Sujet : poésie médiévale, amour courtois, troubadours, fine amor, lyrique courtoise, langue d’oc Période : moyen-âge central Auteur : Michel Zink Ouvrage : Les troubadours, une histoire poétique (éditions Perrin, 2013) Programme : Ça Rime à Quoi
Sophie Nauleau, France Culture
Bonjour à tous,
n 2014, l’auteur(e), productrice et animatrice de Radio Sophie Nauleau recevait Michel Zink, sur France Culture, dans le cadre de son programme Ça Rime à Quoi. L’académicien et grand spécialiste de littérature médiévale venait lui présenter son ouvrage, daté de 2013 et ayant pour titre « les troubadours une histoire poétique« .
« C’est le Moyen-âge qui a mis l’amour au centre de la poésie (…) mais il y a quelque de particulier dans la poésie des troubadours, qui est tout à fait délibéré et qui est extrêmement fascinant, c’est que les troubadours considèrent que l’amour est un sentiment essentiellement contradictoire. C’est, à la fois, une exaltation et une dépression, c’est une joie et une souffrance. L’amour c’est le désir, le désir va vers son assouvissement, mais redoute d’être assouvi, parce qu’assouvi, il disparaîtra comme désir. Donc l’amour est en lui-même quelque chose de contradictoire. » Michel Zink extraits entretien France Culture (2014)
Après nous avoir touché un mot de son parcours et sa prédilection pour la poésie médiévale. Michel Zink en profitait pour faire ici, avec sa générosité et sa passion habituelles, une belle incursion dans l’art poétique et l’esprit des troubadours occitans du moyen-âge central, ce « moment où l’amour est devenu la grande affaire de la poésie ». On abordera ainsi, à ses côtés, les particularités de l’Amour Courtois, les liens entre exercice poétique et Fine Amor (fin’amor), entre savoir-faire littéraire et « compétence amoureuse », le rapport au langage et aux sentiments, le tout ponctué de quelques lectures et extraits.
Au passage,le médiéviste philologue nous gratifiera encore de quelques « anecdotes » issues des Vidas et Razos, On sait que leur étude lui a toujours été cher, pour peu qu’on les approche pour ce qu’ils sont : des « objets » littéraires. Si ces récits postérieurs à la vie des troubadours sont, dans bien des cas, demeurés les seules traces « biographiques’ que nous ayons conservées d’un certain nombre d’entre eux, on sait, en effet, qu’ils mêlent sans complexe, détails factuels et extrapolations, pour nous présenter une véritable romance de la vie des troubadours des XIIe, XIIIe siècles.
Ça rime à quoi : Les Troubadours : Une histoire poétique. Michel Zink
Depuis 2017, ce livre de Michel Zink est disponible au format poche chez Tempus Perrin. Voici un lien utile pour vous le procurer : Les troubadours. Une histoire poétique
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, fine amor, trouvère, vieux-français, langue d’oïl, fin’amor, biographie, portrait, manuscrit ancien. Période : XIIIe siècle, moyen-âge central Titre: Quant la sesons est passée Auteur : Jacques de Cysoing (autour de 1250)
Bonjour à tous,
ers le milieu du XIIIe siècle, à quelques lieues de la légendaire Bataille de Bouvines qui avait vu l’Ost de Philippe-Auguste défaire les vassaux et rivaux de la couronne moins d’un demi-siècle auparavant, vivait et chantait un trouvère du nom de Jacques de Cysoing. Connu également sous les noms de Jacquemont (Jakemont) de Chison, Jaque, Jaikes, Jakemès de Kison, ou encore Messire de Chison, et même de Cison, ce poète, qui s’inscrit (presque sans surprise) dans la veine de la lyrique courtoise, compte dans la génération des derniers trouvères.
Eléments de biographie
Jacques de Cysoing serait issu d’un village, non loin de Lille et d’un lignage noble qui lui ont donné son patronyme. Il serait le troisième fils de Jean IV ou de Jean III de Cysoing (les sources généalogiques diffèrent sur cette question). Si l’on en croit ces mêmes sources généalogiques et s’il s’agit bien de lui, en plus de s’exercer à l’art des trouvères et de composer des chansons, Messire de Chison aurait été chevalier, ainsi que seigneur de Templemars et d’Angreau.
