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A la découverte d’une des Premières Révoltes Paysannes médiévales

Sujet : jacquerie, paysans, révolte paysanne, poésie médiévale, anglo-normand, vieux français, langue d’Oïl, littérature médiévale.
Période : Moyen Âge central, XIIe siècle, an mil
Auteur : Robert Wace
Ouvrage : Roman de Rou et des Ducs de Normandie par Robert Wace, publié pour la première fois par les Manuscrits de France et d’Angleterre. Frédéric Pluquet, 1827 (Edouard Frère Editeur, Rouen).

Bonjour à tous,

ujourd’hui, pour faire écho à la révolte paysanne qui gronde en France et jusqu’aux portes de Bruxelles, nous vous proposons un texte médiéval. Daté de la dernière partie du XIIe siècle, il s’agit d’un extrait du Roman de Rou du poète anglo-normand Wace (ou Gace). Son auteur nous conte comment les serfs et les petites gens des campagnes d’alors se lièrent entre eux contre les seigneurs et les abus du pouvoir en place, dans une tentative d’affranchissement.

On découvrira, au passage, les contraintes que le poète porte aux crédits des travailleurs de la terre de l’an mil. Certes, les temps ont changé mais, à lire Wace, les paysans normands de cette période voyaient déjà peser sur leur dos normes, taxes, bureaucraties et contraintes variées qui résonnent, d’une manière particulière, dans le contexte actuel. Vous en jugerez.

Naissance d’une révolte paysanne en l’an mil

Rédigé par Wace autour de 1160-1170, le Roman de Rou et des ducs de Normandie est une chronique historique en vers qui reprend l’histoire et la génèse du duché de Normandie depuis Rollon et l’épopée viking. L’attribution de la totalité de cette œuvre à Wace a été contestée depuis par certains érudits.

On trouve notre extrait du jour souvent cité dans les manuels historiques et littéraires, sans doute parce qu’il est assez représentatif des premiers tentatives d’affranchissement des serfs. Les abus et les contraintes que leur faisaient peser le pouvoir des seigneurs et des nobles d’alors y sont aussi dépeints de manière assez explicite par Wace. C’est un détail linguistique mais il semble également que cette pièce voit la notion de « bocage » apparaître pour la première fois en littérature française médiévale.

Aux sources médiévales du Roman de Rou

La Révolte paysanne de l'an mil dans le manuscrit médiéval ms 375 : Roman de Rou et des ducs de Normandie

Vous pourrez retrouver le Roman de Rou de Wace dans un certain nombre de manuscrits médiévaux conservés à la BnF ou même encore à la British Library. Pour l’extrait du jour, nous avons choisi le manuscrit ms Français 375 de la BnF. Cet ouvrage consultable sur Gallica présente un ensemble de poésies, de pièces littéraires et de romans divers datés des XIIe au XIIIe siècles. Ce manuscrit ancien est lui-même daté de la fin du XIIIe et des débuts du XIVe siècle.

Pour situer historiquement cet extrait du Roman de Rou, nous sommes sous le règne naissant de Richard II de Normandie, entre la toute fin du Xe siècle et le début du XIe siècle. Wace nous la raconte donc un peu moins d’un siècle plus tard.


La Jacquerie des paysans normands

N’aveit encore guere regné
Ne guaires n’aveit duc esté
Quant el païs surst une guerre
Ki dut grand mal faire en la terre.

Li païsan e li vilain
Cil del boscage et cil del plain,
Ne sai par kel entichement
Ne ki les mut premierement
Par vinz, par trentaines, par cenz
Unt tenu plusurs parlemen
Tel parole vunt conseilant
S’il la poent metre en avant
Que il la puissent a chief traire.
Ki as plus hauz faire cuntraire
Privéement ont porparlè
E plusurs l’ont entre els juré
Ke jamez, par lur volonté,
N’arunt seingnur ne avoé.

Seingnur ne lur font se mal nun ;
Ne poent aveir od els raisun,
Ne lur gaainz, ne lur laburs ;
Chescun jur vunt a grant dolurs.
En peine sunt e en hahan
Antan fu mal e pis awan
Tote jur sunt lur bestes prises
Pur aïes e pur servises.

Tant i a plaints e quereles
E custummes viez e nuveles
Ne poent une hure aveir pais
Tut jur sunt sumuns as plais :
Plaiz de forez, plaiz de moneies
Plaiz de purprises, plaiz de veies,
Plaiz de biés fair, plaiz de moutes,
Plaiz de defautes, plaiz de toutes.
Plaiz d’aquaiz, plaiz de graveries,
Plaiz de medlées, plaiz d’aïes.

Tant i a prevoz e bedeaus
E tanz bailiz, vielz e nuvels,
No poent avier pais une hure :
Tantes choses lur mettent sure
Dunt ne se poent derainier !
Chascun vult aveir sun lueier
A force funt lur aveir prendre :
Tenir ne s’osent ne defendre.
No poent mie issi guarir :
Terre lur estuvra guerpir.
Ne puent aveil nul guarant
Ne vers seignur ne vers serjant :
Ne lur tiennent nu cuvenant.

