Archives par mot-clé : littérature médiévale

histoire et littérature médiévale satirique autour des lombards

lombards_usurier_banquiers_moyen_age_central_litterature_poesie_histoire_medievaleSujet : proverbe, citation, lombard, usurier, banquier, monde médiéval, littérature, poésie, histoire médiévale
Période : moyen-âge central, du XIIe  au XVIe
Auteur  : Gabriel Meurier, Rutebeuf, François Villon, Don Juan Manuel.
Art, Peinture : Quentin Metsys

“Dieu me garde des quatre maisons
De la taverne, du Lombard,
De l’hospital et de la prison.”

Gabriel Meurier  Trésor de sentences dorées, dicts, proverbes et dictons communs, réduits selon l’ordre alphabétique (1568).

Bonjour à tous,

P_lettrine_moyen_age_passion copiaour être tiré d’un ouvrage qui nous porte sur les rives du XVIe siècle, le proverbe que nous publions aujourd’hui pourrait bien, sans anachronisme, trouver sa place dans les deux ou trois siècles qui en précèdent la publication. On le doit à Gabriel Meurier, un marchand qui, dans le courant du XVe siècle, peut-être poussé d’abord par des nécessités professionnelles, finit par se pencher sur les langues et devenir grammairien et lexicographe. Versé en moyen français, comme en flamand et en espagnol, il rédigea quelques traités de conjugaison et de grammaire, ouvrit même, semble-t-il, une école de langues et on lui doit encore quelques recueils de dicts et « sentences » dont ce Trésor de sentences dorées, dicts, proverbes et dictons communs, réduits selon l’ordre alphabétique dont nous avons tiré le proverbe du jour.

usurier_quentin_metsys_lombards_litterature_histoire_poesie_medievale_moyen-age_renaissanceDans l’ensemble des dictons rapportés dans son ouvrage, il en a, sans doute, écrit quelques uns de sa plume mais comme il dit lui-même les avoir aussi glanés et répertoriés à longueur de temps et en bon lexicographe, pour la plupart d’entre eux, il est bien difficile, au bout du compte, de les dater ou d’en connaître l’origine précise. L’affaire se complique d’autant qu’il a aussi traduit des proverbes en provenance d’autres berceaux linguistiques. Quoiqu’il en soit, cet auteur a eu au moins le mérite de les répertorier, tout en en passant un certain nombre de l’oral à l’écrit pour la postérité. En dehors de sa valeur historique, l’ouvrage reste, par ailleurs, plutôt divertissant et agréable à feuilleter.

Comme nous le disions plus haut et pour en revenir au proverbe du jour, même si l’on n’en trouve apparemment pas trace avant cet ouvrage, il pourrait fort bien lui être antérieur  avec sa défiance affichée envers ces quatre maisons que sont  la prison, la taverne, l’hôpital et l’officine du « lombard ». Et si l’on comprend bien pourquoi on devrait se garder des trois premières, nous voulons parler plus précisément ici de la dernière, puisque ces « lombards »  reviennent en effet souvent dans la littérature médiévale où ils font l’objet de satires et de critiques directes de la part de bien des auteurs. Mais avant de passer à quelques exemples pris dans ce champ, revenons un peu sur leur origine et leur histoire médiévale, guidé par un article exhaustif du professeur d’histoire et médiéviste Pierre Racine de l’Université des sciences humaines de Strasbourg sur ces questions (1)

Les Lombards, marchands banquiers
du moyen-âge central

M_lettrine_moyen_age_passionalgré les interdictions religieuses et politiques de l’usure depuis Charlemagne, sous la pression des besoins en numéraire et de la croissance économique, la société commerciale et civile du moyen-âge central inventera bientôt des formes de prêts à intérêts contournant les interdits. Les juifs, bien sûr, non soumis aux contraintes que font peser les institutions chrétiennes sur leurs ouailles, les pratiqueront, mais ils ne seront, comme nous allons le voir, pas les seuls.

citations_moyen-age_tardif_proverbe_renaissance_gabriel_meurier_tresor_sentences

Dans les débuts du XIIe siècle, période de forte expansion commerciale, les marchands génois mettront en place un système de contrat de change qui masquera les notions d’intérêt par un habile jeu de chiffres et d’arrondis. Les marchands itinérants italiens en provenance de la région utiliseront ces contrats à leur avantage pour investir et s’enrichir sur les grandes foires de Champagne et sur le pourtour oriental de la méditerranée. Leurs affaires florissantes leur permettront bientôt de devenir, à leur tour, marchands-banquiers et ils commenceront bientôt à s’organiser en véritables compagnies bancaires et commerciales.  Dans le courant du XIIe siècle, le modèle gagnera d’autres régions italiennes et, loin d’être confinée à la Lombardi actuelle, l’appellation de « lombards » commencera à désigner, au sens large, ces marchands et préteurs venus d’Italie du Nord.

Un peu plus d’un siècle plus tard, dans le milieu du XIIIe, toujours bien implantés dans les foires de champagne, ces pourvoyeurs de marchandises luxueuses et d’argent trébuchant gagneront Paris et la cour royale. Par la suite, leur activité se répandra rapidement sur d’autres provinces. A la faveur du marché, ils auront alors délaissé les marchandises pour se spécialiser sur le « commerce » de l’argent et les prêts aux nobles, mais aussi en direction de toute personne, en milieu urbain ou rural, en mal de liquidités. Sous la pression de la usurier_banquiers_quentin_metsys_lombards_litterature_histoire_poesie_medievale_moyen-age_renaissancedemande, les taux d’intérêt deviendront vite prohibitifs et des premières réglementations seront mises en place. Inutile de dire que l’église, de son côté, n’aura de cesse de lutter contre ces pratiques, même si à quelques reprises on prendra quelques uns de ses dignitaires la main dans la sac.