Entre les lignes
On peut déduire un certain nombre de choses entre les lignes des poésies et chansons de ce trouvère. Il a été contemporain de la 7e croisade et notamment de la grande bataille qui eut lieu au Caire et à Mansourah. Il y fait une allusion dans un Sirvantois, rédigé à l’attention du comte de Flandres (sans-doute Guy de Dampierre, si l’on se fie aux dates). Nous sommes donc bien autour de 1250 ou un peu après.
Dans une autre poésie, Jacques de Cysoing nous apprend également qu’il a été marié et il se défend même de l’idée (dont on semble l’accabler) que cette union aurait un peu tiédi ses envolées courtoises et ses ardeurs de fine amant.
« Cil qui dient que mes chans est rimés Par mauvaistié et par faintis corage, Et que perdue est ma joliveté* Par ma langor et par mon mariage »
* joliveté : joie, gaieté, coquetterie plaisir de l’amour). petit dictionnaire de l’ancien français Hilaire Van Daele
Au passage, on note bien ici le « grand écart » que semble imposer, au moins d’un point de vue moderne, la fine amor aux poètes du moyen-âge central quand, pouvant être eux-mêmes engagés dans le mariage, ils jouent ouvertement du luth (pour le dire trivialement) sous les fenêtres de dames qui ne sont pas les mêmes que celles qu’ils ont épousaillées. S’il faut se garder de transposer trop directement ce fait aux valeurs de notre temps (et voir d’ici, voler quelques assiettes), on mesure tout de même, à quel point, en dehors de ses aspects sociaux quelquefois doublement transgressifs (l’engagement fréquent de la dame convoitée s’ajoutant à celui, potentiel, du poète) la fine amor se présente aussi véritablement comme un exercice littéraire conventionnel aux formes fixes auquel on s’adonne. D’une certaine façon, la question de la relation complexe et de la frontière entre réalité historique et réalité littéraire se trouvent ici, une nouvelle fois posée.
Œuvre et legs
On attribue à Jacques de Cysoing autour d’une dizaine de chansons. Elles gravitent toute autour du thème de l’amour courtois et du fine amant, mais on y trouve encore un sirvantois dans lequel le poète médiéval dénonce les misères de son temps. Toutes ses compositions nous sont parvenues avec leurs mélodies.
On peut les retrouver dans divers manuscrits anciens dont le Manuscrit français 844 dit chansonnier du roi (voir photo plus haut dans cet article) ou encore dans le Ms 5198 de la Bibliothèque de l’Arsenal; très beau recueil de chansons notées du XIIIe, daté du début du XIVe, on le connait encore sous le nom de Chansonnier de Navarre(photo ci-contre). Il contient quatre chansons du trouvère (Quant la sesons est passée, Nouvele amour qui m’est el cuer entrée, Quant l’aube espine florist et Contre la froidor) et vous pouvez le consulter en ligne sur Gallica.
Quant la sesons est passée
dans le vieux français de Jacques Cysoing
Quant la sesons est passee D’esté, que yvers revient, Pour la meilleur qui soit née Chanson fere mi convient, Qu’a li servir mi retient Amors et loial pensee Si qu’adés m’en resouvient* (sans cesse je pense à elle) Sans voloir que j’en recroie* (de recroire : renoncer, se lasser) De li ou mes cuers se tient* (mon coeur est lié) Me vient ma joie
Joie ne riens ne m’agree* (ne me satisfait) Fors tant qu’amors mi soustient. J’ai ma volonté doublee A faire quanqu’il convient Au cuer qui d’amors mantient Loial amour bien gardee. Mais li miens pas ne se crient* (n’a de craintes) Qu’il ne la serve toz jorz. Cil doit bien merci* (grâce) trouver Qui loiaument sert amors.
Amors et bone esperance Me fet a cele penser Ou je n’ai pas de fiance* (confiance, garantie) Que merci puisse trouver. En son douz viere* (visage) cler Ne truis nule aseürance, S’aim melz* (mieux) tout a endurer Qu’a perdre ma paine. D’amors vient li maus Qui ensi mos maine.