« Fiz a putain, dient auquant.
Pur kei nus laissum damagier !
Metum nus fors de lor dangier ;
Nus sumes homes cum il sunt,
Tex membres avum cum il unt,
Et altresi grans cors avum,
Et altretant sofrir poum.
Ne nus faut fors cuer sulement ;
Alium nus par serement,
Nos aveir e nus defendum,
E tuit ensemble nus tenum.
Es nus voilent guerreier,
Bien avum, contre un chevalier,
Trente u quarante païsanz
Maniables e cumbatans. « 

Roman de Rou et des Ducs de Normandie, Wace
(chap 1, vers 815 à 880, op cité)

Traduction en français actuel

NB : l’anglo-normand reste une langue relativement difficile à percer avec un simple bagage en français moderne. Nous vous proposons donc une traduction de cet extrait. Pour la suite, vous pouvez vous reporter au Roman de Rou (opus cité) ou encore à l’article de Louis René et Michel de Boüard (1).

Il n’avait encore guère régné
Et n’était duc que depuis peu
Quand au pays survint une guerre
Qui fit grand mal à la terre.

Les paysans et les vilains
Ceux du bocage (des bois) comme ceux de plaines
Je ne sais sous quelle impulsion
Ni qui les y poussa en premier lieu
Par vingt, par trentaine et par cent
Ont tenu plusieurs assemblées
Ils y délibèrent d’un projet,
Qui, s’ils pouvaient le mener bien
Et le réaliser,
Pourrait contrarier de nombreuses personnes en haut lieu.
En privé, ils ont convenu
Et se sont jurés entre eux
Que jamais, de leur propre volonté,
Ils n’auraient seigneur, ni avoué (protecteur noble, représentant généralement les abbayes et églises).

Les seigneurs ne leur causent que du mal
Les paysans ne peuvent s’en sortir
Ni par leurs gains, ni par leur labeur.
A chaque jour, vient son lot de souffrances,
Ils triment et ahanent sans trêve
Si naguère fut mal, c’est pire à présent.
Chaque jour, ils voient leurs bêtes prises,
Pour des aides ou pour des services.


On les afflige de tant de plaintes et de querelles
de tant de coutumes vieilles et anciennes
Qu’ils ne connaissent jamais de trêve.
Chaque jour, on leur fait des procès :
Procès de forêts, procès de monnaies
Procès à propos des voies ou des chemins
Procès de biefs (usage des cours d’eau) ou de droit de mouture,
Procès pour défaut, procès de saisie
Procès pour service de guet, procès pour les corvées
Procès pour des altercations, procès pour des aides…

Il y a tant de prévôts et d’huissiers,
Tant de baillis, anciens et nouveaux
Qu’on ne leur laisse aucun répit.
On les charge de tant de griefs,
Qu’ils ne peuvent s’en disculper.
Chacun veut prélever son loyer sur leur dos,
On leur prend leurs avoirs de force
Et les paysans n’osent résister, ni se liguer contre cela,
De sorte qu’ils ne pourront jamais s’en sortir.
Il ne leur restera qu’à déserter le pays.
Impossible de trouver un protecteur
Ni du côté du seigneur, ni vers son sergent
qui ne respectent jamais leur parole.

« Fils de p…, disent certains,
Pourquoi nous laissons-nous malmener ?
Mettons nous hors de leur portée,
Nous sommes des hommes tout comme eux
Comme eux, nous avons des bras et des jambes
Comme les leurs, nos corps sont robustes
Et nous pouvons résister tout autant qu’eux.
Il ne nous manque que du cœur au ventre.
Faisons un serment d’alliance,
Défendons nous et nos avoirs,
Et tous ensemble soutenons-nous.
Et s’ils veulent nous faire la guerre
Nous avons bien, contre un chevalier
Trente ou quarante paysans,
vaillants, solides et combattants.


Une répression dans le sang et la violence

L’épisode de cette première jacquerie, comme beaucoup d’autres, fut réprimé dans la violence et par le fer, au détriment de toute justice. Les actions sanglantes furent menées de la main de Raoul comte d’Evreux, agissant pour le duc de Normandie alors tout jeune. Le nom de ce dernier ne fut pas entaché semble-t-il, de cette répression qui étouffa la révolte paysanne dans l’œuf. On le nomma, en effet, plus tard « Richard le bon ».

Au XIXe siècle, Eugène Bonnemère, historien et auteur de l’Histoire des paysans (1) parle de tortures effroyables, de mains tranchées et d’yeux arrachés, etc… (toutes proportions gardées, cela pourrait rappeler des souvenirs pas si lointains à certains gilets jaunes ). Selon l’auteur du XIXe siècle, le comte d’Evreux ne s’arrêta pas là. Plomb fondu et empalement vinrent se joindre à la répression mais il prit bien soin de renvoyer chez eux certains émissaires éborgnés et diminués afin qu’ils dissuadent les autres serfs de rêver de liberté.

Fort heureusement, la Ve république n’est pas encore allée jusque là avec nos agriculteurs même si le positionnement dissuasif et malencontreux de quelques engins blindés aux abords du marché de Rungis avait pu faire craindre la pire des escalades. De leur côté, les paysans sont restés pacifiques dans leurs manifestations. Ils ont aussi démontré qu’ils savaient jouer les blocus à distance, en évitant les affrontements directs trop près de la capitale.

Serfs sous la houlette d'un contremaître agriculteur, Psautier de la reine Mary, Ms. Royal 2. B. VII, British Library, XIVe siècle
Enluminure : serfs sous la houlette d’un préfet (contremaître désigné par le Seigneur)
Psautier de la reine Mary, Ms. Royal 2. B. VII, British Library, XIVe siècle.

