Sujet : musique, chanson médiévale, poésie médiévale, alba, troubadour, manuscrit médiéval, occitan, oc, amour courtois Période : Moyen Âge central, XIIe et XIIIe s Auteur : Guiraut de Bornelh, Giraut de Borneil (?1138-?1215) Titre : Reis gloriosInterprète : Simone Sorini
Bonjour à tous,
ous repartons, aujourd’hui, au Moyen Âge central et en pays d’oc avec le troubadour Guiraut de Bornelh. Nous nous pencherons même sur une de ses chansons courtoises parmi les plus connues. Il s’agit d’un Alba et elle a pour titre Reis Glorios.
L’aube chez les troubadours occitans
L’aube est un moment de la journée et un thème prisé dans la lyrique courtoise des troubadours occitans. Ainsi, on retrouve l’alba, l’aubade (ou quelquefois même simplement « l’aube ») chez les plus grands d’entre eux et elle est même devenue un genre à part entière. Dans ces textes et chansons, cette transition entre mystères de la nuit, d’un côté et lumière d’un nouveau jour, de l’autre est souvent ce moment qui vient séparer les amants.
Récits d’amours souvent secrètes et interdites, on peut quelquefois y retrouver la présence d’un guetteur, venu alerter les amants ou invoqué comme le témoin complice de leurs escapades. Autour de la même période que la chanson de Guiraut de Bornelh, on pense notamment à la jolie pièce de Raimbaut de Vaqueiras. Nous ne l’avons pas encore présentée ici mais on peut la retrouver dans notre roman « Frères devant Dieu ou La tentation de l’alchimiste« . En voici un extrait :
Gaita be, gaiteta del chastel, Quan la re que plus m’es bon e bel Ai a me trosqu’a l’alba. E.l jornz ve e non l’apel! Joc novel Mi tol l’alba, L’alba, oi l’alba
(…) Domn’, adeu que non puis mais estar; Malgrat meu me.n coven ad annar. Mais tan greu m’es de l’alba, Que tan leu la vei levar; Enganar Nos vol l’alba, L’alba, oi l’alba
Guette bien, Guetteur du château Quand la chose qui m’est la plus chère et la plus belle en ce monde Est mienne jusqu’à l’Aube. Et déjà le jour vient sans que je l’appelle ! Un Jeu nouveau Que me ravit (ravir, ôter) l’aube, L’aube, oui l’aube!
(…) Dame, adieu je ne puis rester d’avantage, Malgré moi, il me faut partir. Mais cette aube m’attriste tant Que je vois se lever si promptement, Cette aube qui veut se jouer de nous L’aube, oui l’aube.
Aux siècles qui succéderont ceux des troubadours, le genre de l’aubade finira par évoluer vers des thématiques assez hétérogènes. Ainsi, l’aube n’y sera plus seulement ce moment redouté des amants courtois. Du côté de l’Espagne du Moyen Âge tardif, elle pourra même les unir quelquefois (voir « Ami, venez à l’aube »). L’aubade prendra encore des formes si diverses (religieuses par exemple) que certains médiévalistes et romanistes finiront par se demander s’il est encore opportun de la classer comme une variation sur le thème de la courtoisie (1).
Reis Glorios de Guiraut de Bornelh dans le manuscrit médiéval Français 22543, dit chansonnier La Vallière de la BnF (datation XIVe s). contenu : pièces et chansons annotées de troubadours
Comme on le verra, l’alba de Guiraut de Bornelh, qu’on peut situer dans les premières du genre, met en scène une séparation mais sa compréhension ne se livre pas si facilement, même une fois traduite. Cette difficulté est, cela dit, le charme et l’apanage de nombreuses chansons de troubadours occitans du Moyen Âge, quand bien même ils ne se réclament pas du trobar clus.
Simone Sorini, tenor, musicien et cantor al liuto
Nous partageons ici la belle interprétation de Rei Glorios par le chanteur ténor et multi-instrumentiste Simone Sorini. La réputation de cet artiste italien n’est plus à faire sur la scène des musiques anciennes. Au fil de sa carrière, il s’est spécialisé dans un répertoire qui va du Moyen Âge à la Renaissance avec même des incursions vers des rivages plus folks et traditionnels. Sur la partie plus médiévale, on se souvient de l’avoir vu collaborer avec de nombreux autres formations dont Micrologus ou même encore des ensembles français comme Les Musiciens de Saint-Julien and Vox Cantoris.
Dans cet extrait de concert, on le retrouve sur une performance uniquement vocale mais, entre autres instruments, il est aussi joueur de luth et s’inscrit dans la tradition des « cantore al liuto ». De Pétrarque aux siècles suivants, cette tradition des « chanteurs au luth » a désigné, dans la péninsule italienne, des compositeurs s’accompagnant de l’instrument pour faire partager leurs chansons et leurs pièces poétiques.
Directeur du Narnia Cantores, Simone Sorini a également à son arc des études de musicologie. Elles se sont engagées avec des recherches poussées sur la musique du Duché de Montefeltro au Moyen Âge tardif. Il a particulièrement illustré ce travail au sein de l’Ensemble Bella Gerit qu’il a aussi fondé. Cette curiosité et ses recherches ne sont pas arrêtées là. Elles l’ont conduit à mettre en place de nombreux projets originaux, au long d’une discographie de plus de 30 albums dont certains salués et même primés pas la scène médiévale.
« Rei glorios » en occitan médiéval et sa traduction en français moderne
Reis glorios, veray lums e clartatz, totz poderos, Senher, si a vos platz, al mieu compaynh sias fizels aiuda, qu’ieu non lo vi pus la nuech fo venguda, et ades sera l’alba.