Maine tout a sa voillance Car moult bien mi set mener En tel lieu avoir baance Qui mon cuer fet souspirer Amors m’a fet assener* (m’a mené, m’a destiné) A la plis bele de France Si l’en doi bien mercier, Et di sanz favele* (sans mensonge), Se j’ai amé, j’ai choisi Du mont* (monde) la plus belle.
Bele et blonde et savoree* (exquise, agréable) Cortoise et de biau maintien, De tout bien enluminee*(dotées de toutes les qualités), En li ne faut nule rien (rien ne lui manque, ne lui fait défaut) Amors m’a fet mult de bien, Quant en li mist ma pensee. Bien me puet tenir pour sien A fere sa volonté. J’ai a ma dame doné Cuer et cors et quanque j’é* (tout ce que j’ai)…
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com. A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes.
Sujet : troubadours, langue d’oc, poésie, chanson, musique médiévale, poésie satirique, sirvantes, sirvantois, occitan Période : moyen-âge central, XIIe siècle Auteur : Marcabru (1110-1150) Titre : « Dirai vos senes duptansa» Interprètes : Ensemble Tre Fontane Album : Nuits Occitanes (2014)
Bonjour à tous,
a chanson médiévale du jour nous ramène vers l’un des premiers troubadours qui se trouve être aussi , sans doute, l’un des plus fascinants d’entre eux pour sa poésie hermétique si difficilement saisissable et son style unique.
A des lieues de la lyrique courtoise
Contrairement à nombre d’artistes, musiciens et poètes occitans contemporains de Marcabru et qui s’affairaient déjà à codifier la poésie en « l’enchâssant » dans la lyrique courtoise, au point quelquefois de l’y noyer entièrement, notre auteur médiéval du jour n’a pas chanté la fine amor (fin’amor). Il en a même plus volontiers pris le total contre pied. Ecole idéaliste et courtoise contre école réaliste, dont Marcabru se serait fait un brillant chef de file (1) ? Les choses sont dans les faits un peu plus nuancés, mais en tout cas, sur bien des thèmes et le concernant, sa poésie se tient dans l’invective et la satire et l’amour n’y échappe pas (sauf à l’exception qu’il soit de nature divine). A ce sujet, les manuscrits anciens contenant les vidas des troubadours enfonceront d’ailleurs le clou :
« Trobaire fo dels premiers q’om se recort. De caitivetz vers e de caitivetz sirventes fez ; e dis mal de las femnas e d’amor. » Le Parnasse occitanien. S.° Palaye. Manuscrit de Saibante. (1819)
« Il fut l’un des premiers troubadours dont on se souvient. Il fit des vers misérables* et de misérables serventois : et il médit des femmes et de l’amour. » (misérable n’adresse sans doute pas tant ici le style que l’état d’esprit ou la condition du poète).
« Dirai vos senes duptansa », de Marcabru par l’Ensemble Tre Fontane
Le Marcabru de l’Ensemble Tre Fontane
L’interprétation du jour nous offre le grand plaisir de recroiser la route de l’excellent Ensemble médiéval Tre Fontane dont nous avons parlé dans un article récent. Loin des rivages du chant lyrique qui couvre une partie importante du répertoire médiéval, cette version très « terrienne » etpleine d’une émotion bien plantée de Jean-Luc Madier, semble vraiment faire écho à celui qui disait dans ses vers et de sa propre voix qu’elle était « rude » ou rauque.
Les troubadours Aquitains Le chant des Troubadours – Vol. 1
La chanson Dirai vos senes duptansa est tirée d’un album de 1991 de la formation aquitaine et française. On y retrouve onze pièces occitanes issues du répertoire des tous premiers troubadours du moyen-âge central. Marcabru y côtoie Jaufrey Rudel mais aussi Guillaume de Poitiers, IXe Duc d’Aquitaine (Guillaume le Troubadour).