Vers une asphyxie de la France rurale et agricole

Pour rester encore un peu sur l’actualité, le contexte n’est, bien sûr, pas le même que celui de notre extrait. Nous sommes à plus de huit siècles du roman de Wace. Pourtant, certains rapprochements ne peuvent s’empêcher de venir à l’esprit. Asphyxiés, nombre de nos paysans ne vivent plus qu’à grand peine de leur labeur. On ne compte plus le nombre d’exploitations qui se voient contraintes de mettre la clef sous la porte ou d’agriculteurs qui mettent fin à leur jour.

Incohérences technocratiques, injonctions de productivité dans un océan de normes, politique de prix sans cesse révisée à la baisse et rentabilité nulle, les lois de la grande distribution comme la mondialisation font mal et la bureaucratie en rajoute. Dans ce contexte, le nombre d’heures de labeur abattues ne suffit pas à combler le fossé et dans le monde paysan, on s’use souvent sans trêve, pour bien peu.

Ajoutons à cela une politique européenne qui laisse entrer, par la grande porte, des marchandises à prix cassés, en provenance de pays non soumis aux règles drastiques imposées à nos agriculteurs. La logique d’un marché à 27 pays avec d’énormes disparités économiques entre eux battait déjà de l’aile mais l’ouverture à tous les vents fait craindre le pire. Tout cela commence à faire beaucoup et on comprend la réaction du monde agricole et de nos paysans d’autant qu’au delà de leur seule condition, la souveraineté alimentaire reste au centre du débat.


A propos des jacqueries et des révoltes paysannes, voir aussi :

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric Effe
Pour Moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

Notes

(1) La Normandie Ducale dans l’œuvre de Wace, Supplément aux annales de Normandie, Louis René, de Boüard Michel. (1951).
(2) Histoire des paysans depuis la fin du Moyen Âge jusqu’à nos jours, Tome 1, Eugène Bonnemère, Edition F Chamerot, Paris (1856)

NB : Sur l’image d’entête vous retrouverez la page de garde du Roman de Rou dans la Ms Français 375 de la BnF


Jeunesse, écarts de conduite et retours de bâton avec Meschinot

Sujet : poésie morale, poésie médiévale, poète breton, ballade médiévale, ballade satirique, auteur médiéval, Bretagne médiévale, grands rhétoriqueurs.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean (Jehan) Meschinot (1420 – 1491)
Titre : Le baston dont il est bastu
Manuscrit médiéval : MS français 24314 BnF
Ouvrage :  poésies et œuvres de Jean MESCHINOT, éditions 1493 et 1522.

Bonjour à tous,

ous repartons, aujourd’hui, pour les rives du Moyen Âge tardif pour y découvrir une nouvelle ballade morale de Jean Meschinot. Ce poète du XVe siècle occupa diverses fonctions à la cour de Bretagne. Il y fut notamment écuyer et hommes d’armes sous quatre ducs et fut aussi maître d’hôtel de Anne de Bretagne.

L’œuvre et le legs de Jean Meschinot

Son œuvre principale « Les Lunettes des Princes » valut longtemps à Meschinot une popularité posthume qu’atteste le grand nombre d’éditions produites après sa mort. Ce legs fut bientôt éclipsé par la renaissance. On le connaît aussi pour ses 25 ballades contre Louis XI dans lesquelles il emprunta les envois au Prince de Georges Chastellain. Il composa encore d’autres poésies, ballades et rondeaux dont même quelques pièces religieuses.

La poésie grave & vertueuse du banni de liesse

Jean Meschinot se distingue par une poésie morale et satirique qui ne s’épanche guère dans la farce et l’amusement. Quand ses préoccupations ne portent pas sur ses propres misères et déboires, elles vont aux devoirs de la noblesse et à la dénonciation des déviances et du manque de valeurs morales chrétiennes de son temps (abus politiques, cupidité, perfidie, etc…).

Cette œuvre dense et engagée a même valu à Meschinot un surnom qu’il reprend volontiers à son compte : « le banni de liesse ». Il se désigne notamment ainsi, à maintes reprises dans une pièce intitulée « la supplication que fist ledit Meschinot au duc de Bretaigne, son souverain seigneur« . Plus qu’un exercice littéraire, il s’agit d’une requête officielle qu’il déposa auprès de François II de Bretagne suite à un différent l’opposant à un autre noble du nom de Jean de BoisBrassu (1).

La postérité littéraire de Jean Meschinot

Cette gravité et cette mélancolie n’empêcheront pas Clément Marot de rendre un hommage posthume au poète breton dans ses vers, même si la postérité de ce dernier restera finalement de courte durée, à l’échelle de la littérature médiévale française. Après que ses Lunettes des Princes furent éditées dans le courant du XVIe siècle et sa première moitié, l’œuvre de Jean Meschinot fut peu reprise aux temps suivants. Le Moyen Âge entrait dans son hiver littéraire.

Pour ne rien ôter à Meschinot de sa  renommée, ni du prestige de son œuvre, précisons que de 1492 à 1539, on compte 25 éditions de ses Lunettes des Princes, ce qui en fait un vrai best seller, médiéval ou renaissant suivant les préférences de chacun en matière de chronologies.

