Sujet : poésie médiévale, auteur médiéval, moyen-français, manuscrit ancien, poésie, Ballade, complainte, poésie politique, poésie satirique Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «De la Complainte du Pays de France» Ouvrage : Poésies Morales et Historiques d’Eustache Deschamps, G.A. Crapelet (1832)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle ballade d’Eustache Deschamps. Dans la veine de certaines de ses poésies politiques et satiriques, l’auteur médiéval y reviendra sur son siècle et sur la déchéance des valeurs auxquels il assiste. Cette fois, il se glissera dans la peau du « Pays de France » pour le faire parler, le temps d’une complainte sans concession.
Complainte sur une France en perdition
Le « Je » de cette ballade est donc celui d’une France qui a laissé disparaître son honneur et ses héros, au profit du mensonge et de la tricherie. Pour Eustache Deschamps, l’affaire est claire : la vaillance, la courtoisie, la bonté et la joie sont mortes et, avec elles, la chevalerie d’antan et ses valeurs. Devenue petite et mesquine, la France voit son nom moqué en tout lieu et personne n’ose plus s’en réclamer.
Ce n’est pas la seule poésie qu’Eustache fera sur sa tristesse de vivre au cœur d’une France déchue et dévoyée que nul ne respecte plus. On citera, par exemple, sa ballade 159. Il y empruntait déjà la première personne pour incarner une France qui se mire, avec amertume et nostalgie, dans son glorieux passé. En voici un extrait :
« Je conquestay jadis maint riche fort Et mains pais soubmis par ma doctrine. Toutes terres doubtoient mon effort, Je n’oy adonc ne voisin ne voisine Qui ne me fust obedient, encline, Et qui en tout ne doubtast ma puissance, Lasse! et je voy que mon fait se décline Qui jadis fui la lumière de France. » Eustache Deschamps – Ballade CLIX, extrait.
Contexte historique et sources
Il est difficile de dater précisément cette complainte du pays de France, mais le vers « Et chascun veult par force estre mon hoir. » pourrait suggérer qu’elle se situe autour de la mort de Charles V et des tensions qui lui ont succédé au sein de la famille royale (voir Eustache Deschamps en son temps, Hélène Millet, Publications de la Sorbonne, 1997). Nous serions donc autour de 1380.
Si la poésie nous gratifie de peu d’éléments de contexte et pour cette raison même justement, la force des vers est demeurée et continue de nous parler. A 700 ans du poète, elle peut faire écho à certaines idées qui résonnent encore au sein de notre modernité et qu’on avait pu croire nouvelles. Sous la pression de circonstances totalement différentes, on pourrait même être tenté de les plaquer au contexte très actuel.
Du point de vue des sources historiques, on pourra se reporter au manuscrit médiéval français 840 que nous avons déjà, maintes fois, cité. Cet ouvrage, daté du XVe siècle, contient l’ensemble de l’œuvre d’Eustache Deschamps et se trouve conservé au département des manuscrits de la BnF (à consulter sur Gallica).
« De la Complainte du Pays de France« dans la langue d’Eustache Deschamps
Je plain et plour le temps que j’ay perdu, Vaillance, honeur, sens et chevalerie, Congnoissance, force , bonté et vertu ; Largesce, amour, doulz maintien, courtoisie, Humilité, déduit, joieuse vie, Et le bon nom que je souloie avoir, Le hardement, la noble baronnie ; Quant l’un ne veult fors l’autre décevoir.
J’ay veu partout honourer mon escu, Et en tous lieux doubter ma seignourie, Comme puissant et richement vestu; Terre conquis par ma bachelerie (1). Lasse ! or me voy aujourdui si périe, Que nul ne fait envers moy son devoir; Bien doy éstre déboutée et esbahie, Quant l’un ne veult fors l’autre décevoir.
A Dieu ! hélas ! que m’est-il advenu? Orgueil me suist, lascheté, villenie, Trop convoiter, honte, que me fais-tu? Dissimuler, barat (2) et tricherie ; Mon nom s’i pert, et tourne en moquerie , Et chascun veult par force estre mon hoir. Je périray ; c’est ce pour quoi je crie, Quant nulz ne veut fors l’autre décevoir.
(2) Barat : ruse, tromperie (Hilaire Van Daele, petit dictionnaire de l’ancien français).
