Sujet : musique, chanson médiévale, amour courtois, vieux-français, langue d’oïl, chants polyphoniques, motets, manuscrit médiéval Période : XIIe siècle, XIIIe siècle, Moyen Âge central Titre:Ne m’oubliez mie Auteur : Anonyme Interprète : Ensemble La Rota Album : Heu, Fortuna (2007)
Bonjour à tous,
ous revenons, aujourd’hui, vers l’amour courtois avec un chant polyphonique médiéval, daté de la deuxième partie du XIIIe siècle. Cette pièce est demeurée anonyme et on peut la retrouver dans un beau manuscrit ancien dont nous vous dirons un mot ici. Nous partagerons également sa belle interprétation par l’Ensemble La Rota, ensemble médiéval québécois crée au début des années 2000.
Le Chansonnier ou codex de Montpellier H196 : trésor de la polyphonie médiévale
Avec 336 oeuvres polyphoniques et motets, le Codex de MontpellierH196, connu encore comme Chansonnier de Montpellier est un précieux témoin de la musique polyphonique du moyen-âge central. Pour son contenu, autant que ses enluminures et l’état de sa conservation, il est, à juste titre, considéré comme un véritable trésor patrimonial. Les pièces présentées dans ce manuscrit médiéval, daté de 1300, s’étalent, dans leur grande majorité, sur la deuxième moitié du XIIIe siècle.
Ne m’oubliez mie chanson médiévale anonyme par l’Ensemble la Rota
L’ensemble médiéval la Rota
Installés originellement au Québec, le quatuor La Rota s’est spécialisé, dès sa création, dans le répertoire des musiques médiévales. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que le nom qu’ils ont choisi pour leur formation, fait référence à une danse du moyen-âge, mais surtout et de leurs propres mots, à la roue de la fortune médiévale dont nous vous avons souvent parlé ici.
Fondé en 2002, l’ensemble a vu ses efforts récompensés quelques années plus tard ; en 2006, il a, en effet, été primé, outre atlantique, pour son travail dans le domaine des musiques anciennes et médiévales par la Early Music América. Un an plus tard, la formation sortait un premier album qui, sauf erreur, n’a pas été suivi d’autres productions à ce jour.
Actualité
Après des débuts très prometteurs sur la scène musicale médiévale, l’Ensemble La Rota ne nous a plus laissé grand chose à nous mettre sous la dent depuis les années 2011-2012. De fait, du point de vue de leur actualité, il semble bien que la formation soit totalement en sommeil, On peut, toutefois, retrouver certains de ses membres toujours affairés dans des projets autour des musiques anciennes et du moyen-âge, notamment outre-atlantique.
Membres de l’ensemble : Sarah Barnes (chant, soprano), Tobie Miller (flûte, vièle à roue, soprano), Baptiste Romain (Vielle), Esteban La Rotta (luth, harpe gothique)
Heu Fortuna, l’album
En 2007, avec son premier album, l’Ensemble La Rota a choisi de mettre en exergue les musiques de la France médiévale de la deuxième partie du XIIIe siècle. Enregistré en l’église Saint-Augustin de Mirabel, au Québec), l’album propose vingt-une pièces de choix puisées dans différents manuscrits médiévaux dont le Codex de Montpellier.
Les compositions anonymes de cette période (chansons, estampies, rondeaux, jeu parti,…) y côtoient des œuvres d’auteurs plus célèbres comme Philippe de Vitry, Blondel de Nesle, Guiot de Dijon, Gillebert de Berneville, Jehan de Lescurel. On peut encore trouver cet album à la vente, au lien suivant : Heu Fortuna : Ensemble la Rota.
« Ne m’oubliez mie » : chant d’amour courtois
Dans cette courte pièce anonyme du XIIIe siècle, l’amant courtois, loin de sa dame, lui chante son amour et sa loyauté, en ne tarissant pas de louanges sur les valeurs tant physiques que morales de cette dernière. Il n’en aimera jamais d’autres et il se tient dolent et affligé, dans la douleur de cet amour de loin qui est le lot coutumier des fine(s) amants médiévaux.
Le vieux-français en usage dans cette chanson ne pose pas de difficultés particulières mais nous vous en proposons, tout de même une traduction simple et sans prétention. Pour les musiciens qui souhaiteraient s’essayer à cette partition, nous l’avons trouvée retranscrite par Han Tischler dans un ouvrage de 1978 (The Montpellier Codex, Fascicles 6, 7 and 8) et nous vous la livrons donc ici.
