Sujet : chanson médiévale, musique médiévale, roi troubadour, roi poète, trouvère, vieux-français, langue d’oïl, jeu-parti, amour courtois.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur : Thibaut IV de Champagne (1201-1253),
Titre : « Dame, merci ! Une rien vos demant«
Interprète : Ensemble Venance Fortunat
Album : Trouvères à la cour de Champagne (1996)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous entraînons au cœur du XIIIe siècle, à la cour de Champagne, cour médiévale très animée et célèbre pour la promotion qu’on y faisait des arts et notamment de la poésie et de la musique des trouvères.
Thibaut Ier, roi de Navarre et comte de Champagne est le digne héritier des premières générations de ces compositeurs poètes du nord de France qui s’étaient inspirés très directement des troubadours d’oc, à la cour de Champagne et ce, dès le milieu du XIIe siècle. Ce seigneur, roi et comte allait même se distinguer dans cet art, au point qu’on le nommera Thibaut le Chansonnier. Doté d’un grand talent de plume, il excellera dans tout ce répertoire poétique et musical médiéval et, notamment, dans le maniement des codes de la courtoisie.
Un jeu courtois pour deux voix amusées
mais un brin désaccordées
La pièce du jour est de cette veine. On y questionnera, avec un brin de distance et d’humour, la jolie idée que l’Amour puisse ne pas survivre à des amants qui se seraient trop aimer. Elle est assez célèbre pour qui s’intéresse à cette période et de nombreux ensemble médiévaux l’ont déjà reprise (Alla Francesca, Ensemble Perceval, …). Plus légère que plaintive, il s’agit d’un jeu-parti entre le roi trouvère et une dame. Le poète y tiendra le rôle de l’amant dans un jeu amoureux et une relation qui, cette fois, semble un peu plus établie, quoique. Sur un ton plutôt badin, cette joute oratoire fournira l’occasion d’un jeu entre complicité et taquinerie entre les deux protagonistes. Cette histoire d’embonpoint ajoute encore un brin d’auto-dérision à ce jeu-parti, qui achève de lui donner une joli note d’humour.
Ecriture à deux mains
et hypothèse de la reine Blanche
Dans ce jeu poétique à deux voix, certains auteurs ont voulu voir la reine Blanche de Castille comme interlocutrice de Thibaut de Champagne. C’est notamment le cas du copiste du manuscrit médiéval Vatican Reg lat 1522 (daté des débuts du XIVe siècle). Dans la partie de cet ouvrage intitulée « Chansons et dialogues de jeu parti d’amour » (connue aussi sous le nom de chansonnier français b), ce scribe a, en effet, donné comme titre à ce jeu- parti : « le roi de navarre et la roine blanche« . C’est, on suppose, une fantaisie de sa part. Peut-être le fit-il pour faire écho à une tradition orale ou pour pouvoir mettre un titre à toutes les poésies et jeu-partis qu’il reportait ici ? Quoi qu’il en soit, en dehors de cet ouvrage (largement postérieur à la rédaction de ce jeu-parti) aucun des copistes des autres manuscrits dans laquelle on trouve cette pièce n’ont repris ce titre, ni ne le mentionnent (y compris dans des manuscrits antérieurs au lat 1522).
Ajoutons que, de même que les médiévistes sont, en général, assez dubitatifs sur la réalité d’une aventure amoureuse entre le comte de Champagne et la reine de France, ils le sont autant sur l’hypothèse qui voudrait faire de cette dernière la co-auteure de cette pièce. On préfère donc y voir plutôt une autre complice, demeurée anonyme, ou d’autres fois encore, une dame imaginaire. À la lecture de cet échange, sa répartie toute en subtilité, nous semblerait plutôt plaider en faveur de l’existence d’une dame réelle et d’une écriture à deux mains.
Autres sources manuscrites médiévales
On peut également trouver cette chanson médiévale en forme de joute annotée musicalement dans le célèbre Ms Français 844, plus connu encore comme le chansonnier du roy ou manuscrit du roi. Nous vous avons déjà présenté, ici, de nombreuses pièces de ce précieux manuscrit médiéval conservé au Département des manuscrits de la BnF.
Pour la version en graphie moderne de ce jeu-parti, nous nous sommes appuyé sur l’ouvrage Chansons de Thibault IV, comte de Champagne et de Brie, Roi de Navarre, Prosper Tarbé, (1851, Imp P. Regnier, Reims). Vous pourrez aussi la retrouver dans « Thibaut de Champagne, textes et mélodies » , Honoré Champion (avril 2018), ouvrage très complet sur l’œuvre du seigneur et trouvère médiéval. Aujourd’hui, pour découvrir ce jeu-parti en musique, nous vous proposons son interprétation par l’ensemble Venance Fortunat.
L’ensemble Venance Fortunat sur les pas des trouvères à la cour de champagne
Nous avons déjà eu l’occasion de vous présenter l’ensemble Venance Fortunat (voir article précédent). Formée en 1975, à l’initiative de sa directrice Anne-Marie Deschamps, cette formation musicale a eu l’occasion de rendre de nombreux hommages au répertoire médiéval, au long d’une carrière de plus de vingt ans.
C’est en 1996 qu’est sorti l’album dont est extrait la chanson du jour. Avec pour titre Trouvères à la cour de Champagne, il proposait pas moins de 19 titres sur ce thème pour une durée d’un peu plus de 60 minutes. On y retrouve de nombreux auteurs tels que Chrétien de Troyes, Gace Brûlé, Conon de Béthune, Raoul de Soissons ou Gautier de Coinci. Thibaut de Champagne y est également à l’honneur avec trois titres. D’autres pièces anonymes viennent compléter ce tour d’horizon des trouvères des XIIe et XIIIe siècles, dont quelques jolis motets du chansonnier de Montpellier (manuscrit H 196).