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
NB : l’enluminure utilisée pour l’illustration est l’image d’entête est tirée du manuscrit médiéval Ms17, le roman de la Rose (crédits photo IRHT). Le manuscrit n’est pas digitalisé mais nous avons trouvé cette enluminure sur ce très bon article de Robert Marcoux à propos de la tristesse au Moyen Âge.
Sujet : poésie médiévale, auteur médiéval, moyen français, manuscrit ancien, poésie, poésie morale, franchise, vérité, chant royal. valeurs chrétiennes. Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «Que nulz prodoms ne doit taire le voir» Ouvrage : Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, T III, Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)
Bonjour à tous,
a poésie morale historique a ceci d’intéressant qu’elle parvient, quelquefois, à traverser le temps pour continuer de faire sens des siècles après son écriture. Pour y parvenir, il faut qu’elle porte en elle un brin d’universalité, et se penche sur les travers des hommes et de leur nature ; d’Esope à Phèdre, en passant par les Ysopets du Moyen Âge de Marie de France et les grandes envolées stylistiques de Jean de La Fontaine, de nombreuses fables en sont de parfaits exemples.
Poésie morale et résonnances éthiques
D’autres fois, si la poésie morale ou même la satire continuent de nous parler, c’est qu’une certaine réalité mais aussi un certain socle de valeurs éthiques, religieuses ou sociales continuent d’être à l’œuvre pour nous, comme elles l’étaient pour les auteurs qui nous les ont transmises. Dans ces cas là, on peut faire le constat que nous sommes restés, à certains égards et pour certaines principes au moins, sur une même ligne éthique, voire civilisationnelle. Au passage, cela nous fournit l’occasion d’en apprendre un peu plus sur l’Histoire et sur nous-mêmes, tout en s’apercevant qu’il n’y a pas nécessairement de nouveauté dans tout ; ce qu’on croyait typique de notre temps a déjà pu être énoncé des siècles auparavant et, ce, en dépit d’une différence supposée de contexte, de pressions ou de normes sociales. Le temps a passé. Pourtant si certaines normes sociales, idéologies, discours, nous semblaient avoir changé en surface, certaines valeurs éthiques perdurent. Quelquefois même, c’est un peu l’inverse qui se produit. On se rend compte alors que l’idéal un peu figé, que l’on pouvait avoir été tenté de projeter sur le passé, n’était pas non plus si tranché. Rien de nouveau : des écarts subsistent toujours entre norme officielle déclarée (et même intériorisée) et comportements mais c’est un moyen de le réaliser.
Moyen Âge et valeurs chrétiennes médiévales
Quand cette poésie morale qui fait écho provient du Moyen Âge, elle emporte donc, elle aussi, une double leçon. La première (on le savait déjà) : malgré sa prégnance et son pouvoir social, spirituel, politique durant la période médiévale, le christianisme et ses valeurs n’étaient pas hégémoniques au point de freiner totalement la nature des hommes, leur cupidité, leur ambition de posséder, leur volonté de transgression. ie : la présence du dogme partagé et même intériorisé, comme les interdits ou les peurs associés, ne suffisaient pas à les contenir.
La littérature de cette période comme la réalité des faits historiques nous montrent que cette société pourtant toute chrétienne (y compris, et peut-être plus encore, ses instances représentantes politiques et religieuses) étaient en tension permanente entre idéal chrétien (christique ?) et tentations d’enrichissement, d’appropriation, de conquête et de développement. Bien sûr, cela ne veut pas dire que le contexte éthique et normatif ou les institutions n’influaient en rien sur les comportements. Tout le monde s’accordera sur l’évidence qu’ils les atermoyaient*. Le propos n’est ici que de montrer comment la satire ou la poésie morale peuvent nuancer notre vision d’un monde médiéval trempé d’idéal et de normes morales et sociales chrétiennes, mais qui leur connaissait aussi, dans les faits, des entorses, des arrangements ou des aménagements.
* On pourrait aisément s’étaler sur cette question, mais on citera, en unique exemple, les incidences fortes du christianisme médiéval sur la circulation des richesses, au moment du face à face avec l’au-delà justement voir éloge du dépouillement avec J Le Goff).