Roi glorieux, lumière et clarté véritable, Seigneur tout puissant, s’il te plait, Sois une aide fidèle pour mon compagnon Que je n’ai pas vu depuis le crépuscule Car bientôt l’aube viendra.
Bel companho, si dormetz o velhatz, non durmas pus, senher, si a vos platz; qu’en aurien vey l’estela creguda c’adus lo jorn, qu’ieu l’ay ben conguda; et ades sera l’alba.
Beau (bon) compagnon, que tu dormes ou tu veilles, Ne dors plus, Seigneur, si cela te plaît, Que, vers l’Orient, tu vois l’étoile Qui annonce le jour, elle que je connais si bien Et bientôt l’aube viendra.
Bel companho, en chantant vos apel; non durmas pus, qu’ieu aug chanter l’auzel que vay queren lo jorn per lo bosctie, et ay paor quel gilos vos assatie; et ades sera l’alba.
Beaucompagnon, je t’appelle en chantant; Ne dors plus, car j’ai entendu l’oiseau chanter Pour annoncer le jour dans la forêt, Et j’ai peur que la jalousie ne t’assaille ; Et bientôt l’aube viendra.
Bel companho, pos mi parti de vos yeu nom durmi nim muoc de ginlhos, ans pregieu Dieu, lo filh Santa Maria, queus mi rendes per lial companhia; et ades sera l’alba.
Beau compagnon, depuis que je me suis séparée de toi, Je n’ai pas dormi et me suis tenu agenouillée Priant Dieu, le fils de Sainte Marie, Pour que tu reviennes en ma loyale compagnie : Et bientôt l’aube viendra.
Bel companho, issetz al fenestrel et esgardaz las ensenhas del sel. Conoysiret sieu soy fizel messatie. Si non o faytz, vostres er lo dampnatie; et ades sera l’alba.
Beau compagnon, sors à la fenêtre Et contemple les signes du ciel, Tu sauras si je suis une fidèle messagère. Si tu ne le fais pas, la souffrance sera tienne : Et bientôt l’aube viendra.
Bel companho, la foras al peiro me preiavatz qu’ieu no fos dormilhos, enans velhes tota nueg tro ad dia. Ara nous platz mos chans ni ma paria; et ades sera l’alba.
Beau compagnon, où que te conduisent tes pas Tu m’as demandé de ne pas m’endormir Mais de veiller nuit et jour Désormais, ni mes chants ni ma compagnie ne te plaisent Et bientôt l’aube viendra.
Bel dos companh, tan soy en ric sojorn qu’ieu no volgra mays fos l’alba ni jorn; car la genser que anca nasques de mayre tenc et abras, per qu’ieu non prezi gaire lo fol gilos ni l’alba.
Belle et douce amie, je me sens si bien (en si riche séjour) Que je ne voudrais plus jamais que l’aube ni le jour n’arrive; Car je tiens et j’embrassela plus belle créature jamais née d’une mère, Et pour cela je n’accorde pas d’importance, Ni au fou jaloux, ni à l’aube.
Pour revenir sur l’interprétation de cette chanson de Guiraut, veuillez noter que vous pourrez en retrouver une autre version dans le concert de Gérard Zuchetto et son Troubadour Art Ensemble donné en 2010, à l’université de Stanford.
En vous souhaitant une excellente journée. Fred pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
Sujet : musique, chanson médiévale, poésie médiévale, tenso, troubadour, manuscrit médiéval, occitan, oc, amour courtois, razo, trobairitz Période : Moyen Âge central, XIIe et XIIIe s Auteur : Guiraut de Bornelh, Giraut de Borneil, Guiraut de Borneill, (?1138-?1215) Titre : Si’us Quèr Conselh, Bel Ami Alamanda Interprètes : Hespèrion XX, Jordi Savall Album : Cansos de Trobairitz, España Antigua
Bonjour à tous,
ous vous entraînons, aujourd’hui, du côté du pays d’oc médiéval, en compagnie du troubadour Giraut de Borneil. Cette fois-ci, c’est dans une « tenson » (tençon) que nous le retrouvons. cette forme littéraire occitane qui consistait, au Moyen Âge, en un dialogue ou, si l’on préfère, une joute poétique entre deux protagonistes.
La chanson du jour suivant les razos
En lisant à travers les lignes de la poésie du troubadour, un récit biographique (razo) nous contera que ce dernier s’était épris d’une dame gasconne du nom d’Alamanda d’Estanc. La noble était alors réputée pour son esprit autant que sa beauté et, longtemps, il la courtisa, la suppliant de lui céder, à grand renfort de chansons, de louanges et de promesses courtoises qu’on n’a peine à imaginer.
Le razo nous dit que la dame ne céda jamais totalement aux avances de Giraut mais qu’elle se laissait gentiment courtiser. Pour l’encourager, elle lui avait même laissé son gant en gage, ce qui avait contenté le poète et avait même fait, longtemps, sa joie. Hélas, notre troubadour aurait fini par perdre le gage et en aurait éprouvé beaucoup de peine. Pour couronner le tout, quand la dame l’apprit, elle s’en offusqua grandement, accusa notre homme de trahison et rejeta même, à partir de là, son amour et ses avances. Meurtri, dolent, et dans le plus grand désarroi, Giraut alla demander conseil à une autre damoiselle du nom de Alamanda également. La donzelle, suivante de la dame ou proche d’elle, était très sage. Au fait des choses de l’amour et de la courtoisie, elle aurait même maîtrisé l’art de « trobar ». Aussi, Giraut s’en remit à elle. Cherchant conseil autant qu’une alliée susceptible d’intercéder auprès de la dame, il lui conta ses misères de cœur. C’est là que serait intervenue la tenson du jour : elle met en scène l’échange verbal entre cette deuxième Alamanda et le poète en détresse, suite à ses déconvenues amoureuses.