« Leurs tables de prêt ou casane s’établissaient jusqu’au milieu des campagnes et dès lors ces financiers « lombards » devaient acquérir une mauvaise réputation  à leur tour près des populations ayant recours à leur service. »
Les Lombards et le commerce de l’argent au Moyen Âge – Pierre Racine

En l’absence de choix et outre la condamnation morale que le moyen-âge chrétien fait de l’usure, cette « mauvaise réputation » dont les lombards hériteront, semble aussi s’être fondée sur de sérieux écarts:

« Une enquête, provoquée par des habitants de Nîmes qui se sont plaints en 1275 près du sénéchal révèle que certains d’entre eux avaient été victimes d’une telle pratique (prêts de courte durée avec un système d’intérêts composés), aboutissant pour l’un d’entre eux à un intérêt s’élevant à 256 %. » Opus Cité

A l’évidence, même les tentatives officielles de réglementation ne parviendront pas totalement à encadrer ce trafic et ses abus.  Au sortir, de marchand préteur, le terme de lombard deviendra bientôt synonyme d’usurier, honni du côté du peuple et attaché de toute une ribambelle de « qualités » assorties dans les satires. Bien sûr, de leur côté les puissants et même la couronne y auront largement recours, sachant les utiliser et usant même quelquefois d’un brin d’arbitraire pour confisquer leurs biens.

Pour conclure sur ses aspects historiques, on suivra avec intérêt dans l’article cité, les suspicions ou accusations auxquelles  certaines de ces compagnies bancaires furent sujettes durant la guerre de cent ans, notamment pour leur rôle dans le financement des efforts de guerre des ennemis d’alors. Comme s’il était déjà devenu difficile, dès le courant du XIVe siècle, de mener efficacement des guerres sans l’intervention des banquiers.  Quelle drôle d’idée…

peinture_XVIe_primitif_flamands_preteur_usurier_quentin_metsys_lombards_monde_medieval_renaissance
Le préteur et sa femme, Quentin Metsys (1466-1530) peintre primitif flamand des XVe, XVIe

L’image du lombard
dans la satire et la littérature médiévale

D_lettrine_moyen_age_passionans un monde chrétien qui ne goûte pas l’usure et même si l’on a recours à leurs services, cette mauvaise réputation collera longtemps à la peau des « lombards » et leur vaudra bien des satires  par les auteurs médiévaux du fin fond du  XIIIe  jusqu’au coeur du XVIe siècle. Pour enfoncer le clou, donnons-en quelques exemples, pris dans la littérature médiévale et dans les siècles antérieurs, en commençant par quelques vers de Rutebeuf datant du XIIIe siècle :

« …Là Loi chevaucha richement
Et decret orguilleusement
Sor trestoutes les autres ars,
Moult i ot chevalier lombars
Que rectorique ot amenez 
Dars ont de langues empanez
Por percier de cuers des gens nices
Qui vienent jouster à lor lices,
Quar il tolent mains héritages
Par les lances de lor langages »

Rutebeuf – Oeuvres Complètes. A Jubinal.

Dans la continuité de cet exemple, dans lequel Rutebeuf nous parle de don pour la parole et pour embobiner les personnes naïves (nices) et « voler » « ôter »(toler) maintes héritages, on peut encore valablement citer un ouvrage castillan du XIVe siècle, qui se présente comme un petit traité de moral avec des exemples à valeur pratique : le comte Lucanor, apologues et fabliaux du XIVe de Don Juan Manuel, traduit par Jean Manuel Puybusque (1854). On y trouvera notamment une parabole assez édifiante sur ce même thème de « mauvaise presse » du Lombard, jusqu’au sort (peu chrétien) que lui réserve ici son insatiable soif de possession.

banquier_quentin_metsys_lombards_litterature_histoire_poesie_medievale_moyen-age_renaissanceL’histoire a pour titre Du miracle que fit Saint-Dominique sur le corps d’un Usurier. Elle conte l’aventure d’un lombard qui n’avait de cesse que d’accumuler les richesses. Tombé brutalement malade et sur son lit de mort, un ami lui conseilla de faire mander Saint-Dominique. L’homme s’exécuta mais le Saint étant occupé fit envoyer un moine à son chevet. Craignant que le religieux ne persuade le mourant de faire donation de toutes ses richesses au monastère, ses enfants lui firent dire que l’homme était en proie à une crise et n’était pas visible. Suite à cela, le malade perdit totalement l’usage de la parole – la faute à la rapacité de sa progéniture (dont le conte semble nous dire qu’elle serait héréditaire au moins chez le lombard) – et mourut sans confession et donc privé de Salut. Un de ses fils convainquit alors Saint-Dominique de dire, tout de même, l’oraison funèbre pour le mort. Le Saint accepta et dit dans son oraison « où est ton trésor, là est ton coeur ». Et pour montrer à l’assistance la véracité de ces paroles de l’évangile (Ubi est thesaurus tuus, ibi est cor tuum) il commanda qu’on chercha le coeur du défunt là où il devait, en principe, se trouver. Pourtant, en ouvrant la poitrine de ce dernier pour y chercher l’organe, on ne le trouva pas à sa place. Il se trouvait pourrissant et grouillant de vers dans le coffre, là-même où l’homme avait gardé ses richesses. « Si corrompu , si pourri, qu’il exhalait une odeur infecte » nous dit le conte et le narrateur de conclure sur les dangers de vouloir amasser un trésor à n’importe quel prix, au détriment de ses devoirs et des bonnes oeuvres.

Enfin, donnons un dernier exemple si c’était encore nécessaire. On se souvient d’avoir encore trouvé cette figure du Lombard, prêteur et acheteur d’à peu près tout même le plus amoral, sous la plume de François Villon et de sa gracieuse ballade faite à Monseigneur de Bourbon pour lui soutirer quelques écus.

Si je peusse vendre de ma santé
A ung Lombard, usurier par nature,
Faulte d’argent m’a si fort enchanté
Qu’en prendroie, ce croy je, l’adventure.
Argent ne pend à gippon ne ceincture ;

Requête à monseigneur de Bourbon, Oeuvres de Maistre François Villon. JHR Prompsault (1835)

Finalement, près de trois siècles après Rutebeuf et comme l’atteste le proverbe que Gabriel Meurier couchait sur le papier en 1568, les lombards ne semblaient guère avoir redoré leur blason, ni récupéré leur déficit d’image.


Pour ce qui est des toiles qui nous ont servi d’illustrations tout au long de cet article, elles sont toutes tirées de l’oeuvre totalement originale et incroyablement expressive du peintre primitif flamand des XVe, XVIe siècles Quentin Metsys (1466 -1530). Quelques années avant l’ouvrage de Gabriel Meurier, il faut avouer que le traitement artistique caricatural qu’il faisait du sujet de l’argent et de l’usure, allait tout à fait dans le même sens que la satire littéraire et sociale qui l’accompagnait et y renvoyait de manière très claire.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric F
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-â sous toutes ses formes


(1)L’article de Pierre Racine date de 2002 et se trouve disponible sur le site Clio.fr et sous ce lien : Les Lombards et le commerce de l’argent au Moyen Âge.