Effet miroir, modernité, normes intériorisées
La deuxième leçon que nous fournit la poésie morale médiévale, quand elle résonne en nous, est plus actuelle. Contre les apparences ou même certaines affirmations à l’emporte-pièce, elle peut nous montrer, si l’on en doutait, à quel point cette société chrétienne, fondatrice de notre civilisation, n’est pas tout à fait enterrée. On peut même en faire directement l’expérience en soi et, ce, que l’on se réclame ou non de la religion chrétienne. Pour être plus concret : le culte obsessionnel de l’avoir et de la richesse comme unique idéal de vie, le règne du consumérisme et de l’individu roi, le constat des abus des puissants sur les miséreux ou les populations, on pourrait encore allonger la liste mais toutes ces choses peuvent parler à certains d’entre nous de la pire des manières. Dès lors, de la même façon que la poésie morale nous avait conduit à nuancer l’adhésion supposée totale aux valeurs chrétiennes, au Moyen Âge, on pourra, cette fois-ci, faire le chemin inverse.
Malgré le matraquage constant de nouvelles normes, de nature économique, au détriment de toutes les autres — argent roi, sacralisation de l’individualisme, glorification de la consommation débridée et de l’accumulation d’avoirs, ultra-libéralisme et permissivité sans borne, normalisation de la prédation intra-espèce… — et d’une éloge du vide, dont nous sommes nombreux à constater qu’elle ne cache que de nouvelles formes d’aliénation, quelque chose en nous demeure profondément ancré à certaines valeurs chrétiennes ; en dépit du contexte idéologique, elles continuent de faire sens. Certaines fois même, elles sont toujours à l’œuvre mais on les a grimées d’autres visages. Rêvons un peu. Peut-être qu’en devenant plus discrètes, elles finiront par passer de normes sociales officielles à une forme de résistance invisible à l’invasion complète de certains paradigmes modernes creux de sens et sans lendemain…
Ce long détour et toutes ces réflexions faites sur le double éclairage de la poésie morale, nous allons recroiser quelques-unes de ses valeurs chrétiennes médiévales, dans l’étude qui suit. Nous y serons en bonne compagnie, celle d’Eustache Deschamps. Chrétien ou non, à vous de décider si cette poésie vous parle et en quoi.
E. Deschamps, l’honnête homme et la vérité
Nous voilà donc reparti pour le XIVe siècle pour découvrir une nouvelle poésie morale d’Eustache Deschamps. Si cet auteur médiéval s’est distingué par son œuvre conséquente, entre tous ses thèmes de prédilection, il a aussi copieusement souligné les travers de ses contemporains, en relation avec les valeurs chrétiennes de son temps. La poésie du jour s’inscrit dans cette veine. Avec pour titre «Que nulz prodoms ne doit taire le voir» (nul homme honnête et instruit ne doit taire la vérité), il s’agit d’une de ses ballades de moralité.
Dès l’introduction de cette poésie, Eustache nous confiera que sa liberté de ton et ses jugements critiques à l’égard de ses contemporains lui ont été souvent reprochés ; c’est même pour prendre le contrepied de cela qu’il rédigera sa ballade. Tout au long de son plaidoyer, il fustigera les faux, les cupides, les avides, les menteurs tout autant que les tièdes, les passifs et les lâches. Au final, le coupable sera désigné : ce monde autour, avec son obsession des richesses ne fait qu’encourager les déviances et la lâcheté ambiante. Tout est perverti, on ne juge même plus les malfaiteurs. Les valeurs chrétiennes sont en recul. Qui reste encore debout pour défendre la (leur) vérité ? Pour Eustache, voilà une raison de plus pour ne pas se soustraire. Contre la déliquescence du monde, il fait l’éloge d’une forme quotidienne de résistance par le dire. Pas de politiquement correct, ni d’auto-censure ici. Le devoir est celui du courage et de la franchise. Le poète l’affirme haut et fort : aucun prud’homme véritable (l’homme probe et sage authentique) ne saurait éviter de dire le vrai, ni de monter au créneau pour défendre les valeurs justes. Être couard n’est pas une option. Se taire c’est se faire complice de cette déroute généralisée.