Les paroles de cette chanson médiévale
dans le vieux français du XIIIe siècle
Ne m’oubliez mie, Bele et avenant : Quant je ne voz voi, s’en sui plus dolens, Car je n’oubli mie Vostre grant valour Ne la compaignie A nul jour. N’avré mes envie D’amors D’autre feme née. C’est la jus en la ramée, Amours ai ! Marions i est alée ! Bone amour ai qui m’agrée !
Ne m’oubliez pas, Belle juste et agréable ! Quand je ne vous vois plus, j’en suis d’autant plus affligé Car je n’oublie jamais Votre grande valeur Ni votre compagnie, A chaque jour qui passe. Et je ne désirerai jamais D’amour D’une autre femme. C’est là-bas, sous le buisson, Je suis amoureux ! Marion y est allée : J’ai bel amour qui m’agrée.
En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Sujet : poésie médiévale, ballade, auteurs médiévaux, poètes, amour courtois, humour, loyal amant, poésie satirique Période : moyen-âge tardif, XVe siècle Auteur : Blosseville Manuscrit ancien : MS français 9223 Ouvrage : Rondeaux et autres poésies du XVe siècle de Gaston Raynaud (1889)
Bonjour à tous,
ous faisons suite, aujourd’hui, à notre article au sujet du Manuscrit MS 9223 de la BnF pour en présenter un nouvel auteur. Pour rappel, cet ouvrage du moyen-âge tardif et du XVe siècle contient des œuvres de Charles d’Orléans, mais aussi des rondeaux et ballades de nobles, poètes ou écrivains qui gravitaient autour de la cour de Blois et s’essayaient, eux aussi, à la rime.
Blosseville, poète mystère ?
On trouve dans le Ms français 9223, un nombre important de textes attribués au poète du nom de Blosseville qui nous intéresse ici. Le site Arlima émet même l’hypothèse que ce dernier pourrait être le compilateur du manuscrit en question. Pourtant, jusqu’à ce jour, les informations permettant d’identifier cet auteur, de manière certaine, font défaut et, après diverses hypothèses, les médiévistes ne semblent pas être parvenus aux mêmes conclusions. Pour vous en faire une idée, voici une petite synthèse des conclusions de G Raynaud et de Pierre Champion à son sujet.
Quelques pistes de G Raynaud à P Champion
Dans son ouvrage sur le Ms 9223 (op cité en tête d’article), Gaston Raynaud suit, peu ou prou, les conclusions de l’Abbé de La Rue dans ses Essais historiques sur les bardes, les jongleurs et les trouvères normands et anglonormands (1834). Sous le nom de Blosseville se cacherait ainsi un certain Hugues de Saint-Maard, vicomte de blosseville. D’origine Normande, cet écuyer et poète, aurait été un fidèle serviteur de Charles d’Orléans ; il aurait même assisté aux démarches permettant de libérer ce dernier de sa longue captivité, en Angleterre.
De son côté, l’érudit et bibliographe Pierre Champion taclera cette hypothèse. Dans un article daté de 1922 (remarques sur un recueil de poésies du milieu du XVe siècle, Pierre Champion, Romania, 1922), il identifiera deux autres nobles pouvant correspondre au Blosseville du Manuscrit. Le premier est un chevalier, baron de Blosseville, du nom de Pierre de Saint-Maard. Accompagné de deux archers, il aurait servi le roi pour recouvrir l’impôt dans le pays de Caux.
Le second, Jean de Saint-Maard était écuyer, seigneur et vicomte de Blosseville. Pierre Champion penche nettement en sa faveur pour l’attribution des poésies du MS 9223. L’homme aurait été maître des eaux et forêts de Picardie et de Normandie en 1471. Puis, deux ans plus tard, il aurait été nommé conseiller et maître d’hôtel du roi. Selon Champion toujours, il est probable que ce noble ait fait partie du cercle de Pierre de Brézé, grand Sénéchal de Normandie (lui-même protecteur de Villon). Les deux hommes auraient même pu venir ensemble à Blois, autour de 1458.