Oeuvres complètes de RutebeufTrouvère du XIIIe siècle,
Achille Jubinal Tome Deuxième (1874)

Requête à monseigneur de Bourbon, Oeuvres de Maistre François VillonJHR Prompsault (1835)

Trésor de sentences dorées, dicts, proverbes et dictons communs, réduits selon l’ordre alphabétique, Gabriel Meurier    (1568).

Le Comte Lucanor, apologues et fabliaux du XIVe siècle
de Don Juan Manuel, traduit par Jean Manuel Puybusque (1854).

Mort médiévale, mort moderne : idées reçues, approche comparée et systèmes de représentations

mort_medievale_moyen-age_valeurs_systemes_de_representations_idees_recues_moyen-age_chretienSujet : mort, idées reçues, Moyen Âge chrétien, littérature médiévale, éducation religieuse, histoire médiévale, sociologie, systèmes de représentations.
Période : Moyen Âge central à tardif.
Auteurs  variés, Christine Pizan, Eustache Deschamps, Jean de Meung, Jean Meschinot.
Ouvrage collectif : À réveiller les morts : la mort au quotidien dans l’Occident médiéval. 

Bonjour à tous,

S_lettrine_moyen_age_passionuite à la citation de Christine de Pizan que nous avions publiée, il y a quelques jours, « brut de fonderie », voici quelques réflexions comparées sur les représentations de la mort au Moyen Âge et sur son statut dans nos sociétés modernes. Pour des raisons « digestives », nous scinderons cet article en deux parties. La première que nous publions aujourd’hui se penche sur la période médiévale.

Avant d’aller plus loin, voici un petit rappel de la citation en question ; dans les œuvres poétiques de l’auteur, elle est classée comme un proverbe moral :

“Quoy que la mort nous soit espouventable
A y penser souvent est prouffitable.”
  

Christine de Pizan,  Proverbes moraux. Œuvres poétiques, Tome 3.

I. La mort médiévale, gardienne « épouvantable » des valeurs chrétiennes

A défaut de verser dans la psychologie facile, applicable rétroactivement, en tout lieu et en toutes circonstances, le veuvage précoce de la philosophe, écrivain et poétesse du Moyen Âge tardif  ne semble pas seul suffire à expliquer cette citation. L’image de la mort court, en effet, d’un bout à l’autre de la littérature et la poésie médiévale. Elle y revient comme la marée, apportant dans ses rouleaux d’écume sa moisson de sagesse ou d’enseignements, et avec elles, l’entêtante question de ce qui restera à emporter, le rappel insistant de l’instant ultime dans lequel se noieront toutes les vanités et tous les avoirs. On la côtoie, on la tutoie, on la déplore, autant qu’on la redoute et, dans de nombreuses poésies morales, elle demeure fréquemment celle dont la présence doit éclairer des hommes dans leurs actes, et donner en quelque sorte du sens à leur propre finitude.

« Vous qui vivez a present en ce monde
Et qui vivez souverains en vertu
Vous est il point de la mort souvenu ?

Vos peres sont en la fosse parfonde
Manges de vers, sanz lance et sanz escu,
Vous qui vivez a present en ce monde
Et qui regnez souverains en vertu

Avisez y et menez vie ronde,
Car en vivant serez froit et chanu
Car en la fin mourrez dolent et nu.
Vous qui vivez a present en ce monde
Et qui regnez souverains en vertu
Vous est il point de la mort souvenu ? »

Rondeau d’Eustache Deschamps,
Œuvres complètes, Tome 7, Gaston Raynaud.

Quelques précisions utiles avant d’aller plus loin

Nous ne voulons pas ici entrer dans les détails nuancés des représentations qu’a pu prendre la mort dans les mille ans qui couvre le Moyen Âge (iconographique, personnalisation, danse macabre, etc), il serait aussi vain que présomptueux d’y prétendre, dans le cadre de cet article. Pour guider ces quelques réflexions, nous voulons plutôt nous intéresser à un angle simple,  celui qui nous la présente dans le courant du Moyen Âge central (du XIIe au XVe) comme une « conseillère » ou, si l’on ne veut pas rentrer dans les problématiques de personnalisation de son image, comme « un événement » dont l’évocation peut être considérée comme « utile » et guider l’homme, en quelque sorte, dans une certaine « morale » de l’action.

deco_medievale_mort_moyen-age_enluminuresDe nombreux textes médiévaux  du Moyen Âge central (littéraires, poétiques, laïques ou religieux)  nous renvoient à ce statut que l’on conférait alors à la mort, autant qu’à la forte nécessité qu’on attachait à son évocation. Ces deux paradigmes indissociables de la mort médiévale semblent avoir disparus de nos sociétés modernes occidentales et ce sont donc ces questions que nous voulons approcher, en tentant de déconstruire au passage quelques idées reçues. Ajoutons qu’il n’est pas non plus question ici de « mesurer » si l’on « parlait » plus de la mort au moyen-âge qu’on n’en parle de nos jours ou si elle était plus présente dans le quotidien ou dans la littérature qu’elle ne l’est aujourd’hui. Poser le problème de cette manière serait méthodologiquement hasardeux tout autant qu’ingénu et participerait encore d’un ensemble d’idées reçues dont nous cherchons justement à nous défaire ici.

La mort, « guide morale » de l’action

Cette parenthèse étant fermée, pour revenir à la mort médiévale prise dans le cadre du Moyen Âge occidental chrétien, sous cet angle de « guide morale de l’action » ou de « conseillère », précisons qu’il ne s’agit pas tant alors « d’apprivoiser » la mort ou même la peur qu’elle inspire.  Dans l’enseignement, la tendance est même à cultiver cette dernière et la terreur de l’enfer comme de la camarde restent des outils « didactiques » et méthodologiques prisés. Avec son évocation insistante, impérieuse même, il n’est pas tellement question d’engager un dialogue avec elle, mais bien plutôt de faire souvenir aux hommes que le passage ultime (inéluctable et non négociable) sera (serait) moins « douloureux » si la conscience du (d’un) monde d’après guidait un peu plus leur pas durant le temps qu’ils ont à passer sur cette terre et dans ce corps de chair, et les guidait comment ? Dans la mise en pratique des valeurs chrétiennes bien sûr.

