Archives par mot-clé : jongleur

Hors saison : quand le trouvère Colin Muset chantait avec humour le retour de l’hiver

poesie_litterature_medievale_realiste_satirique_moral_moyen-ageSujet : musique, chanson médiévale, humour,  trouvère, ménestrel, jongleur, auteur médiéval, vieux-français, grivoiserie, chanson satirique.
Période : moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur ; Colin Muset (1210-?)
Titre :  « Quant je voi yver retorner»
Interprètes : Krless Medieval Crossover Band
Album :  
Hudci písní nejstarších, Musique de l’Europes médiévale (1998)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous vous proposons un chanson médiévale « rafraîchissante » de Colin Muset. Elle l’est à plus d’un titre, tout d’abord parce que le trouvère y célèbre le retour de la saison froide (c’est un peu tôt mais en l’absence de climatisation, ça peut être bienvenu pour certains) et, ensuite, parce qu’elle contient, comme nous le verrons, l’humour de ce poète du XIIIe siècle, amateur déclaré et assumé, toute à la fois de bonne chère et de plaisirs « courtois » et plus si affinités.

Du côté de l’interprétation et pour varier, nous vous en présentons ici une version instrumentale. Assez enlevée, on la doit à  Krless, ensemble folk/rock d’inspiration médiévale plein d’énergie, et qui nous vient de République Tchèque,  ce qui nous démontre encore une fois, à quel point la musique du moyen-âge central n’en finit pas de séduire et de voyager dans le temps et l’espace, autant que dans les formes.

Quant je voi yver retorner, la version musicale du groupe Krless

Krless, folk, rock énergique
d’inspiration médiévale

F_lettrine_moyen_age_passion-copiaormé dans les années 90, par quatre musiciens tchèques passionnés de musique médiévale mais pas que, le groupe Krless s’est positionné, depuis sa création, au carrefour des genres. Ce « Medieval Crossover » totalement assumé dont ils entendent bien se faire les représentants, comporte une bonne dose de rock, folk, de musiques arabes ou séfarades et va même jusqu’au blues, au besoin.

Ce qui est recherché ici c’est donc plutôt de se situer dans une énergie et une acoustique telles que peuvent les attendre un auditoire moderne et le groupe s’affirme lui-même  comme bien plus  proche de la « World music », que de l’Ethnomusicologie. Autrement dit, même si les compositions comportent leur lot d’instruments anciens ou d’époque, il n’est pas question pour ces quatre artistes de chercher à restituer la musique médiévale telle qu’on pouvait peut-krless_groupe_musique_medieval_tcheque_republique_chansons_trouveresêtre l’entendre dans son berceau original. Le moyen-âge est  la source d’inspiration qui donne libre cours à la fusion des genres; Krless parle même  de « reliquat » médiéval et le cadre est ainsi clairement posé.

Du point de vue du répertoire,  le groupe puise dans des compositions qui vont du XIIIe au XVe siècle. Ouvert à tous les styles, profanes ou religieux, leur champ d’exploration a encore ceci d’original qu’il s’étend sur une ère géographique assez vaste qui inclue l’Europe médiévale pour s’élargir au bassin méditerranéen et aller jusqu’à la Turquie et le moyen-orient.

Depuis leur formation, Krless a sorti pas moins de 5 albums et ils se sont aussi produits dans un nombre impressionnant de manifestations, mais aussi de pays autour du bassin méditerranéen et au delà (République Tchèque, Biélorussie, Estonie, Roumanie, Allemagne, France, Etats-Unis, Libye, Algérie, etc,…).

Voir le site web de Krless (en français)

L’album Hudci písní nejstarších »,
musiques de l’Europe médiévale

musique_europe_medievale_poesie_trouvere_carmina_burana_groupe_krless_album Sorti en 1998, l’album « Hudci písní nejstarších », musiques de l’Europe médiévale, proposait 16 titres, pris dans un large répertoire de pièces du moyen-âge central  à tardif, en passant par la Provence des troubadours, les trouvères du nord de la France, et encore l’Espagne, l’Allemagne, la bohème, avec des titres en différentes langues dont un certain nombre en latin, empruntés notamment au Manuscrit des chants de Benediktbeuern  et aux Carmina Burana.