Cette production a le grand intérêt de rassembler la totalité des mélodies qui nous sont parvenues de ces trois auteurs. On pourra encore y trouver trois autres compositions de la même période : une de Guilhelm de Figueira, une autre de Gausbert Amiel et enfin une dernière demeurée anonyme. L’album ne semble pas réédité pour l’instant mais on en trouve encore quelques exemplaires d’occasion en ligne. Voici un lien utile (à date) pour les dénicher : Tre Fontane – Le chant des Troubadours Vol 1/ Les Troubadours Aquitains
Dirai vos senes duptansa
Comme nous le disions plus haut, il ne faut pas attendre de Marcabru qu’il se coule dans la peau du fine amant fébrile qui se « muir d’amourette ». C’est bien plutôt dans celle du désabusé et de celui qui se défie d’aimer qu’il faut le chercher. Dans cette chanson qu’il entend nous livrer « sans hésitation », il vient même nous conter dans le détail, tout ce qu’il pense des tortueux sentiers et des pièges de l’Amour. Tout cela n’est, à l’évidence, pas pour lui et il se fait même un devoir d’interpeller son public dans chacune de ses strophes pour mieux l’éveiller et le mettre en garde: « Ecoutez ! »
Comme pour les autres traductions que nous vous avons déjà proposées de cet auteur, nous nous appuyons largement ici sur celles du Docteur et écrivain Jean-Marie Lucien Dejeanne dans son ouvrage intitulé Poésies complètes du troubadour Marcabru (1909). Mais comme on ne se refait pas, nous les combinons tout de même avec des sources supplémentaires (dictionnaires, autres traductions, etc…). Au final, elles n’ont pas la prétention d’être parfaites et pourraient même sans doute prêter le flanc à l’argumentation mais, encore une fois, le propos est d’approcher la poésie de cet auteur.
Dirai vos senes duptansa
les Paroles en occitan & leur traduction
I Dirai vos senes duptansa D’aquest vers la comensansa Li mot fan de ver semblansa; – Escoutatz ! – Qui ves Proeza balansa Semblansa fai de malvatz.
Je vous dirai sans hésitation de ce vers, le commencement Les mots ont du vrai, la semblance (l’apparence de la vérité) ! Écoutez ! Celui qui, face à l’excellence (bonne parole, prouesse, exploit), hésite me fait l’effet d’un méchant (un mauvais, un scélérat).
II Jovens faill e fraing e brisa, Et Amors es d’aital guisa De totz cessais a ces prisa, – Escoutatz ! – Chascus en pren sa devisa, Ja pois no’n sera cuitatz.
Jeunesse déchoit, tombe et se brise. Et Amour est de telle sorte Qu’à tous ceux qu’il soumet, il prélève le cens (une redevance, un tribut) Écoutez ! Chacun en doit sa part (Que chacun se le tienne pour dit ? ) Jamais plus, après cela, il n’en sera quitte (dispensé).
III Amors vai com la belluja Que coa-l fuec en la suja Art lo fust e la festuja, – Escoutatz ! – E non sap vas quai part fuja Cel qui del fuec es gastatz.
L’Amour est comme l’étincelle Qui couve le feu dans la suie, puis brûle le bois et la paille, Écoutez ! Et il ne sait plus de quel côté fuir, Celui qui est dévoré par le feu.
IV Dirai vos d’Amor com signa; De sai guarda, de lai guigna, Sai baiza, de lai rechigna, – Escoutatz ! – Plus sera dreicha que ligna Quand ieu serai sos privatz.
Je vous dirai comment Amour s’y prend D’un côté, il regarde, de l’autre il fait des clins d’œil ; D’un côté, il donne des baisers, de l’autre, il grimace. — Écoutez ! Il sera plus droit qu’une ligne Quand je serai son familier.
V Amors soli’ esser drecha, Mas er’es torta e brecha Et a coillida tal decha – Escoutatz ! – Lai ou non pot mordre, lecha Plus aspramens no fai chatz.
Amour jadis avait coutume d’être droit, mais aujourd’hui il est tordu et ébréché, et il a pris cette habitude (ce défaut ) Écoutez ! Là où il ne peut mordre, il lèche, Avec un langue plus âpre que celle du chat.