« Et le corps mort ? Ton ame passera
Au jugement rigoureux et terrible…
Que songes-tu, ord (sale) vaisseau, vile cendre,
Farci d’orgueil ? Veux-tu estre damné ?
Tu prends plaisir à ta chair blanche et tendre,
Un corps pourri qui est aux vers donné !
Ton temps est bref : veuille à vertu entendre,
Ou mieux te fût n’avoir onc esté né. »

Jean Meschinot, Les lunettes des princes (1522)

deco_medievale_mort_moyen-age_enluminuresCette « sagesse » qu’il y aurait à évoquer la mort ou à y « réfléchir » dont nous parle les auteurs du Moyen Âge et à travers eux, le monde médiéval la met, en effet, tout entière au service des valeurs chrétiennes et elle se présente, invariablement, comme un rappel de ces dernières dans le cadre d’un monde transitoire : être charitable, ne pas s’accrocher férocement aux choses du monde matériel, ni courir à perdre haleine derrière des choses nécessairement éphémères, vaine gloire, avidité, accumulation de pouvoir, d’avoirs au détriment des autres, etc. On renverra encore ici inévitablement à l’image de « fortune » et sa roue qui vient encore s’articuler sur ces représentations et les renforcer, en insistant sur la vacuité/vanité de vouloir posséder, saisir, se glorifier, etc.  Outil favorisant le détachement, on parle quelquefois de « mépris du monde », c’est en tout cas bien dans ce contexte spirituel qu’évoquer la mort, y réfléchir ou y penser, est considéré comme nécessaire et « salutaire ». Il ne s’agit pas de retarder l’échéance du moment inévitable ou de sa confrontation. Un guide moral de l’action dans le contexte du Moyen Âge occidental chrétien donc ou pour paraphraser la citation d’ouverture de cet article : une gardienne « épouvantable » ou « terrifiante » des valeurs morales et spirituelles chrétiennes.

« Avant, on avait moins peur de la mort » ?

deco_medievale_mort_moyen-age_enluminuresNous insistons volontairement avec Christine de Pizan sur cette idée d’épouvantable pour être bien clair sur le fait que cultiver cette forme de proximité avec la mort ne signifiait en rien qu’elle ne terrifiait pas nos auteurs et, au delà, l’homme médiéval. « Avant on avait moins peur de la mort, avant on savait vivre avec, etc ». Rangeons toutes ces idées reçues un peu faciles et convenues, dans le domaine de l’irrecevable, c’est une évidence mais disons le tout de même, elles sont tout à fait hors de propos. Il était d’abord question d’alléger un fardeau futur et certain et d’atermoyer ou de rendre « plus doux » le « travail de mort » au moment fatidique. La mort terrifie mais la plus grande ‘angoisse reste de sauver son âme.

« Pensons que quant ly homs est au travail de mort,
Ses biens ne ses richesses ne luy valent que mort
Ne luy peuvent oster l’angoisse qui le mort,
De ce dont conscience le reprent et remort »
Jean de Meung – Le Codicille

Nécessité impérieuse, interdépendance des vivants et des morts, et pédagogie appliquée

« Pas d’autres choix que d’y penser » ?

Les visions chrétiennes d’un monde transitoire, les églises longtemps plantées de morts tout autour et à leurs abords, les épidémies à rallonge et leur cohorte de spectres grimaçants, ou encore ces nouveau-nés qui partent en nombre, sont-ce là les seules raisons qui rendent cette mort si familière au Moyen Âge comme on se plait si souvent à le souligner ? Au fond, comme on y était « plus confronté » au quotidien, cette proximité factuelle des cadavres et des morts aurait rendu certainement « inévitable » le fait d’y penser. Il y aurait là comme une évidence, une « absence de choix » en quelque sorte. En plus d’être légère, cette idée est aussi doublement fausse puisque par extension et par jeux de miroir elle sous-entend encore que ce choix nous est, aujourd’hui, totalement laissé (nous y reviendrons).

deco_medievale_mort_moyen-age_enluminuresPour que l’on comprenne bien de quoi nous parlons mais encore à quel point nous sommes, d’un point de vue sociétal, à des lieues de ce monde médiéval en terme de représentations, il faut encore bien différencier le fait de penser à quelque chose parce qu’on s’y trouve confronté du fait de l’évoquer volontairement et avec insistance, en l’absence de confrontation. Quand on parle « d’évoquer » la mort au Moyen Âge, l’affaire va, en effet, bien au delà de  s’inscrire dans la continuité d’une certaine « réalité » (supposée) des faits qui s’imposerait en quelque sorte, d’elle-même.

A partir du XIIe siècle, on va littéralement chercher à travers les enseignements religieux, et même jusque dans l’éducation infantile, le moyen concret d’y confronter les laïques, et on est très très loin d’attendre qu’elle se présente à la porte pour le faire. La « nécessité » de cette évocation, hors de tout contexte, est alors largement prônée, promulguée et enseignée par les clercs et le personnel ecclésiastique. Rien d’étonnant donc à la trouver reprise chez nombre d’auteurs avec les mêmes visées morales. Que l’homme du Moyen Âge la voyait passer ou non chaque jour derrière son huis quand elle n’y frappait pas directement pour lui, pour sa famille ou sa progéniture, n’est ici même pas en question.