Quant je voi yver retorner
dans le vieux français de Colin Muset

L’impertinence et l’humour grivois
d’un bon vivant, loin des codes courtois

A_lettrine_moyen_age_passionu retour de l’hiver, quand bien d’autres poètes, trouvères ou troubadours du moyen-âge central pouvaient être tentés de chanter leur douleur, leur tristesse ou leur espoir de reconquérir leur dame, dans l’attente du « renouvel » printanier, Colin Muset, partageait, de son côté, avec cette chanson, bien d’autres préoccupations.

Résolument pragmatique, il n’a, en effet, ici, qu’une idée en tête : trouver un hôte généreux qui le gratifie des largesses de sa table, si possible riche et garnie en victuailles, viandes et gibiers de saison. Mais les espérances du trouvère ne s’arrêtent pas là, et il forme encore l’espoir que ce bienfaiteur potentiel le laisse accessoirement s’adonner à quelques plaisirs « courtois », voire même lutiner avec sa dame, sans se montrer trop jaloux de la chose. Rien ne lui déplairait plus, en effet, que de devoir chevaucher, aux côtés d’un seigneur, qui soit rancunier voir mal disposé à son encontre.

Bref, gourmandise et grivoiserie sont au programme de  l’hiver rêvé de Colin Muset. Les codes courtois y sont totalement retournés à l’avantage du jouisseur et il y a, à travers cet humour, une forme de provocation que, plus près de nous, un Georges Brassens, par exemple, n’aurait certainement pas désavoué.

deco_frise

Les Paroles

Quant je voi yver retorner,
Lors me voudroie sejorner,
Se je pooie oste trover,
Large qui ne vousist conter.
Qu’eüst porc et buef et mouton,
Mas larz faisanz, et venoison,
Grasses gelines et chapons,
Et bons fromages en glaon.

Et la dame fust autresi
Cortoise come li mariz
Et touz jors feïst mon plesir
Nuit et jor jusqu’au mien partir,
Et li hostes n’en fust jalous,
Ainz nos laissast sovent touz sous,
Ne seroie pas envious
De chevauchier toz bo[o]us* (tout boueux)
Après mauvais prince angoissoux* (colèreux, violent, cruel).

deco_frise

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

Rutebeuf, poète de l’infortune, une « biographie » radiophonique de 1979

poesie_litterature_medievale_realiste_satirique_moral_moyen-ageSujet : poésie médiévale, poésie réaliste, satirique, trouvère, élément de biographie, ménestrel, jongleur, lectures, traduction, auteur médiéval.
Période : moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur ; Rutebeuf (1230-1285?)
Titre : Poèmes de l’Infortune et de la Croisade
Programme : Agora, Gilles Lapouge.
Invité : Jean Dufournet
Média : émission radio – France Culture

Bonjour à tous,

C_lettrine_moyen_age_passion‘est toujours un plaisir de revenir à la poésie de Rutebeuf, autant qu’aux mystères qui entourent rutebeuf_poete_medieval_infortune_satirique_poesie_realiste_moyen_age_centralcet l’homme et, aujourd’hui, nous vous proposons de découvrir une émission que France Culture lui consacrait en 1979.

Proposé par Gilles Lapouge, ce programme résume les quelques éléments de biographie que nous possédons sur le poète et nous gratifie également de quelques extraits-lectures  dans le verbe original ou traduit de Rutebeuf dont le Dit des ribauds de Grève auquel nous avions déjà dédié un article ici.

On y parle encore des ménestrels, jongleurs et trouvères du moyen-âge, en compagnie de l’érudit et médiéviste Jean Dufournet (1933-2012) qui présente, ici, son ouvrage de traduction de poésies choisies de Rutebeuf : Poèmes de l’Infortune et de la Croisade. Au delà, Il nous entraîne à la découverte des double-sens, des finesses de langage et de l’humour de l’auteur médiéval.

Emission Agora – France Culture – Autour de Rutebeuf

Autour de la poésie et des auteurs
Coup de coeur chaîne youtube

J_lettrine_moyen_age_passion‘ajoute pour lui faire ici une mention spéciale que cette émission est postée sur l’excellente chaîne youtube de Arthur Yasmine dédiée à la poésie au sens large.

