieux sont par lui suppliés 
De punir le brigand qui de son deuil est cause

Quelqu’un lui dit alors : N’en accuse que toi 
Ou plutôt la commune loi 
Qui veut qu’on trouve son semblable 
Beau, bien fait, et sur tous aimable. 
Tu fis de tes enfants à l’Aigle ce portrait ; 
En avaient-ils le moindre trait ?
« 
L’aigle et le HibouJean de La Fontaine

La morale de l’auteur du XVIIe siècle tire l’histoire du côté d’une certaine vanité ou d’un certain manque d’objectivité par rapport aux siens et vis à vis des autres (ce qui, au passage, n’en fait ni la plus claire, ni la plus éclatante de ses fables).

En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.


NOTES

(1) Dans quelques traductions libres de la fable d’Esope, c’est le renard qui réussit à s’emparer du charbon ou de la brindille pour mettre le feu.

PS : pour l’illustration et l’image d’en-tête, nous nous sommes servis d’éléments épars : « L’aigle aux ailes déployées » provient d’une miniature du Livre des propriétés des choses de Bartholomaeus Anglicus. Daté de 1447, ce manuscrit médiéval, référencé Ms 0399 est actuellement conservé à la bibliothèque municipale d’Amiens. Le renard provient du Ms 3717, de la Bibliothèque Mazarine de Paris. Il s’agit du Livre de la Chasse de Jacques d’Armagnac daté lui aussi du XVe siècle mais un peu plus tardif (avant 1476). Sur l’illustration de la fable, le fond et les beaux arbres sont tirés d’une illustration de l’artiste enlumineur Annie Bouyer.

Des Lièvres è des Raines, une fable de Marie de France

Sujet  : poésie médiévale, fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poète médiéval,   poésie satirique, poésie morale
Période  : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre  :   Des lièvres è des Raines
Auteur    :   Marie de France    (1160-1210)
Ouvrage    :    Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820

Bonjour à tous,

i Marie de France est la première auteur(e) féminine, connue en langue « vulgaire », en l’occurrence l’anglo-normand, elle compte aussi parmi les plus belles plumes de son temps. Au XIIe, XIIIe siècles, entre lais, contes et fables, elle explore histoires merveilleuses et fables anciennes, vieilles légendes celtes et encore monde chevaleresque, dans une œuvre qui réconcilie matière de Bretagne, lyrique courtoise et même récits chrétiens (l’Espurgatoire Seint Patriz, La Vie Seinte Audree). Aujourd’hui, nous la retrouvons dans une fable intitulée : des lièvres è des Raines, soit, en français moderne, des Lièvres et des grenouilles.

Les lièvres et les grenouilles à travers ses auteurs

De Esope à Phèdre, cette fable qui met en scène des lièvres et des grenouilles a traversé le temps tout en connaissant quelques variantes et des nuances. On la retrouvera même, bien après Marie de France, chez Jean de la Fontaine dont la version est sans nul doute, la plus connue à ce jour. Voyons un peu de près les variantes des trois grands auteurs avant de vous proposer la version de la poétesse anglo-normande médiévale.

La version d’Esope

Chez le fabuliste grec des VII et VI siècles av. J.-C., les lièvres, lassés de vivre dans la crainte des chiens, des hommes et d’autres prédateurs, décident de mettre fin à leur jour : « Il valait donc mieux périr une bonne fois que de vivre dans la terreur. » Résolus à se jeter dans un étang, au moment d’y sauter, ils mettent en fuite des grenouilles vivant dans l’endroit.

Enluminure médiévale Grenouille

Un des lièvres en tirera la leçon et on évitera le pire : « Arrêtez, camarades ; ne vous faites pas de mal ; car, vous venez de le voir, il y a des animaux plus peureux encore que nous. ». Et la morale de conclure : « cette fable montre que les malheureux se consolent en voyant des gens plus malheureux qu’eux.» (Tirée de Fables d’Ésope, traduction par Émile Chambry, Les Belles Lettres, 1927)

La version de cette fable chez Phèdre

Le Fabuliste latin du 1er siècle de notre ère marche sur les traces de l’auteur grec, à ceci près que, chez lui, ce n’est pas l’usure du contexte, ni leur statut de proies permanentes, qui mettent nos lièvres en fuite mais leur nature craintive et un événement accidentel. Voici sa version :

« Qui vit dans la crainte est malheureux.