Les exemplas et les prêches

Au XIIe et XIIIe siècles, se généralisent les prédications et la prêche des exemplas, ces historiettes, fables ou paraboles religieuses faites d’anecdotes, de miracles rapportés que l’on inclus souvent dans les sermons. Dans ce mouvement, il semble qu’un certain nombre d’enseignements sans doute plus réservé auparavant au monde monastique se soit étendu en direction de la société au sens large. On sait l’influence certaine que les moines exercent alors cette dernière. Elle n’est pas qu’économique ou politique avec les ordres blancs, elle est aussi spirituelle et il n’est pas rare qu’on leur prête une véritable exemplarité. Si l’on excepte les images satiriques qui leur sont attachés, les moines demeurent au fond pour nombre de chrétiens, ceux dont la vie semble la plus proche du celle du Christ des origines. D’ailleurs l’ampleur des donations qu’on leur fait, en lignage et en ressources humaines, comme en terres ou en biens, en sont des signes forts.

deco_medievale_enluminures_moine_moyen-agePour y revenir, destinés à frapper l’imagination et à ancrer les enseignements, ces exemplas  sont prêchés en direction des laïques. et peuvent emprunter à l’Histoire et aux personnages célèbres mais aussi conter des aventures survenues à des gens de toute condition. Certaines sont un peu à l’image des Cantigas Santa Maria que nous avons déjà commencé à traduire ici, d’autres sont plus banales, d’autres encore puisent dans un registre totalement étrange et surnaturel (apparition de fantôme, etc…). Nombre de ces exemplas gravitent autour de la mort. On y développe toutes les bonnes raisons qu’il y a à évoquer cette dernières : humilité, détachement du monde matériel, éloignement des tentations et du désir de chair, amour de Dieu et du prochain, etc.  Au final, cette nécessité impérieuse d’évoquer la camarde et d’y penser autant que de la craindre en ressort clairement.

Au passage, dans toutes les formes que peut prendre la fin ultime, celle que l’on craint par dessus tout, reste la mort subite, celle qui vous fondrait dessus sans vous laisser le temps de vous absoudre, ou qui, pire, vous cueillerait brutalement en plein péché ! Purgatoire, sinon enfer assuré, à moins d’invoquer dans ces cas extrêmes la Sainte-Vierge, spécialiste des sauvetages in extremis car seule capable d’intercéder efficacement auprès de son fils (là encore le culte marial et les Cantigas Santa Maria ne sont jamais très loin). On trouvera de très nombreux exemples ainsi qu’un panorama exhaustif sur ces questions, par les historiens Jacques Berlioz et Colette Ribaucourt dans leur article : Mors est timenda, Mort morts et mourants dans la prédication médiévale : l’exemple de l’alphabet des récits d’Arnold de Liège (début du XIVe), issu de l’ouvrage À réveiller les morts : la mort au quotidien dans l’Occident médiéval 

L’éducation des enfants :
enseignement, jeux et pédagogie autour de la mort

deco_medievale_enluminures_moine_moyen-agePour ce qui est de l’éducation des enfants, là encore, pas question d’attendre qu’ils y soient confrontés pour évoquer la mort. On encourage les jeux qui y ont trait, on retrouve dès les abécédaires des idées visant à les familiariser avec elle et l’éducation religieuse se charge, dès le plus jeune âge, de faire entrer l’idée de la mort et sa réalité, dans l’esprit de tous.

Les premières prières que l’on enseigne sont des prières pour les morts. Les écoliers qui courent par les rues chantent encore souvent des chants autour des morts. Les amateurs de « Métal », les « Bikers », autant que les aficionados des cérémonies et célébrations mexicaines autour de la mort, en seront sûrement ravi, on a même retrouvé  de petits objets à l’effigie de crâne ou de squelettes que l’on conseillait de porter avec soi et d’utiliser pour rester en contact avec l’idée de la mort.

« En matière de pédagogie religieuse, Savoranole préconisait de garder sur soi un squelette miniature ou une petite tête de mort et de la regarder souvent »
Danièle Alexandre Bidon « Apprendre a vivre ; l’enseignement de la mort aux enfants ». À réveiller les morts : la mort au quotidien dans l’Occident médiéval,

Selon l’historienne Danièle Alexandre Bidon qui nous sert de guide sur ces aspects, il n’est pas exclus qu’on en faisait également cadeau aux enfants. On trouvera encore nombre d’exemples à vocation pédagogique pour sensibiliser l’enfant à l’enfer. La crainte de ce dernier est  un pilier de l’enseignement et passe même souvent avant les images plus positives de paradis, de Salut et de rédemption. « J’ai une mauvaise nouvelle et une bonne, je commence par laquelle ? » –  « Allons-y pour la mauvaise ! » L’âtre familial, le feu, la broche, ou même le four à pain sont préconisés comme d’excellents moyens d’expliciter à l’enfant ce qui se trame pour le pécheur dans les profondeurs infernales. Certains auteurs vont même conseiller aux parents, en fonction de leur propre métier, d’adapter les images à utiliser pour faire comprendre à leur progéniture l’immensité de l’enfer et l’infinité de supplices qu’on peut y endurer.

Participation active aux rituels entourant la mort

Dans le concret des rituels entourant la mort, à partir de l’âge de huit ans, les enfants, encore eux, orphelins, déshérités, mais aussi écoliers, sont souvent désignés pour accompagner les morts aux veillées funèbres, et pour prier pour eux. Ils ont encore un rôle actif durant les funérailles puisqu’ils accompagnent les cortèges deco_medievale_mort_moyen-age_enluminuresfunéraires et l’on pense même, dans certains cas, que leur présence peut repousser le diable, s’il venait à s’aventurer trop près.

Mesures préventives dans le cadre d’un monde qui connait une grande mortalité infantile ? Là encore, l’idée serait réductrice et simpliste. Cette insistance à évoquer la mort fait partie intégrante d’une monde profondément christianisé où tous, religieux comme laïques, sont concernés. Et si la mort se trouve étroitement intriquée dans une pédagogie appliquée, au service de l’enseignement des valeurs spirituelles chrétiennes, on ferait une erreur grossière de croire qu’il s’agit là d’une forme d’endoctrinement à sens unique. L’ensemble du mouvement participe, en effet, d’un système de représentations partagées qui emporte l’adhésion de tous et qui touche l’équilibre entier du monde matériel et spirituel : les morts comme les vivants.

Inter-relations des morts et des vivants :
un système de représentations  complexes

On notera encore avec Danièle Alexandre Bidon (opus cité) le rapprochement troublant de ces morts qui partent emmaillotés tel des nourrissons vers leur dernière demeure avec cette omniprésence des enfants dans les rituels entourant la mort. On croit profondément alors en les vertus de la prière pour les morts et l’innocence des enfants, figures angéliques, âmes encore pures, eux-mêmes venus récemment au monde et chargés de si peu de péchés, ne peuvent qu’être les plus indiqués pour assurer le Salut de ceux qui en partent. On retrouve encore dans les Exemplas des histoires où les âmes de certains morts pour être libérée apparaissent au vivants et leur demande des faveurs. Du matériel au spirituel, la ligne de démarcation est claire, la mort se trouve à la porte de sortie, mais les cloisons ne sont pas étanches.

deco_medievale_mort_moyen-age_enluminuresAvec l’émergence du purgatoire dans le courant du XIIe siècle, l’interrelation entre les deux mondes, celui des morts et celui des vivants, devient presque palpable. Même si les frontières dogmatiques entre les quatre mondes (matériel, purgatoire, enfer, paradis) sont bien établies, il y a là peut-être là une forme de « décloisonnement » et on voit bien comment tout cela participe d’un système spirituel complexe de représentations du monde.