Bien plus tard, à la fin du XIXe siècle, l’historien et chartiste Arthur de La Borderie fit paraître une belle biographie qui contribua à rediffuser l’œuvre du banni de liesse, en lui donnant un souffle nouveau (op cité). Reste que Meschinot n’a pas, pour autant, la reconnaissance d’un Rutebeuf, d’un Chartier ou d’un Villon pour une œuvre qui garde pourtant de l’intérêt.

Une poésie morale de Jean Meschino sur les écarts de conduite et les retours de bâton

Ballade morale du bâton pour se faire battre

Nous voilà donc rendu à la ballade du jour. En fait de refrain, Meschinot se sert d’un proverbe alors déjà connu depuis plusieurs siècles : « Tel garde et tient en sa maison Le baston dont il est bastu » nous dit il.

Si cette idée est encore en usage en français, sous une forme un peu différente (tendre le bâton pour se faire battre), on la retrouvait déjà dans un vieux poème occitan du milieu du XIIe siècle : « molt i fai grant foldat Cil qui nurrist lo basto ab que·s bat » autrement dit : « Il fait grande folie celui qui porte le bâton avec lequel on le bat”, Aigar et Maurin, chanson de geste provençale (vers 1152). Cet adage continuera, semble-t-il, de circuler en langue française aux siècles suivants et jusqu’au Moyen Âge tardif de l’auteur breton.

Pour Meschinot, cette ballade sera une nouvelle façon d’adresser les valeurs morales chrétiennes. Dans la fougue de la jeunesse, on peut se distraire mais attention à ne pas perdre de vue, son honneur, ni à s’égarer sur les sentiers de l’orgueil ou de la mécréance, au risque d’en payer le prix en retour. Entre plaisir, orgueil et folie, la vertu l’emporte toujours chez l’auteur breton. L’histoire ne dit pas si cette ballade s’adressait à un fils ou une fille de puissant dont il aurait pu avoir l’éducation en charge ? Mais peut-être ne fait-il que nourrir ici le même propos que ses lunettes de princes, en offrant un miroir pour éduquer les puissants.

Exercice de style et réthorique

Au delà du fond, Meschinot étale, dans cette poésie, son goût des pirouettes et des jeux de mots virtuoses : « le fol lye« , « se aise on« , « esbat eu« ,…). Avec le recul du temps, d’aucuns trouveront que le parti-pris alourdit un peu le propos et peut même nuire à la compréhension. D’autres en goûteront la saveur un peu désuète. Dans tous les cas, ces exercices de style sont assez caractéristiques des grands rhétoriqueurs dont Meschinot fut un des représentants reconnus au XVe siècle, avec Henri Baude, Olivier de la Marche, Georges Chastellain et quelques autres.

Aux sources anciennes de la ballade du jour

La ballade médiévale de Jean Meschinot dans le français 24314 de la BnF

Cette pièce fait partie d’une série de poésies qui fait immédiatement suite aux ballades adressées à Louis XI dans les éditions complètes des œuvres de Meschinot.

Du point de vue des sources, vous pourrez la retrouver dans le très coloré manuscrit médiéval Français 24314 de la BnF (à consulter sur Gallica). Pour la transcription en français moderne, nous nous sommes appuyés sur les éditions imprimées de 1493 et 1522.


Ballade morale du retour de bâton
dans le moyen français de Jean Meschinot

Jeunesse mère de folie
Partie adverse de raison
Par plusieurs façons le fol lye
(lie)
Pour le mener a desraison
Commettre luy fait maulx foison
Mais en fin tout bien debatu
Tel garde et tient en sa maison
Le baston dont il est bastu.

La maniere n’est pas jolie
De foloyer
(s’égarer, faire le fou) toute saison
Bien pour chacer mélencolie
En folie honneste se aise on
Mais pour dieu jamais ne faison
Que notre honneur soit rabatu
Car le maulvais a de moeson
(moisson)
Le baston dont il est bastu.

Un orgueilleux a chere lye
(à la mine joyeuse)
Prent peine sans comparaison
Plus que celluy qui s’humilie
En aymant dieu et oraison
Se bien nostre corps or aison
(aisier,satisfaire, mettre à l’aise)
Quand le foul est bien esbatu
(diverti, agité,… )
Son vice est sans aultre achoison
(prétexte, motif)
Le baston dont il est bastu.¨

Prince du jeune nous taison
Ayt mal plaisir ou esbat eu
Il doit hayr plus que poyson
Le baston dont il est bastu.


 En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Notes

(1) voir « Jean Meschinot, sa vie et ses œuvres, ses satires contre Louis XI », Arthur de la Borderie 1895, Bibliothèque de l’École des chartes.

Ségurant : à la découverte d’un chevalier arthurien inconnu avec Emanuele Arioli

Emanuelle Arioli, brillant médiéviste découvreur de Ségurant, le chevalier au dragon

Sujet : roman arthurien, légendes arthuriennes, chevaliers de la table ronde, manuscrits anciens, littérature médiévale, Ségurant, découverte médiévale.
Période : Moyen Âge central à tardif, XIIIe au XVe siècle
Titre : Ségurant ou le chevalier au dragon
Auteur : Emanuele Arioli
Média : Conférence à la Fondation Martin Bodmer, (juillet 2023) et ouvrages de l’auteur.