Legs et oeuvres
S’il est, donc, impossible de trancher sur la véritable identité de ce Blosseville, l’homme a légué une trentaine de poésies courtes, entre ballades et rondeaux. On les retrouve, dans leur grande majorité, dans le MS Français 9223. Toutes les pièces ne sont pas d’égale facture, ou n’ont pas traversé le temps avec une égale résistance mais le talent et les qualités stylistiques de ce poète restent indéniables. L’une de ses pièces fut même, un temps, attribuée par erreur à Villon, c’est peu dire.
On trouve encore quelques pièces plus longues attribuées à un Blosseville dans d’autres manuscrits (on admet, en général, qu’il s’agit du même auteur). On citera notamment l’Echiquier d’Amour ou le très heureux Débat du vieil et du jeune dont nous aurons l’occasion de publier quelques extraits, plus loin dans le temps.
Le mirage du loyal amant, moqué par Blosseville
Dans la ballade du jour, Blosseville se livrait à un exercice empreint d’humour et d’ironie sur le thème du loyal amant. Pour se situer au Moyen-âge tardif et presque à l’aube de la renaissance, était-il si loin de la thématique médiévale courtoise originelle ? A y regarder de plus près, pas tant que cela. Au fond, la courtoisie n’avait-elle pas mis, en son centre, le parfait amant, pour mieux en souligner ou en déplorer l’absence ? Dans cette compétition ouverte à la recherche d’un idéal amoureux masculin, nombre de poètes du moyen-âge se sont, en effet, dit loyaux, tout en clamant haut et fort n’en voir aucun autre qu’eux-même, autour d’eux, qui puisse en mériter le titre. La fine amor est exigeante et le loyal amant est une denrée rare. Depuis l’intérieur même de l’exercice littéraire courtois, le premier principe est que bien peu sont ceux pouvant réellement y prétendre.
Du reste, sans forcément s’en réclamer directement, certains auteurs médiévaux ne sont pas non plus privés de se gausser du fossé entre « belles paroles » et réalité des pratiques amoureuses. Citons Chrétien de Troyes, qui, déjà au XIIe siècle, avait donné, avec humour et ironie, toute la mesure de cette distance.
« Or est amor torné en fables, Por ce que cil rien n’en sentent Dient qu’ils aiment, et si mentent ; Et cil fable et mensonge en font, Que s’en vantent, et rien n’y ont. Mais por parler de celz qui furent, Laissons celz qui en vie durent, Qu’encor valt miex, se m’est avis, Un cortois mort qu’un vilain vis. » Chrétien de Troyes – Yvain ou le Chevalier au Lion.
A peine émergé dans la littérature, l’idéal du loyal amant semble déjà prendre des allures de mythe, pour se perdre dans une période révolue que l’on lamente. A l’image de la « vraie » chevalerie et sous la plume des poètes, l’espèce est en voie de disparition permanente tout au long du moyen-âge central, mais, finalement, depuis sa genèse même.
Dans cette ballade de Blosseville, on ne peut s’empêcher de voir à l’oeuvre ce lointain héritage satirique qui, dés l’émergence de la fine amor et du loyal amant, en soulignait déjà de l’intérieur, la difficulté ou la rareté, et de l’extérieur, la fausseté quand ce n’est pas la fatuité. Ici, du reste, l’auteur du XVe siècle ne prétend même pas entrer dans la compétition. L’exercice résonne plutôt comme une pure poésie de cour légère et drôle, prompte à faire rire un auditoire averti. Blosseville s’y tient à distance de son thème et en observateur pour mieux le moquer. Il y dépeint un univers fantastique et presque surréaliste (avant l’heure) qui, encore aujourd’hui, fait mouche et nous arrache un sourire.
Une ballade médiévale de Blosseville
« Quant tous amans seront loyaux«
Vous verrez toutes les rivieres, Les boys et les forestz bruler, Les champs aussi et les bruyeres, Les poissons tous en l’air voler, La mer tharir, les chiens parler, Buglez* (jeune boeuf, veau) courir mieulx que chevaulx, Enfans d’un an bien tost aller, Quant tous amans seront loyaux.
Toutes langues seront ouvrieres, De bien savoir conseil celer; Partout seront d’or les minieres, Les chievres sauront bien filler, Dieu fera les mons avallers, Les gens ne feront plus de maulx, Rien ne verrez dissimuler, Quant tout amans seront loyaulx.
Dyamans dedans les carrieres, Verrez aulx oliphans tailler, Les aneaux en toutes manieres, Au drommadoires esmailler, Les cerfs pour courre reculler, Les ours porter les grans chasteaulx, Chacun verrez esmerveiller, Quant tous amans seront loyaulx.