VI Greu sera mais Amors vera Pos del mel triet la céra Anz sap si pelar la pera – Escoutatz ! – Doussa’us er com chans de lera Si sol la coa-l troncatz.
Difficilement Amour sera désormais sincère Depuis le jour il put séparer la cire du miel ; C’est pour lui-même qu’il pèle la poire. Écoutez ! Il sera doux pour vous comme le chant de la lyre Si seulement vous lui coupez la queue.
VII Ab diables pren barata Qui fals’ Amor acoata, No·il cal c’autra verga·l bata ; – Escoutatz ! – Plus non sent que cel qui’s grata Tro que s’es vius escorjatz.
Il passe un marché avec le diable, Celui qui s’unit à Fausse Amour; Point n’est besoin qu’une autre verge le batte ; Écoutez ! Il ne sent pas plus que celui qui se gratte jusqu’à ce qu’il se soit écorché vif.
VIII Amors es mout de mal avi Mil homes a mortz ses glavi, Dieus non fetz tant fort gramavi; – Escoutatz ! – Que tot nesci del plus savi Non fassa, si’l ten al latz.
Amour est de très mauvais lignage ; Mille hommes il a tué sans glaive . Dieu n’a pas créé de plus terrible enchanteur (savant, beau parleur), Écoutez ! Qui, du plus sage, un sot (fou) Ne fasse, s’il le tient dans ses lacs.
IX Amors a uzatge d’ega Que tot jorn vol c’om la sega E ditz que no’l dara trega – Escoutatz ! – Mas que puej de leg’en lega, Sia dejus o disnatz.
Amour se conduit comme la jument Qui, tout le jour, veut qu’on la suive Et dit qu’elle n’accordera aucune trêve, Écoutez ! Mais qui vous fait monter, lieue après lieue, Que vous soyez à jeun ou repu.
X Cujatz vos qu’ieu non conosca D’Amor s’es orba o losca? Sos digz aplan’et entosca, – Escoutatz ! – Plus suau poing qu’una mosca Mas plus greu n’es hom sanatz.
Croyez-vous que je ne sache point Si Amour est aveugle ou borgne ? Ses paroles caressent et empoisonnent, Écoutez ! Sa piqûre est plus douce que celle de l’abeille, Mais on en guérit plus difficilement.
XI Qui per sen de femna reigna Dreitz es que mals li-n aveigna, Si cum la letra·ns enseigna; – Escoutatz ! – Malaventura·us en veigna Si tuich no vos en gardatz !
Celui qui se laisse conduire par la raison d’une femme Il est juste que le mal lui advienne, Comme l’Écriture nous l’enseigne : Écoutez ! Malheur vous en viendra Si vous ne vous en gardez !
XII Marcabrus, fills Marcabruna, Fo engenratz en tal luna Qu’el sap d’Amor cum degruna, – Escoutatz ! – Quez anc non amet neguna, Ni d’autra non fo amatz.
Marcabru, fils de Marcabrune, Fut engendré sous telle étoile Qu’il sait comment Amour s’égrène; Écoutez ! Jamais il n’aima nulle femme, Ni d’aucune ne fut aimé.
En vous souhaitant une agréable journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes.
Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, oil, biographie, portrait, historiographie, fine amor, fin’ amor, troubadours Période : XIIe, XIIIe, moyen-âge central Auteur : Blondel de Nesle Biographe : Yvan G Lepage Livre : L’œuvre lyrique de Blondel de Nesle
Bonjour à tous,
u point de vue littéraire et artistique, le XIIe et les débuts du XIIIe siècle sont des temps florissants pour l’art des troubadours, mais c’est aussi une période qui voit leur influence s’étendre au delà de leur berceau linguistique, méditerranéen, provençal et languedocien pour atteindre le Nord de la France. Plusieurs cours en Aquitaine et à Poitiers, en Champagne et même en Bretagne favorisent une effervescence créatrice certaine par leur mécénat et leur goût de l’art poétique. Des rencontres entre chanteurs et artistes du sud et âmes poètes du nord s’y sont peut-être même tenues. Du point de vue des échanges culturels, la poésie de certains trouvères se trouve alors largement influencée par l’art, la musique autant que les thèmes et les manières des troubadours.