Bonjour à tous,

u cours des dernières semaines, ceux qui s’intéressent aux légendes arthuriennes n’ont pu manquer le grand bruit fait par les découvertes d’un archiviste- paléographe et universitaire du nom d’Emanuele Arioli. Après une décennie de recherches, ce dernier a, en effet, mis au jour l’existence littéraire et les faits d’un chevalier de la table ronde jusque lors tombé dans l’oubli : Ségurant le Brun.

Dans cet article, nous revenons dans le détail sur cette découverte inattendue. Nous vous présentons également une conférence de l’auteur ainsi qu’un récapitulatif des nombreux ouvrages qu’il a fait paraître sur le sujet.

Un chevalier oublié et quel chevalier !

La révélation de l’histoire de Ségurant est d’autant plus étonnante qu’on nous présente d’emblée ce chevalier comme l’un des plus brillants de l’épopée arthurienne.
Alerte divulgâchage mais pas trop ! L’histoire raconte qu’il est si fort qu’il éclipsa les autres chevaliers durant les tournois organisés à la cour du roi breton.

L’apparition de ce héros médiéval dans le corpus arthurien est postérieure à celle de Lancelot ou Tristan. Pourtant, ces derniers auraient peut-être eu leur blason moins doré à Camelot sans l’intervention de la perfide fée Morgane. A l’occasion d’un tournoi, la terrible demi-sœur d’Arthur invoquera, en effet, le diable pour écarter ce chevalier décidemment trop talentueux. Le Malin s’étant changé en dragon, Ségurant se lancera à ses trousses. Emporté par son courage, il se laissera entraîner loin du lieu dans une poursuite effrénée de la bête. Entre-temps, la fourbe et fallacieuse fée aura convaincu Arthur que le vainqueur du tournoi, comme le dragon, n’étaient qu’une illusion.

A peine apparu à la cour, Ségurant se trouvera donc condamné à l’oubli. La malédiction de Morgane a-t-elle traversé le papier pour s’exercer sur la postérité du preux chevalier dans le monde réel ? De fait, pour étonnant que cela paraisse, les faits de Ségurant restaient jusque là oubliés du roman arthurien.

Voir la conférence présentation d’Emanuele Arioli à la Fondation Martin Bodmer

Une aventure dans l’aventure

Dans les faits, les recherches d’Emanuele Arioli sur Ségurant débutent aux archives et dans une bibliothèque. Ce jour là, le jeune médiéviste trouve dans un manuscrit médiéval une partie de l’histoire de Ségurant passée jusque là inaperçue. Le manuscrit en question est le Ms 5229 de la Bibliothèque de l’Arsenal. L’ouvrage contient les Prophéties de Merlin. Il est, aujourd’hui, consultable en ligne sur Gallica.

Trouvant le récit interrompu au milieu d’une phrase, Emanuele Arioli décide de ne point s’en ternir là. Il se lance alors dans des recherches qui le mèneront dans les plus grandes bibliothèques d’Europe en quête d’autres manuscrits. Epluchant des centaines de codex, il s’attachera à débusquer le moindre fragment de parchemin, en quête du chevalier arthurien perdu.

Une longue quête dans les manuscrits médiévaux

Obnubilé par la poursuite de son dragon, Ségurant ne recherche pas le Graal mais l’apprenti docteur semble avoir trouvé le sien. Dix ans plus tard, il aura pisté le héros chevaleresque dans 28 manuscrits, mettant à jour une trame principale, mais aussi des variantes. Les ouvrages s’étalent sur une période qui débute en 1272-1273 pour les sources les plus anciennes et s’achève au Moyen Âge tardif. Les épisodes étaient disséminés dans diverses bibliothéques en France, en Belgique, en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Grande Bretagne et aux Etats-Unis.

Les manuscrits sont principalement d’origine française, flamande et Italienne mais demeurent en langue française. On y trouve de tout : codex entiers, fragments, parties de manuscrits brûlés ayant miraculeusement survécu à des incendies, … Selon le chercheur médiéviste, l’association du chevalier au dragon aux Prophéties de Merlin peut expliquer, en partie, son invisibilisation. L’ouvrage sera, en effet, interdit à la parution par l’Eglise romaine, dès le milieu du XVIe siècle. Vient sans doute s’ajouter l’apparition tardive de Ségurant dans le corpus arthurien et la baisse d’intérêt pour ce dernier à la Renaissance.

Quelques traits marquants de Ségurant

Dans son entreprise, Emanuele Arioli a établi des rapprochements entre Ségurant et Sigfried, autre héros des épopées germaniques. Il a également trouvé des correspondances manifestes entre ce dernier et Sigurd, son homologue chasseur de dragons né du côté des mondes scandinaves. Suivant l’auteur, il est fort probable qu’il se soit trouvé intégré, après coup, dans les récits arthuriens, comme se fut le cas pour Tristan.

Pourfendeur de lions, vainqueur aux tournois, Ségurant se distingue encore dans les légendes arthuriennes par d’autres traits. Destiné à un public peut-être plus aristocratique que bourgeois, son récit tardif semble bien entériner la fin de la courtoisie. Un auteur médiéval tardif s’efforcera de lui dégotter une princesse mirobolante. Cela relève toutefois de l’exception. Victime du sortilège de Morgane, le chevalier au dragon échappe aux choses de l’amour.