Les héros et conquérants du passé
Sur la fin de sa ballade, l’auteur nous gratifiera encore d’une allusion aux héros du passé — conquérants, chevaliers ou croisés — qui avaient, selon notre auteur, les valeurs et la conviction bien plus chevillées au cœur que ses contemporains. Nous sommes au XIVe siècle ou peut-être au début du XVe. Pourtant, on constate bien, ici encore, combien de nombreux auteurs des Moyen Âge central et tardif n’ont eu de cesse de poursuivre une chevalerie ou un temps des héros (antiques, chevaleresques, « charlemanesques », arthuriens) révolus et qui n’en finit pas de glisser, pour sembler, toujours, n’appartenir au passé. Tout se passe comme si, en un temps qui est encore celui de la chevalerie, celle-ci n’est jamais tout à fait digne de son ancêtre mythique, passée ou fantasmée. Elle ne semble, en tout cas, la rejoindre que très rarement avec de grands hommes reconnus de leur temps (Duguesclin, Bayard, etc…).
Pour boucler la boucle sur l’effet de résonnance, on notera d’ailleurs que cette nostalgie d’une certaine chevalerie, ses valeurs et ses héros perdus — chose que Cervantes, au XVIIe s, finira par définitivement entériner, à sa manière et non sans tendresse, avec son Don Quichotte — est encore, assez fréquemment, évoquée à notre époque. Nous ne parlons pas ici que de certains passionnés de Moyen Âge ou de Béhourd qui s’y réfèrent encore avec les yeux pleins de rêves. De nos jours, quand on se réfère à la détermination, la combativité, au panache ou encore à certaines formes d’abnégation, la référence à l’idéal et au courage chevaleresque médiéval ne manque pas d’être citée. On n’a même pu l’entendre évoquée, parfois, pour pointer du doigt la faiblesse, la passivité de l’homme moderne, à 500 ans du chant royal d’Eustache et de la même façon qu’il y avait fustigé ses contemporains.
Sources manuscrites et modernes
Du point vue des sources, on pourra retrouver cette poésie d’Eustache Deschamps dans le très complet Français 840. Ce manuscrit médiéval, conservé au Département de la BnF, contient l’ensemble de l’œuvre de l’auteur. Pour la graphie moderne de ce texte, nous avons utilisé le tome III des Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, par leMarquis de Queux de Saint-Hilaire (1878).
Enfin, pour la compréhension de cette pièce du moyen français au français actuel, nous avons opté pour les clefs de vocabulaire plutôt qu’une traduction ou une adaptation.
« Que nulz prodoms ne doit taire le voir« dans le moyen français du Moyen Âge tardif
Aucuns dient que je suis trop hardis Et que je parle un pou trop largement En reprouvant les vices par mes dis Et ceuls qui font les maulx villainement. Mais leur grace sauve (sauf leur respect) certainement, Verité faiz en general scavoir Sanz nul nommer (sans nommer personne)fors que generalment Que nulz prodoms ne doit taire le voir.
L’en pugnissoit les maufaicteurs jadis Et rendoit l’en partout vray jugement Et Veritez qui vint de paradis Blasmoit chascun qui ouvrait (oeuvrait) laidement; Par ce vivoit le monde honnestement. Mais nul ne fait fors l’autre decevoir, Mentir, flater dont je dy vrayement Que nulz prodoms ne doit taire le voir.
Par pechié voy les grans acouardiz (rendus lâches) Et les saiges gouverner sotement, Riches avers (avares), larges atruandiz (et hommes généreux tombés dans la misère), Nobles villains (rustres), jeune gouvernement, Avoir aux vieulx et jeunes ensement (pareillement) D’eulx presumer car trop cuident (pensent) valoir. Se j’en parle c’est pour enseignement Que nulz prodoms ne doit taire le voir.
Les mauvès sont blasmez par leurs mesdis En l’escripture et ou viel testament Et pour leurs maulx les dampnent touz edis Que l’en souloit (avait l’habitude de) garder estroictement. Mais aujourd’ hui verité taist et ment; Ce monde cy qui ne quiert (cherche) que l’avoir (les possessions). Coupable en est qui telz maulx ne reprant Que nulz prodoms ne doit taire le voir.
Les bons n’orent pas les cuers effadis (mous, lâches) Dont le renom yert pardurablement, Qui conquirent terres, villes, pais, Juif, Sarrazin, et crestienne gent, Qui aux vertus furent si diligent Que des vices ne vouldrent nulz avoir; Blasmons les maulx, fi d’or et fi d’argent ! Que nulz prodoms ne doit taire le voir.
L’envoy
Princes, je traiz (1) en hault hardiement, Sanz nul ferir s’entechié ne se sent (2) Et que sur lui laist mon carrel cheoir, Dont il se puet garder legierement (qu’il peut éviter facilement) Par le fuir; et dy, en concluent. Que nulz preudoms ne doit taire le voir.