Une poésie « provincialisante » va ainsi naître dans les formes variées de la langue d’oil et au sein des cours seigneuriales du Nord. Dans cette « école » ou peut-être pourrait-on parler plutôt de mouvement ou d’élan, on trouve le trouvère Gace Brûlé dont nous avons déjà parlé ici et sa grande popularité d’alors. Contemporain de ce dernier, on croise encore des noms comme Pierre de Molins, Conon de Bethune, le Châtelain de Couci et encore Biondel de Nesle qui fait l’objet de cet article. Trouvère loué et populaire en cette fin de XIIe siècle, il entrera même un peu plus tard dans la légende.
Blondel de Nesle, éléments de Biographie
Historiographie quand tu nous tiens
Au delà des poésies ou chansons attribuées par les manuscrits à certains des artistes d’Oc ou d’Oil du moyen-âge central, les débats demeurent bon train et ont été incessants chez les médiévistes, romanistes et historiens, autour du peu d’éléments que nous possédons sur nombre de poètes, troubadours ou trouvères médiévaux. Quand les informations ne sortent pas des sources officielles (archives, chartes et documents administratifs, juridiques ou « factuels ») et qu’elles nous proviennent des chroniqueurs – très souvent postérieurs à ceux dont ils « narrent » les faits ou les exploits – le sens critique et encore le fait qu’ils « arrangent » l’histoire à leurs vues ou à celles de leurs commanditaires quand ils en ont, obligent légitimement les historiens à les considérer avec recul. L’expérience et les recoupements ont, par ailleurs déjà largement prouvé que le genre de la « chronique » ou du « récit » médiéval doivent être plus valablement considérées comme des œuvres littéraires que comme des récits fiables; la vérité est donc souvent entre les deux quand elle n’est pas tout simplement ailleurs. Du reste, même pour ce qui est des manuscrits anciens ou « chansonniers », dans une période ou la notion « d’auteur » ne veut pas dire grand chose et corollaire en partie de cela, où la rigueur des copistes est également en cause, ces dernières sources se retrouvent elles-aussi passées au crible par les chercheurs et demeurent quelquefois sujet à caution au moment d’attester de l’attribution d’une œuvre ou de démêler l’auteur du « corpus » qu’on lui prête.
Concernant le trouvère du jour, la connaissance que nous en avons, n’échappe pas à la règle et reflète un mouvement qui a suivi les avancées méthodologiques de l’Histoire. Dans les siècles précédent le XIXe et même dans une certaine mesure, jusqu’à lui inclus, on voyait, en effet, souvent le moindre texte d’époque pris pratiquement au pied de la lettre, pour finalement, dans le courant de ce même XIXe et plus encore résolument au XXe, revenir à des constats plus mesurés. On peut en retirer quelquefois l’impression moins confortable que plus rien n’est certain mais elle a au moins le mérite d’être largement plus objective et salutaire. Sur la question des poètes et artistes du moyen-âge central, on peut observer ce même phénomène à propos des troubadours et des vidas qui furent écrites près de cent ans après eux. On sait aujourd’hui qu’elles doivent être considérées sans doute plus comme des « paraboles » littéraires que comme des « faits » relatés, Michel Zink nous y a aidé. On pourra pourtant trouver encore de nombreux cas où ces récits sont pris pour argent comptant et même affirmés ou repris sans qu’aucun guillemet ne vienne les nuancer ou les sourcer.
Au XXe et XXIe siècle, l’Histoire sérieuse de son côté, a fait la place à sa grande soeur : l’historiographie et a gagné ainsi largement en recul et en sagesse. Les détours qu’elle prend désormais sont toujours utiles parce qu’ils permettent de déjouer les « certitudes » (qui vont quelquefois jusqu’aux âneries) qui continuent quelquefois de courir alors que les historiens les ont depuis longtemps déconstruites. Pour revenir au sujet de Blondel de Nesle, afin de démêler l’historique du spéculé, l’hypothétique du certain et finalement le vrai du faux, nous faisons appel ici à un grand connaisseur de littérature médiévale et plus précisément du trouvère : le médiéviste canadien Yvan G Lepage (1941-2005). Il avait notamment fait paraître en 1994, un ouvrage autour de « L’œuvre lyrique de Blondel de Nesle » (Paris, Champion, 1994).