Que celui qui ne peut supporter son malheur considère les autres & apprenne à souffrir. Un jour dans les bois, les lièvres épouvantés par un grand bruit, dirent hautement que troublés par des alarmes continuelles, ils vouloient mettre fin à leur vie. Aussitôt, ces malheureux furent à un étang pour s’y précipiter : à leur arrivée, les Grenouilles effrayées, fuient, se culbutent, se cachent dans les herbes. Ho ho, dit l’un d’eux, en voilà d’autres que la peur tyrannise ; comme eux supportons la vie. »
Lepores & Ranae, les fables de Phèdre en latin et en français, traduction nouvelle par l’abbé Lallemant (1758)

Là encore la leçon est la même : quels que soient ses craintes et même plus largement ses malheurs, on peut toujours trouver autour de soi, gens de situation moins enviables.

Le lièvre poltron de La Fontaine

« Un Lièvre en son gîte songeait
(Car que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?) ;
Dans un profond ennui ce Lièvre se plongeait :
Cet animal est triste, et la crainte le ronge. »

Jean de La FontaineLe lièvre et les grenouilles

Chez La Fontaine, comme chez les auteurs précédents, la peur sera le moteur de l’histoire. Il y ajoutera sa belle touche de style, avec en plus une touche d’humour et de moquerie. Ainsi, son lièvre (cette fois seul dans son histoire) est peureux par essence : « Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donnait la fièvre. ». Comme chez Phèdre, c’est un bruit qui mettra en fuite l’animal. Pour la morale, la leçon viendra encore des grenouilles d’un étang, affolées par son approche. Au passage, il se trouve là, emporté dans sa fuite et pas pour se jeter à l’eau, ni pour en finir : « Grenouilles aussitôt de sauter dans les ondes, Grenouilles de rentrer en leurs grottes profondes. ». Révisant son attitude, à la vue de la panique des batraciens, notre lièvre conclura :

« Il n’est, je le vois bien, si poltron sur la terre
Qui ne puisse trouver un plus poltron que soi. « 

Si la peur reste au centre du récit chez Esope et Phèdre, leur morale élargit, quelque peu, le propos : « on trouve plus malheureux que soi », « il faut supporter la vie ». La Fontaine reste un peu plus centré sur la nature poltronne de son lièvre et sur la raillerie. De fait, sa morale est aussi plus individuelle et « psychologique ».

« L’herbe plus verte ailleurs ? », une morale différente chez Marie de France

Comme on le verra à la lecture, la poétesse médiévale déplace l’objet de la morale. D’une certaine manière, elle l’élève même en plaçant sa fable sur un plan plus social et plus spécifique aussi que les auteurs précédents.

Fable  de Marie de France avec enluminure médiévale

Chez elle, la peur reste le déclencheur qui motive les lièvres à quitter leur terre qui devient cette fois, natale et d’attachement (terre d’enfance, terre qui les ont vus grandir). Ici aussi, la panique des grenouilles sautant en tous sens à l’arrivée des lièvres permettra de recadrer la situation.

En revanche, Marie de France fera de toute l’histoire une leçon à méditer autour de l’adage qui veut que « l’herbe soit toujours plus verte ailleurs ». Ainsi, selon elle, les mirages de d’exil ne sont pas toujours récompensés et à fuir l’endroit où l’on vit, on ne sait pas toujours ce qui nous attendra en terres étrangères et inconnues. Elle va même, un peu plus loin, en affirmant quelque chose que l’on pourrait résumer comme cela : sachez vous contenter du lieu où vous vivez, il n’est pas de pays en ce monde où vous ne devrez faire des efforts ou travailler pour vivre et où vous ne ne pourrez, à une occasion ou une autre, connaître la peur et les souffrances. On est loin ici du « on trouve toujours plus malheureux ou craintif que soi ».