Le razo original en langue d’oc
« Giraut de Borneil si amava una dompna de Gascoina qe avia nom N’alamanda d’Estanc. Moul era prezada dompna de sen, et de . . . valor e de beutat, & ella si sofria los precs el entendemen d’en Giraut, per lo gran enansamen qu’el li fazia de dretz e d’onor e per las bonas chansos qu’el fasia d’elle, don ella s’en deleitava mout, per qu’elle las entienda ben. Lonc temps la preget, & ella, com bels ditz e com bels honramenz e com bellas promissions, se defendet de luis cortezamen, qe anc noil fetz d’amor nil det nuilla joia, mas un son gan, dont el visquet lonc temps gais e joios, e pueis n’ac mantas tristessas, qant l’ac perdut; que madomna n’Alamanda quan vi qu’el la preissava fort qu’ella li feses plaser d’amor, e saub q’el avia perdut lo gan, ella s’en corozet del gan, dizen que mal l’avia gardat, e qu’ella noil daria nulla joia ni plaser noil faria mais d’amor, e que so qu’elle li avia promes li desmandava, qu’elle vesia ben qu’el era fort loing eissitz de sua comanda. Quant Girautz ausi la novella ocasion el comjat que la domna li dava, mout fo dolens e triz, e venc s’en ad una donzella qu’ell avia, que avia nom Alamanda, si com la domna. La doncella si era mout savia e cortesa, e sabia trobar ben et entendre . E Girautz sil dis so que la domna li avia dit, e demandet le conseil a la doncella que el devia far et dis : Si us quer conselh, bel’ ami’ Alamanda. »
Les Biographies des troubadours en langue provençale – Camille Chabaneau (Ed Edouard Privat -1885)
Trier le vrai du faux ?
Récit alambiqué ? Très certainement romancé en tout cas. En suivant les pas de Michel Zinc, il faut bien se souvenir que les vidas et les razos des troubadours, écrites longtemps après ces derniers, sont d’abord à appréhender comme des récits épiques et littéraires. Ils se basent, d’ailleurs, en majeure partie, sur la poésie de l’auteur qu’ils synthétisent en la prenant au pied de la lettre, puis en la romançant.
Si l’histoire du gant est plausible dans le contexte courtois – Don par la dame d’un gage pour signifier l’existence d’un lien affectif, qui semble au passage provenir d’un rituel vassalique (1) – elle n’est confirmée, à aucun moment, par le troubadour lui-même dans cette chanson. S’agit-il d’une allégorie de la part de l’auteur du razo ? Comme on le verra, s’il a existé, ce gant ou ce gage perdu n’est pas posé, dans cette tenson, comme l’objet véritable de la discorde. Trahison du poète plus loyal amant sur le papier que dans les faits ? Trahison de la dame ? La perte de ce gage ne serait elle pas plutôt une excuse de sa part, pour balayer son prétendant courtois d’un revers de main ? Un autre razo (à prendre avec les mêmes réserves que le premier), penchera clairement en faveur de cette hypothèse, n’hésitant pas à affirmer que la Dame avait trahi plusieurs fois l’amour et la confiance de Giraut. C’est d’ailleurs ce que le poète suggèrera, lui même, ici, pour se défendre.
Une Alamanda peut en cacher une autre
En suivant la piste de la véracité historique, on s’étonne un peu de la coïncidence des deux prénoms au point de se demander si le poète ne joue pas au jeu de la chaise vide, en s’inventant une conseillère imaginaire ou, peut-être même, des amours imaginaires. Si cette deuxième Alamanda a vraiment existé, la relation que Guiraut a entretenu avec elle, apparaît, en tout cas, bien étroite et familière dans cette poésie.
Au jeu habituel des devinettes médiévales et à 800 ans de distance, un certain nombre d’érudits penche, en tout cas, en faveur d’une Alamanda troubairitz réelle contemporaine de Guiraut de Bornelh. Certains auteurs parlent, notamment, d’une certaine Alamanda de Castelneau, troubairitz à la cour de Toulouse. Dans cette hypothèse, elle aurait pu avoir écrit sa part de vers, dans cet échange plutôt rythmé, qui se joue sur fond de franchise. Pour d’autres médiévistes, le tout est plutôt à mettre au crédit de Giraut, ou même totalement de cette dame Alamanda.
De notre côté, nous ne nous aventurerons pas à trancher. Aussi, pour courir après l’historiographie de toutes ces possibles Alamanda, réelles, historiques, fictives ou hypothétiques, vous pouvez vous reporter valablement à l’ouvrage suivant de Robert A Taylor : A Bibliographical Guide to the Study of Troubadours and Old Occitan Literature, sorti chez Medieval Institute Publications, en 2015.
Aux sources de cette chanson médiévale
La présence de cette tenson de Giraut de Borneil dans de nombreux manuscrits médiévaux plaide, en faveur, de sa popularité. Elle a même certainement influencé d’autres textes d’époque (2). On a également pu faire remarquer des parentés de ton entre cette pièce et le serventois de Bertran de Born D’un sirventes no.m cal far loignor ganda et la pièce (3).
