Sujet : musique médiévale, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, manuscrit médiéval, français 146, vieux-français, langue d’oïl, rondeau, fin’ amor Période : Moyen Âge, XIIIe, XIVe siècle Auteur : Jehannot (Jehan) de Lescurel Titre : A vous, douce debonaire Interprète : Ensemble Céladon Album : The Love Songs of Jehan de Lescurel (2015)
Bonjour à tous,
u Moyen Âge central (probablement entre la fin du XIIIe et le début du XIVe siècle), le trouvère Jehan de Lescurel (ou Jehannot de Lescurel) nous a légué une œuvre musicale qui préfigure l’arrivée de l’Ars Novae. Elle comporte un peu plus de 30 pièces courtoises, rédigées dans un style très pur et souvent très simple ; cet article nous fournira l’occasion d’étudier l’une d’entre elle.
La promesse d’un amant loyal à sa dame
Aujourd’hui, nous partons à la découverte de la chanson « A vous, douce débonnaire » de Jehan de Lescurel. C’est un rondeau et, donc, une poésie assez courte, ce qui est le cas d’un nombre important de pièces de cet auteur-compositeur médiéval. Son contenu tient en quelques lignes. En loyal amant, le poète y fait l’éloge de la dame douce et débonnaire à qui il a donné son cœur. Ce rondeau lui renouvelle son engagement : il ne se dédira pas et lui restera fidèle de cœur jusqu’à la mort. Nous sommes bien dans la lyrique courtoise.
Sources historiques et médiévales
Du point de vue des sources historiques, nous retrouverons, ici, le manuscrit Ms Français 146 de la BnF. Cet ouvrage médiéval, des débuts du XIVe siècle, contient l’ensemble de l’œuvre de Jehan de Lescurel, annotée musicalement. Le trouvère y côtoie d’autres auteurs comme Gervais de Bus et son Roman de Fauvel, mais aussi un nombre important de pièces du clerc Geoffroi de Paris et une partie des congés d’Adam de la Halle. Pour la transcription de ce rondeau en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage Chansons, ballades et rondeaux, de Jehannot de Lescurel, poète du XIVe siècle de Anatole de Montaiglon (1858).
The Love Songs of Jehan de Lescurel par l’ensemble musical Céladon
Depuis sa fondation en 1999, cette formation lyonnaise, menée par le talentueux contre-ténor et directeur Paulin Bündgen, est devenue incontournable sur la scène musicale médiévale. Avec une discographie riche d’une dizaine d’albums, l’ensemble Céladon propose, aujourd’hui, des programmes qui vont du répertoire médiéval jusqu’à la période baroque.
En 2015, cet ensemble spécialisé dans les musiques anciennes faisait paraître un bel album, centré sur les compositions médiévales du trouvère Jehan de Lescurel. Avec 31 pièces proposées, pour une durée de 76 minutes, toute l’œuvre courtoise du trouvère médiéval y est traitée. Une fois de plus, la pièce du jour donne l’occasion à l’Ensemble Céladon de démontrer ses grandes qualités vocales. Son interprétation polyphonique à trois voix reste d’une grande pureté et sert à merveille la pureté poétique du trouvère du Moyen Âge central.
Relativement récent, cet album de musique médiévale est toujours disponible au format CD. Vous pourrez , donc, le trouver chez tout bon libraire ou même à la vente en ligne. Il est également disponible sur un certain nombre de plateformes digitales au format Mp3. Voici un lien utile pour plus d’informations.
Artistes présents sur cet album
Anne Delafosse (voix soprano), Clara Coutouly (voix soprano), Paulin Bündgen (contre-ténor), Nolwenn Le Guern (vièle), Ludwin Bernaténé (percussion), Angélique Mauillon (harpe), Florent Marie (luth), Gwénaël Bihan (flute),
A vous, douce debonaire, en vieux français
A vous, douce debonaire , Ai mon cuer donné, Jà n’en partiré. Vo vair euil m’i font atraire A vous, dame debonaire Ne jà ne m’en quier retraire , Ains vous serviré , Tant com[me] vivré. A vous, dame debonaire, Ai mon cuer donné ; Jà n’en partiré.