Poète et écrivain lui-même, engagé pour un art poétique vivant, Arthur Yasmine a été, lui-même, primé en 2016 chaine_youtube_coup_de_coeur_monde_medieval_histoire_musique_ancienne_moyen_agepour son ouvrage Les clameurs de la ronde  (Prix Amélie Murat), Et quand il laisse de côté, pour un instant, sa plume, cet auteur très prometteur trouve encore le temps  de débusquer des programmes radiophoniques de qualité et des émissions rares autour de la poésie. Qu’il en soit chaleureusement remercié ici. La chaîne youtube qu’il anime est de très grande qualité et nous ne pouvons que vous enjoindre à la visiter.

En vous souhaitant une excellente journée et une très bonne écoute de ce programme autour de Rutebeuf.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

Lecture audio poésie médiévale : Ci encoumence la complainte de Rutebeuf sur son Oeil

rutebeuf_trouvere_poete_auteur_medieval_pauvreteSujet : poésie médiévale, poésie réaliste, trouvère, Léo Ferré, Vieux français, langue d’oil, Pauvre rutebeuf, complainte.
Période : moyen-âge central, XIIIe siècle
Auteur ; Rutebeuf (1230-1285?)
Titre : le dit de l’oeil, la complainte de l’oeil.

Bonjour à tous,

D_lettrine_moyen_age_passionans la série les exercices « peau de banane » du début de semaine, nous nous proposons, aujourd’hui, de nous attaquer à la lecture audio d’une poésie relativement longue et compliquée de Rutebeuf , et bien sûr pour faire simple, dans la langue originale de ce dernier, le vieux parler d’Oil du XIIIe siècle, de Paris.

lecture_audio_peau_de_banane_rutebeuf_le_dit_de_loeil_vieux_françaisVoici donc le Dit de l’Oeil ou Ci encoumence la complainte de Rutebeuf sur son Oeil, texte auquel nous avions déjà consacré un article précédent. Nous y faisions, au passage, un hommage à Léo Ferré en saluant l’alchimie poétique qui, à travers les siècles, était venu connecter les deux poètes pour donner naissance à la chanson « Pauvre Rutebeuf » de ce dernier.

Pour revenir sur cette lecture audio, l’exercice est d’autant plus difficile que la langue de Rutebeuf est aussi subtile que pleine de particularismes. Elle est, de fait souvent ardue à prononcer comme à décrypter, si on la compare à certains autres auteurs contemporains du XIIIe siècle comme Jean de Meung par exemple, qui  s’excusait de son côté de ne pas parler cette forme particulière de la langue d’Oil que l’on parlait alors à Paris. Nous devons remercier encore au passage Michel Zink pour le grand travail de traduction qu’il a fait de l’auteur médiéval et la BnF pour mettre à disposition une partie de ces adaptations sur le site Gallica.fr.

Ou placer le curseur de l’Humour?

J_lettrine_moyen_age_passione dois ajouter  concernant ce texte de Rutebeuf, qu’il est extrêmement difficile de situer le curseur de l’Humour chez cet auteur et dans ce texte en particulier. Si l’on imagine en effet cette poésie lue à voix haute devant un public, et il le faut bien puisque que Rutebeuf nous le dit « Or, écoutez, vous qui rimes me demandez », on peut supposer tout de même que l’auteur doit aussi divertir et pas seulement se plaindre. Les vers suffisent-ils à atteindre le but au delà du contenu ou le texte est-il intercalé après plusieurs autres sur d’autres sujets que ses propres misères?

Peut-être est-ce une déformation moderne de ce que l’on peut considérer comme un « divertissement », mais je trouve difficile tout de même que Rutebeuf vienne à ce point se plaindre de tout ainsi, sans y mettre quelques notes d’humour. Il nous a habitué il est vrai à sa causticité mais ici rien ne l’arrête et tout est sujet à complainte au point que l’accumulation si l’on n’imagine qu’elle contient une pointe d’humour pourrait devenir accablante pour l’oreille même d’un auditoire: sa femme est moche et n’a pas de charme, elle lui fait un enfant qu’il faut nourrir et dont il faut payer la nourrice sans quoi il reviendra braire dans la maison, son cheval se casse la patte, etc, etc. Où placer le curseur de l’humour et de la caricature dans cette complainte dont on serait tenté de penser sinon qu’elle confine à l’exagération? Pour autant on ne peut pas non plus imaginer que Rutebeuf quand il la « joue » le fasse de façon exagérément geignante un peu façon commedia dell’Arte (tout anachronisme mis à part), mais j’avoue avoir presque hésité à un moment donné à aller dans ce sens, ne serait-ce que pour la curiosité. Pourtant dans le même temps, la dimension dramatique forte que l’on retrouve aussi dans le texte semble rendre l’exercice délicat tout de même.

rutebeuf_le_dit_de_oeil_misere_complainte_poesie_medievale_trouvere_moyen-age

Les misères ou les mystères d’un
trouvère de petite noblesse désargenté

J_lettrine_moyen_age_passione dois ajouter encore quelque chose qui me trouble dans cette complainte et sans doute mon raisonnement est-il un peu faussé par la présentation de Rutebeuf que fait Achille Jubinal dans sa publication des oeuvres de Rutebeuf datant de 1844.

