l’approche de ce long week-end pascal, nous souhaitons de Joyeuses Pâques à tous ceux qui les célébreront, ainsi qu’une excellent fin de semaine à tous les autres.
Pour notre illustration 2022, ainsi que pour l’image d’en-tête, nous avons choisi une enluminure de circonstance. Tirée d’un missel en latin des débuts du XVIe siècle, elle représente la résurrection du Christ. Conservé à la Bibliothèque municipale d’Amiens, ce manuscrit ancien est coté sous la référence Impr. rés. 022. Ses enluminures ont été digitalisées et peuvent être consultées en ligne sur le site de la Bibliothèque Virtuelle des Manuscrits Médiévaux de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes (IRHT).
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
Sujet : poésie médiévale, auteur médiéval, moyen-français, manuscrit ancien, poésie, Virelay, devoir, poésie morale, bienséance, virelai. Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «Fay tousjours ce que tu doys» Ouvrage : Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, T IV, Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)
Bonjour à tous,
ous repartons, aujourd’hui, à l’exploration de l’œuvre d’Eustache Deschamps. Ce poète du Moyen Âge tardif, qui a vécu entre la deuxième partie du XIVe et le début du XVe siècle, nous a laissé une œuvre abondante en moyen-français, aux thèmes extrêmement variés.
Les vertus de l’homme de bien
Une fois de plus, nous délaisserons la partie la plus courtoise et sentimentale de son héritage, pour aller vers sa poésie plus morale et sociale. L’occasion nous en sera donnée par un virelai qui se présente, à la fois, comme une leçon de conduite, d’éthique et de vie. Les valeurs qu’Eustache y adresse sont assez nombreuses : maintien et calme face à l’adversité, droiture et éloge du contentement, le tout dans la douceur et la courtoisie. Ce sont là les qualités de l’homme de bien.
Quant aux écueils à éviter, ils sont eux aussi trempés de morale sur fond chrétien : convoitise, envie, malhonnêteté, vaine poursuite des mérites mondains; etc… Au bout du chemin, le temps d’une étincelle, la vie est déjà passée. La leçon reste simple, mais profonde. Etonnement, la fin de ce virelai est presque prémonitoire puisque cet auteur médiéval s’est éteint à soixante ans. Or, c’est l’âge qu’Eustache mentionne lui-même dans la dernière strophe de cette poésie comme celui pour l’homme de tirer sa révérence.
Sources historiques et œuvre d’Eustache
Vous pourrez retrouver ce virelai dans le manuscrit médiéval Français 840, conservé à la BnF et accessible à la consultation sur Gallica. Pour sa transcription en graphie moderne, nous continuons de nous baser sur les ouvrages du Marquis de Queux de Saint-Hilaire et de Gaston Raynaud et leur publication de l’œuvre complète d’Eustache Deschamps, dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
Fay tousjours ce que tu doys dans le moyen-français d’Eustache
NB : Le moyen français des XIVe et XVe siècles se comprend assez bien mais il peut présenter quelques difficultés cachées, voire quantité de faux-amis ou de mots dont le sens a notablement évolué depuis. Aussi, pour une meilleure compréhension, nous vous fournissons quelques clefs de vocabulaire.
Fay tousjours ce que tu doys : Ne t’esbahy se tu voys Aucune chose grevayne* (fâcheuse) ; Ce qui puet avenir veigne : Dieux cognoist tout une foys.
Convoitise ne te praigne, N ‘envie ne te souspraigne , Maiz soyes douls et courtoys, Qu’au fort* (à la fin) li mauvaiz ont payne Et renommée villayne, Et les bons bien, car c’est droiz* (juste).
Maulx regne un temps comme roys Et fait les bons trop destroys (1), Puis chiet (*de chaoir : choir) par cause soudayne , Et biens tient droite s’ansaigne (2) . Pour ce dy celon les droys : Fay tousjours ce que tu doys.
Que vault richesse mondayne Mal acquise ? n ‘est pas sayne ; Mieux vaudroit mangier ses poys Et boyre yaue* (eau) de fontayne, Que consentir chose vayne Ne pechier pour avoir voys (3).
Soixante ans ne sont c’un moys Ou un jour souventesfoys , Que la mort vient tressoudayne Qui le corps et l’ame enmayne ; Si te conseille a mon choys : Fay tousjours ce que tu doys.