Hypothèses

Dans Poésies de Marie de France, poète anglo-normand du XIIIe s (1820), B de Roquefort (sur les pas de Le grand d’Aussy), suggère qu’on pouvait sans doute lire, dans cette morale, l’expression du vécu de la poétesse. Ayant évoluée elle-même dans une société féodale et « dans un état partagé entre un million de petits tyrans« , elle « avait dû voir une infinité de personnes molestées par les abus de pouvoir« . Selon cette hypothèse, dans ce monde incertain, en se déplaçant d’une province à l’autre, nul ne pouvait avoir la garantie d’y trouver un meilleur sort et c’est ce que Marie de France aurait voulu refléter ici. Peut-être…

De Roquefort ne se demande pas si le fait que la poétesse du Moyen Âge central, supposément née en France (Ile de France ou Normandie), mais ayant été amenée à vivre ailleurs (Angleterre) pourrait expliquer aussi cette morale. Quoiqu’il en soit, dans un cas comme dans l’autre, il n’y a guère de moyens de vérifier ces deux hypothèses. D’un autre côté, on pourrait aussi voir dans cette fable, une morale plus intemporelle qui n’est pas incompatible d’ailleurs avec une certaine éloge de « la voie moyenne » : cette forme de contentement vis à vis de son propre sort et de sa propre condition, chère au monde chrétien médiéval.


Des Lièvres è des Raines
version originale en vieux français

Ci dist que Lievre s’assanlèrent
À pallement: si esgardèrent
Q’en autre teire s’en ireient,
Fors de la grêve ù ils esteient;
Car trop furent en grant dolur
D’Omes è de Chiens orent pour,
Si nes les voleient plus sufri,
Pur ço s’en vorent fors issir.

Li saige Lièvre lor diseient
Que folie ert quanqu’il quereient
A issir de la quenoissance
U il èrent nurri d’enfance.
Li Autres ne les vodrent creire,
Tuit ensanle vindrent lur eire;
A une mare sunt venu,
Gardent de loin si unt véu
Raines qui furent ensambléez,
De paour d’eaus sunt effréez,
Dedenz l’iave se vunt plunjier.
Dès quel les virent aprismier.

Uns Lièvres les a appelez,
Segnur, fet-il, or esgardez
Par les Reines que vus véez
Qui poor unt ; vus purpenssez
Que nus aluns quérant folie,
Que nostre grêve avuns guerpie
Pur estre aillurs miex à seurtez,
Jamès teir ne truverez
U l’en ne dut aucune rien,
R’aluns nus en si feruns bien ;
A tant li Lièvre returnèrent
En lur cuntrée s’en r’alèrent.

MORALITÉ

De ce se deivent purpenser
Cil qui se voelent remuer
E lor ancien liu guerpir
Qui lor en puet après venir ;
Jamais pays ne toverunt
N’en cele terre ne venrunt
K’il puissent estre sanz poour,
Ou sanz traveil, u sanz dolour.

Adaptée en français moderne

Un jour, les lièvres s’assemblèrent
En parlement et décidèrent

Qu’en d’autres terres ils s’en iraient,
Loin de l’endroit où ils vivaient ;
De trop de maux les accablaient
Hommes et chiens qu’ils redoutaient
Et ne voulant plus en souffrir
Leur seul choix restait de partir.

Tous les sages lièvres leur dirent
Que c’était folie de s’enfuir
Loin de ces terres de connaissance
Qui avaient nourri leur enfance.
Mais les autres n’écoutèrent rien
Et se mirent bientôt en chemin.
Lors, près d’une mare, venus

A distance, ils ont aperçu
Des grenouilles en grande assemblée.
Effrayées par leur arrivée,
Elles plongèrent de tous côtés,
Sitôt qu’ils se furent approchés
.

Voyant cela, un lièvre dit :
« Seigneur, retenez-bien ceci
Par les grenouilles de ce lieu
Et qui s’effrayent de bien peu.
Quelle grand folie avons commis
En quittant notre cher abri,

Cherchant ailleurs sureté,
Quand nulle terre on ne peut trouver

Où ne survienne aucun dommage.
Rentrons-chez nous, c’est le plus sage. »
Sur ce, les lièvres retournèrent

En leur contrée et en leur terre.

MORALITÉ

De cela doivent méditer
Tous ceux qui veulent s’exiler
Et partir loin de chez eux,
A ce qui peut leur advenir :
Jamais pays ne trouveront
Ni terre ici-bas, ne verront
Où ils puissent vivre sans peur
Ou sans efforts ou sans douleur
.