Dans ce contexte et encore une fois, il faut sans doute faire le deuil d’une vision simpliste qui ne verrait dans tous ces aspects entourant la mort qu’une instrumentalisation au service d’une pédagogie d’endoctrinement à sens unique. Pour l’ensemble des acteurs médiévaux impliqués, les enjeux sont bien plus complexes. Faire de la mort un enjeu d’éducation, l’évoquer même quand elle ne s’invite pas, faire encore des enfants des acteurs actifs des rituels qui l’entourent et de l’accompagnement des morts ?  C’est en réalité le salut des vivants, comme celui des morts, qui se trouve en question, autant que l’équilibre du monde chrétien et de ses valeurs.

Notre cadre de réflexion sur la mort au Moyen Âge étant un peu mieux posé et avec lui quelques idées reçues déconstruites, nous aborderons, dans un deuxième article à paraître, le statut de la mort moderne. Dans l’attente, nous comprenons déjà un peu mieux comment la citation de Christine de Pizan autant que les vers mort_histoire_litterature_medievale_mort_quotidien_occident_livre_moyen-age_central_tardifd’autres auteurs médiévaux viennent s’inscrire dans un contexte social et spirituel global.

Encore une fois, nous ne pouvons que vous recommander,  pour creuser ces aspects, de consulter le très accessible ouvrage collectif paru en 1993 et disponible sous ce lien :  À réveiller les morts : La Mort au quotidien dans l’Occident médiéval. 

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric F
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

NB : l’enluminure de la mort sur l’image en-tête d’article est tirée du manuscrit médiéval Harley MS 2936. Daté de 1500-1510, ce superbe livre d’heures est conservé, aujourd’hui, à la British Library. Vous pouvez le consulter en ligne au lien suivant.

Beau livre et légendes arthuriennes, la magie de Brocéliande sous l’oeil de Philippe Manguin

excalibur_legendes_arthuriennes_conference_histoire_medieval_litterature_moyen-age_michel_pastoureauSujet : beau livre, photographies, livre d’Art, légendes arthuriennes, forêt de Brocéliande,  littérature médiévale, roman arthurien,
Période : Haut moyen-âge, moyen-âge central.
Lieu  : Forêt de Brocéliande
Ouvrage : « Brocéliande entre rêve et réalité »
Auteurs : Philippe Manguin
et Vivian Fedieu Daniel

Bonjour à tous,

L_lettrine_moyen_age_passion‘article d’aujourd’hui nous emmène au coeur des légendes arthuriennes, mais cette fois, du côté de la Bretagne continentale, dans la forêt mythique et profonde de Brocéliande. Nous y suivons les pas de deux amoureux de l’endroit qui n’ont de cesse, depuis des années, d’en traquer la magie et les lumières et viennent tout juste d’éditer un très beau livre d’art et de photographies sur le sujet. Et comme on ne se refait pas, tout en émaillant cet article de quelques belles photos empruntées, avec leur aimable autorisation, à leur ouvrage et pour vous en donner le goût, nous en profitons également, dans un second temps, pour remonter le fil de Brocéliande et de son apparition dans le roman arthurien.

broceliande_beau_livre_photographie_foret_mythique_legendes_arthuriennes_roi_arthur_moyen-age_central

Brocéliande , entre rêve et réalité
Un beau livre d’Art sur la forêt mythique

Installés au coeur de Brocéliande, Philippe Manguin et Viviane Fedieu Daniel, tous deux fascinés par la mythique forêt bretonne, ont donc eu l’excellente idée d’éditer un beau livre pour nous en faire partager les beautés et les mystères. Il a pour titre Brocéliande, entre rêve et réalité, les photographies sont réalisées par Philippe Manguin et servies par les textes de Viviane Fedieu Daniel. Le propos n’est pas, ici de retracer l’histoire de Brocéliande mais plutôt d’y suivre le fil d’une balade émerveillée au coeur de ses lieux et à travers ses saisons.

broceliande_beau_livre_foret_mythique_legendes_arthuriennes_roi_arthur_moyen-age_central

Issu d’une opération de financement participatif réussie, l’ouvrage vient tout juste de paraître. Les textes sont disponibles en français et en anglais et le tirage est, pour l’instant, limité. Pour plus d’informations (format, tarif, commande,etc…) suivez le lien suivant

Au delà des amateurs de beaux livres et de photographies, il ne pourra que ravir les férus de légendes arthuriennes et bretonnes, et les amoureux de ce beau lieu magique qu’est la forêt de Brocéliande.  Et pour ce qui est de la nature légendaire de cette dernière, sans même parler de son histoire néolithique, de ses impressionnants menhirs, ou de certains autres de ses vestiges celtiques, nous voulons revenir ici, à son entrée et sa présence, devenue presque incontournable, dans les célèbres légendes du cycle arthurien.

Et toi Brocéliande,
Sous ton lourd manteau d’hiver,
Rêves-tu d’Arthur?

Brocéliande et le roman arthurien :
huit siècles de légende

broceliande_beau_livre_photographie_foret_mythique_legendes_arthuriennes_graal_roi_arthur_moyen-age_central

Le poéte normand Wace et le roman de Rou

C’est au trouvère anglo-normand Wace  (1100-1175) que l’on doit d’avoir mentionné pour la première fois la forêt de Brocéliande (Bréchéliant) et même la célèbre fontaine de Barendon, dans son roman de Rou.  Contrairement à son roman de Brut, l’ouvrage ne s’intéresse pas tant à la matière de la Bretagne outre-manche qu’à l’histoire du duché de Normandie depuis Rollon (Rou ou Rol), mais Wace nous y apprend tout de même qu’avant même d’être investie par les légendes arthuriennes, la forêt de Brocéliande semblait déjà considérée comme un haut lieu de contes et de mystères, loué par les bretons, autant que ses chevaliers étaient renommés :

« … e cil devers Brecheliant
donc Breton vont sovent fablant,
une forest mult longue e lee
qui en Bretaigne est mult loee.