(1) Lancer un trait de flèche (2) Sans blesser personne, ni que que personne ne se sente attaqué ?
Du même auteur et dans l’esprit de cette ballade médiévale, voir aussi :
En vous remerciant de votre lecture. Une très belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
NB : les enluminures sur image d’en-tête, ainsi que celle de l’illustration représentent un pèlerin sur sa route et sa rencontre avec Convoitise. Elle sont tirées du manuscrit ms 1130 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris : Les trois pèlerinages et le Pèlerinage de la Vie Humaine de Guillaume de Digulleville (moine et poète français du Moyen Âge central (1295-1360). Ce manuscrit de la deuxième moitié du XIVe peut être consulté en ligne ici.
Sujet : poésie médiévale, auteur médiéval, moyen-français, manuscrit ancien, poésie, pauvreté. Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «Ja sur mon corps n’en cherroit une goute» Ouvrage : Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, T IV, Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)
Bonjour à tous,
u Moyen Âge tardif, Eustache Deschamps nous a laissé plus d’un millier de poésies entre ballades, rondeaux, chants royaux,… mais aussi des écrits sur l’art de versifier. Fin observateur des mœurs de son temps, sa longue carrière et sa plume prolifique lui ont permis d’écrire sur pratiquement tous les sujets : voyages, vie militaire, mœurs de cour, arts de la table, médecine, courtoisie, valeurs éthiques et dévoiement,…
Tantôt légère ou grinçante, tantôt drôle, tantôt désespérée, souvent morale, sa poésie reste un legs important pour la connaissance de la deuxième moitié du XIVe siècle et les débuts du XVe siècle. Elle continue d’ailleurs d’être décortiquée ou utilisée par les médiévistes pour sa richesse descriptive et historique. D’un point de vue stylistique, si elle ne peut avoir, tout du long, les envolées ou l’intensité vibrante de celle d’un François Villon, on la découvre toujours avec plaisir. Eustache Deschamps a travaillé son art avec sérieux et il reste un maître de la ballade.
Etats d’âme, déconvenues et malchance
Dans l’ensemble des thèmes traités, ses propres déconvenues n’ont pas échappé à sa plume. Il les a même placées souvent au centre de sa poésie, en étalant des humeurs ou des griefs qui vont de l’agacement et la grogne jusqu’à la révolte ou au désarroi. Sans tomber dans l’exposé systématique de ses misères (un peu comme Rutebeuf avait pu le faire), il nous a, ainsi, légué un grand nombre de ballades sur sa propre condition : déboires et déceptions, ingratitude des puissants à son encontre, petits malheurs, pauvreté, santé déclinante, affres de l’âge. Sur les aspects les plus rudes, il faut dire que sa relative longévité l’a vu passer par bien des épreuves, des mises à l’écart du pouvoir aux vicissitudes de la vieillesse, en passant par les grands maux de son siècle (guerre de cent ans, épidémies de peste, etc…).
Aujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle ballade dans cette veine ou plutôt même cette déveine. L’auteur médiéval y affirme qu’il est si déshérité que même si une pluie miraculeuse faisait tomber sur la terre, or fin, trésors, joyaux et florins, pas une seule goutte de tout cela ne choirait sur lui : Ja sur mon corps n’en cherroit une goute. De la même façon, bienfaits, bonheur, largesse à son égard ne sont pas au programme et le bon côté du destin ou de « fortune » semble avoir l’oublié en chemin. Tout au long de la ballade, le propos demeure générique ; Eustache se plaint mais il ne nous donne aucun fait à nous mettre sous la dent pour étayer son humeur, et encore moins pour la contextualiser historiquement.
Sources médiévales & historiques manuscrites
Vous pourrez retrouver cette ballade dans le Manuscrit Français 840 de la BnF. Cet ouvrage du XVe siècle contient principalement l’œuvre d’Eustache Deschamps, soit un total vertigineux de 1500 pièces. Ce manuscrit est même, sans doute, l’un des premiers à avoir consigné l’œuvre du poète médiéval de manière aussi complète. Chichement orné mais d’une écriture appliquée, il a été copié à plusieurs mains dont la principale est celle de Raoul Tainguy. (1)
Pour la transcription en graphie moderne de cette ballade, vous pouvez vous reporter aux Œuvres complètes d’Eustache Deschamps citées en tête d’article. C’est la version que nous avons utilisée.