Par son humour et certains autres traits, l’histoire de Ségurant à la poursuite de son dragon illusoire pourrait encore annoncer la fin de la chevalerie. Cet idée n’est pas rare, cela dit, au Moyen Âge central et surtout tardif. En lisant certains auteurs médiévaux des XIIIe, XVe, on a souvent l’impression que la chevalerie reste un ailleurs insaisissable qui ne cesse d’agoniser. Un peu plus tard, Cervantes enfoncera le clou avec Don Quichotte et Emanuele Arioli établit certaines parentés entre l’auteur castillan et l’histoire de Ségurant.

Des recherches aux publications

Après un long travail de terrain, d’analyse et de classification, Emanuele Arioli a présenté sa thèse en 2017 devant la Sorbonne et le Collège de France. Mené sous la direction de Sylvie Lefèvre et de Michel Zink, ce travail lui a valu une mention très honorable. En dehors de la reconnaissance de ses pairs et comme à peu près toutes les thèses, elle passera à peu près inaperçue du grand public. Rien d’étonnant. C’est un peu la loi du genre.

Profitons en pour ajouter ici que les parutions de ce brillant médiéviste n’ont cessé d’être saluées par diverses académies depuis. Ses premiers travaux thèse présentés en 2013 devant l’Ecole des Chartes lui avaient déjà valu deux prix prestigieux et d’autres sont venus s’y ajouter.

« Ségurant ou le chevalier au dragon : étude d’un roman arthurien retrouvé », chez Honoré Champion

Quelques années plus tard, en 2019, l’auteur fera publier une première version remaniée de cette thèse chez Honoré Champion. Présenté en 2 tomes, l’ouvrage reste alors relativement confidentiel. On y trouve les versions en vieux Français et des notes propices à intéresser le public averti de la grande maison d’édition.

Couverture du livre sur Ségurant paru chez Honoré Champion en deux volumes

Le tome 1 présente le corpus central des écrits médiévaux attachés à Ségurant. On a là la version la plus fournie et la plus datée. Le tome 2 expose, quant à lui, les versions ultérieures et variantes retrouvées et réunies par l’auteur. Une réédition des deux ouvrages, datée de mars 2023, avancera encore dans la diffusion de Ségurant auprès du même public. On peut la trouver au lien suivant : Ségurant ou le chevalier au dragon, version cardinale, deuxième édition, Editions Honoré Champion.

Un troisième livre est également paru chez le même éditeur « Ségurant ou le chevalier au dragon (XIIIe, XIVe siècle : étude d’un roman arthurien retrouvé« . Il expose le patient travail de codicologie et de philologie ayant permis d’aboutir à la restauration de l’histoire du chevalier oublié.

Malgré cela, il faudra attendre sept mois pour voir la presse et les médias commencer à tendre plus sérieusement l’oreille. Ils le feront, au point d’élever Ségurant, au rang de véritable buzz médiatique automnal dans le monde du livre. Il faut dire qu’en plus du patient travail d’Honoré Champion, le jeune médiéviste, désormais professeur des universités, aura déployé de nouvelles stratégies et de nouveaux moyens pour faire connaître son chevalier arthurien au plus grand nombre.

Des livres tous publics pour découvrir Ségurant

Dans sa volonté de diffusion et comme on pourra le relever dans la conférence ci-dessus, Emanuele Arioli a eu à cœur de partager l’aventure de son héros médiéval oublié, autant que de mettre en scène sa propre course au trésor médiéval. Les amateurs de légendes arthuriennes se retrouvent donc gâtés à l’approche de Noël avec trois productions, en plus de celle susmentionnée.

Ségurant, le chevalier au dragon, Les belles lettres

Ségurant, le livre et la version en français moderne

Cet ouvrage présente une version plus compacte et plus orientée grand public de l’épopée de Ségurant que celle sortie chez Honoré Champion.

Pas de vieux français ici. Sur 240 pages, le livre présente en français moderne le roman disparu ainsi que des enluminures issues des manuscrits originaux. Il est disponible en format broché ou Kindle à un prix plutôt abordable et rencontre déjà un franc succès.

Ségurant, le chevalier au dragon, Seuil Jeunesse

Ségurant, un livre au seuil jeunesse sur l'aventure du médiéviste et ses recherches

Le parti-pris de cet ouvrage est de faire découvrir, de manière illustrée, la quête entreprise par le chercheur et les méthodes utilisées pour mettre au jour le chevalier arthurien oublié.

Mettre à la portée des jeunes publics son métier de paléographe archiviste et ses recherches dans les manuscrits, reste un moyen original de partager ses péripéties, tout en suscitant des vocations. C’est plutôt une bonne idée dans laquelle transparaît le pédagogue et professeur qu’est aussi Emanuele Arioli.

Le Chevalier au Dragon, la BD chez Dargaud

Ségurant, le chevalier au Dragon, sorti en BD chez Dargaud

Avec ce dernier format sous le mode pure BD, l’auteur-chercheur se propose de faire découvrir Ségurant d’une autre manière encore. Pour les besoins du scénario et du format, il se permet ici quelques incursions un peu plus fictionnelles. Elles permettent notamment de combler quelques vides laissés par les aventures reconstituées du chevalier arthurien.

Tous les produits sus-décrits sont à la vente chez tout bon libraire. Aussi, n’hésitez pas à les visiter pour leur commander. Pour ceux qui sont dans des zones privées de librairies ou même hors de France, vous pourrez, bien entendu, retrouver tous ces ouvrages dans les librairies en ligne. Voici un lien utile à cet effet.