(1) destreindre : tourmenter, angoisser (2) Son enseigne : bannière, banderole de la lance (3) posséder renommée, faire autorité
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
NB : l’enluminure de premier plan sur l’image d’en-tête, ainsi que sur l’illustration, est tirée du manuscrit ms 1130 : Les trois pèlerinages et le Pèlerinage de la Vie Humaine de Guillaume de Digulleville (moine et poète français du Moyen Âge central (1295-1360). Elle représente le pèlerin en route pour la Jérusalem céleste. Ce manuscrit de la deuxième moitié du XIVe siècle est actuellement conservé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris. Il peut être consulté en ligne ici.
Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, langue occitane, langue d’oc, amour courtois, courtoisie Période : Moyen Âge central, XIIe, XIIIe siècle Auteur : Peire Vidal (? 1150- ?1210) Titre : Be.m pac d’ivern e d’estiu Interprète : Flor Enversa Evénement : Festival Troberea 2010
Bonjour à tous
ujourd’hui, nos pas nous ramènent du côté de la Provence médiévale en compagnie de Peire Vidal. Nous y découvrirons une nouvelle chanson du grand troubadour du XIIe-XIIIe siècle par le menu : sa traduction en français moderne, ses sources manuscrites, le tout accompagné d’une belle version servie par l’ensemble de musiques médiévales Flor Enversa.
Une chanson médiévale en forme de louange courtoise
On retrouvera, dans la chanson du jour, un Peire Vidal, grandiloquent et énergique à son habitude. Cette fois, il mettra toute sa verve au service non pas de ses hauts faits, mais de la nouvelle grande dame qu’il a élue ; Elle est, d’après ce qu’il nous confie, sise à Montesquieu, en Nouvelle-Aquitaine. Tout au long de ses strophes, il lui fera des louanges sans réserve tout en fustigeant ouvertement les adversaires de cette dernière. Au passage, le troubadour toulousain nous gratifiera de quelques purs joyaux de poésie occitane médiévale comme ces deux vers, par exemple, qu’on a presque peine à traduire tant cela fait peu justice à la langue d’origine :
Paro.m rozas entre gel E clars temps ab trebol cel.
Des roses m’apparaissent au milieu de la glace, Et un temps clair par un ciel obscur.
Pour bien donner la mesure de son immense admiration pour la dame et du lien qui l’unit à elle, le troubadour fait aussi le choix de terminer la plupart de ses strophes par de grandes références bibliques, en invoquant aussi les saints et les anges. Dans son voyage poétique, il fera encore quelques détours vers d’autres destinations : l’un d’eux par Montoliu en Occitanie, un autre par la Castille et l’Espagne qui lui sont chères (dans ses pérégrinations, il a séjourné au cour de Castille et d’Aragon). Enfin, il citera également l’empire de « Manuel ». Il s’agit, sans grande doute, de Manuel Ier Comnène, empereur byzantin du XIIe siècle. Contemporain de Peire Vidal, ce souverain connut un long règne de 37 ans et fut très apprécié du monde chrétien occidental pour son soutien au royaume de Jérusalem.
En dehors de cela et même après traduction, ce texte ne livre pas tous ses secrets. Certaines références contextuelles demeurent obscures, leurs secrets engloutis dans le fleuve du temps mais il fallait bien que la poésies du troubadour voyageur conserve aussi ce charme.
Sources historiques et médiévales
Pour les sources historiques, Be.m pac d’ivern e d’estiu est présente dans une grand nombre d’ouvrages datés du Moyen Âge central à tardif et consacrés aux troubadours occitans. On pourra citer, par exemple, le chansonnier provençal K, référencé ms fr 12473 ou encore le fr 12474 de le BnF, ou même le canzionere provenzale de la bibliothèque d’Estense. Aujourd’hui, nous avons choisi de vous la présenter telle qu’on peut la trouver dans le Ms Français 854 (voir image un peu plus haut dans cet article). Ce manuscrit médiéval, daté du XIIIe siècle et également connu sous le nom de Chansonnier occitan I, contient, sur un peu plus de 400 feuillets, de nombreuses poésies de troubadours. Il est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF et peut-être consulté sur Gallica.