La fontaine de Berenton
sort d’une part lez le perron ;
aler i solent veneor
a Berenton par grant chalor,

e a lor cors l’eve espuiser
e le perron desus moillier ;
por ço soleient pluie aveir. »
Wace – Le roman de Rou

broceliande_foret_mythique_bretagne_legendes_roman_arthurien_roi_arthur_chretien_de_troyes_moyen-age_central

Comme l’indique le même extrait, Wace est donc aussi un des premiers à  mentionner les prodiges de la fontaine de Barendon. Plus loin, il nous dit même s’être rendu en personne à Brocéliande, pour y débusquer ses « merveilles », et peut-être aussi pour avérer les croyances qui voulaient qu’en répandant quelques gouttes de la fontaine miraculeuse sur le sol, on pouvait déclencher la pluie et les orages, en période de grande sécheresse. N’était-il pas assez savant, méritant ou versé dans le druidisme pour la trouver ou pour y parvenir, l’histoire ne le dit pas, mais en tout cas et de son propre aveu (joliment tourné), il échoua totalement dans son entreprise :

« La allai je merveilles querre* (chercher)
Vis la forêt, et vis la terre,
Merveilles quis*, mais ne trovai, (*je cherchai)
Fol m’en revins, fol y allai,
Foll y allai, fol m’en revins,
Folie quis, por fol me tins »
Wace – Le roman de Rou

broceliande_foret_mythique_bretagne_legendes_arthuriennes_roi_arthur_chretien_de_troyes_moyen-age_central

Brocéliande et Chrétien de Troyes :
Yvain et le chevalier au Lion,

A_lettrine_moyen_age_passionprès cette première entrée écrite et connue de Brocéliande dans la littérature des contes et légendes de la Bretagne continentale, Chrétien de Troyes mentionnera, à son tour, la forêt (devenue cette fois Brocheliande) dans son roman arthurien Yvain et le chevalier au lion, même s’il ne la situera pas tout à fait au même endroit que Wace, mais plutôt outre-mancheC’est donc Yvain le narrateur ici :

Et trouvai un chemin a destre,
Parmi une forest espesse.
Mout y ot voie felenesse,
De ronses et d’espines plaine.
A quel ahan et a quel paine
Tout* chele voie et chel sentier!
A bien pres tout le jour entier
M’en alai chevauchant ainsi
Tant que de la forest issi,
Et che fu en Brocheliande.
De la forest en une lande
Entrai et vi une breteche
A demie lieue galesche;
Yvain ou le chevalier au lion, Chrétien de Troyes

broceliande_beau_livre_foret_mythique_bretagne_legendes_arthuriennes_graal_roi_arthur_moyen-age_central

Et pour ce qui est de la fontaine de Barendon, Chrétien de Troyes lui fera également une belle place, sans en donner le nom.  C’est à l’évidence la même que celle décrite par Wace. Elle en a, en tout cas, les propriétés merveilleuses et légendaires, et sous la plume de son auteur, Yvain aura même largement plus de réussite que Wace a en faire surgir les merveilles :

Puis erra dusque a la fontaine,
Si vit quanques il vaut veoir.
Sans arrester et sans seoir,
Versa seur le perron de plain
De l’yaue le bachin tout plain.
De maintenant venta et plut
Et fist tel temps que faire dut.
Et quant Dix redonna le bel,
Sor le pin vinrent li oysel
Et firent joie merveillouse
Seur la fontaine perillouse.
Yvain ou le chevalier au lion, Chrétien de Troyes

Dans le courant des XIIe et XIIIe siècles, d’autres auteurs ou trouvères mentionneront encore Brocéliande. Pour n’en citer que deux de plus, Robert de Boron lui attachera le personnage de Merlin et elle gagnera même l’Occitanie dans le roman de Jaufré qui en fera aussi un lieu à part entière des légendes arthuriennes. Elle sera, dès lors et pour longtemps, définitivement entrée dans le roman arthurien.

broceliande_foret_bretagne_legendes_roman_arthurien_roi_arthur_moyen-age_centralAu XVe siècle, quelques maisons de seigneurs bretons de son voisinage revendiqueront même leur appartenance directe à la lignée d’Arthur. Le légendaire roi breton sera alors devenu à l’image de Charlemagne, ce héros qui inspire et dont on se réclame du côté de la Bretagne armoricaine et continentale et la forêt de Brocéliance, partie intégrante de cet héritage. Le pouvoir de fascination de cette dernière ne s’arrêtera d’ailleurs pas au moyen-âge, ni aux légendes du roi Arthur, puisqu’elle inspirera de nombreux autres romans contemporains qui la prendront encore pour cadre.


broceliance_livre_photographie_foret_legendes_arthuriennes_bretonnesPour revenir au livre du jour et ses belles photographies dont cet article a pu vous donner une idée – même si l’objet livre est quelque chose que l’on touche, que l’on sent et que l’on manipule, a fortiori quand c’est un livre d’Art – puisque Noel approche et avec lui, le temps des petites attentions et des beaux livres, peut-être céderez-vous à la tentation de suivre  les pas inspirés de ses deux auteurs Philippe Manguin et de Viviane Fedieu à la découverte des lumières de cette belle forêt de légendes et de leur bel ouvrage: Brocéliande, entre rêve et réalité.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

Amour courtois et « fine amor », un point sur la question avec trois experts

poesie_medievale_fine_amor_amour_courtois_origine_definition_conference_moyen-age_centralSujet  :  littérature, poésie médiévale, fine amor, amour courtois, histoire, définition, contexte d’émergence, hypothèses.
Période : moyen-âge central (XIIe et XIIIe  siècles)
Média :  émission de radio,  France Culture
Titre :   la fabrique de l’Histoire, l’amour courtois (2016) par  Emmanuel Laurentin
Intervenants : Michel Zink,  Didier Lett,  Damien Boquet.