Du point de vue des formes, certains philologues ont également souligné des convergences de style et d’argumentaires entre les vers de la trobairitz de cette pièce et la chanson « A chantar m’er de so qu’eu no volria » de la comtesse Béatrice de Die. Du point de vue des sources manuscrites, nous vous la présentons (ci-dessus) dans le Canzionere provenzale de la Bibliothèque d’Estense de Modène, en Italie (cote alfa.r.4.4). Ce recueil de pièces de troubadours est référencé, quelquefois, sous le nom de chansonnier D.
Une belle interprétation d’Hespèrion XX sous la direction de Jordi Savall
Pour son interprétation, nous avons choisi celle que nous proposaient Jordi Savall et son ensemble médiéval Hespèrion XX (désormais rebaptisé Hespèrion XXI), à la fin des années 70.
Cansos de Trobairitz un album en hommage aux trobairitz occitanes
Cette version de la chanson de Giraut de Borneil, par Hespèrion XX est apparue, pour la première fois, dans l’album Cansos de Trobairitz . Enregistré en 1977 et paru en 1978, ce dernier proposait de redonner de la voix aux poétesses et compositrices occitanes, du XIIe siècle au tout début du XIIIe. On y retrouve ainsi, pour une durée de 50 minutes d’écoute, 7 pièces d’exception en provenance du Moyen Âge central et toutes en occitan médiéval. La sélection se partage entre compositions originales (paroles et musiques) et contra factum : soit, dans un esprit très médiéval, l’adaptation ou utilisation, par le directeur catalan, d’une musique existante de la même époque, sur une chanson demeurée, jusque là, sans notation.
Sur Cansos de Trobairitz, aux côtés de la chanson du jour de Guiraut de Bornelh, on pourra découvrir : une pièce de la comtesse de Provence et Gui de Cavaillon sur une musique de Gaucelm Faidit, trois pièces de la Comtesse Béatrice de Die (une sur une musique de cette dernière et deux autres, sur des compositions empruntées à Raimon de Miravla et Bernard de Vendatorn). Enfin, viennent s’ajouter à ce tableau sonore, une pièce anonyme sur une musique de Arnaut de Maruelh et encore, une chanson du troubadour Cadenet (Elias Raimond Bérenger).
Musiciens présents sur cet album :
Montserrat Figueras (voix), Josep Benet (voix), Pilar Figueras (voix), Jordi Savall (vièle & lyre), Hopkinson Smith (lute & guitarre), Lorenzo Alpert (flûte), Gabriel Garrido (flûte et percussion), Christophe Coin (vielle & rebab)
« España Antigua » un voyage en musique du Moyen Âge central à la période baroque
Sauf erreur, l’album original Cansos de Trobairitz n’a pas été réédité récemment. On pourra toujours tenter de le chercher d’occasion en version vinyle. Une autre option est de le retrouver dans une compilation de 8 CDs signés Hespèrion XX et Jordi Savall et ayant pour titre España Antigua. C’est même le premier CD de la série.
Sorti chez Warner Music en 2001, ce coffret assez accessible en terme de prix, au regard de son généreux contenu, est une véritable invitation au voyage à travers l’œuvre du grand maître de musique catalan. En prenant le large, depuis les rives du XIIe siècle, ces 8 CDs d’exception emporteront l’auditeur jusqu’à l’ère baroque espagnole, de la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle : tout un programme à la façon unique de Jordi Savall. Voir ce lien pour plus d’informations : Espana Antigua : Spanish Secular Music (Coffret 8 CD)
Si us quer conselh, bel’ ami’ Alamanda en occitan médiéval et en français moderne
Si us quer conselh, bel ami Alamanda, No.l me vedetz, c’om cochatz lo.s demanda; Que so m’a dich vostra domna truanda Que lonh sui fors issitz de sa comanda Que so que.m det m’estrai er’ e.me desmanda. Que.m conselhatz? C’a pauc lo cor dins d’ira no m’abranda, Tan fort en sui iratz’-
Si je cherche conseil auprès de vous, belle amie Alamanda Ne me le refusez pas, cas c’est un homme en détresse qui le demande ; Puisque votre dame traîtresse m’a dit Que je suis désormais fort loin de son pouvoir Et que ce qu’elle m’avait donné, à présent, elle me le reprend. Que me conseillez-vous ? Car pour peu mon cœur s’embrase de chagrin, De manière si forte que j’en suis affligé.
Per Deu, Giraut, ges aissi tot a randa Volers d’amic no.s fai ni no.s garanda; Car si l’us falh, l’altre conve que blanda, Que lor destrics no crescha ni s’espanda. Pero si.us ditz d’alt poi que sia landa, Vos la.n crezatz, E plassa vos lo bes e.l mals que.us manda; C’aissi seretz amatz.-
Par Dieu, Giraut, les choses ne sont pas ainsi, tout soudain Désir d’amant ne se fait, ni ne se réalise ainsi ; Car si l’un faute, il convient que l’autre s’adoucisse, Afin que leurs peines ne croissent et ne s’étendent. Mais si elle vous dit d’une haute colline que c’est une plaine Vous devez l’en croire. Et que vous plaisent le bien et le mal qu’elle vous envoie; Car c’est de cette façon que vous serez aimé.
No posc mudar que contr’ orgolh no gronda, Ja siatz vos, donzela, bel’ e blonda. Pauc d’ira.us notz e paucs jois vos aonda; Mas ges n’etz primera ni segonda! Et eu que tem d’est’ira que.m confonda, Qe m’en lauzatz, Si.m tem perir, que.’m traia plus vas l’onda? Mal cut que.m chabdelatz!-
Je ne peux me taire et ne pas gronder contre l’orgueil, Bien que vous soyez, Donzelle, belle et blonde. Peu de peine vous afflige et peu de joie vous comble: Mais en cela vous n’êtes ni première, ni seconde ! Et je suis celui qui redoute que ce chagrin ne me détruise, Que me recommanderez-vous (là), Si je crains de périr (noyer), cela ne va t-il pas m’attirer plus encore vers l’onde ? Je crois que vous me guidez bien mal !