En mettant bout à bout les choses que le poète médiéval nous conte se dessine en effet un trouvère de bonne éducation qui, bien que désargenté, reste tout de même issu d’un milieu bourgeois et même plus certainement de petite noblesse. Ce texte nous apprend encore qu’il a un cheval, une nourrice et l’on sait, à travers ses textes et celui-ci inclus, que des nobles ou seigneurs d’importance ont été plutôt généreux envers lui.

Bien sûr, nul doute qu’il a ses ennemis et que ses satires et ses diatribes lui ont aussi fermées quelques portes, mais tout de même, si on le prend au pied de la lettre, pour être si souvent et si littéralement sur la paille, Rutebeuf ne fait pas non plus figure d’un miséreux issu de classe populaire basse de son époque. Alors en rajoute-t-il dans ses textes pour être sûr de soutirer quelques pièces? A quel point tout cela fait-il partie du personnage qu’il s’est composé et qui se cache derrière ce nom un peu lourdeaud  de boeuf rustre et sans manière? Ou faut-il penser plutôt comme l’avance Achille Jubinal, en recoupant le texte de la poésie « la Griesche D’hiver » (un jeu d’argent et de dés), que le poète souffre d’un mal personnel tout autre qui explique la misère qui semble lui coller à la peau en permanence.

« Je savais faire monter la mise:
mes mises ont englouti tout ce que j’avais,
elles m’ont fourvoyé
hors du chemin, elles m’ont dévoyé.
J’ai risqué des mises insensées,
je m’en souviens.
Je le vois maintenant: tout va, tout vient,
c’est forcé que tout aille et vienne,
sauf les bienfaits.
Les dés que l’artisan a faits
m’ont dépouillé de mes habits,
les dés me tuent,
les dés me guettent, les dés m’épient,
les dés m’attaquent et me défient,
j’en souffre. »
Rutebeuf. Extrait: la Griesche d’Hiver

Alors, souffre-t-il de cet excès de jeu d’argent au point d’en être prisonnier? Il fait encore allusion dans ce dit de l’oeil à ses « excès » (outrages)?

« Ne sai ce s’a fait mes outrages.
Or devanrrai sobres et sages
Aprés le fait
Et me garderai de forfait. »
Rutebeuf – Extrait : le dit de l’Oeil

« Je ne sais si je dois cela à mes excès,
Mais, dorénavant, je serais sobre et sage
Après tout cela,
Et me garderai de mal me conduire »

I_lettrine_moyen_age_passion copial reste difficile de le savoir bien sûr, et il ne s’agit pas de tomber dans la psychologie à trois sous ici, mais tout de même cela semble une hypothèse intéressante qui pourrait lever un coin du voile sur les difficultés permanentes dont il ne cesse de se plaindre, autant qu’elle pourrait expliquer aussi les formes que prennent ces complaintes où tout semble l’accabler et où il se livre sans frein à un étalage où chaque chose qui lui survienne semble fournir une occasion de plus de l’accabler. Pour autant qu’on en est fait quelquefois un des premiers poètes maudits à l’image de Villon, je ne me parviens pas tout à fait à me convaincre que les deux hommes sont de la même veine et pas d’avantage que la comparaison entre les deux ne me semblent justifier.

Quoiqu’il en soit entre humour et détresse, Rutebeuf, même à nu, ne se laisse pas percer si facilement et, passez-moi la formule un peu creuse et surfaite, mais pour le coup, cela me semble justifier,  il a emporté avec lui sa part de mystère. Puissions-nous, en tout cas, parvenir à le faire revivre un peu dans ces lectures audio dans sa langue originale.

Voir l’article précédent sur la complainte de Rutebeuf sur son oeil

En vous souhaitant une très belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.