Traduction en français actuel
A vous, douce et aimable J’ai donné mon cœur, Jamais ne m’en séparerai. Vos yeux bleus (gris bleu) m’attirent à vous, A vous, douce dame Jamais je ne désirerai m’en éloigner Mais je vous servirai plutôt Aussi longtemps que je vivrai. A vous, douce dame J’ai donné mon cœur, Jamais ne m’en séparerai.
En vous souhaitant une belle journée. Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen-Age sous toutes ses formes.
NB : sur l’image d’en-tête, en arrière plan de la photo de Paulin Bündgen, vous retrouverez la page du manuscrit Ms Français 146 où se trouve le rondeau de Jehan de Lescurel du jour.
Sujet : musique médiévale, chanson médiévale, poésie, amour courtois, trouvère, vieux-français, fine amant, fine amor,chansonnier du Roy, manuscrit ancien Période : XIIe s, XIIIe s, Moyen Âge central Titre: Douce dame, grez et grâces vos rent Auteur : Gace Brûlé (1160/70 -1215) Interprète : Ensemble Gilles Binchois. Album:Les Escholiers de Paris (Alba, 1992)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous invitons à la découverte d’une nouvelle chanson médiévale de Gace Brûlé (Gace Brulé, Gaces Brullez). Entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle, ce trouvère et chevalier a produit une œuvre abondante qui n’a pas manqué d’inspirer des auteurs de sa génération et même de la suivante, comme Thibaut de Champagne. Sa poésie s’épanouit, principalement, dans le registre de la lyrique courtoise et la pièce que nous vous proposons d’étudier, aujourd’hui, n’y déroge pas.
L’exercice de courtoisie d’un trouvère épris
La chanson du jour annonce le thème de l’amour courtois dès ses premiers vers : Douce dame, grez et grâces vos rent. Gace chante pour obtenir un signe favorable de la belle qu’il convoite. Comme il nous l’expliquera, s’il aime cette dernière trop fort ou trop haut, il ne faut pas l’en blâmer. Le seul coupable c’est « amour », le grand maître des horloges émotionnelles et sentimentales. Et puis, comment pourrait-il en être autrement ? La dame est si belle, si gracieuse et emplie de bienfaits que le loyal amant mourrait plutôt que de s’en séparer. Il ne lui reste donc plus qu’à patienter, implorer merci et que cette dernière le prenne en pitié. C’est un classique de la lyrique courtoise.
Comme on le verra, dans les deux dernières strophes de sa chanson, Gace Brulé s’adresse à deux personnages : Gilet et Renalt qu’on retrouve, par ailleurs, mentionnés en d’autres endroits de son œuvre. Ici, il les fustige tous deux d’avoir tourné le dos à « amour » que l’on est enclin à comprendre comme l’exercice de la poésie courtoise. Si quelques érudits se sont perdus en conjectures sur l’identité réelle de ces deux hommes, rien d’évident ne semble en être ressorti. Il a pu s’agir de poètes de l’entourage du trouvère ayant délaissé la plume, peut être au profit des croisades. Selon Gaston Paris, il pourrait s’agir de Hugon et Gautier de Saint-Denis (voir Les chansons de Gace Brulé, Gédéon Huet,1902).
Sources manuscrites médiévales
On peut retrouver cette chanson du trouvère Gace Brûlé dans un nombre important de manuscrits médiévaux. Dans l’image du dessus, vous la retrouverez, avec sa partition annotée, telle qu’elle se présente dans le Ms Français 844 de la BnF, encore connu sous le nom de chansonnier ou manuscrit du roy. De manière non exhaustive, on pourrait encore citer le Français 845 (utilisé pour l’image d’en-tête), le français 20050 dit Chansonnier de Saint-Germain-des-Prés ou même encore le Chansonnier Cangé ou Ms Français 846.
Pour sa retranscription en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage de Gédéon Huet (op cité). Ci-dessous, nous vous proposons de la découvrir en musique avec une version polyphonique originale de l’Ensemble Gilles de Binchois.