Une interprétation du duo Flor Enversa
Nous retrouvons, aujourd’hui, le duo médiéval occitan Flor Enversa. Nous avions déjà eu l’occasion de vous parler de cette formation à l’occasion de l’étude d’une chanson du troubadour Marcabru (revoir l’article et la bio de Flor Enversa). Ce duo, formé en 2006, prend l’occitan médiéval et les troubadours du Moyen Âge central, très au sérieux ; ils ont déjà produit 5 albums sur ce sujet, en s’entourant au besoin d’autres musiciens et collaborateurs.
L’art des troubadours provençaux, l’album
La version de la chanson de Peire Vidal que nous vous proposons ici est extraite d’un concert donné à l’occasion du Festival Trobarea 2010. Cependant, vous pourrez également la retrouver dans un double album de Flor Enversa, sorti en 2018, et ayant pour titre L’Art des Troubadours Provençaux des XIIème et XIIIème siècles. Avec une durée total de 104 minutes d’écoute et au long de 21 pièces, ce double CD propose un très large voyage au temps des troubadours occitans du Moyen Âge.
On y retrouve des noms célèbres tels que la Comtessa de Dia, Raimbaut de Vaqueiras, Raimbaut d’Aurenga et bien sûr Peire Vidal, mais ils sont également entourés d’une foule d’autres troubadours d’époque un peu moins reconnus mais tout aussi intéressants. Au passage, la formation occitane nous gratifie de quelques contrafactum originaux qui fournissent l’occasion de découvrir de nouveaux textes et poésies. Nous vous proposons de retrouver cet album sur le site officiel de Flor enversa aux côtés de l’ensemble de leur discographie.
Membres du groupe Flor Enversa
Thierry Cornillon (chant, rote, flûtes, harpe, psaltérion…) et Domitille Vigneron (chant, vièles à archet). A l’occasion de cet album, les duettistes de Flor Enversa se sont aussi accompagnés du musicien David Zubeldia.
Be.m pac d’ivern e d’estiu de Peire Vidal, en occitan médiéval et en français moderne
NB : pour cette traduction en français actuel, nous avons utilisé amplement le travail de Joseph Anglade (les poésies de Peire Vidal, 1913). Toutefois, nous nous sommes permis de le revisiter aux moyens de recherches complémentaires et de tournures plus personnelles.
I Be -m pac d’ivern e d’estiu E de fretz e de calors, Et am neus aitan com flors E pro mort mais qu’avol viu : Qu’enaissi m ten esforsiu E gai Jovens et Amors. Equar am domna novela, Sobravinen e plus bêla, Paro.m rozas entre gel E clars temps ab trebol cel.
Je me délecte ( je me repais, j’apprécie) d’hiver et d’été Et de froid et de chaleur, Et j’aime la neige autant que les fleurs Et un preux mort plus qu’un vil lâche : Ainsi je me tiens avec force En gaîté, Jeunesse et Amour. Pareillement, comme j’aime une nouvelle dame, Gracieuse et belle plus que toute autre, je vois des roses au sein de la glace et un temps clair dans un ciel obscur.
II Ma domn’ a pretz soloriu Denan mil combatedors, E contra.ls fals fenhedors Ten establit Montesquiu : Per qu’al seu ric senhoriu Lauzengiers no pot far cors, Que sens e pretz la capdela, E quan respon ni apela, Sei dig an sabor de mel, Don sembla Sant Gabriel.
Ma dame a un mérite unique Face à mille combattants Et contre les faux hypocrites Elle tient Montesquieu fortifié ; C’est pour cela qu’à sa puissante seigneurie Aucun médisant ne peut s’attaquer, Car la raison et l’honneur la guident Et quand elle répond ou appelle, Ses paroles ont saveur de miel, Qui la font sembler à Saint-Gabriel.
III E fai.s plus temer de griu A vilas domnejadors, Et als fis conoissedors A solatz tant agradiu, Qu’al partir quecs jur’ e pliu Que domn’ es de las melhors : Per que – m trahin’ e.m cembela E.m tra.l cor de sotz l’aissela, E a.m leial e fizel E just plus que Deus Abel
Et elle se fait plus redouter qu’un griffon Des galants méprisables Et pour les fins connaisseurs (de l’amour ajoute Anglade) Elle est d’une compagnie si charmante Qu’en s’en séparant d’elle, chacun d’eux jure et assure Qu’elle est une des meilleures dames qui soit ; Pour tout cela, elle m’entraîne et m’attire Et elle me tire le cœur de sous l’aisselle ; Et je lui suis loyal et fidèle, Et plus juste qu’Abel envers Dieu.