Si m’enqueretz d’aital razo preonda, Per Deu, Giraut, no sai com vos responda; Pero, si.us par c’ab pauc fos jauzionda,- Mais volh pelar mo prat c’altre. me tonda. E s’e.us er’oi del plach far dezironda, Ja l’encerchatz Com so bo cor vos esdui’ e.us resconda; Be par com n’etz cochatz!-
Si vous me questionnez à propos d’un sujet si profond Par Dieu, Girau, je ne sais comment vous répondre ; Mais si vous avez pensé que je suis de nature à me satisfaire de peu Je préfère raser (récolter) mon propre champ plutôt qu’un autre ne le tonde. Et si vous êtes désireux d’aboutir à un réconciliation, Vous devez chercher à comprendre d’abord Pourquoi elle éloigne de vous et vous cache son beau corps Ce par quoi vous êtes bien tourmenté !
Donzel, oimais no siatz trop parlera! S’ilh m’a mentit mais de cen vetz primera, Cudatz vos donc que totztems l’o sofera? Semblaria c’o fezes per nescera D’altr’ amistat-er’ ai talan que.us fera, Si no.chalatz! Melhor conselh dera na Berengera Que vos no me donatz.-
Donzelle, ne soyez pas si bavarde ! Car elle m’a mentit cent fois la première, Croyez vous donc que je le supporterai éternellement ? Il semblerait que vous le faites par sottise (Je passerais pour un ignorant). J’aurais envie de trouver d’autres amitiés Si vous ne vous tenez pas coite ! Dame Berengera donnerait de meilleurs conseils Que ceux que vous me donnez.
L’ora vei eu, Giraut, qu’ela.us o mera, Car l’apeletz chamjairitz ni leugera; Per so cudatz que del plach vos enquera? Mas no cut ges que sia tan manera; Ans er oimais sa promessa derrera, Que que.us diatz, Si s’en destrenh tan que ja vos ofera treva ni fi ni patz.-
Désormais je vois, Giraut, comment elle vous récompense en retour Pour la traiter de femme changeante et volage, Vous croyez que cela vous aidera dans cette querelle ? Je ne pense pas que ce soit la chose à faire ; Au contraire, à présent, elle mettra sa promesse plus en arrière encore, Quoi que vous en disiez. Si encore elle prend sur elle de jamais vous offrir (à nouveau) Trêve, foi ou paix.
Bela, per Deu, no perda vostr’ aiuda, Car be sabetz com me fo convenguda. S’eu m’ai falhit per l’ira c’ai aguda, No.m tenha dan; s’anc sentitz com leu muda Cor d’amador, ami’, e s’anc fotz druda, Del plach pensatz; Que be vos dic: Mortz sui, si l’ai perduda, Mas no l’o descobratz!-
Belle, par Dieu, ne me retirez pas votre aide, Quand vous savez bien ce qui m’a été promis Si je me suis égaré par ma tristesse (ma colère) Ne m’en gardez pas dommage ; si vous n’avez jamais senti comment est mu aisément, un cœur amoureux, amie, et si jamais vous fûtes aussi amante Prenez soin de cette réconciliation. Car je vous le dit bien clairement : je mourrai si je l’ai perdu Mais ne lui révélez pas cela !
Senher Giraut, ja n’agr’eu fi volguda, Mas ela.m ditz c’a drech ses irascuda, C’altre.n preietz, com fols, tot a saubuda, Que no la val, ni vestida ni nuda. No fara donc, si no.us gic, que vencuda S’altre.n preiatz? Be.us en valrai, ja l’ai’ eu mantenguda, Si mais no.us i mesclatz.-
Seigneur Giraut, j’aurais déjà voulu que tout cela finisse Mais elle me dit qu’elle a le droit d’être en colère, Quand vous en courtisiez une autre, comme un fou, au vu et au su de tous, Une qui ne la vaut ni vêtue, ni dénudée, Ne ferait-elle, alors, montre de faiblesse, si elle ne vous quittait pas Alors que vous en courtisez une autre ? Mais je vous soutiendrai auprès d’elle, je l’ai toujours fait A condition que vous ne fassiez plus de telles choses (fig commerce charnel ?)
Bela, per Deu, si d’ela n’etz crezuda, per me lo.lh afiatz!-
Belle, par Dieu, si vous avez sa confiance Rassurez la pour moi.
Ben o farai; mas can vos er renduda S’amors, no la.us tolhatz!
Je m’en chargerai, mais quand elle vous aura rendu son amour, ne reprenez pas le vôtre (ne la privez pas du votre ie respectez vos engagementscourtois).
NB : Après m’être attelé un sérieux nombre d’heures à cette traduction, en croisant sources et dictionnaires diverses, versions déjà traduites par d’éminents chercheurs, dans des langues variées (espagnol, anglais, italien, français,…) je dois avouer que certaines zones d’ombre demeurent. A l’habitude, il est donc question d’approcher le sens, quelquefois même de l’extrapoler. Il n’y a aucune prétention de l’épuiser.
En vous souhaitant une excellente journée. Fred pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
PS : l’enluminure ayant servi à l’image d’en tête est tirée du Manuscrit des Cantigas de Santa Maria de la Bibliothèque de l’Escurial, à Madrid.