Gilles Binchois & Les Escholiers de Paris
En 1992, l’Ensemble Gilles Binchois, sous la houlette de Dominique Vellard, proposait au public son album : Les Escholiers de Paris, Motets, Chansons et Estampies du XIIIe siècle. Avec 20 pièces présentées, pour un peu plus de soixante minutes de durée, cette production fut largement saluée par la scène des musiques anciennes et médiévales.
Comme l’indique le sous-titre de cet album qui rend hommage au Paris étudiant et fourmillant du XIIIe siècle, l’ensemble médiéval et son directeur ont fait le choix d’y proposer un nombre important de motets et de pièces polyphoniques. On y trouvera des pièces anonymes du codex de Montpellier, mais aussi des chansons d’auteurs comme Thibaut de Champagne, Gillebert de Berneville, et, bien sûr, Gace Brulé. Ils y côtoient quelques danses et estampies enlevées. S’y est ajouté le parti-pris original de reprendre à plusieurs voix, quelques chansons monophoniques de cette période. C’est le cas de celle du jour, revisitée ainsi pour le plus grand plaisir du public (voir notre article précédent sur cet album).
Cet album de musique médiévale a été réédité depuis sa sortie. On peut encore le trouver chez tout bon disquaire mais aussi à la vente en ligne, au format CD comme au format mp3. Voici un lien utile pour plus d’informations : Les Escholiers de Paris, Ensemble Gilles Binchois, l’album.
Artistes ayant participé à cet album
Emmanuel Bonnardot (voix, rebec, vièle), Randall Cook (vièle, chalemie, recorder), Pierre Hamon (flute, cornemuses, percussion), Anne-Marie Lablaude (voix, percussion), Brigitte Lesne (voix, harpe, percussion), Susanne Norin (voix), Dominique Vellard (voix, cistre, direction), Willem de Waal (voix),
Douce dame, grez et grâces vos rent en langue d’oïl avec aide à la traduction
Note sur la traduction : pour percer les mystères de la langue d’oïl de Gace Brulé, nous avons fait le choix, cette fois, de vous fournir plutôt quelques clefs de vocabulaire en français actuel.Pour le reste, ce sera donc à vous de jouer.
I Douce dame, grez et grâces vos rent. Quant il vos plaist que je soie envoisiez* (content) ; Atendu ai vostre comandement, Si chanterai por vos joianz et liez* (gaité), Et, s’il vos plaist, de moi merci aiez. En tel guise vos en praigne pitiez Qu’il ne vos poist* (pèse) se j’aim si hautement.
II Je sai de voir* (vraiment) que resons me defent Si haute amor se vos ne l’otroiez; Mais haut et bas sont d’un contenement* (contenance), Qu’amor les a a son talent jugiez; Siens est li bas qui por li est hauciez. Et siens li hauz qui s’en est abaissiez; Qu’a son voloir les monte et les descent.
III Je ne di pas que nus aint* (aime) bassement. Puis que d’amor est sorpris* (désireux) et liiez* (joyeux) , Honorer doit la joie qu’il atent, S’il estoit rois, et ele ert* (de estre, était) a ses piez. Mais je sui, las, sor toz autres puiez* (élevé), De hautement amer (aimer) a mort jugiez* (condamner à mort); Mes moût muert bel qui fait tel hardement.(1)
IV Par Dieu, dame, l’amors de vos m’esprent* (éprendre, embraser), Qui m’occira, se vos ne m’en aidiez. El ne fait mes qu’a son comandement, Si li ert bel se por li m’ociez* (de occire). Et s’endroit vos* (quant à vous) est vaincue pitiez, Moie ert la perte, et vostres li péchiez, Que dou partir de vos n’i a nient.(2)
V Fine biauté plesant et cors très gent* (gracieux, joli) Vos dona Dieus, dont il soit merciez. Nus ne porroit loer si finement Voz granz valors con vos les mostreriez, En touz bienfèz et en toz biens proisiez* (de proisier : prisées, estimées); Et s’il vos plaist honorez n’essaussiez* (ni élever ou exhalter) N’iert ja a droit qui d’amor ne l’atent (3).