Notes sur les enluminures utilisées

Pour ce qui est des enluminures utilisées dans les illustrations de cet article, les Lièvres sont tirés d’un ouvrage du Lion des Pyrénées, Gaston Febus : Livre de la chasse Gaston III (comte de Foix ; 1331-1391). Ms Français 1291 de la BnF. Les « grenouilles » ont, quant à elle, sauté tout droit sur nos pages depuis un manuscrit du Xe siècle, originaire de Constantinople : De Materia Medica. (actuellement conservé à la Morgan Library de New York – Morgan, Ms M652).

Enfin, pour l’image d’en-tête le fond aquatique nous vient du mythe arthurien. Il vient du manuscrit Lancelot du lac, Ms Français 113 conservé à la BnF (datation vers le milieur du XVe). La fée Viviane tenant dans ses bras Lancelot s’en est momentanément éclipsée pour faire place aux animaux de notre fable.

En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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Le comte Lucanor de Don Juan Manuel : contenu, détail, sources et une lecture audio

armoirie_castille_europe_medievale_espagne_moyen-ageSujet  : auteur médiéval, conte moral, morale politique,  Espagne Médiévale, fable médiévale, littérature médiévale, lecture audio,
Période  : Moyen-âge central ( XIVe siècle)
Auteur  :  Don Juan Manuel (1282-1348)
Ouvrage  :  Le comte  Lucanor, traduit par  Adolphe-Louis de Puibusque (1854)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous avons le plaisir de revenir, aujourd’hui, sur  Don Juan Manuel de Castille et de León, prince de Villena, duc de Peñafiel et d’Escalona, grand chevalier et seigneur de l’Espagne médiévale des XIIIe et XIVe siècles.

Cette fois-ci, c’est à travers l’étude concrète d’un des plus célèbres de ses écrits  que nous approcherons cette noble figure du moyen-âge européen. En plus de son épopée digne de plus belles fictions, contre le souverain  Alphonse XI,  qui se conclut, longtemps après, par leur alliance, contre l’envahisseur sarrasin, Don Juan Manuel a laissé à la postérité un ouvrage qui compte pour beaucoup dans la littérature médiévale espagnole  :   Le Comte Lucanor.

Le comte Lucanor :
contenu, sources et inspirations

D’un style épuré et très accessible, l’ouvrage présente une cinquantaine de  « ejemplos » (exemples) qui sont, en fait, des contes assez courts, tous construits sur le même modèle : pris de doutes, le comte Lucanor (personnage fictionnel) interroge son conseiller du nom de Patronio sur un point  particulier : stratégie militaire, politique, économique ou simplement code de morale et de conduite. L’homme lui répond de manière avisée et son intervention donne lieu à l’approbation du noble qui, à son tour, fait quelques vers pour résumer l’enseignement et en tirer une morale.

Manuscrits anciens

comte-lucanor_manuscrit-ancien_don-juan-manuel_litterature_Espagne-medievale_moyen-age_sLe premier manuscrit du Comte Lucanor fut redécouvert à la fin du XVIe siècle, au couvent des frères prêcheurs de Saint-Paul de  Pañafiel, par l’écrivain et historien Gonzalo Argote de Molina  qui le fit imprimer et redécouvrir aux lecteurs espagnols d’alors. Dans le courant du XIVe, le manuscrit original avait été légué aux dominicains du monastère de l’endroit (détruit depuis) que Don Juan Manuel avait lui-même fondé.

Du point de vue des sources, il ne demeure que trois copies du Comte Lucanor, toutes partielles, conservées à Madrid. Par la grâce des nouvelles technologies et le travail de la Bibliothèque Nationale d’Espagne, on peut, de nos jours, consulter deux de ces manuscrits anciens en ligne :  le MSS 6376 daté des XIVe, XVIe siècles (photo ci-dessus) et le MSS 18415 daté du XVIe (photo plus bas dans l’article)

Aux origines du Comte Lucanor

Concernant les sources d’inspiration de l’ouvrage, elles sont d’origines assez diverses même si on lui reconnaît, en général, certaines influences orientales ou indiennes. Certains de ces contes puisent également dans des anecdotes inspirées directement de l’Histoire médiévale pré-contemporaine de l’auteur et notamment de l’Estoria de España, engagée sous le règne d’Alphonse X et à son initiative.