IV Del ric pretz nominatiu Creis tan sa fina valors Que no pot sofrir lauzors La gran forsa del ver briu. Sei enemic son caitiu E sei amie ric e sors. Olh, front, nas, boch’ e maissela, Blanc peitz ab dura mamela, Del talh dels filhs d’Israël Et es colomba ses fel.
De son précieux et remarquable mérite S’accroît tant sa valeur parfaite Que l’éloge ne peut exprimer La grande force de sa valeur véritable. Ses ennemis sont chétifs et misérables, Et ses amis puissants et élevés. Yeux, front, nez, bouche et menton, blanche poitrine aux seins durs, Elle est du même bois que les fils d’Israël Et elle est colombe sans fiel.
V Lo cor tenh morn e pensiu, Aitan quant estauc alhors ; Pois creis m’en gaugz e doussors, Quan del seu gen cors m’aiziu. Qu’aissi com de recaliu Ar m’en ve fregz, ar calors ; E quar es gai’ et isnela E de totz mals aibs piucela, L’am mais per Sant Raphaël, Que Jacobs no fetz Rachel.
J’ai le cœur morne et pensif Autant que je suis éloigné d’elle, Puis ma joie et ma douceur augmentent Quand je me rapproche de son corps gracieux. Et ainsi comme lors d’une fièvre, Tantôt me vient le froid, tantôt la chaleur. Et parce qu’elle est gaie et joyeuse Et vierge de tous vices, Je l’aime d’avantage, par Saint Raphaël, Que Jacob ne le fit de Rachel.
VI Vers, vai t’en ves Montoliu E di m’a las très serors, Que tan mi platz lor amors, Qu’ins en mon cor las escriu ; Ves totas très m’umiliu ; E.n fatz domnas e senhors. E plagra.m mais de Castela Una pauca jovensela, Que d’aur cargat mil camel Ab l’emperi Manuel.
Vers, allez vers Montolieu Et dites aux trois sœurs Que tant me plaisent leurs amours Qu’au dedans de mon cœur je les ai gravées ; Envers toutes trois, je m’incline ; Et j’en fais mes dames et seigneuresses. Et je préfère bien mieux de Castille une modeste jouvencelle Que mille chameaux chargés d’or Et tout l’empire de Manuel.
VII Qu’en Fransa et en Beriu Et a Peiteu et a Tors Quer Nostre Senher socors Pels Turcs que.l tenon faidiu, Car tout l’an los vaus e.l riu On anavo.lh pechadors ; E totz hom que no-s revella Contr’aquesta gen fradella Mal me sembla Daniel Que.l dragon destruis a bel.
Qu’en France et en Berry, Et à Poitiers et à Tours, Notre Seigneur cherche secours Contre les Turcs qui le tiennent banni, Puisqu’ils lui ont enlevé les vallons et le ruisseau Où se rendaientles pécheurs ; Et tout homme qui ne se réveille pas Contre cette gent scélérate Me parait bien dissemblable à Daniel Qui tua le dragon de Bel.
VIII Per Sant Jacme qu’om apela L’apostol de Compostela, En Luzi’ a tal Miquel Que.m val mais que cel del cel.
Par Saint Jacques qu’on appelle L’apôtre de Compostelle, A Luzia, il y a un Michel Qui, pour moi, vaut mieux que celui du ciel.
IX Francs reis, Proensa.us apella, Qu’en Sancho la.us desclavella, Qu’el en trai la cer’ e.l mel E sai trametvos lo fel.
Nobles Rois, la Provence vous appelle ; Que Don Sanche la détache de vous, Car il en tire la cire et le miel Et, ici, ne vous transmet que le fiel.
En vous souhaitant une excellente journée. Fred pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
NB : sur l’image d’en-tête nous avons simplement repris et retouché légèrement l’enluminure et le portrait de Peire Vidal qu’on trouve, en dessous de sa Vida, dans le Manuscrit 654 de la BnF.