Des productions complémentaires

Pour une histoire sortie d’un labo de recherches, l’idée d’une sortie rapprochée sur tous ces supports est assez novatrice. En fait de redondances, il faut plutôt y voir une heureuse complémentarité. En plus de toucher divers publics, ces différentes productions papier se renvoient, en effet, la balle de manière plutôt heureuse.

A l’heure où il est si difficile de s’arracher aux écrans pour se plonger dans de saines lectures, la BD est un bon moyen d’entrer dans l’histoire pour les aficionados du format illustré et pour les plus jeunes. Elle peut, par la suite, susciter l’envie d’aller chercher aux racines du texte médiéval dans le ou les livres disponibles. Aurait-on trouvé une nouvelle façon d’envisager le retour à la lecture par l’image papier et la BD ? Le sujet s’y prête mais l’originalité de cette triple sortie reste à saluer.

Documentaires et conférences

Dans la foulée de toutes ses sorties, l’auteur a également travaillé, de concert, avec la chaîne de télévision Arte sur un documentaire qui vient tout juste de sortir (le 25 novembre). La réalisatrice et l’auteur ont fait le choix d’y présenter, en parallèle, les aventures filmées de l’archiviste-paléographe et celle du chevalier Ségurant en format animation.

On espère que ce format participera de la dynamique de distribution des produits et ne l’éteindra pas comme c’est trop souvent le cas. On connait hélas trop l’effet « j’ai vu le film, pas besoin de lire le livre » (l’écran, encore lui). Quoi qu’il en soit, l’auteur, comme les publics ayant déjà vu ce documentaire, ont l’air de s’en déclarer largement satisfaits.

En dehors de cela, on peut trouver quelques conférences d’Emanuele Arioli en ligne comme celle partagée un peu plus haut dans l’article. Vous pourrez également le retrouver au lien suivant dans une conférence sur le site de l’Ecole des Chartes parue tout récemment. Etant lui-même chartiste, il revient en quelque sorte à la source de ses enseignements, pour sa découverte et son approche, en compagnie de son éditeur des Belles lettres.

Bon pour les chercheurs et pour le Moyen Âge

Pour conclure, il faut se féliciter de cet enthousiasme médiatique mérité autour de Ségurant. La découverte et l’opiniâtreté du chercheur auront payé même si, redisons-le, la mise au jour d’une telle nouveauté sur un corpus si largement étudié reste aussi rare qu’exceptionnelle.

De fait, bien des archivistes ou médiévistes peuvent lui envier cette trouvaille mais aussi s’en trouver d’autant plus motivés dans leur travail. La chasse au trésor est encore possible et l’on peut avec un peu de ténacité se changer tout soudain en une sorte d’Indiana Jones des temps modernes, toute mesure gardée. Au delà, tout cet écho dont bénéficie aujourd’hui Emanuele Arioli est bon pour la recherche en Histoire, pour les légendes arthuriennes, autant que pour la connaissance du Moyen-Âge et de sa littérature. On peut donc l’en féliciter doublement.

Des labos aux échos médiatiques

Ses mésaventures permettent aussi de mesurer le fossé existant entre le monde de la recherche et celui des médias, même quand les sujets s’y prêtent. Sans les supports appropriés en terme de ciblage, de marketing et de communication, il aura fallu près de 6 ans pour que la découverte d’un chevalier oublié de la cour d’Arthur passe des bancs de l’Université aux médias plus grand public. Entre l’univers Kamelott d’Alexandre Astier mais encore les séries et autres productions hollywoodiennes diverses, le roman arthurien n’a pourtant cessé de démontrer sa popularité actuelle. Il y a là peut-être un leçon à tirer.

Pour les amateurs de toutes ces déclinaisons filmées autour du roi des bretons, reste à savoir si Ségurant fera bientôt une apparition, fugace ou plus consistante, sur les grands écrans. L’auteur en rêve certainement mais ne soyons pas trop pressés et donnons au public le temps de lire un peu, puisqu’il semble en reprendre le goût grâce à ce chevalier oublié.

Sur le roman arthurien, voir également :

En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
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Un rondeau fataliste d’Eustache Deschamps sur la chance et le sort

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, rondeau, malheur, malchance, chance.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Eur et meseur, a tout considerer»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T IV,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous retrouvons Eustache Deschamps, le temps d’un rondeau. Cette courte pièce fera écho à quelques autres ballades déjà croisées chez ce poète et officier de cour du Moyen Âge tardif, sur le thème de la fortune : « eur », « heur » (la chance, le sort, la bonne fortune) et son opposé « meseur » (le malheur, le mauvais sort, la malchance).

Roue de fortune et fatalisme

Comment échapper à la roue de fortune ? Dans les mentalités médiévales, elle tourne inexorablement entrainant, sans distinction, les plus puissants comme tous les autres dans la chute au moment où ils s’en croyaient prémunis, ou faisant, au contraire, monter au pinacle (mais pour combien de temps ?) ceux qui se pensaient condamnés à rester indéfiniment déshérités et malchanceux.

Cette roue du sort aurait-elle arrêté de tourner pour le pauvre Eustache Deschamps ? A maintes reprises dans son œuvre, il nous aura conté ses misères et ses déboires, qu’ils siègent dans l’ingratitude et le manque de reconnaissance de son travail par les puissants, ou encore dans sa pauvreté, son domaine pillé et mis à sac, ou dans la vieillesse qui l’assaille et le trouve sans grand moyen et en santé précaire à l’hiver de sa vie.