Les métaphores employées dans ces « exemples » peuvent être occasionnellement animalières et versées du côté de la fable.  L’inspiration vient alors d’Esope ou de Phèdre, mais elle ne se conforme pas toujours à la narration ou aux morales des auteurs originels. C’est d’ailleurs le cas du conte du jour ; comme dans une fable d’Esope (reprise également par La Fontaine), il met en scène un Coq perché sur un arbre et un renard désireux de lui régler son compte,  mais lors que le coq du fabuliste grec s’en tirait par une ruse, en invoquant la venue de chiens imaginaires à son secours, le volatile de basse-cour connaîtra un sort moins enviable, sous la plume du noble espagnol.

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Enfin, toujours au titre des inspirations ayant présidé à la rédaction du Comte Lucanor, pour qui s’est un peu penché sur la vie mouvementée de Don Juan Manuel, on ne peut évidemment s’empêcher de faire des ponts entre les préoccupations réelles de gouvernance de ce dernier ou encore la convoitise ou les menaces réelles représentées par ses voisins, et celles qui sont exprimées dans ce livre. A ce sujet et pour en posséder quelques clés, nous vous invitons à redécouvrir l’article biographique que nous avions fait sur l’auteur  :  Don Juan Manuel, portrait d’un noble seigneur dans l’Espagne déchirée du XIVe siècle .

Lecture audio & retranscription de l’exemple XII

Pour avancer plus concrètement dans la découverte de cet ouvrage médiéval, nous vous proposons de découvrir de deux façons et à votre préférence,  l’exemple XII, De ce qui advint à un renard avec un coq  : la première est une lecture audio réalisée par nos soins, la seconde  est une recopie littérale de la version traduite du Comte Lucanor par Aldophe-Louis Puibusque (1801-1863) en 1854.

Lecture audio : le comte Lucanor, exemple XII. du coq et du renard

Exemple XII
De ce qui advint à un renard avec un coq

L_lettrine_moyen_age_passion_citatione comte Lucanor s’entretenait un jour avec son conseiller : « Patronio, lui dit-il, vous connaissez l’Etat que j’ai reçu du Ciel ; quoique vaste, il n’est pas d’un seul tenant ; j’ai des villes très-fortes, d’autres qui le sont moins, et il en est plusieurs où je croirais n’avoir rien à redouter de personne si elles n’étaient pas trop éloignées les unes des autres ; or, quand j’ai maille à partir avec les seigneurs mes vassaux ou avec mes voisins, ceux qui se disent mes amis ou qui veulent passer pour mes conseillers me font grand peur de cet isolement. A leur avis, je ne dois ni m’écarter du centre de mon domaine, ni sortir des meilleures forteresses ; comme votre loyauté ne m’est pas moins connue que votre expérience en pareille matière, veuillez m’indiquer, je vous prie, la conduite que je dois tenir le cas échéant.

– Seigneur comte, répondit Patronio, on l’a souvent dit, et je le répète aujourd’hui avec une conviction profonde, rien n’est plus dangereux que de donner des conseils dans les affaires graves et douteuses. Pour bien conseiller, il faudrait être certain du résultat ; et que de fois l’événement ne trompe-t-il pas notre calcul ! Ce qu’on avait jugé mauvais produit du bien, ce que l’on croyait bon produit du mal ; en outre, l’homme loyal et sincère a plus à perdre qu’à gagner en conseillant de son mieux : si, en effet, le conseil qu’il donne à d’heureuses suites, son unique récompense est d’avoir fait son devoir ; tandis que si la chance vient à tourner, on fait retomber sur lui tout le tort de la déconvenue : croyez donc que je m’abstiendrais volontiers en cette circonstance, car j’entrevois plus d’un doute et d’un danger ; mais votre prière est un ordre pour moi, et il ne me reste qu’à vous demander la permission de vous conter, avant tout, ce qui advint au coq avec le renard.