Musiciens & chanteurs présents sur cet album : Catherine Ravenne (alto), Dominique Thibaudat (soprano), Gabriel Lacascade (bariton), Bruno Renhold (tenor), Philippe Desandré (basse), Guylaine Petit (harpe)
Cet album a été réédité il y a quelques années et on le trouve encore à la vente en CD comme au format dématérialisé mp3 et à l’unité. Voir le lien suivant pour plus d’informations : Trouvères à la cour de Champagne de L’ensemble Venance-Fortunat.
« Dame, merci! Une rien vos demant«
Jeu parti de Thibaut de Champagne
NB : à l’habitude, cette traduction maison n’a pas la prétention de la perfection. Elle est le fruit de recherches personnelles croisées entre traductions comparées et études de vocabulaire. Nous ne prétendons pas faire toute la lumière sur ce texte. Mieux même, nous espérons qu’après sa transcription de la langue d’oïl de Thibaut vers le français moderne, il conserve, tout de même, une certaine part de mystère.
Dame, merci! Une rien vos demant,
Dites m’en voir, sé Dieu vous beneïe:
Quant vous morrez et je – mès c’iert avant,
Car après vous ne vivroie je mie -,
Que devenra Amors, cele esbahie ?
Que tant avés sens, valour, et j’aim tant
Que je croi bien qu’après nous iert faillie.
Dame, de grâce ! Je ne vous demande qu’une chose,
Dites-moi la vérité, Dieu vous bénisse :
Quand vous mourrez et moi aussi – mais je partirai avant,
Car après vous je ne pourrai plus vivre –
Que deviendra Amour, alors tout éperdu ?
Car vous avez tant de raison et de vertu, et je vous aime tant
Que je crois bien qu’après nous, l’amour disparaîtra.
Par Dieu ! Thiebaut, selon mon escïent
Amors n’iert ja pour nule mort perie,
Ne je ne sai sé vous m’alez gabant,
Que trop maigres n’estes vos encor mie.
Quant nos mourons, Diex nous dont bone vie !,
Bien sai qu’Amors damage i aura grant,
Mais tos jors iert valors d’Amor joïe.
Par Dieu, Thibaut, selon moi,
Amour n’a jamais péri pour quelque mort qui soit,
Je ne sais pas, non plus, si vous êtes en train de vous moquer de moi.
Car je ne vous vois pas encore si maigre que cela (syn : malportant).
Quand nous mourrons – que Dieu nous donne longue vie ! –
Je suis sûre qu’Amour en aura grand peine,
Mais sa valeur restera toujours aussi entière et parfaite.
Dame, certes ne devés pas cuidier,
Mais bien savoir que trop vous ai amée.
De la joie m’en aim g’ plus et tieng chier :
Et por ce ai ma graisse recovree ;
Qu’ainz Deus ne fist se tres bele riens née
Com vous. Mais ce me fait trop esmaier,
Quant nous morrons, qu’Amors sera finée.
Dame, certes, vous ne devez pas croire,
Mais bien être certaine que je vous aime trop.
Et cette joie (amour) même, fait que je m’aime et m’estime davantage,
Et voilà pourquoi je me suis engraissé à nouveau ;
Car Dieu ne fit jamais naître chose si belle
Que vous ; mais cela me donne trop d’émoi à l’idée
Que quand nous mourrons, l’Amour viendra aussi à sa fin.
Taisiés Thiebaut ! Nus ne doit conmencier
Raison qui soit de tous droits desevrée,
Vous le dites pour moi amoloier
Encontre vous, que tant avez guillée.
Je ne di pas, certes que je vous hée,
Mais, sé d’Amors me convenoit jugier,
Ele en seroit servie et honourée.
Taisez-vous Thibaut ! Nul ne doit se lancer
Dans un propos qui soit dénué de toute légitimité,
Vous dites tout cela pour m’attendrir
À votre endroit, après m’avoir tant trompée (raillée).
Je ne dis pas, certes, que je vous hais,
Mais si je devais prononcer un jugement par Amour,
Je ferais en sorte que ce dernier en soit servi et honoré.
Dame, Diex doint que vos jugiez a droit
Et conoissiés les maus, qui me font plaindre !
Que je sai bien, quels que li jugement soit,
Sé je en muir, Amors convendra faindre,
Sé vous, dame, ne la faites remaindre
Dedans son leus arrière où ele estoit ;
Q’à vostre sens ne porroit nus ataindre.
Dame, Dieu fasse que votre jugement soit juste
et que vous connaissiez les maux dont je me plains.
Puisque je sais bien que quel que soit le jugement,
Si j’en meurs, l’Amour en sera affecté,
À moins que vous, dame, ne le fassiez revenir
Dans le lieu où il se tenait auparavant,
Car nul autre ne pourra, en cela, atteindre votre sagesse (habilité).
Thiebaut, s’Amors vous fet pour moi destraindre,
Ne vous grief pas, que s’amer m’estouvoit,
J’ai bien un cuer qui ne se savroit faindre.
Thibaut, si Amour vous fait tourmenter pour moi,
N’en éprouvez pas trop de peine, car s’il me fallait aimer,
J’ai bien un cœur qui ne saurait le dissimuler (mon cœur ne reculerait pas).
En vous souhaitant une fort belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
NB : sur l’image d’en-tête, l’enluminure d’arrière-plan provient du Manuscrit médiéval Français 12625 dit Chansonnier dit de Noailles de la BnF (à consulter ici) . À droite, le portrait recolorisé de Thibaut de Champagne provient d’une peinture sur toile de Francisco Mendoza (XIXe siècle). Elle est exposée dans le salon du trône du Palacio de la Diputación Foral de Navarra, à Pamplone (Espagne).