Ja sur mon corps n’en cherroit une goute
Se tout li cielz estoit de fueilles d’or, Et li airs fust estellez (constellées, étoilées) d’argent fin, Et tous les vens fussent plains de tresor, Et les goutes fussent toutes flourin D’eaue de mer, et pleust soir et matin Richesces, biens, honeurs, joyauls, argent, Tant que remplie en feust toute la gent, La terre aussi en fust moilliée toute, Et fusse nuz, de tel pluie et tel vent Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.
Et qui pis est, vous puis bien dire encor Que qui donrroit trestout l’avoir du Rin (Rhin), Et fusse la, vaillant un harenc sor (hareng saur) N’en venrroit pas vers moy vif un frelin (menue monnaie); Onques ne fuy de nul donneur a fin; Biens me default, tout mal me vient souvent; (a) Se j’ay mestier de rien(si j’ai besoin de quelque chose), on le me vent Plus qu’il ne vault, de ce ne faictes doubte. Se beneurté (si le bonheur) plouvoit du firmament Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.
Et se je pers (quelque chose), ja n’en aray restor (réparation); Quant rien requier, on chante de Basin; (b) Se je faiz bien, neant plus que d’un tor N’est congneu (c); tousjours sui je Martin (celui qu’on accable) Qui coste avoit, chaperon et roucin, Pain et paine, congnoissance ensement (également), Son temps usa, mais trop dolentement (tristement), Car plus povre n’ot de lui en sa route (sa bande). Je sui cellui que s’il plouvoit pyment (vin épicé) Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.
L’envoy
Princes, ii poins (choses) font ou riche ou meschant (misérable): Eur et meseur, l’un aime et l’autre doubte ; (d) Car s’il [povoit] plouvoir mondainement (des biens en abondance), Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.
(a)Biens me default, tout mal me vient souvent : les biens me manquent mais j’attire le malheur plus souvent qu’à mon tour. (b)Quant rien requier, on chante de Basin : quand j’ai besoin de quelque chose, c‘est toujours la même rengaine. (c)Se je faiz bien, neant plus que d’un tor N’est congneu : si je fais le bien, peu s’en faut qu’on n’en retienne que le pire ?Si je fais le bien on ne me traite pas mieux que si c’était un crime ? (dEur et meseur, l’un aime et l’autre doubte : heur (chance, ce qui rend heureux) et malheur, j’aime l’un et je crains l’autre.
NB : sur l’image d’en-tête, il s’agit simplement de la page de la ballade d’Eustache dans le Français 840 (consultable ici sur gallica). Quant à la roue de fortune de l’illustration, elle provient du Manuscrit MS Français 130 de la BnF : Jean Boccace, Des cas des nobles hommes et femmes (De casibus virorum illustrium).
Sujet : poésie médiévale, auteur médiéval, moyen-français, rondeau, manuscrit ancien, poésie morale. Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «Ne porroit pas Franchise estre vendue» Ouvrage : Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, Tome IV, Marquis de Queux de Saint-Hilaire, Gaston Raynaud (1893)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle incursion au Moyen Âge tardif avec une poésie courte d’Eustache Deschamps. Ce rondeau porte sur la franchise et s’inscrit dans la lignée des nombreuses poésies que nous légua cet auteur médiéval sur les valeurs et la morale. Il nous donnera l’occasion de réfléchir sur la notion de franchise telle qu’employée dans le moyen-français d’Eustache.
Eloge de la sincérité et du franc-parler ?
En ce qui concerne la franchise au sens étroit et moderne de sincérité, liberté de ton, Eustache Deschamps l’a souvent portée haut. Il s’est exprimé, à ce sujet, dans de nombreuses ballades et poésies.