Prince, vous verrez batailler Encontre les loups les aigneaux, Les flebes les fors detailler* (mettre en pièces), Quant tous amans seront loyaulx.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen-Âge sous toutes ses formes
Sujet : poésie médiévale, ballade, auteurs médiévaux, poètes, amour courtois, Période : moyen-âge tardif, XVe siècle Auteur : Jean Meschinot (1420 – 1491) Alain Chartier (1385-1430) Manuscrit ancien : MS français 9223 Ouvrage : Rondeaux et autres poésies du XVe siècle de Gaston Raynaud (1889) & œuvres de Maistre Alain Chartier de André du Chesne Tourangeau (1667)
Bonjour à tous,
e ses premières formes, au XIIe siècle, jusqu’au Moyen-âge tardif et même au delà, l’amour courtois et son héritage ont traversé le temps. Aujourd’hui, nous le retrouvons au cœur du XVe siècle, avec un ballade très inspirée de JeanMeschinot.
Le manuscrit médiéval Ms Français 9223
On peut retrouver la ballade du jour dans un ouvrage d’intérêt, daté de la fin du XVe siècle : le Ms français 9223 conservé au département des manuscrits de la BnF.
« Recueil de ballades, rondeaux et bergerettes »
Consultable sur Gallica, ce manuscrit contient 109 feuillets et 195 pièces d’une quarantaine auteurs : certains confirmés, poètes ou écrivains de profession, d’autres s’étant essayé à la poésie, le temps de quelques compositions. Témoin de l’activité poétique qui régnait alors, autour de Charles d’Orléans, on y retrouve les œuvres de ce dernier, aux côtésde celles de Marie de Clèves (sa troisième épouse), Meschinot, mais aussi de poètes moins renommés. Une partie au moins des auteurs présents dans le Ms fr 9223 fréquentait assez régulièrement la cour de Blois et les cercles de poésies du duc d’Orléans et de Valois.
Effervescence poétique & défilés d’auteurs à Blois
Pour qui s’intéresse à la littérature de la fin du moyen-âge (ou des débuts de la renaissance suivant les points de vue), cet ouvrage possède un véritable intérêt ; vue de loin, la poésie du XVe siècle peut, en effet, sembler se résumer à deux auteurs que l’on reconnait (non sans raison), parmi les plus grands de leur temps : Charles d’Orléans et François Villon. En s’approchant un peu de cette période, on se rend, pourtant, vite compte qu’elle a vu naître d’autres poètes de talent ; nous avons déjà eu l’occasion d’ajouter à notre liste des Meschinot, des Alain Chartier, ou même encore des Michault Taillevent. Or, s’il n’est pas le seul manuscrit de poésie du XVe, le MS français 9223 nous permet de découvrir une foule d’autres auteurs. Certes, ses poésies peuvent s’avérer d’inégale qualité, mais on y trouve tout de même quelques pépites. Au delà, le style de tous ses auteurs, les thèmes abordés et la langue en usage nous aident aussi à mieux remettre en contexte et en perspective les œuvres des deux grands poètes susnommés.
Ajoutons aussi que ce manuscrit permet encore de se délecter de nombreuses pièces ayant fait l’objet de concours de poésie dont Blois était le théâtre.
Sources modernes du manuscrit
Parmi les médiévistes français des XIXe et XXe siècles qui se sont penchés sur le MS Français 9223, on citera Gaston Raynaud. Le moyen le plus rapide d’accéder à tous ces textes est d’ailleurs son ouvrage : « Rondeaux et autres poésies du XVe siècle« , daté de 1889. Comme on le verra, Pierre Champion a aussi apporté sa précieuse contribution sur ce sujet.
Une Ballade courtoise de Meschinot
Attribution
Le MS français 9223 attribue explicitement notre ballade du jour à Jean Meschinot. A date, ceci ne semble pas faire l’objet de grandes polémique chez les médiévistes mais il semble que de nombreux éditeurs éditeurs aient pourtant continué longtemps de la considérer comme étant de Charles d’Orléans. De fait, cette erreur se reflète encore, de nos jours, sur de nombreuses pages en ligne.