VI Chantez, Renalt, ki antan amïez ; Or m’est avis que vos en retraiez* (retirez). Se del partir estes apareilliez* (vous vous apprêtez), Ja onques Deus oan (désormais) ne vos ament. VII Par Dieu, Gilet, faus amanz desloiez* (faux amant déloyal), Qui d’amor s’est partiz* (séparé) et esloigniez, Vaut assez plus qu’uns autres enragiez ; Chastoiezen vos* (réprimandez-vous en) et l’autre dolent*(s’en afflige).
(1)Mais il meurt de fort belle manière celui qui le fait si hardiment. (2)Car il n’y a aucun moyen de se séparer de vous (3)Il n’est jamais juste celui qui ne l’attend de l’amour.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
NB : Sur l’image d’en-tête, en arrière plan de la photo de Dominique Vellard, vous pourrez voir la page du manuscrit Ms Français 845 où l’on peut trouver cette même chanson de Gace Brulé. Cet ouvrage du XIIIe siècle est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF et consultable en ligne sur Gallica.
Sujet : poésie médiévale, fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poétesse, poésie morale Période : XIIe siècle, Moyen Âge central. Titre : D’une Lisse qui vuleit chaaler Auteur : Marie de France (1160-1210) Ouvrage : Poésies de Marie de France, T2, B de Roquefort (1820)
Bonjour à tous,
ienvenue au Moyen Âge central et plus précisément au temps de la poétesse Marie de France. Avec un legs conséquent et une plume très prolifique, cette poétesse qui a vécu entre le XIIe siècle et les débuts du XIIIe, est considérée comme la première auteure en langue française vernaculaire. L’anglo-normand qu’elle utilise est en effet, considéré comme une forme dialectale du français d’oïl médiéval. Cette langue est alors parlée dans les cours anglaises, ainsi que du côté du duché normand.
Une fable sur l’ingratitude et la perfidie
Aujourd’hui, nous continuons donc d’explorer les écrits de Marie de France, avec une nouvelle fable. L’auteure médiévale nous entraînera du côté de l’ingratitude et d’une bonté d’âme qui se retournera cruellement contre son instigatrice. « Rien ne vaut d’ouvrir sa porte aux méchants », nous dira-t-elle, entre les lignes, suggérant que la charité a des bornes et n’exclue pas la défiance. En remontant le temps, nous verrons aussi que cette fable médiévale prend sa source au premier siècle de notre ère chez le fabuliste Phèdre. Enfin, nous ne nous priverons pas de découvrir également sa version plus tardive, mais très enlevée, sous la plume de Jean de La Fontaine.
D’une Lisse qui vuleit chaaler, Marie de France
D’une Leisse vus veil cunter Qui preste esteit à chaéler ; Mès ne sot ù gésir el deust, È ù ses Chaiaus aveir peust. A une autre Lisse requist K’en sun ostisel la sufrist Tant k’ele éust chaellei, Mult l’en sareit, ce dist, bon grei ;
Tant l’en ad requise è proiée, Ke od li l’ad dunc herbregiée Puiz kant ot éu ses chéiauz E espeudriz les ot è biauz, Cele à kui li ostiex esteit Suvent par ax demage aveit, De sa maisun les rueve issir Ne les vuleit mès cunsentir.
L’autre se prist à démenter, E dist qu’el ne seit ù aler ; Yvers esteit pur la freidur Murreit de freit à grant dolur ; Dunc li requist par caritéi Q’el herbrejast jusqu’en estéi, E cel ot de li grant pitié Otréia li par amistié.
Qant le bel tens vit revenir Adunc les rueve forz issir, L’autre cumença à jurer Que se jamès l’en ot parler, Que si Chaiel la detrairunt È forz de l’uis l’a bouterunt ; La force est lor en la maisun, Fors l’en unt mise sanz raisun.
Moralité
Cest essemple poez savoir, È par meint Preudomes vooir, Ke par bunté de sun curage Est chaciez de sun hiretage ; Ki felun Hume od li aquieut Ne s’en ist mie qant il vieut.