Sujet : chanson médiévale, occitan médiéval, troubadours, concert, Europe médiévale, oc, musique médiévale Titres : 15 pièces médiévales de choix Auteurs : troubadours & anonymes Période : Moyen Âge central, XII, XIIIe s Interprète : Troubadours Art Ensemble Concert : Université de Stanford, USA, Memorial Church (Mars 2010)
Bonjour à tous,
ur la route des troubadours et des musiques du Moyen Âge central, nous avons le très grand plaisir de partager ici, avec son aimable autorisation, une belle prestation du Troubadours Art Ensemble, avec et sous la direction de Gérard Zuchetto, entouré de Sandra Hurtado-Ròs et de quatre autres musiciens de talent.
Une fois n’est pas coutume, en lieu de compositions isolées, il s’agit d’un concert entier de 15 pièces d’exception. On y partira à l’écoute de nombreux troubadours occitans, mais aussi de musiques séfarades anciennes, avec encore quelques interludes instrumentaux du côté des cantigas de l’Espagne médiévale ou d’estampies italiennes du XIVe siècle.
Un voyage exceptionnel au cœur de l’Europe méditerranéenne médiévale
L’amateur de musiques médiévales et anciennes ne pourra qu’être conquis par ce beau concert. En effet, tout y est et c’est ce qui en fait un moment totalement unique : l’émotion brute de la parole occitane et de son chant portée par la voix de Gérard Zuchetto, son talent et sa longue pratique de ce répertoire. A ses côtés, les envolées vocales de la soprano Sandra Hurtado-Ròs touchent au cœur et sont un véritable enchantement. Les quatre autres grands instrumentistes viennent compléter la scène avec un accompagnement, des sonorités et des rythmiques qui servent le tout avec une rare justesse.
On ne retrouvera dans tout cela de beaux accents séfarades et même byzantins qui nous porteront jusqu’aux confins de la péninsule ibérique, en s’aventurant même au delà de ses côtes méditerranéennes. En suivant ce voyage temporel au cœur du Moyen Âge central européen, on pourra encore voir d’invisibles et anciennes frontières culturelles se redessiner sous nos yeux : celles d’une certaine Europe médiévale du sud (France, Espagne et plus loin encore, méditerranéenne) faites d’échanges, de paroles en écho et d’influences mutuelles. Et devant cette reconstitution vivante, on pourra être tenté d’embrasser la vision suggérée à demi-mot par nos artistes du jour, d’une culture qui aurait partagé des traits communs sur une carte ne correspondant pas à celle des couronnes d’alors et encore moins à celle des nations actuelles.
Des troubadours à l’université de Stanford
« A la fois interprète et interlocuteur de cette performance, le Troubadours Art Ensemble nous offre une expérience essentielle de la culture médiévale en tant qu’événement : la fusion de la musique et du chant, et celle du poète-chanteur-compositeur et de l’audience. En exposant la communauté de Stanford à la riche texture auditive et verbale du monde médiéval, nous pouvons nous rapprocher de l’environnement de l’interprétation originalequi constitue la vraie nature de la tradition poétique. »
Marisa Galvez – Universitaire, romaniste, spécialiste du français et de l’italien ancien et médiéval, Université de Stanford
Daté de 2010, ce concert, donné à la Memorial Church de l’Université de Stanford, inaugurait le départ d’une collaboration fructueuse entre le Troubadours Art Ensemble de Gérard Zuchetto et l’université américaine. A ce jour, ces échanges se poursuivent toujours à destination des étudiants comme des enseignants de l’établissement supérieur outre-Atlantique. Ils mettent en œuvre des partenariats croisés entre de nombreux départements de l’université californienne (Centre médiéval, département de Français et d’italien, de Littérature, cultures et langages, de sciences humaines, …) mais aussi la région Languedoc Roussillon, le Centre International de Recherche et de Documentation Occitanes (CIRDOC) et le Trob’Art Productions, association créée, en 2000, par Gérard Zuchetto.
Le Troubadours Art Ensemble
Fondé pour Gerard Zuchetto au milieu des années 80, Troubadours Art Ensemble se dédie, comme son nom l’indique, à cet art occitan médiéval. Depuis ses premières productions, en 1985, la formation a continué sa route avec des collaborations à géométrie variable, en privilégiant le répertoire des troubadours des XIIe et XIIIe siècles. On lui doit notamment la grande Anthologie la Tròba dont nous avons déjà parlée. Aujourd’hui, elle est sous la direction artistique conjointe de son fondateur et de Sandra Hurtado-Ròs.
Programme musical de ce concert
Ar’ resplan la flors enversa, Raimbaut d’Aurenga
Ar’ab la forsa del freis, Raimon de Miraval
A chantar m’er de so qu’eu non volria,La Comtessa de Dia
Sandra Hurtado-Ròs (voix, harmonium, hang), Gérard Zuchetto (direction, voix, clarinette médiévale). Denyse Dowling – Macnamara (flûtes, chalemie), Patrice Villaumé (vielle à roue, psaltérion), André Rochard (guiterne, oud, vièle à archet), Thierry Gomar (percussions anciennes et traditionnelles).
Pour conclure, ajoutons que par les grands mystères de l’algorithme de youtube, ce concert est, pour l’instant, passé largement en dessous du niveau de visibilité qu’il mérite. En le diffusant, nous espérons y remédier. Aussi, s’il vous parle comme il nous a parlé, n’hésitez pas à le partager. Nous n’avons pas de doute que le public l’appréciera autant que les universitaires et étudiants américains de Stanford ont su le faire.