Dans un article au sujet du manuscrit, Pierre Champion (qui confirme cette attribution, conformément à l’ouvrage mais aussi à G. Raynaud) nous apprend encore que le poète a pu rencontrer Charles d’Orléans et même séjourner à Blois autour de 1457-1458 (Voir Persée : remarques sur un recueil de poésies du milieu du XVe siècle, Pierre Champion, Romania 1922). Pour l’anecdote et toujours selon P. Champion, le poète suivait alors le connétable de Richemont et était payé 5 écus par rondeau. Au vue de sa plus grande longueur, il est à supposer que la ballade devait être encore plus lucrative.
Un tableau saisissant du mal d’amour
Jusque là, nous avons plutôt présenté Jean Meschinot sous son jour satirique et politique (voir article sur Les lunettes des Princes) mais, pour varier un peu, c’est à l’exercice de la courtoisie que le poète du moyen-âge tardif, s’adonnait dans cette ballade ; elle est, du reste, propre au Ms Fr 9223 et on ne la trouve pas dans les Lunettes des Princes.
D’un point de vue courtois, le propos n’est pas ici centré sur le « loyal amant » et la mise en valeur de ses qualités. Il glisse plutôt, tout entier, vers le thème de la distance et de la souffrance avec l’objet du désir : l’amour de loin. Le poète breton se présente comme un être désespéré ayant perdu le goût de tout. Au delà de la virtuosité et de la maîtrise des formes qui caractérisent Meschinot, on relèvera, dans cette ballade, une grande modernité. Dans un long exposé de ses sentiments et de son ressenti, le poète dresse un tableau « psychologique » très détaillé du mal d’amour, on serait presque tenté de dire de la « dépression » amoureuse.
A près de six siècles de là et par delà les menues difficultés que peuvent soulever certaines de ses tournures, le fond de ce texte nous parle encore. Il faut aussi dire que Meschinot est de la veine de ces auteurs médiévaux qui n’hésitent pas, dans certains de leurs textes, à pratiquer une poésie « à cœur ouvert », en mettant en scène et en vers leurs propres déboires et souffrances. D’une manière générale, c’est ce type de textes qui ont le mieux résisté au temps par l’universalité de leurs thèmes : la pauvreté d’un Rutebeuf, les errances, les misères et la peur de la corde d’un Villon, les amers constats d’un Michaut Taillevent face à la vieillesse et au temps passé, le désamour d’un Meschinot ou même encore sa tentative désespéré d’en finir avec la vie. Autant de « Je » au bord du gouffre, dans lesquels nous pouvons encore facilement nous projeter, parce qu’ils pourraient être des « nous », des « soi ».
Pour compléter cette présentation, on notera avec Gaston Raynaud, que le refrain de cette poésie est inspirée très directement d’une ballade d’Alain Chartier. Nous ne résistons pas à reproduire cette dernière (en pied d’article) pour l’intérêt historique de la chose, même si, pardon de le dire, son style est largement plus « ampoulé » que celle de Meschinot.
« Puis que de vous aproucher je ne puis »
dans le moyen-français de Jean Meschinot
Plus ne voy rien qui reconfort me donne, Plus dure ung jour que ne souloient (ne le faisaient) cent, Plus n’est saison qu’a nul bien m’abandonne, Plus voy plaisir, et mains mon coeur s’en sent, Plus qu’oncques mais mon vouloir bas descent, Plus me souvient de vous, et plus m’empire, Plus quiers esbas, c’est lors que plus soupire, Plus fait beau temps, et plus me vient d’ennuys, Plus ne m’atens fors tousjours d’avoir pire, Puis que de vous aproucher je ne puis.
Plus vivre ainsi ne m’est pas chose bonne, Plus vueil mourir, et raison s’i consent, Plus qu’a nully Amours de maulx m’ordonne, Plus n’a ma voix bon acort ne assent, Plus fait on jeux, mieulx desire estre absens, Plus force n’ay d’endurer tel martire, Plus n’est vivant home qui tel mal tire, Plus ne cougnoys bonnement ou je suis, Plus ne sçay bref que penser, faire ou dire, Puis que de vous aproucher je ne puis.
Plus suis dollent que nulle aultre personne, Plus n’ay d’espoir d’aulcun alegement, Plus ay desir, crainte d’aultre part sonne, Plus cuide aller vers vous, mains sçay comment, Plus suis espris, et plus ay de tourment, Plus pleure et plains, et plus pleurer desire, Plus chose n’est qui me puisse souffire, Plus n’ay repos, je hay les jours et nuys, Plus que jamais a douleur me fault duire (m’habituer, me conformer), Puis que de vous aproucher je ne puis.