« Chascuns doit faire son devoir Es estas(condition sociale) ou il est commis Et dire a son seigneur le voir(la vérité) Si que craimte, faveur n’amis, Dons n’amour ne lui soient mis Au devant pour dissimuler Raison, ne craingne le parler Des mauvais, soit humbles et doulz; Pour menaces ne doit trembler : On ne puet estre amé de tous. »
Il n’a pas fait que vanter les vertus de la sincérité, il a aussi souvent critiqué les travers inverses en prenant, très ouvertement à partie notamment, l’ambiance des cours royales dont il était familier et la fausseté des relations qui y régnait : menteries, flatteries, flagorneries, …
Cette « franchise » au sens de franc-parler, Eustache en a aussi fait les frais, en essuyant un certain nombre de déboires pour ne pas en avoir manqué. Pour n’en donner qu’un exemple, on citera cet épisode conté par Gaston Raynaud, dans le tome XI des Œuvres complètes (opus cité). On était en 1386, en Flandres. Le temps était gros. Retenue par quelques barons et conseillers frileux, la flotte française hésitait à s’embarquer pour l’Angleterre ; pressé d’en découdre avec l’angloys, Eustache fustigea, auprès du jeune roi Charles VI, certains de ses amis qui se trouvaient là, pour leur mollesse et leur lâcheté. Las, on ne prit pas la mer et le vent tourna bientôt en défaveur de notre auteur. Non seulement, on n’embarqua pas mais pire : « irrités de sa franchise et de ses satires, les jeunes hommes dont il s’est moqué pénètrent un jour dans sa tente, le battent et, menottes aux poings, le promènent dans le camp comme un larron ». (op cité Tome XI p 51 Vie de Deschamps). On ne peut manquer d’imaginer qu’il paya ce ton moralisateur et critique par certaines autres mises à distance, même s’il ne faut pas non plus les surestimer.
Tout cela étant dit, voyons, d’un peu plus près, le sens que peut recouvrir cette notion de « franchise » au temps médiévaux, mais surtout chez Eustache.
liberté, noblesse, affranchissement : les autres sens de « franchise »
Dans le Petit dictionnaire de l’ancien français de Hilaire Van Daele, on trouve « franchise » définie comme franchise, mais encore comme noblesse d’âme et générosité. Ces deux définitions sont également reprises dans le Godefroy court : noblesse de caractère, générosité (Lexique de l’Ancien français, Frédéric Godefroy, 1901).
Dans le Cotgrave, A dictionarie of the french and english tongues, compiled by Randle Cotgrave (1611), franchise rejoint d’abord l’idée de « freeness, libertie, freedom, exemption ». Viennent s’y adjoindre ensuite des notions comme « good breeding, free birth, tamenesss, kindliness, right kind » (bonne éducation, bon lignage, naissance libre, raison, gentillesse, noblesse de cœur, …) et enfin des notions proches de franchise au sens juridique (charte de franchise, affranchissement, lieu privilégié, …).
Pour finir, dans le très fouillé Dictionnaire historique de l’ancien langage françois ou Glossaire de la langue françoise de son origine jusqu’au siècle de Louis XIV, par la Curne de Sainte-Palaye, la franchise recouvre tout à la fois des notions de loyauté, crédit, liberté, privilège, exemption… A la définition de Franc : « noble, libre, sincère », donné par ce dernier dictionnaire viennent aussi se greffer tous les aspects juridiques de la franchise, pris dans le sens d’affranchissement (terre en franchise, asiles, droits dans les forêts, lettre de grâce…).
L’usage du mot franchise chez Eustache
Chez Eustache, On retrouvera un usage abondant de la notion de franchise. Il l’a mise mise à l’honneur dans plusieurs ballades : Noble chose est que de franchise avoir ou Rien ne vaut la franchise. Il en a même fait un lai : le lay de franchise. Pour mieux cerner l’usage qu’il fait de ce terme, voici quelques exemples pris dans son œuvre.
Dans la plupart des contextes, nous constaterons un sens différent de notre définition moderne de franc-parler ou de sincérité. Bien sûr, il ne s’agit pas non plus de la notion de « franchise » qui se réfère aux contrats commerciaux régissant l’exploitation ou la concession d’une marque et de ses produits. Si dans son approche de la notion, Eustache lui prête à l’évidence une noblesse « de fait », nous sommes plus proches de son sens dérivé de « franc », soit l’idée de liberté et d’indépendance.