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
Sujet : musique, chanson médiévale, poésie médiévale, sirventès, serventois, troubadour, manuscrit médiéval, occitan, oc, trobar leu Période : Moyen Âge central, XIIe et XIIIe s Auteur : Guiraut de Bornelh, Giraut de Borneil, Guiraut de Borneill, (?1138-?1215) Titre : Leu chansonet’e vil
Bonjour à tous,
près avoir partagé des éléments de biographie sur le troubadour Giraud de Bornelh, nous vous présentons, aujourd’hui, une de ses chansons. Sa partition d’époque ne nous est pas parvenue, les groupes qui s’y sont essayés ont donc dû composer ou, plus souvent, s’adonner à l’art du contrafactum en plaquant sur les vers de Giraud une autre mélodie médiévale.
« Leu chansonet’e vil » : une intention de clarté
Classée comme un sirventes, cette chanson du troubadour limousin affiche, dès le départ, des intentions de légèreté et même de clarté, en se positionnant dans le registre du « trobar leu ». Pourtant, comme on le verra, la distance temporelle et linguistique, autant que le style (qui demeure largement allusif) la rendent encore difficile à saisir. Hors de son contexte médiéval, et même une fois traduite, elle ne se livre donc pas si facilement et continue de conserver quelques mystères.
Sources médiévales et manuscrits
Pour les sources manuscrites, on pourra citer le Chansonnier provençal ou Chansonnier K, sous la cote (Mss Français 12473) au département des manuscrits de la BnF. On y ajoutera encore un autre chansonnier conservé, en Italie, à la Bibliothèque Universitaire d’Estense. Sous la cote alfa.r.4.4, le Canzoniere provenzale estense, connu encore comme le chansonnier D, contient lui aussi un grand nombre de chansons de troubadours occitans et provençaux (consulter en ligne ici).
Traduction et interprétation
Pour une première approche de traduction, nous nous sommes appuyés sur diverses sources avec des recherches complémentaires autour de l’occitan médiéval. A ce stade, pourtant, il nous faut bien l’admettre, quelques flottements subsistent. Aussi, nous dirons qu’il s’agit d’une première version qui gagnerait à être retravaillée. Nous vous la présentons plus bas dans cet article.
Pour son interprétation, un certain nombre de formations médiévales s’y sont attaquées, et nous avons choisi ici la version présentée par l’Ensemble médiéval Tre Fontane dans le deuxième opus de leurs travaux consacrés au Chant des Troubadours.
l’Ensemble Tre Fontane : le Chant des Troubadours Vol 2
Nous avons déjà eu l’occasion de parler, à plusieurs reprises, de l’Ensemble Tre Fontane et ses grandes qualités. Née au milieu des années 80, cette belle formation a fait du Moyen Âge et des troubadours occitan, un de ses grands répertoires d’élection (voir portrait de cette formation).
En 1993, deux ans après la sortie du volume 1 de leur Chant des Troubadours, autour des compositeurs médiévaux originaires d’Aquitaine, Tre Fontane poursuivait son exploration musicale avec les troubadours du Périgord. Le Volume 2 s’avéra tout aussi réussi que le premier. On pouvait y retrouver une sélection de 11 pièces pour 53 minutes de durée et quatre grands auteurs et poètes occitans du Moyen Âge : Arnaud de Mareuil, Bertrand de Born, Arnaud Daniel et enfin Guiraud de Bornelh.
Une version énergique et enlevée
Pour cette chanson de Giraud, qui clôt d’ailleurs l’album, Tre Fontane a fait un choix mélodique et instrumental plutôt enlevé ; leur version nous entraîne plein sud, aux confins de l’Andalousie, avec des influences même très directement orientales. Sur cette orchestration généreuse et rythmée, la voix puissante et bien posée de Jean-luc Madier vient faire littéralement décoller l’ensemble. Une fois de plus, l’essai est transformé et Tre Fontane parvient à faire revivre et à actualiser un monde occitan médiéval qu’on croyait disparu dans les couloirs du temps.
Sorti originellement chez Adda, l’album a déjà été réédité plusieurs fois. On peut toujours le trouver en ligne au format CD et même sous forme digitalisée. Voici un lien utile pour plus d’informations : Le chant des troubadours vol.2 : Périgord
Les membres de Tre fontane sur cet album
Chant, Jean Luc Madier. Flûtes, Chalémie, Maurice Moncozet. Flûtes, cornamuse : Hervé Berteaux. Vielle à roue, Pascal Lefeuvre. Oud, Thomas Bienabe. Daf, percussions, derbouka, Jacques Détraz.
Leu chansonet’e vil de Giraud de Bornelh avec adaptation en français moderne (V1.001)
Leu chansonet’e vil M’auri’a obs a far Que pogues enviar En Alvernh’al Dalfi. Pero, s’el drech chami Pogues n’Eblon trobar, Be.lh poiria mandar Qu’eu dic qu’en l’escurzir Non es l’afans, Mas en l’obr’esclarzir.
Je m’attacherai à faire Une chanson légère et ordinaire Que je puisse envoyer Au Dauphin, en Auvergne . Mais si, sur le droit chemin, Elle peut trouver Sire Eblon (1) Elle pourrait bien lui être adressé (envoyé) Puisque je dis que l’effort (la difficulté) N’est pas de ‘rendre l’œuvre (le propos) obscur Mais plutôt de l’éclaircir.
E qui de fort fozil No vol coltel tocar, Ja no.l cut afilar En un mol sembeli! Car ges aiga de vi No fetz Deus al manjar, Ans se volc esalzar E fetz esdevenir D’aiga qu’er’ans Pois vi per melhs grazir.