Plus n’ay mestier de jouer ne de rire, Plus n’est le temps si non du tout despire, (dédaigner, mépriser) Plus cuide avoir de doulceur les apuys, Plus suis adonc desplaisant et plain d’ire, Puis que de vous aproucher je ne puis.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
La Ballade de Chartier ayant inspiré Meschinot
Se fortune m’a ce bien, pourchassé, Envers amours, qui tant m’ont soustenu, Que vostre vueil soit au mien enchassé Le plus heureux comme le chier tenu, Vostre loyal serviteur retenu, M’amour, mon bien où sont tous mes apuiz: Si me semble-il que riens n’ay obtenu, Puis que de vous approcher je ne puis.
Enuie m’a durement dechassé, Tant qu’à peine me suis-je revenu, De la langueur où dueil m’avoit chassé, Sans concevoir que soye devenu. Mais de mes maulx il vous est souvenu, Si m’est allé de mieux en mieux depuis: Combien, Dame, que ce m’est mal venu, Puis que de vous approcher je ne puis.
Sobre amer dueil en amours exaulcé, Mot, ung tandis, puis à coup descongneu, Comme l’arbre de terre deschaussé, Quon veult tirer, & qui est incogneu: Tout ung de moy, se je suis mescogneu, Mieux me vauldra gecter dedans ung puis, Et ne vivre tant que soye chenu, Puis que de vous approcher je ne puis.
Princesse, las ! selon ce contenu, Mourir m’en vois le chief sur le chapuis, Les yeulx bandez, à force detenu, Puis que de vous approcher je ne puis.
Alain Chartier – Les Oeuvres de Maistre Alain Chartier
par André Du Chesne Tourangeau (1667)
Sujet : poésie médiévale, littérature médiévale, chevalerie, héros, guerrier, fabliau, langue d’oïl, vieux français. Période : Moyen-âge central, XIIIe siècle. Auteur : anonyme Titre : une branche d’Armes Ouvrage : Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi, Achille Jubinal, 1835.
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous invitons à la découverte d’une poésie d’intérêt, en provenance du moyen-âge central. Demeurée anonyme, on la retrouve, en général, classée dans les dits, contes et fabliaux, même si elle reste tout de même assez loin du genre humoristique auquel ces derniers nous ont habitué jusque là.
Loin du chevalier de la lyrique courtoise
Par rapport à son contexte d’émergence, supposément le XIIIe siècle, et en contraste avec certains de nos articles sur les valeurs chevaleresques dans la littérature courtoise, cette pièce assez courte (52 vers) ne met pas l’accent sur le fine amor et le « fine amant » au supplice, pas d’avantage qu’elle ne nous parle de dames ou de damoizelles inaccessibles. Nous ne sommes pas, non plus, dans les références médiévales en usage, et leur évocation du chevalier à la poursuite des valeurs chrétiennes, ou présenté comme leur digne représentant (à ce sujet et à titre d’exemple plus tardif voir la ballade du bachelier d’armes d’Eustache Deschamps). Et même si le poète du jour nous dit, dans un de ses vers, que son « gentil bachelier » (1)« donne tout sans retenir », grande charité qui pourrait tout à fait suffire à elle-seule à le situer dans le cadre chrétien, le propos n’est simplement pas là.
En dehors de tout lyrique courtoise ou de tout combat au compte de la gloire divine, nous sommes mis, ici, face au chevalier tout entier trempé dans les arts de la guerre. Avec une rare puissance évocatrice, cette poésie ne s’intéresse qu’à cela : l’initiation et la genèse du guerrier, sa force incommensurable et surhumaine, et jusqu’à sa vie tout entière vouée à son « art », dans ses faits et ses aventures, comme dans ses loisirs/plaisirs.
Poésie d’initiation guerrière
ou ode au chevalier guerrier mythologique
Presque surgi de la forge, (bercé dans son écu, allaité dans son heaume, engendré par son épée) ce bachelier, féroce et redouté de tous, semble renouer, à travers le temps, avec l’archétype du guerrier-héros mythologique (germain, nordique, celtique). A travers son initiation comme à la faveur des batailles, il est devenu ce combattant hors du commun qui a transcendé ses capacités d’homme et dont les pouvoirs se situent bien au dessus de ceux de ses adversaires et des autres mortels.