D’un chienne qui voulait mettre bas traduit en français actuel
D’une chienne je veux vous conter Qui était prête à mettre bas Mais ne savait où se poser Ni où ses chiots donner la vie. A une ami chienne elle pria Qu’en son gite elle l’accepta Le temps qu’elle put accoucher. Elle insista tant et si bien Que l’autre l’hébergea chez elle. Puis, quand ses chiots furent nés, Et élevés, tous beaux et vifs, Celle à qui appartient le logis Auquel ils causaient souvent des dégâts Les prie tous de vouloir sortir ; Elle ne veut plus qu’ils restent là.
L’autre chienne se met à gémir Disant qu’elle ne sait où aller ; L’hiver est là et ses froideurs Ils y mourraient à grand douleur ; Aussi, elle implore charité Qu’on l’héberge jusqu’en été ! L’autre la prit en sa pitié, Et lui céda par grand bonté. Quand le beau temps fut revenu L’hôte revint pour les sortir. L’autre commença à jurer, Que si elle l’entendait encore, Elle jetterait ses chiens sur elle Qui la chasseraient loin de là. Ils règnent en maître en la maison Ils la mirent dehors sans raison (sans aucun droit, injustement).
Moralité
Dans cet exemple bien l’on voit De nombreux hommes instruits et sages Qui, par la bonté de leur cœur Sont chassés de leur propre toit ; Celui qui accueillera félon en son logis Ne pourra le chasser quand le cœur lui en dit.
Marie de France dans les pas de Phèdre
Dans cette fable, Marie de France marche encore dans les pas de Phèdre. Dans certains cas, on a déjà pu voir qu’elle adaptait relativement le fond, au contexte médiéval. Cette fois-ci, elle le suit la trame du fabuliste latin de matière relativement fidèle. Dans Canis Parturiens, ce dernier nous contait déjà l’histoire de cette chienne près de mettre bas et qui demande asile à une amie charitable. En abusant de son hospitalité, l’animal finira, pourtant, par s’accaparer le bien de l’autre, sans autre forme de procès.
Chez Phèdre, la moralité de la fable se tourne vers la défiance à l’égard du félon, du méchant. « Habent insidias hominis blanditiae mali » : les caresses (flatteries) des méchants sont toujours insidieuses. Chez Marie, la morale est un peu plus orientée du côté de la victime : « le prud’homme », l’homme sage et bien éduqué qui a eu la bonté de cœur d’accueillir le félon en son logis. De manière sous-entendue, elle semble même trouver autour d’elle de nombreuses illustrations concrètes de cette morale. Difficile pourtant d’en percer les références précises, si c’est le cas. Quoiqu’il en soit, chez elle comme chez Phèdre, le fond demeure : « Fermez votre portes au méchant » et défiez-vous de leurs stratégies pour vous attendrir.
En rapprochant cette historiette du Livre de Chasse de Gaston Phébus et ses pages sur les chiens, on notera que les traitements faits à l’animal, et notamment les pages sur les chenils, suggèrent que les chiennes destinées à la reproduction et prêtes de mettre bas étaient moins livrées à elles-mêmes dans les faits que celle de la fable (voir illustration ci-dessous).
Canis Parturiens, Phèdre (fable XVIII, livre I)
Habent insidias hominis blanditiae mali; quas ut uitemus, uersus subiecti monent. Canis parturiens cum rogasset alteram, ut fetum in eius tugurio deponeret, facile impetrauit. Dein reposcenti locum preces admouit, tempus exorans breue, dum firmiores catulos posset ducere. Hoc quoque consumpto flagitari ualidius cubile coepit. ‘Si mihi et turbae meae par’ inquit ‘esse potueris, cedam loco’.
La chienne qui met bas (traduction E Panckoucke)
Les caresses d’un méchant cachent quelque piège : la fable suivante nous avertit de les éviter. Une chienne, près de mettre has, pria une de ses compagnes de lui prêter sa cabane pour y faire ses petits ; elle l’obtint facilement. Peu de temps après , l’autre réclama son asile; mais notre Chienne la supplia de lui accorder encore quelque délai, jusqu’à ce que ses petits, devenus plus forts, pussent sortir avec elle. Le second terme expire, et l’autre redemande son lit avec plus d’instance. « Si tu peux être aussi forte que moi et toute ma bande -, lui dit alors la Chienne, je te céderai la place. »
Fables de Phèdre, traduction nouvelle par M Ernest Panckoucke (1834).