« Les serfs jadis achaterent franchise Pour estre frans et pour vivre franchis. Car li homs serfs est en autrui servise Comme subgiez en servitute chis ; Mais quant frans est, il est moult enrrichis Et puet partout aler ou il lui plaist, Mais ce ne puet faire uns homs asservis, Pour ce est li homs eureus qui frans se paist. » E Deschamps – Balade contre le mariage, bonheur de l’indépendance
« Prince, en net lieu, en corps de souffisance Fait bon avoir sa chevance et franchise. Ces .III. dessus avoir en desplaisance. Tiers hoir ne jouist de chose mal acquise. » E Deschamps – Balade aveques quelz gens on doit eschiver mariage
« Laissez aler telz tribulacions, A telz estas n’acomptez .ii. festus; Cognoissez Dieu, fuiez decepcions ; Souffise vous que vous soiez vestus, Que vivre aiez; entendez aux vertus ; Aprenez art qui bien régner vous face ; Soiez joieus et aiez liée face; Sanz plus vouloir, tel estat vous souffise ; Lors vivrez frans, sanz paour et sanz chace : II n’est trésor qui puist valoir franchise. » E Deschamps – Balade Rien ne vaut la franchise.
Voie moyenne & liberté plutôt que servitude
Dans ces trois exemples, il est bien question de liberté et d’indépendance et il semble que ce soit encore ce sens qui l’emporte dans le rondeau du jour. Pour éclairer cet usage, on pourrait encore y ajouter la notion de Franc-vouloir : autrement dit franc arbitre, libre arbitre.
On notera que cette notion de franchise s’articule souvent chez Eustache avec la nécessité de conduire la voie moyenne. Autrement dit, l’indépendance n’a pas de prix et il faut mieux vivre libre et dans la modestie que servile ou servant, dans l’opulence. Voici un quatrième exemple pour illustrer cette idée :
Qui sert, il a moult de soing et de cure ; Se femme prant, d’acquerre art trestous vis; S’il est marchant trop a grief pointure. Et se il est gouverneur d’un pais, II est souvent de pluseurs envahis, Et s’il a foison de mise, Lors li sera mainte doleur amise Et lui faurra laissier de son avoir; Qui assez a franchement, lui souffise, Noble chose est que de franchise avoir. E Deschamps Noble chose est d’avoir la Franchise.
Comme vous l’aurez compris (et c’est un autre leçon de cet article), au delà des apparences et même quand leur langage nous semble immédiatement accessible, il ne faut pas sous-estimer le sens caché des textes médiévaux. La langage évolue à travers le temps et même quand les vocables sont les mêmes, il n’est pas toujours aisé d’en percer le sens véritable. C’est d’autant plus vrai face à un moyen-français qui nous semble parfois si proche mais qui nous est distant de plus de 600 ans.
Ne porroit pas Franchise estre vendue un rondeau d’Eustache Deschamps
NB : dans l’ouvrage du Marquis de Queux de Saint-Hilaire (op cité), le titre adopté pour ce rondeau est « Il faut garder la franchise. » On ne retrouve pas ce titre dans le Français 840. Les autres rondeaux n’en possèdent pas non plus. Il est donc plus sûrement le fait de l’auteur moderne que d’Eustache Deschamps.
Pour trestout l’or qui est et qui sera Ne porroit pas Franchise estre vendue ;
Cilz qui la pert ne la recouverra Pour trestout l’or qui est et qui sera.
Or la garde chascuns qui le porra, Car d ‘omme franc ne doit estre rendue : Pour trestout l’or qui est et qui sera Ne porroit pas Franchise estre vendue.
Sources médiévales et historiques
On pourra retrouver ce rondeau, aux côtés de nombreux autres, dans le tome IV des Œuvres complètes d’Eustache Deschamps (op cité)
Du point de vue des sources manuscrites, il est présent dans le Manuscrit médiéval Français 840 conservé à la BnF. Cet ouvrage daté du XVe siècle et dont nous vous avons déjà dit un mot, contient essentiellement les poésies « d’Eustache Deschamps dit Morel ». Elles sont suivies d’une poésie latine datée de la fin du XIVe siècle. On peut consulter le Français 840 en ligne sur Gallica. Ci-dessus, vous trouverez également le feuillet de ce manuscrit sur lequel on retrouve notre rondeau du jour.
En vous remerciant de votre lecture. Une très belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
NB : l’image en tête d’article présente, en arrière plan, la page du rondeau d’Eustache Deschamps tirée du Ms Français 840. Le premier plan est un clin d’œil aux valeurs chevaleresques : il s’agit du chevalier Gauvain. Nous l’avons tiré d’une miniature/enluminure du Manuscrit Français 115 de la BnF. Cet ouvrage de la fin du XVe siècle présente une version illuminée du Lancelot en Prose de Robert Boron. Il fait partie d’un ensemble de plusieurs tomes consacrées au Saint-Graal et au roman arthurien.