Empruntant aux animaux des propriétés et qualités que l’anthropologie pourrait qualifier de « totémiques » (l’oeil du guépard, l’agilité du tigre, la force du lion, etc…) ses pouvoirs, galvanisés par son exaltation, confinent presque le magique. Rien qui puisse l’arrêter, il est de toutes les aventures, faisant fuir ses ennemis à sa seule vue, avant de les terrasser, perçant les armures les plus résistantes, sautant par dessus les mers, gravissant les montagnes. Et quand il n’est pas occupé au combat, même ses loisirs ne sont pas ceux du commun ; il part seul et à pied pour chasser les animaux les plus dangereux (ours, lions, cerfs en rut) et en triompher, tel le guerrier de certaines épreuves initiatiques germaniques (2). Plus loin encore, il fait même ripailles de « pointes d’espées brisiés et fers de glaive à la moustarde » et cette poésie médiévale (peut-être d’ailleurs, non sans humour, sur ce dernier point), s’ancre alors définitivement dans le fantastique.
Aux origines
Dans les Manuscrits : fabliaux, dits et contes du MS Français 837
C’est dans le ce manuscrit ancien, référencé MS Fr 837 ou encore Français 837, conservé à la BnF que l’on peut retrouver cette pièce. Présent sur le site Gallica, cet ouvrage dont nous avons déjà dit un mot ici (voir fabliau le Salut d’Enfer) n’est disponible à la consultation, qu’en noir et blanc.
Sur Gallica toujours, on en trouve encore une version un peu plus lisible (quoique). C’est un fac Similé datant de 1932 par Henri Omont (voir ici Fabliaux, dits et contes en vers français du XIIIe siècle) mais il est lui aussi numérisé en noir et blanc. Aucune trace donc en ligne, pour l’instant, d’une version colorisée de ce manuscrit. De fait, l’image que nous vous proposons ci-dessus, réalisée à partir du manuscrit original (feuillet 222/223), est retravaillée partiellement par nos soins, juste le temps de la nettoyer de quelques tâches disgracieuses et de la traitée pour lui redonner un peu des airs du vélin original. On rêverait bien sûr, de pouvoir un jour accéder à ce précieux manuscrit du moyen-âge et à ses lettrines dans leurs couleurs originales. Ne désespérons pas cela dit, la BnF n’a de cesse que de poursuivre un travail titanesque sur ses collections qui comprend leur restauration et leur conservation comme leur digitalisation et leur indexation.
Chez les historiens médiévistes du XIXe s
Du point de vue de sa publication, on retrouve cette Branche d’armes dans le courant du XIXe siècle, chez Legrand d’Aussy, (Fabliaux ou contes, fables et romans du XIIe et du XIIIe siècle,Tome 1er, 1829). Il en même fournit une traduction partielle tout en nous précisant bien qu’il prend avec le texte quelques libertés (ce à quoi, cela dit, il nous a habitué). Quelque temps après lui, Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud seront, quant à eux, plus laconiques en ne publiant que la version brute (Recueil général et complet Fabliaux des XIIIe et XIVe siècles Tome 2, 1878).
Entre ses deux versions, en 1835, Achille Jubinal l’avait aussi publié dans son ouvrage Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi, aux côtés de nombre d’autres pièces en provenance du Manuscrit Français 837. C’est du reste chez lui que nous sommes allés la pêcher.
Pour finir ce petit tour d’horizon sur les publications de cette poésie, il faut encore noter que ce texte n’est pas totalement tombé dans l’oubli puisqu’on le retrouve cité dans un certain nombre d’ouvrages de médiévistes autour de la chevalerie. A défaut de compter dans les innombrables productions de son temps autour de la lyrique courtoise, il n’en demeure pas moins qu’elle reste, par certains de ses aspects, emblématique de l’idéal des chevaliers du moyen-âge, sur le versant le plus guerrier.