Sujet : poésie médiévale, auteur médiéval, moyen-français, manuscrit ancien, poésie, Ballade, complainte, poésie politique, poésie satirique Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «De la Complainte du Pays de France» Ouvrage : Poésies Morales et Historiques d’Eustache Deschamps, G.A. Crapelet (1832)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle ballade d’Eustache Deschamps. Dans la veine de certaines de ses poésies politiques et satiriques, l’auteur médiéval y reviendra sur son siècle et sur la déchéance des valeurs auxquels il assiste. Cette fois, il se glissera dans la peau du « Pays de France » pour le faire parler, le temps d’une complainte sans concession.
Complainte sur une France en perdition
Le « Je » de cette ballade est donc celui d’une France qui a laissé disparaître son honneur et ses héros, au profit du mensonge et de la tricherie. Pour Eustache Deschamps, l’affaire est claire : la vaillance, la courtoisie, la bonté et la joie sont mortes et, avec elles, la chevalerie d’antan et ses valeurs. Devenue petite et mesquine, la France voit son nom moqué en tout lieu et personne n’ose plus s’en réclamer.
Ce n’est pas la seule poésie qu’Eustache fera sur sa tristesse de vivre au cœur d’une France déchue et dévoyée que nul ne respecte plus. On citera, par exemple, sa ballade 159. Il y empruntait déjà la première personne pour incarner une France qui se mire, avec amertume et nostalgie, dans son glorieux passé. En voici un extrait :
« Je conquestay jadis maint riche fort Et mains pais soubmis par ma doctrine. Toutes terres doubtoient mon effort, Je n’oy adonc ne voisin ne voisine Qui ne me fust obedient, encline, Et qui en tout ne doubtast ma puissance, Lasse! et je voy que mon fait se décline Qui jadis fui la lumière de France. » Eustache Deschamps – Ballade CLIX, extrait.
Contexte historique et sources
Il est difficile de dater précisément cette complainte du pays de France, mais le vers « Et chascun veult par force estre mon hoir. » pourrait suggérer qu’elle se situe autour de la mort de Charles V et des tensions qui lui ont succédé au sein de la famille royale (voir Eustache Deschamps en son temps, Hélène Millet, Publications de la Sorbonne, 1997). Nous serions donc autour de 1380.
Si la poésie nous gratifie de peu d’éléments de contexte et pour cette raison même justement, la force des vers est demeurée et continue de nous parler. A 700 ans du poète, elle peut faire écho à certaines idées qui résonnent encore au sein de notre modernité et qu’on avait pu croire nouvelles. Sous la pression de circonstances totalement différentes, on pourrait même être tenté de les plaquer au contexte très actuel.
Du point de vue des sources historiques, on pourra se reporter au manuscrit médiéval français 840 que nous avons déjà, maintes fois, cité. Cet ouvrage, daté du XVe siècle, contient l’ensemble de l’œuvre d’Eustache Deschamps et se trouve conservé au département des manuscrits de la BnF (à consulter sur Gallica).
« De la Complainte du Pays de France« dans la langue d’Eustache Deschamps
Je plain et plour le temps que j’ay perdu, Vaillance, honeur, sens et chevalerie, Congnoissance, force , bonté et vertu ; Largesce, amour, doulz maintien, courtoisie, Humilité, déduit, joieuse vie, Et le bon nom que je souloie avoir, Le hardement, la noble baronnie ; Quant l’un ne veult fors l’autre décevoir.
J’ay veu partout honourer mon escu, Et en tous lieux doubter ma seignourie, Comme puissant et richement vestu; Terre conquis par ma bachelerie (1). Lasse ! or me voy aujourdui si périe, Que nul ne fait envers moy son devoir; Bien doy éstre déboutée et esbahie, Quant l’un ne veult fors l’autre décevoir.
A Dieu ! hélas ! que m’est-il advenu? Orgueil me suist, lascheté, villenie, Trop convoiter, honte, que me fais-tu? Dissimuler, barat (2) et tricherie ; Mon nom s’i pert, et tourne en moquerie , Et chascun veult par force estre mon hoir. Je périray ; c’est ce pour quoi je crie, Quant nulz ne veut fors l’autre décevoir.
(2) Barat : ruse, tromperie (Hilaire Van Daele, petit dictionnaire de l’ancien français).
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
NB : l’enluminure utilisée pour l’illustration est l’image d’entête est tirée du manuscrit médiéval Ms17, le roman de la Rose (crédits photo IRHT). Le manuscrit n’est pas digitalisé mais nous avons trouvé cette enluminure sur ce très bon article de Robert Marcoux à propos de la tristesse au Moyen Âge.