Des origines nobles et picardes ?
Beau chevalier, blond ?, musicien, poète, amant d’entre les « fine » amants, « compagnon » ou poète proche de Richard Coeur de Lion s’étant croisé héroïquement à ses côtés et l’ayant peut-être même à demi secouru alors qu’il se tenait prisonnier dans ses geôles autrichiennes, Blondel de Nesle est entré dans la légende sur la foi d’un récit considéré de nos jours comme tout de même plus littéraire qu’historique (Récits d’un ménestrel de Reims 1260). Comme toute légende reprise au fil du temps, il est venu s’y ajouter encore d’autres « faits » qui, s’ils en sont, sont pour la plupart, plus littéraires qu’avérés.
Biondel de Nesle est contemporain de Gace Brûlé et de Conon de Bethune, nous le savons d’après ses poésies puisqu’il les cite tous deux et les traite en « compaignon ». Se sont-ils rencontrés à la cour de Marie de Champagne ou de Geoffroy de Bretagne ? Nous ne le savons pas. Etait-il chevalier, seigneur, noble à tout le moins ? Aucun document ne l’atteste. Certains historiens ont même longtemps pensé qu’il ne devait pas l’être puisque les manuscrits ne lui donnaient pas du « Messire », contrairement à d’autres de ses contemporains.
Le fait qu’il nomme des homologues en poésie avec quelque familiarité semble pourtant suggérer que le trouvère faisait partie d’une certaine noblesse. Pour des raisons d’étiquette et sauf à invoquer une exception à l’intérieur d’une sorte de « confrérie » de poètes, il aurait difficilement pu sans cela les nommer de la sorte. C’est en tout cas l’avis du Médiéviste Holger Petersen Dyggve (Trouvères et protecteurs de trouvères dans les cours seigneuriales de France, 1942). Sur la foi de cette assertion, ce dernier a même établi des rapprochements « possibles » entre « Blondel » qui serait alors un « surnom » et le lignage des seigneurs de Nesle. L’un deux pourrait peut-être se cacher derrière le nom du trouvère : Jehan II ou Jehan I de Nesle ? Le premier, fidèle de Philippe-Auguste, participa à la bataille de Bouvines et se croisa pour la quatrième croisade. Le deuxième, Jehan 1er prit la croix lui aussi (troisième croisade) mais aux côtés de Richard de Lion auquel il était attaché. Pour des raisons de datation et en songeant aux légendes qui firent plus tard d’un certain Blondel un fidèle du roi d’Angleterre, ilpourrait donc s’agir de notre poète, selon Yvan G Lepage, même si rien n’est certain. Hors de cette hypothèse, le mystère demeure donc autour des origines du trouvère, mais en songeant à l’opposition farouche qui se noua entre Philippe-Auguste et Richard Coeur de Lion, il semble toutefois raisonnable d’écarter l’hypothèse qu’il ait pu s’agir de Jehan II de Nesle.
Naissance d’une légende
On mesure d’autant plus la différence entre notre approche moderne de la notion d’auteur et notre foisonnement documentaire actuel quand on sait que la notoriété de Blondel de Nesle ne faisait pas de doute en son temps. On lui prête en effet les plus belles qualités : artistiques, esthétiques. Adepte authentique de la fine amor (fin’amor), certains auteurs en feront même l’égal du légendaire Tristan dans cette matière. La dizaine de manuscrits dans lesquels on retrouve ses chansons est encore là pour témoigner de sa popularité et son art poétique passera même les frontières de la France pour être imité jusqu’en Allemagne. Il en fallait peu pour que notre trouvère entre bientôt dans la légende. En 1260, l’ouvrage anonyme d’un ménestrel de Reims se chargea, sur cette question, de lui donner un sérieux coup de pouce.