Une Branche d’Armes
Qui est li gentis bachelers Qui d’espée fu engendrez, Et parmi le hiaume aletiez, Et dedenz son escu berciez ? Et de char* (chair) de lyon norris, Et au grant tonnoirre* (tonnerre) endormis, Et au visage de dragon, Yex* (yeux) de liepart, cuer de lyon, Denz de sengler, isniaus* (agile, prompt) com tygre, Qui d’un estorbeillon* (tourbillon) s’enyvre, Et qui fet de son poing maçue ? Qui cheval et chevalier rue Jus à la terre comme foudre? Qui voit plus cler parmi la poudre* (poussière) Que faucons ne fet la rivière ? Qui torne ce devant derrière J. tornoi por son cors déduire, Ne cuide que riens li puist nuire; Qui tressaut la mer d’Engleterre Por une aventure conquerre, Si fet-il les mons de Mongeu? (Jura, Valais) Là sont ses festes et si geu* (jeux) ; Et s’il vient à une bataille, ‘ Ainsi com li vens fet la paille, Les fet fuire par-devant lui, Ne ne veut jouster à nului Fors que du pié fors de l’estrier; S’abat cheval et chevalier, Et sovent le crieve par force. Fer ne fust, platine, n’escorce, Ne puet contre ses cops durer, Et puet tant le hiaume endurer Qu’à dormir ne à sommeillier Ne li covient autre oreillier; Ne ne demande autres dragiés* (douceurs, sucreries) Que pointes d’espées brisiés, Et fers de glaive à la moustarde : C’est uns mès qui forment li tarde; Et haubers desmailliez au poivre. Et veut la grant poudrière *(poussière) boivre* (boire), Avoec l’alaine des chevaus, Et chace* (chasse) par mons et par vaus, Ours et lyons et cers de ruit* (en rut), Tout à pié : ce sont si déduit* (ses plaisirs) ; Et done tout sanz retenir. Cil doit mult bien terre tenir, Et maintenir chevalerie, (3) Que cil dont li hiraus s’escrie : Qui ne fu ne puns* (de pondre) ne couvez, Mès ou fiens des chevaus trovez. S’il savoient à qoi ce monte* (s’il connaissait sa valeur), Sachiez qu’il li dient grant honte.
Explicit une Branche d’Armes.
Le dernier paragraphe sur les hérauts qui conspuent notre « gentil bachelier » est sujet à interprétation. Selon certains auteurs (Brian Woledge cité par Michel Stanesco, voir note 2) on pourrait voir là une assertion générale, voire presque « sociale » par lequel le poète se distinguerait ici de ses contemporains, en affirmant que la naissance, l’origine, et finalement la noblesse, n’importerait pas dans la détermination des qualités du chevalier, de son mérite ou de son statut. Ce n’est qu’un avis personnel, mais je me demande si cette partie ne suggérerait pas plutôt que la poésie dresse peut-être le portrait d’un personnage précis ou particulier du temps du poète, (pas forcément réel, d’ailleurs mais peut-être en provenance de la littérature) et que celui-ci ne nomme pas, par jeu ou simplement pour rester dans l’allusion. Avec la question qui ouvre la poésie: « qui est le gentil bachelier ? », cela pourrait aussi se tenir.
Pour conclure et pour autant qu’elle ne se complaît pas dans les valeurs courtoises, cette poésie se situe-t-elle totalement, aux antipodes d’une certaine vision médiévale du chevalier ? Comme nous le disions plus haut, sans doute pas. Dans les chroniques ou dans les gestes, il existe aussi des récits épiques de batailles qui encensent les valeurs au combat. En lisant cette poésie et face à ce guerrier « absolu » et total, on pourrait penser, par exemple, à Nennius et sa référence au légendaire Roi Arthur qui, sur le mont Badon mit, seul, en déroute les saxons, en les poursuivant jusqu’à la fin du jour. D’une certaine façon, les deux versions du chevalier du plus courtois au plus belliqueux peuvent-être conciliables, en admettant que ce dernier ait deux visages, à la cour ou à la bataille, en temps de paix ou en temps de guerre.
Plus près de nous et pour rester dans le cadre médiéval, du côté par de la littérature fantaisie, si l’on doutait encore que le mythe du guerrier dépeint dans cette poésie médiévale perdure, on pourrait évoquer les pages les plus épiques d’un David Gemmell avec son Druss la légende et sa hache tournoyante au coeur des plus gigantesques batailles.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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(1) Si le terme de bachelier a évolué dans le courant du moyen-âge, il faut le comprendre ici comme un jeune chevalier adoubé ou en passe de l’être.
(2) voir Jeu d’errance du chevalier médiéval, aspects ludiques de la fonction guerrière dans la littérature du Moyen-âge flamboyant. Michel Stanesco (1988)
(3) « Cil doit mult bien terre tenir, et maintenir chevalerie.« Celui là doit être fort capable de tenir une fief, une terre et de porter et défendre les valeurs de la chevalerie.