D’une lisse et sa compagne, Jean de La Fontaine
Cette fable sera repris, plus de quatre siècles plus tard par Jean de la Fontaine sous le titre : D’une lisse et sa compagne. Là encore, le sens et le contenu demeureront fidèles. A son habitude La Fontaine nous gratifie d’un style impeccable et d’une morale particulièrement ciselée. Difficile de ne pas résister à vous la faire découvrir, si vous ne la connaissez pas déjà.
Une Lice étant sur son terme, Et ne sachant où mettre un fardeau si pressant, Fait si bien qu’à la fin sa Compagne consent De lui prêter sa hutte, où la Lice s’enferme. Au bout de quelque temps sa Compagne revient. La Lice lui demande encore une quinzaine. Ses petits ne marchaient, disait-elle, qu’à peine. Pour faire court (3), elle l’obtient. Ce second terme échu, l’autre lui redemande Sa maison, sa chambre, son lit. La Lice cette fois montre les dents, et dit : Je suis prête à sortir avec toute ma bande, Si vous pouvez nous mettre hors. Ses enfants étaient déjà forts.
Ce qu’on donne aux méchants, toujours on le regrette. Pour tirer d’eux ce qu’on leur prête, Il faut que l’on en vienne aux coups ; Il faut plaider, il faut combattre : Laissez-leur prendre un pied chez vous, Ils en auront bientôt pris quatre.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
NB : l’image d’en-tête, ainsi que les enluminures ayant servi aux illustrations sont tirées du manuscrit médiéval Français 616. Conservé à la BnF, cet ouvrage contient Le Livre de Chasse de Gaston Phébus de Foix Béarn suivi d’oraisons en latin et français ainsi que Les Déduits de la chasse de Gace de La Buigne. Daté des XIVe, XVe siècle ce manuscrit superbement enluminé, et très bien conservé, peut être consulté sur le site de Gallica.
Sujet : chanson médiévale, poésie, amour courtois, roi trouvère, roi poète, lyrisme courtois, trouvères, vieux-français, Oïl Période : Moyen Âge central Auteur : Thibaut IV de Champagne (1201-1253), Thibaut 1er de Navarre Titre : « Amors me fet conmencier» Interprètes : Ensemble Athanor Album : Chansons de Thibaut de Champagne Roi-Trouvère (1201-1253) (1983).
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous invitons à nous suivre sur les rives du XIIIe siècle. Nous y poursuivrons l’exploration du répertoire musical du comte de Champagne, roi de Navarre et célèbre trouvère, Thibaut IV, rebaptisé également Thibaut le chansonnier.
Une chanson courtoise et légère
Amors me fet conmencier : le titre de cette composition annonce d’emblée la couleur. C’est le sentiment amoureux qui inspire notre trouvère et le pousse à écrire. Sur l’œuvre assez conséquente qu’il nous a léguée, on se souvient que plus de la moitié reste dédiée à la lyrique courtoise et à la fin’amor. Cette chanson en fait donc partie.
À l’habitude, l’engagement du prétendant à servir l’élue de son cœur est présenté comme total et qu’importe si cette dernière ne s’est pas encore prononcée en sa faveur. Dusse-t-il aller jusqu’à la mort, sans se dédire ni se désengager, l’amant courtois aura, au moins, la satisfaction d’avoir accompli sa quête et d’avoir servi dignement « Amors » et ses règles exigeantes. « Les observateurs pourront même en témoigner » : la réputation du roi trouvère comme loyal amant sera notoire et on est, ici, dans la recherche d’une légitimation sociale de la conduite courtoise, loin des « médisants » auxquels cette lyrique (souvent transgressive) nous a fréquemment habitué. La dame, elle, ses désirs et son bon vouloir, restent attendus et espérés. Elle est la maîtresse des horloges, comme le dit une expression à la mode, mais aussi de la décision.