De belle écriture, l’ouvrage, écrit plus d’un demi-siècle après les faits, se situe entre la chronique et le récit inventé ou remanié, allant même, par endroits, jusqu’au fantasque. Les exploits respectifs de Richard Cœur de Lion et de Philippe-Auguste durant la croisade y sont notamment et largement revisités à l’avantage de la couronne française. Quoiqu’il en soit, suite à l’emprisonnement de Richard en Autriche, un certain ménestrel, « né devers Artois » et dénommé « Blondiaus« se serait mis à la recherche de l’infortuné. L’ayant retrouvé grâce à une chanson connue d’eux-seuls et qu’ils avaient tous deux composée, le trouvère se serait alors empressé d’aller alerter les gens d’Angleterre de la captivité de leur roi. La légende était née et allait perdurer et même connaître quelques ajouts dans les courants des siècles suivants.
Ce Blondiaus pouvait-il être le trouvère ? S’il était Jehan Ier il avait pu en effet participer à la croisade, être peut-être proche de Richard Coeur de Lion et si, en plus, on le désignait là comme ménestrel, il pouvait s’agir du même homme que Blondel de Nesle ? Au gré des auteurs, la légende fusionna pour en faire une seule et même personne ou s’en dissocia pour prendre son autonomie littéraire, laissant libre cours aux imaginations : beau chevalier, parfait fine amant, fidèle et loyal ménestrel et sujet du non moins légendaire Roi anglais, duc de Normandie et d’Aquitaine, et comte de Poitiers.
De Picardie où Holger Petersen Dyggve le fera naître quelques siècles plus tard sous la foi de ses conclusions, avant lui, on fera même naître le trouvère en Normandie et s’appeler Jehan Blondel (Chronique de Flandre, XIVe siècle). Origine différente donc sous l’influence lointaine des Récits de Reims et de la proximité deRichard Cœur de Lion ?, mais rapprochement troublant toutefois sur le prénom « Jehan » ( même s’il est commun à l’époque) avec le Jehan Ierde Nesle mentionné plus haut.
Mais alors quoi ?
Pour conclure sur tous ces éléments, les médiévistes tendent à se ranger préférablement sur la théorie de Holger Petersen Dyggve à propos des origines picardes du trouvère. C’est en tout cas ce que fait avec quelques réserves prudentes, Yvan G Lepage, le dernier biographe en date de Blondel de Nesle, même s’il s’incline plutôt à penser que le poète médiéval et Jehan 1er de Nesle, croisé lui-même aux côtés de Richard coeur de Lion (plutôt que Jehan II), ont peut-être pu être un seul et même homme. Cela expliquerait en tout cas le fond des « légendes » attribuées au trouvère et pourrait à peu près mettre ensemble les pièces du puzzle.
Au passage, du XVIIIe au XXe, entre légendes et créations littéraires, on continuera de trouver sur le compte de Blondel les assertions les plus fantaisistes, y compris dans des ouvrages de vulgarisation (au mauvais sens du terme puisque erronée…). Si vous voulez en avoir le détail, nous vous invitons à consulter directement l’excellent article et les contributions du médiéviste indiquées en pied d’article. Redisons-le, ce grand détour que nous lui devons entièrement, vaut sans doute autant par sa déconstruction que pour ses affirmations, mais avoir une vision claire de ce que nous ne savons pas mérite quelquefois qu’on l’examine de près et peut s’avérer utile au moment de faire la différence entre une production littéraire et le moyen-âge factuel, ou même pire entre une information « vulgarisée » et une information erronée.
L’œuvre de Blondel de Nesle
Inspirée des troubadours d’Oc, l’œuvre de Blondel de Nesle est tout entière dédiée à la lyrique courtoise. Les pièces vont de vingt-trois (certaines) à un peu plus d’une trentaine suivant les critères retenus par les auteurs.
On les trouve, nous le disions plus haut dans un nombre « important » de manuscrits. Nous aurons l’occasion d’y revenir dans de futurs articles, ainsi que de publier et commenter pour vous des chansons et poésies de cet auteur.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
Sources
Blondel De Nesle. L’oeuvre lyrique (1994) deYvan G. Lepage