Bonjour à tous,

D_lettrine_moyen_age_passion‘où vient la notion d’Amour Courtois ? En dehors de son « invention » au XIXe siècle par Gaston Paris, que recouvre-t-elle de réalités médiévales et quelles furent les conditions de son émergence ? Voilà autant de questions que France Culture se proposait d’adresser en mars 2016 dans le cadre de son programme la Fabrique de l’Histoire, en invitant à sa table trois éminents universitaires et spécialistes d’histoire et de littérature médiévale :  Michel Zink, professeur au Collège de France (Chaire de Littératures de la France médiévale), Didier Lett (professeur d’histoire médiévale à l’université de Paris 7) et Damien Boquet (maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille I).

NB  ; ce n’est pas à proprement parler une conférence mais comme il s’agit d’un échange assez ouvert et informatif sur la question, nous indexons aussi cet article sous cette catégorie.

L’amour courtois, invention originale
du monde médiéval et occidental chrétien

Né dans le contexte d’une réforme grégorienne qui affirme plus que jamais le mariage comme institution et définit aussi clairement les lignes entre prêtres et laïques en faisant injonction formelle à ses derniers de demeurer célibataires, faut-il y voir là une relation de poesie_litterature_medievale_enluminure_codex_manesse_amour_courtois_moyen-age_centralcause à effet ou constater plus prudemment avec Michel Zink que cette poésie qui met au centre cette fin amor ou cet amour courtois n’émergera, en effet, qu’au sein du moyen-âge occidental chrétien et lui sera propre.

Au vue du contexte dogmatique et clérical des XIIe et XIIIe siècles, on pourra alors sans doute mieux comprendre ce sentiment amoureux ou cette définition d’une « nouvelle forme » d’amour (littéraire), qui se cherche entre l’interdiction du passage à l’acte (hors mariage pour l’homme, adultérin pour la femme) et l’assouvissement symbolique d’un désir interdit, condamné d’avance à ne jamais se poser sur son objet :

« … C’est une poésie (celle de l’amour courtois)  qui essaye d’intégrer à la vision chrétienne de l’amour cet amour relevant de l’Eros, mais qui dépasse largement le simple désir charnel et qui essaye de le récupérer… »
Michel Zink  – Extrait La Fabrique de l’Histoire

Lien vers le podcast original sur le site de France Culture

Ce serait donc aussi ce même « Amour » avec un grand A qui se tient au centre du christianisme, celui de Dieu, celui des uns et des autres qu’on cherche aussi à décliner, dusse-t-on le tirer du côté charnel et émotionnel, tout en ménageant les conditions pour transcender ces deux dimensions matérielles et le rendre, finalement, spirituel ?

En dehors de cette idée de l’exaltation, cette Delectatio Morosa qui lui sert de pendant ou d’argument (ce plaisir venu de l’attente et de la non satisfaction du désir qui excite et agite l’imagination), cette fine amor (fin’amor) et son désir jamais assouvi (quand la dame est sage ou que l’on respecte les interdits,) se transforme si souvent en souffrance et en complainte – celle de l’attente, celle de la distance infranchissable physique ou symbolique, celle du rejet, celle de la frustration pesante du non passage à l’acte, cet état où l’on n’en finit pas de se mourir d’amour – qu’on pourrait se demander s’il ne ménage  pas encore une forme de « pénitence » qui ne serait, après tout, pas totalement étrangère au christianisme.

poesie_litterature_medievale_enluminure_codex_manesse_amour_courtois_fine_amor_moyen-age_central_XIIe_XIIIePourtant, s’il est si chrétien, dans son essence, cet amour courtois, pourquoi se pose-t-il si souvent sur la dame du seigneur et de l’homme de pouvoir, et de fait aussi la femme déjà  mariée ?

Faut-il voir là une forme de valorisation symbolique   de l’adultère, et une sorte de « poésie résistante »  ou plutôt ne pas perdre de vue que cet amour courtois naît aussi, au sein des méandres et des jeux de pouvoir de la féodalité. N’y aurait-il pas, encore ici, une forme de report ou d’extension symbolique de la relation de soumission, forte et codée du seigneur à ses vassaux ou ses sujets, vers ses proches ? En d’autres termes, faut-il aimer ou louer la dame de son maître comme on est supposé l’aimer et le louer lui et lui être fidèle ? Peut-être, à condition de ne pas déraper trop loin sur le terrain glissant des analyses de genre et de la théorie des « affects », en invoquant un peu hâtivement la grille commode de la psychanalyse moderne pour la calquer sur l’époque.

Et puisque nous n’en sommes plus à une question près, si je voulais ici semer une autre hypothèse, sans doute plus terre à terre et en tout cas plus micro-sociologique, au risque de me faire tirer l’oreille pour son manque cuisant de romantisme. Sans prétendre épuiser le sujet mais pour offrir un autre angle : au delà du simple attrait et de la séduction qu’inspire la femme du seigneur, et par contagion quelquefois sa sœur, sa cousine, bref encore la gente féminine alliée au pouvoir et souvent de condition supérieure à celui qui la convoite, pourrait-il y avoir, là aussi, quelques niches secondaires, pour paraphraser Erving Goffman dans Asiles, ou, pour le dire plus trivialement, quelques avantages indirects à retirer (économiques, politiques, jeux d’influences ou supplément de soupe, poesie_litterature_monde_medieval_enluminure_codex_manesse_amour_courtois_moyen-age_centraletc…) quand on est poète ou petit noble,  en cherchant à devenir, à tout prix, le favori de la dame,  au risque de se perdre dans ce jeu littéraire d’un désir à jamais inassouvi, ou même de se faire chasser de la cour par le seigneur en cas de dépassement des bornes  ?

Bref, pour en revenir à l’émission du jour, si elle ne répond pas à toutes les questions, elle a le mérite d’en soulever un certain nombre en donnant trois approches assez différentes de cet amour courtois, qui peuvent se rejoindre par endroits (quoique) : une qui se centre sur l’analyse des genres et les lignes de démarcation entre les sexes, l’autre un peu plus axée sur la fine amor comme une forme de réponse littéraire, « anticléricale » ou « résistante » dans le cadre de la réforme grégorienne, et la troisième, sans doute un peu moins sociale ou psychologique et, de fait, plus prudente et moins spéculative aussi, basée sur une analyse qui se situe plus au niveau littéraire et au cœur des textes.

En vous souhaitant une bonne écoute et une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes  ses formes.

PS ; vous aurez certainement reconnu, tout au long de cet article, des miniatures  (quelque peu retouchées par nos soins) du Codex Manesse, célèbre manuscrit ancien allemand, contenant près de 700 chansons d’amour courtois.