Si tous les codes de l’amour courtois sont bien présents dans cette pièce du roi trouvère, on notera que le ton reste plutôt léger et optimiste. À tout le moins, il se montre moins « dolent » ou affecté que l’amant qu’on retrouve, parfois, dans certaines chansons courtoises de ce même Moyen Âge central ; on pense à des auteurs plus fébriles et transis qui y présentent leur vie sur le fil, toute entière suspendue au désir de la belle, pour des chansons faisant un peu l’effet (passez-nous l’expression) d’être écrites du haut d’un pont. Entre ivresse de l’amour, impatience mortifère et morsures du désir inassouvi (dont l’amant courtois aime à se délecter), Thibaut semble, pour cette fois, avoir choisi son camp. On le retrouvera, ici, plus du côté de la joie que du « pathos » (modernisme hors contexte historique mais assumé). Pour verser un peu dans le marxisme — pas celui de Karl, mais celui de Groucho en médecin prenant le pouls d’un homme en se servant de la petite aiguille de sa montre (film A day at the race, 1937) « Soit cet homme est mort soit ma montre est arrêtée » — : soit la belle est à demi-acquise, soit notre noble chevalier est optimiste, soit il se situe totalement dans la distance de l’exercice littéraire.
Sources manuscrites médiévales
On retrouve cette chanson courtoise de Thibaut IV de Champagne dans un certain nombre de manuscrits d’époque. Pour vous la présenter avec sa notation musicale, nous avons opté ici pour le MS Français 24406. Cet ouvrage du XIIIe siècle, actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF, contient sur 155 feuillets, 301 pièces de trouvères et d’auteurs du Moyen Âge central : Adam de la Halle, Blondel de Nesle, Gace Brûlé, Guiot de Dijon et bien d’autres plumes des XIIe et XIIIe siècles s’y trouvent présentées. Si vous en souhaitez le détail, le manuscrit est consultable sur Gallica. Vous pourrez également trouver l’ensemble de ces auteurs, jeux partis, textes et chansons référencés dans la Bibliographie des Chansonniers Français des IIIe et XIVe siècles signé de Gaston Reynaud (1884).
Pour la transcription en graphie moderne, nous nous appuyons sur l’ouvrage Les chansons de Thibaut de Champagne, roi de Navarre. Édition critique publiée par A. Wallensköld (1825, aux éditions Champion).
L’ensemble Athanor et Laurent Aubert
On retrouve Laurent Aubert à la création de cet ensemble suisse formé vers la fin des années 70. Voyageur, chercheur, ce musicien et anthropologue, c’est, jusqu’à nos jours, un artiste bien connu de la scène de l’Ethnomusicologie et des Musiques du Monde. Il est également à l’initiative de la revue des Cahiers d’ethnomusicologie et auteur de nombreux ouvrages de référence dans ce domaine. Il a également été en charge du Musée Ethnographie de Genève (MEG) pendant près d’une décennie.
En réalité, si Athanor s’est dédié principalement aux musiques médiévales, elles ne représentent qu’un aspect de la longue carrière de Laurent Aubert. Ce dernier s’est consacré intensément à leur pratique à la sortie de ses études, avec sa formation mais aussi en collaborant avec d’autres grands noms de la scène médiévale : Thomas Binkley, Jordi Savall et Montserrat Figueras, Paul van Nevel, l’ensemble Huelgas,,.. Pourtant, cette longue parenthèse de 10 ans n’a été que le prélude à bien d’autres aventures et l’appel du large l’a bientôt entraîné sur d’autres terrains (Népal, Afghanistan). Il s’y est passionné des musiques traditionnelles du monde, au sens large et c’est autour de ces dernières, de leur défense et de leur diffusion, qu’il a forgé la majeure partie de sa carrière.
L’album « Chansons de Thibaut de Champagne »
En 1983, l’ensemble Athanor proposait au public L’album Chansons de Thibaut de Champagne Roi-Trouvère (1201-1253). Bien centrée sur son sujet, cette production propose neufs chansons empruntées au répertoire médiéval du roi de Navarre. On y trouvera une sélection assez variée du point de vue thématique : amour et lyrique courtoise, tenson, chant de croisade, mais aussi des compositions plus pieuses.