Dans le rondeau du jour, on retrouvera notre poète du XIVe siècle résigné et fataliste. L’homme aura beau y faire si fortune ne l’accompagne pas et que le malheur suit ses pas, quoi qu’il entreprenne, il ne fera que se trouver encore plus accablé. A l’inverse, si le sort lui sourit, il aura gagné, quoiqu’il fasse, une sorte d’immunité contre l’adversité. Le propos semble générique mais ne laisse guère de doute sur l’humeur de celui qui tient la plume. Il peut même personnellement témoigner que chacun peut nuire à celui pour lequel le vent de la chance a tourné.

Le rondeau D'Eustache Deschamps accompagné d'une enluminure sur la roue de Fortune tirèe d'un Manuscrit médiéval du XIVe siècle.

Aux sources manuscrites de ce rondeau

Aux sources de cette poésie, nous revenons, une fois encore, au Français 840 de la BnF (consultable sur le site Gallica.fr). Ce manuscrit, daté du début du XVe siècle, est tout entier consacré à Eustache Deschamps. Sans grandes fioritures, il étale sur près de 1200 feuillets, l’œuvre extrêmement prolifique de l’auteur du Moyen Âge tardif.

Pour la transcription moderne de ce rondeau, nous nous dirigeons, à l’habitude, sur le large travail de compilation effectué entre la deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe par le Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Paris. Vous pourrez donc retrouver cette pièce au Tome IV des Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps établies par le bon soin de ces deux auteurs.

La mise en scène de soi dans la poésie d’Eustache

Le rondeau D'Eustache dans le manuscrit médiéval Français 840 de la BnF.

Comme les goliards ou un Rutebeuf l’avaient fait avant lui et comme un François Villon ou un Meschinot y souscriront un peu plus tard, dans son œuvre, Eustache Deschamps ne s’est pas privé de mettre en scène ses propres déboires et les revers de sa destinée.

Dans cette posture du poète qui cible un auditoire, en général, plutôt aristocratique (princes, courtisans, gens de cour, etc…), afin de le prendre à témoin de ses malheurs personnels, on est bien enclin d’imaginer que l’auteur force quelquefois le trait pour s’attirer quelques faveurs. A défaut d’en appeler à des jauges psychologiques mal calibrées, il faut au moins faire le constat qu’Eustache Deschamps s’inscrit ici dans une tradition littéraire qu’il prolonge et étoffe à la lumière de son propre chemin de vie (1).

Dans d’autres textes, la mise en scène de ces traits ira même chez lui jusqu’à l’exagération comique et l’auto-dérision. L’humour prendra alors, des tours physiques et burlesques quand il se couronnera, lui-même, « roi des laids ». Ce n’est pas le cas dans le rondeau du jour dont le ton assez fataliste et impersonnel laisse deviner un Eustache plutôt désabusé face à son propre sort.


Eur et meseur, a tout considerer
dans le Moyen Français d’Eustache

Au monde n’a au jour d’hui que ces deux
Eur et meseur, a tout considerer,
Dont l’un fait bien et l’autre desperer:
Aler partout peu cil qui est eureux
On ne lui peut ne nuire ne grever ;
Au monde n’a au jour d’hui que ces deux
Eur et meseur, a tout considerer.


Maiz bien se gard toudiz le maleureux
Car il ne peut fors meschance trouver :
Chascuns li nuit si puis dire et prouver ;
Au monde n’a au jour d’uy que ces deux
Eur et meseur, a tout considerer,
Dont l’un fait bien et l’autre desperer:

Traduction en Français actuel

A notre époque, tout bien considéré,
seul importe la chance ou le mauvais sort
l’un fait le bien, l’autre le désespoir.
Celui qui est chanceux peut aller en tout lieu
Nul ne pourra lui nuire ni lui faire du tort ;
De nos jours, tout bien considéré,
Seuls comptent la chance ou le mauvais sort.


Mais qu’il se défie bien de tout, le malheureux,
Car, quoiqu’il fasse, il ne pourra trouver que malchance.

Chacun lui nuira, ainsi puis-je l’affirmer et le prouver ;
En notre temps, tout bien considéré,
Il n’y a que la chance ou le mauvais sort qui comptent
l’un fait le bien, l’autre le désespoir
.


Quelques autres poésies médiévales & articles sur le même sujet :
La roue de fortune, Anonyme
Fortune & ses joies, Christine de Pizan
De Fortune me doit Plaindre, Guillaume de Machaut
La paix de Rutebeuf, sur le je & le jeu du poète médiéval

En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

(1) Voir l’article François Villon au miroir d’Eustache Deschamps Florence Bouchet Université Toulouse – Jean Jaurès PLH : Patrimoine, Littérature, Histoire, dans Villon à la lettre, articles réunis par Nathalie Koble, Amandine Mussou, Anne Paupert et Michelle Szkilnik,

NB : l’enluminure de l’illustration (roue de fortune) provient du Manuscrit 0264 de la Bibliothèque de l’Institut de Paris. Daté du XIVe siècle, cet ouvrage contient la Consolation de Philosophie texte demeuré anonyme, ainsi que le testament de Jean de Meun et divers autres textes liturgiques. Vous pouvez consulter quelques-unes de ses enluminures sur le site de la bibliothèque.