– Volontiers, dit le comte Lucanor; et Patronio poursuivit ainsi :

– Seigneur comte, un laboureur qui habitait une montagne élevait des poules et des coqs ; un jour il arriva qu’un de ces coqs s’éloigna du logis et se mit à trotter vers la plaine. Un renard l’ayant aperçu, se glissa en tapinois pour le saisir : le coq n’eut que le temps de sauter sur un arbre isolé ; le renard, d’abord confus d’avoir manqué son coup, réfléchit au moyen qu’il pourrait employer pour déloger le coq de son refuge et en faire sa proie. Il commença par le saluer amicalement, lui adressa de douces paroles, et le pria avec insistance de continuer sa promenade, lui jurant qu’il n’avait rien à craindre. Le coq refusa net ; alors le renard, changeant de ton, passa de la flatterie à la menace : « puisque tu te méfies de moi, s’écria-t-il, je saurai bien t’approcher de gré ou de force. » Le coq, qui se sentait en sûreté, se moqua de sa colère ; le renard, après avoir tenté de l’intimider par ses discours, se mit à ronger l’arbre avec ses dents et à le frapper avec sa queue ; le coq aurait dû en rire, il s’effraya, prit son vol, et alla, non sans peine, se percher sur un autre arbre. Le renard voyant son trouble ne lui laissa pas le temps de se remettre, il le poursuivit à outrance, et l’ayant ainsi débusqué d’arbre en arbre, il parvint à l’éloigner de la montagne, l’attrapa et le mangea.

Et vous, Seigneur comte Lucanor, dont la condition est de subir tant d’épreuves, évitez avec un égal soin de prendre l’alarme au premier signal d’un danger imaginaire, et de ne pas tenir assez de compte d’un danger réel. Quoiqu’il arrive, n’abandonnez pas plus la défense de vos petites villes que celle de vos grandes ; il serait insensé d’admettre qu’un homme tel que vous, avec des troupes et des vivres, ne peut tenir que derrière les murailles les plus épaisses. Si jamais, entraîné par de fausse alarmes, vous désertiez une de vos places, soyez certain qu’on vous chasserait ainsi de ville en ville, et qu’il n’y aurait plus aucun rempart asse solide pour vous, car plus vos gens se décourageraient à votre exemple, plus vos ennemis deviendraient audacieux, ils ne poseraient les armes qu’après vous avoir tout enlevé ; si, au contraire, inébranlable dès le commencement, vous tenez ferme partout, comme le coq sur le premier arbre, ou plutôt comme l’assiégé qu’on cherche à épouvanter, soit par des tranchées, soit par des échelles ou tout autre machine, vous ne courrez aucun péril sérieux. Après tout, il n’y a que deux manières de prendre les places, en escaladant les remparts ou en les renversant. Dans le premier cas, les échelles n’atteignant pas les glacis, il est clair qu’on peut les repousser si on le veut bien ; dans le second cas, il faut beaucoup de temps pour faire brèche, et la résistance est plus facile que l’attaque ; donc, quand des villes tombent au pouvoir de l’ennemi, c’est toujours parce que les assiégés ont été vaincus par quelque besoin, ou parce qu’ils se sont manqué à eux-mêmes en s’effrayant sans motif. Petit ou grand, puissant ou faible, on doit ne rien entreprendre qu’après mûre réflexion, mais ne pas reculer d’un seul pas quand on s’est porté en avant ; il est moins périlleux de regarder le danger en face que de lui tourner le dos, et la preuve, c’est que dans une déroute, il meurt plus de fuyards que de combattants : voyez ce qui se passe entre un petit chien et un gros ; si le petit ne bouge pas et montre les dents, il parvient souvent à contenir son adversaire, mais s’il fuit, c’en est fait de lui, il est étranglé, et il n’échapperait point lors même qu’il serait plus grand et plus fort. « 

Le comte Lucanor goûta beaucoup ce conseil, il le suivit et s’en trouva bien. Don Juan estimant aussi que la leçon était bonne à retenir, la fit écrire dans ce livre, et composa deux vers qui disent ceci :

« TIENS FERME  ET    DEFENDS-TOI COMME UN HOMME DE COEUR,
LE DANGER LE PLUS GRAND EST CELUI DE LA PEUR. »

Tiré de  Le comte  Lucanor, traduit de l’Espagnol ancien
par  Adolphe-Louis de Puibusque (1854)


NB : je fais ici un petit erratum par rapport à la lecture audio. En plus de la version originale de A. Puibusque réédité chez Forgotten Books, il existe  une autre traduction française de cet ouvrage sortie chez Aubier Domaine Hispanique en 1998 et rééditée en 2014:  Le livre du comte Lucanor / Don Juan Manuel ; présenté et traduit du castillan médiéval par Michel Garcia.

En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
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