L’album est sorti originellement en vinyle mais il semble aujourd’hui difficile à trouver dans ce format. Si des versions CD ont pu exister, elles se sont, elles-aussi, raréfiées. Par les vertus du numérique, on peut toutefois trouver l’ensemble de l’album et de ses pièces à la vente, au format dématérialisé MP3. Voir le lien suivant pour plus d’informations : Les Chansons de Thibaut de Champagne roi-trouvère par Athanor.
Amors me fet conmencier en langue d’oïl et français actuel
Amors me fet conmencier Une chançon nouvele, Qu’ele me veut enseignier A amer la plus bele Qui soit el mont vivant: C’est la bele au cors gent, C’est cele dont je chant. Deus m’en doint tel nouvele Qui soit a mon talent! Que menu et souvent Mes cuers por li sautele.
Amour me fait commencer Une chanson nouvelle, Car il veut m’instruire Comment aimer la plus belle Qui soit vivante en ce monde. C’est la belle au corps gracieux, C’est celle que je chante. Dieu m’en donne des nouvelles Qui soit selon mon désir ! Car, souvent et fréquemment, Mon cœur bondit pour elle.
Bien me porroit avancier Ma douce dame bele, S’ele me voloit aidier A ceste chançonele. Je n’aim nule riens tant Conme li seulement Et son afetement, Qui mon cuer renouvele. Amors me lace et prent Et fet lié et joiant, Por ce qu’a soi m’apele.
Bien me pourrait devancer Ma douce belle dame, Si elle voulait m’aider Avec cette chansonnette. Je n’aime nulle chose autant Qu’elle, et elle seule, Et ses belles manières* Qui ravivent mon cœur, . Amour m’enlace et me prend Et me remplit de joie et de gaieté, En m’appelant à lui.
Quant fine amor me semont, Mult me plest et agree, Que c’est la riens en cest mont Que j’ai plus desirree. Or la m’estuet servir Ne m’en puis plus tenir – Et du tout obeïr Plus qu’a riens qui soit nee. S’ele me fet languir Et vois jusqu’au morir, M’ame en sera sauvee.
Quand Fine Amour m’invite, Grande joie et satisfaction m’en viennent, Car c’est la chose en ce monde Que j’ai le plus désirée. Et, désormais, il me faut la servir, Je ne m’en puis plus retenir – Et je dois lui obéir en tout, Plus qu’à toute autre créature enfantée. Si elle m’affaiblit (me fait languir), Et que j’aille à en mourir, Mon âme en sera sauvée.
Se la mieudre de cest mont Ne m’a s’amor donee, Tuit li amoreus diront Ci a fort destinee. S’a ce puis ja venir Qu’aie, sanz repentir, Ma joie et mon plesir De li, qu’ai tant amee, Lors diront, sanz mentir, Qu’avrai tout mon desir Et ma queste achevee.
Si la meilleure en ce monde Ne m’a son amour donné, Tous les amoureux diront Que c’est, là, fâcheuse destinée. Et si je ne puis jamais parvenir A obtenir, sans me dédire Ma joie et mon plaisir Par celle que j’ai tant aimée, Lors ils diront, sans mentir, Que je serais venu à bout de tout mon désir et de toute ma quête.
Cele pour qui souspir, La blonde coloree (1), Puet bien dire et gehir Que por li, sanz mentir, S’est Amors mult hastee.
Celle pour qui je soupire, La blonde couronnée Peut bien dire et avouer Que pour elle, sans mentir, L’Amour s’est beaucoup hâté.
* Afetement, afaitement, affaitement : peut désigner un certain nombre de choses qui vont de l’éducation, la largesse, les bonnes manières, la convenance, la courtoisie. En chevalerie, il peut encore désigner la notion d’accomplissement. On le retrouve également en fauconnerie où il désigne la manière de dresser un rapace à la chasse.
(1) Variante dans un manuscrit : la blonde coronée
En vous souhaitant une belle journée. Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
NB : en arrière plan de l’image d’en-tête, on peut voir les enluminures et miniatures du feuillet 1 du MS Français 24406.