Et celui qui, sur la pierre à polir (le dur fusil) Ne veut poser son couteau Jamais il ne pourra l’aiguiser Avec une douce peau de zibeline. Car en rien, Dieu ne nous fit de l’eau à partir du vin pour nous nourrir. Au lieu de cela, il voulut s’élever Et transforma L’eau qui était là En vin afin qu’on puisse mieux lui rendre grâce.
E qui dins so cortil, On om no.l pot forsar, Se vana d’aiudar, Pois no fai, mas qu’en ri, Pro a de que.s chasti, E qui de sol gabar Vol sos clameus paiar, Ja Deus re can dezir Noca l’enans Ni li lais avenir.
Et celui qui, dans sa forteresse (enclos, cour) Où nul homme ne peut pénétrer par force Se vante d’aider Et puis, n’en fait rien, mais en rit Tirerait profit à se châtier lui-même (qu’on le blâme, réprimande). Et celui qui veut payer ses créanciers, A coup de plaisanteries, (Et celui qui parlant seul, continue de croire qu’il est écouté ?) Ne pourra espérer une seule chose venant de Dieu Jamais il ne le put Et il ne le pourra par la suite.
Per qu’eu d’ome sotil Que sap so melhs triar No.m met a chastiar Ni fort no.m n’atai! Mas un pauc me desvi, Car non o posc mudar- Tan m’es greu a portar- Qui no sap eissernir Cans d’entre tans Ni cui com al partir.
C’est pour cette raison que l’homme subtil Qui sait discerner ce qui est bien pour lui Ne me blâme jamais Pas plus que le fort ne m’inquiète (me cause de tort) ! Mais je me suis un peu égaré, Je ne peux m’en empêcher – Tant cela m’est lourd à porter – Celui qui ne sait pas discerner Une chanson d’une dispute (entre toutes les autres?) Ne peut savoir comment les départager (séparer, répartir).
E si.lh fach son gentil A la valor levar, Aissi.s fan a guidar C’om s’en sen, a la fi! Que lo savis me di Que ges al mech tensar No dei ome lauzar Per so ben escremir Ni per colps grans, Que.l pretz pen al fenir.
Et si les faits sont bons (gracieux favorables) Pour hausser la valeur (d’un homme) Ainsi ils nous guideront Comme on pourra le voir, à la fin ! Puisque les sages me disent Qu’au milieu d’un conflit, Je ne dois louer un homme, Pour ses qualités à combattre, Ni pour les grands coups (qu’il donne ?), Puisque la valeur (le mérite) véritable n’est connue qu’à la fin.
E qui ja per un fil Pen pretz, c’om sol amar, Greu poira pois trobar, Si.s romp, qui ferm lo li! C’a pauc en un trai No son li ric avar, C’aissi, co.s degr’alzar Per els e revenir Pretz e bobans E jois, l’en fan fugir.
Et si par un fil Sont suspendues les valeurs, que nous avons l’habitude de priser, Il sera encore plus dur de trouver S’il se brise, qui pourra le lier solidement à nouveau ! Car peu nombreux Sont les riches qui ne soient pas avares, De telle sorte que quand ils devraient augmenter (monter d’un cran leurs dépenses, leurs valeurs ?) Pour faire revenir (ramener, restaurer) Les mérites, les fastes Et la joie. Ils les font fuir.
Mas eu tri un de mil, Pero no l’aus nomnar Per paor d’encuzar Que.lh dreisses lo coissi! C’oi del ser al mati No pot re melhurar Ni ja apres sopar No l’auziretz re dir, Qu’eis lo mazans No n’esch’apres dormir.
Moi j’en choisis un entre mille Mais je n’ose le nommer De peur qu’on me reproche De redresser ses oreillers !(de le soigner, le flatter inconsidérément) Puisqu’aujourd’hui, du soir au matin, Rien ne peux s’améliorer, Ni même après souper, Je n’entends dire un mot Dont le bruit tapageur Ne naisse qu’une fois endormi (après dormir).
Era.m torn en umil Vas mo Bel-Senhor char! Ren als no.lh sai comtar Mas que s’amors m’auci. Ai, plus mal assesi Noca.m saup envirar Qu’era no posc pauzar! Ans trebalh e consir Si que mos chans Es ja pres del delir.
E deuria.l mandar Mo Sobre-Totz e dir Que.l maier dans Er seus, si.m fai falhir.
Maintenant, je me tourne avec humilité Vers ma chère Bel Senhor (2) Il n’est rien que je sache lui conter Si ce n’est que son amour me tue. Ah, jamais pire assassin, Je n’aurais pu espérer trouver Puisque désormais, je ne trouve aucun repos ! Au contraire, les tourments et les soucis font Que mon chant Est déjà sur le point de s’effacer.
Et je devrais l’envoyer A mon Sobre-Totz (3) et dire Quel grand dommage serait le sien, S’il me faisait défaut (abandonner).
Notes
(1) Eblon : sire Eble II de Ventadour (1086-1155) (voir article sur Guillaume d’Aquitaine) ? S’il s’agissait de lui, il s’agirait d’une allégorie puisque il y a peu de chance qu’il soit encore vivant au moment où Giraut de Borneil écrit ces lignes.
(2) C’est ainsi qu’il nomme sa dame peut-être la fille ainée de Raimon II, vicomte de Turenne ( The Cansos and Sirventes of the Troubadour, Giraut de Borneil, A critical Edition, Ruth Verity Sharman, Ed Cambridge 1989).
(3) Un des razos nous dit qu’il s’agit de Raimon-Bernard de Rovinha (Rouvenac).
En vous souhaitant une excellente journée. Fred pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes