Sujet : danse, musique médiévale, estampie, manuscrit ancien, chansonnier du Roy, trouvères, troubadours, chants et musiques de Croisades. Période : Moyen Âge, XIIIe siècle. Auteur : anonyme Source : Français 844, chansonnier du Roy. Titre : La quinte estampie royale Interprètes : The Early Music Consort of London – David Munrow Album: « Music of the crusades » (1971)
Bonjour à tous,
oilà longtemps que nous n’avions publié une pièce instrumentale tirée du Manuscrit ou Chansonnier du Roy (roi), conservé à la Bibliothèque nationale de France où il est référencé comme Français 844. Avec près de six-cent pièces en provenance principalement de la France du XIIIe siècle, l’ouvrage demeure une source inépuisable et incontournable pour qui s’intéresse de près à la musique médiévale du Moyen Âge central (voir le manuscrit en ligne sur Gallica).
Il s’agit donc ici de la Quinte Estampie Royale, pièce dansée, prise dans le répertoire demeuré anonyme du manuscrit. Depuis leur berceau d’origine, peut-être italien ou français, ces danses qui, par leur nature technique, avaient, selon Jean De Grouchy (1255-1320), « le pouvoir de tirer les jeunes garçons et les jeunes filles de leur vanité » (Ars Musicae) se répandirent jusqu’à l’Angleterre où elles connurent un succès certain pour s’éteindre dans le courant de la renaissance.
L‘interprétation de l’estampie que nous avons choisie de partager ici est celle du Early Music Consort of London, ensemble qui fut très reconnu en Grande Bretagne dans le domaine des musiques anciennes, dans le courant des années 70 ; cet article fournira l’occasion de vous le présenter et de toucher également un mot de son directeur : David Munrow.
La Quinte Estampie Royale par le Early Music Consort of London
The Early Music Consort of London
& David Munrow
En 1967, le chanteur, musicien, multi-instrumentiste, bassoniste, pianiste, flûtiste, directeur d’orchestre et musicologue, David Munrow fondait le Early Music Consort de Londres, unensemble dédié à un large répertoire allant du Moyen Âge à la période baroque.
En un peu moins de dix ans, la formation produisit près de quinze albums. Elle s’interrompit en 1976, suite au décès prématuré de son directeur. Entre-temps, l’homme avait laissé son empreinte sur la scène des musiques anciennes britanniques en contribuant grandement à les rendre accessibles et à les populariser auprès du public. En plus d’être un surdoué, un découvreur et encore un grand collectionneur d’instruments anciens, David Munrow fut aussi un homme de média : télévision, cinéma, radio, et durant sa brève, mais brillante carrière, il n’a pas hésité à s’essayer à tout pour faire partager son enthousiasme et sa passion au plus grand nombre.
« Musique du temps des croisades »
L’album « Music of the Crusades » dont est tirée la pièce du jour est le deuxième de l’ensemble. Il propose 19 pièces sur ce thème, dont la grande majorité sont d’origine françaises et proviennent du XIIIe siècle et du Manuscrit Français 844.
Il contient principalement des chansons de troubadours et de trouvères mais on y trouve également quelques estampies royales; l’album ouvre même sur la Quinte. Sur les 19 pièces présentées, 11 sont d’auteurs anonymes. Pour le reste, on y trouve des chansons de Marcabru, Gaucelm Faidit, Guiot de Dijon, Le Châtelain de Coucy, Conon de Bethune, Thibaut de Champagne, mais encore « l’inévitable » complainte du Roi Richard Coeur de Lion (fait prisonnier en Autriche à son retour de Croisades), et aussi le célèbre chant Palästinalied du Minnesänger et poète allemand Walther von der Vogelweide (que nous aurons bientôt l’occasion de présenter ici).
L’album est toujours édité et disponible à la vente en ligne au format CD. Pour plus d’informations, en voici le lien : Music of the Crusades (Musique du temps des croisades) Il en existe même des versions vinyle à des prix plus élevés.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
Sujet : chanson médiévale, poésie, trouvère, trouvère, poésie satirique, sirvantois, cinquième croisade, chant de croisade. Période : moyen-âge central, XIIIe. Auteur : Huon de Saint-Quentin (Hue, Hues, Hugues) (11.. -12..) Titre : «Jerusalem se plaint et li pais» Interprètes : Gerard Le Vot Album : Troubadours et trouvères (1993)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons de découvrir ou redécouvrir une chanson médiévale du trouvère Huon de Saint-Quentin, connu encore sous le nom de Hue, Hues ou même Hugues de Saint-Quentin. Pour être un chant de croisade, cette pièce est aussi un sirventois (sirvantès), C’est donc un texte satirique même si, comme nous aurons l’occasion de le voir, le poète n’y remet pas en cause le principe même de la croisade mais plutôt l’attitude des prêcheurs, de l’église et du clergé vis à vis de cette dernière.
L’interprétation que nous vous en proposons est tiré d’un album de Gerard le Vot et nous profiterons donc également de cet article pour dire un mot de ce très reconnu musicien, chanteur, musicologue et universitaire français, non sans avoir d’abord dressé le tableau de l’oeuvre du trouvère qui nous occupe aujourd’hui.
Huon de Saint-Quentin,
oeuvres, manuscrits et legs
On trouve extrêmement peu d’éléments sur la vie du trouvère Huon de Saint-Quentin. On peut déduire de son nom qu’il est originaire de cette cité et donc picard, mais pour le reste, il n’y a pas grand chose de lui à se mettre sous la dent, en dehors des quelques poésies qui nous sont parvenues. Pour tout dire, s’il a écrit au sujet de la 5ème croisade, aucune trace écrite n’en demeure et il serait même hasardeux d’affirmer qu’il ait pu y participer physiquement; certains de ses vers laisseraient même plutôt à penser qu’il se trouvait en Europe quand il écrivit ses poésies satiriques au sujet de cette dernière.
Du coté de son legs, en 1780, dans son Essai sur la musique ancienne et moderne (Volume 2), le compositeur et historien français Jean-Benjamin de La Borde avait rangé sous le nom de Chanoine de Saint-Quentin, trois pièces, celle du jour « Jerusalem se plaint » , une pastourelle ayant pour titre « a l’entrant del tans (tens) salvage » et encore un chanson « Rose ne flor, chant d’oisiaus ne verdure ».
Assez rapidement dans le courant du XIXe siècle, on a toutefois considéré que les deux compositeurs étaient deux personnes différentes en ne laissant au chanoine de Saint-Quentin que la dernière chanson mentionnée plus haut (Rose ne flor…). Restaient donc deux pièces attribuées par le MS Français 844 (voir en ligne) à Huon (Hues) de Saint Quentin, le sirventois du jour (1) et la pastourelle. De son côté, le MS français 12615 ou Chansonnier de Noailles (voir en ligne) en plus de ces deux pièces, en indiquait une troisième, une pastourelle ayant pour titre : « Par desous l’ombre d’un bois ».
Concernant la pastourelle « a l’entrant del tans (tens) salvage« , sur la foi des manuscrits, elle est, dans un premier temps et très logiquement, restée attribuée au trouvère mais on trouve déjà quelques réserves émises sur sa paternité dans le milieu du XIXe siècle.
« Nous n’avons pas trouvé d’indications sur la vie de HUE DE SAINT-QUENTIN ;peut-être même les deux seules chansons conservées sous son nom sont-elles de deux auteurs différents. La première est une pastourelle dont la composition est banale et les détails fort licencieux. » Histoire littéraire de la France, académie des Inscriptions et Belles-Lettres, T XXIII (1856).
Plus près de nous, à la fin du XXe siècle, le musicologue Räkel Hans-Herbert a semble-t-il confirmé ces doutes en formant l’hypothèse que cette pastourelle était l’oeuvre d’un autre trouvère, homonyme du premier mais originaire quant à lui de Besançon (voir Hue de Saint-Quentin ein trouvère in Besançon, Räkel Hans-Herbert, Zeitschrift für romanische Philologie vol. 114 (1998))
Au sortir de tout cela, il ne reste donc, semble-t-il, dans l’oeuvre certaine du trouvère picard que la chanson du jour et la pastourelle « Par desous l’ombre d’un bois » auxquels il faut encore ajouter une autre poésie qui était demeurée anonyme dans les manuscrits. Ayant pour titre, « la Complainte de Jerusalem contre la cour de Rome« , ce texte présente en effet, dans sa forme comme dans son fond, des similitudes avec la chanson « Jerusalem se plaint » qui laissent peu de place aux doutes. L’auteur en serait donc également Huon de Saint-Quentin et c’est d’ailleurs Gaston Paris lui-même qui finira par l’entériner une bonne fois, à la fin du XIXe siècle, suivi en cela par la plupart des experts de la question (voir L’auteur de la Complainte de Jérusalem, Gaston Paris. In: Romania, tome 19 n°74, 1890. pp. 294-296, persée).
Jérusalem se plaint de Huon de Saint-Quentin par Gerard le Vot
Gérard le Vot à la rencontre des troubadours et des trouvères
Musicien, harpiste, chanteur et musicologue, Gerard le Vot a longtemps été attaché aux universités de Lyon et encore de Poitiers où il a enseigné notamment la musicologie médiévale et comparée.
En 1993, il faisait paraître aux éditions Studio SM l’album Troubadours et trouvères, compilation issue de deux albums que le musicien avait fait paraître dans les années 1980 et 1981. Sur les dix-neuf titres présents dans les deux productions précédentes, seize ont été sélectionnées pour donner naissance à ce nouvel album. On y trouve ainsi, de manière symétrique, huit pièces empruntées au registre des troubadours et huit autres à celui des trouvères. Il faut noter qu’à l’occasion des albums précédents Gerard le Vot avait été primé en 81 avec le Grand Prix de l’Académie Charles-Cros et en 87 avec le Prix Paul Zumthor.
Cette même année 1993, Gerard le Vot faisait aussi paraître aux éditions Minerve l’ouvrage « Vocabulaire de la musique médiévale »,à destination des musicologues ou étudiants désireux de s’aventurer sur le terrain des musiques du moyen-âge.
Du côté de sa discographie et pour y revenir, en plus des trois productions citées plus haut, il faut ajouter une collaboration avec le Kecskes Ensemble autour des chansons de Gaucelm Faidit, ainsi qu’un autre album intitulé « Ultima Lacrima » : sorti en 1997, il a pour thème les complaintes médiévales et les chants spirituels du Moyen-Age. Enfin au titre de son actualité, mentionnons encore la parution en Février 2017 d’un ouvrage dans un autre registre et ayant pour thème la poétique du rock.
Le contexte historique du sirvantois
de Huon de Saint-Quentin
ans les premières décennies du XIIIe siècle, à l’échec de la quatrième croisade, succéda celui de la cinquième. Après un appel en 1213 et quelques difficultés pour rallier les princes de l’Europe chrétienne à sa cause (ces derniers étant occupés à leurs affaires, à quoi il faut ajouter qu’il avait aussi envoyé les seigneurs du nord de la France guerroyer contre ceux du Sud et les albigeois), le pape Innocent III via ses prêcheurs finira tout de même par rallier un armée de croisés à sa cause. Une expédition sera ainsi levée en 1217-18. On décidera plutôt que de s’attaquer à Jerusalem de prendre une ville égyptienne en vue de l’utiliser comme monnaie d’échange contre la ville sainte.
Au départ bien engagée avec la prise de Damiette, la croisade se soldera pourtant par un échec dont la responsabilité semble peser, en grande partie, sur le légat du pape Pélage venu prendre, sur place, le contrôle des opérations. En fait de négocier avec les arabes qui se montreront par l’intermédiaire du sultan d’Egypte Al-kamil finalement ouverts à l’échange, le légat accumulera, en effet sur place, les bévues et les erreurs militaires et stratégiques. Ayant décidé de faire de Damiette un comptoir commercial qu’il ne voudra lâcher, il refusera aussi de traiter avec les « infidèles » et finira même par lancer les croisés à la conquête du Caïre. La décision sera fatale et sonnera le coup de grâce de la cinquième croisade en 1221. Damiette sera rendue aux arabes et les croisés rentreront en Europe.
Ecrit par Huon de Saint-Quentin, sans doute l’année même de l’échec de l’expédition, ce sirvantois ne fustige pourtant pas tant le déroulement des opérations sur place que les conditions du départ et l’attitude du Clergé qui permit à ceux qui ne voulaient pas ou plus s’engager de monnayer leur non-participation contre argent sonnant et trébuchant. Le trouvère fustigera au passage les « décroisés » affirmant qu’ils perdront l’entrée au Paradis en lâchant la croix, mais sa diatribe ira beaucoup plus à l’encontre des dignitaires religieux et prêcheurs. En soulignant la cupidité du clergé, il mettra encore en doute l’usage que ce dernier fera de l’argent soutiré aux croisés. Le fond de cette satire n’est donc pas pour l’auteur de s’inscrire contre la croisade, mais bien au contraire de montrer, sous l’apparence des intentions, le peu de cas réel fait, par l’église et ses dignitaires, des prisonniers ou des chrétiens restés en terre sainte, sous la main des musulmans.
Ce texte est annonciateur d’un certain discrédit jeté sur la légitimité de l’Institution religieuse dans l’organisation et la tenue de la croisade qui perdurera au long du XIIIe siècle. Plus largement, la dénonciation qu’y fait son auteur d’une certaine rapacité du clergé et le peu de confiance qu’il lui prête dans la gestion de l’argent collecté sont assez révélateurs d’un mouvement critique qu’on retrouvera, à partir du XIIe et jusqu’au XIIIe siècle à l’égard de certaines pratiques de l’Eglise (voir Guiot de Provins, ou encore les fabliaux). Ce mouvement participe d’une réalité qui a, sans doute, contribué à créer, un peu plus tôt, un terrain favorable à la plupart des « hérésies » du XIIe siècle et qui a aussi donné naissance, un peu après, aux ordres mendiants.
« Jerusalem se plaint » en vieux-français
Jerusalem se plaint et li pais U dame l’Diex sousfri mort doucement Que deça mer a poi* (peu) de ses amis Ki de son cors li facent mais nient*(qui ne lui veulent porter secours). S’il sovenist cascun del jugement Et del saint liu u il sousfri torment Quant il pardon fist de sa mort Longis, (2) Le descroisier fesissent mout envis; (3) Car ki pour Dieu prent le crois purement, Il le renie au jor que il le rent, Et com Judas faura* (de faillir) a paradis.
Nostre pastour* (pasteurs) gardent mal leur berbis, Quant pour deniers cascuns al leu* (loup) les vent; Mais ke pechiés les a si tous souspris* (bien gagnés) K’il ont mis Dieu en oubli pour l’argent Que devenront li riche garniment* (les riches biens) K’il aquierent assés vilainement Des faus loiers (4)k’il ont des croisiés pris? Sachiés de voir k’il en seront repris, Se loiautés et Dius et fois ne ment. Retolu ont* (ils ont volé) et Achre et Belleem Ce que cascuns avoit a Diu pramis.
Ki osera jamais, en nul sermon De Dieu parler, en place n’en moustier* (église), Ne anoncier ne bien fait ne pardon, S’il fait jamais sans don ou sans denier Chose qui puist Nostre Signeur aidier A la terre conquerre et gaaignier U de son sang paia no raençon* (rançon)? Seigneur prelat, ce n’est ne bel ne bon Ki si secors faites tant detriier* (retarder); Vos avés fait, ce poet on tesmoignier, De Deu Rolant et de vos Guenelon (5).
En celui n’a mesure ne raison Kil se counoist s’il vai a vengier Ceule ki pour Dieu sont dela en prison Et pour oster lor ames de dangier. Puis c’on muert ci, on ne doit resoignier* (redouter) Paine n’anui, honte ne destorbier* (dommage). Pour Dieu est tout quan c’on fait en son non* (nom), Ki en rendra cascun tel guerredon* (récompense) Que cuers d’ome nel poroit esprisier; Car paradis en ara de loier, N’ainc pour si peu n’ot nus si riche don.(6)
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
Notes
(1) Ajoutons encore qu’on trouve la pièce du jour dans le Manuscrit de Berne (MS 389),
(2) Longin : le centurion aveugle qui perça de sa
lance Jésus en croix et fut par la suite, pardonné et guéri.
(3) « c’est plus malaisément qu’on se décroiserait » J Bédier, Les chansons de croisade (1909).
(4) Bédier traduit ces « faus loiers » par « contributions honteuses ». D’aprés A Jubinal, dans « De quelques pièces inédites tirées du Manuscrit de Berne » (1858). l’auteur fait allusion ici « aux acquisitions que le clergé, profitant du besoin d’argent qu’avaient les seigneurs en partant pour les croisades, faisait d’eux à vil prix. » propos repris à son tour par Rutebeuf.
(5) Allusion à la chanson de Roland et à la trahison de Ganelon
Sujet : chanson médiévale, poésie, amour courtois, chevalier, trouvère, trouvère d’Arras, Artois, lyrisme courtois, Période : moyen-âge central, XIIe, XIIIe. Auteur : Conon de Béthune ( ?1170 – 1219/20) Titre : «Tant ai amé c’or me convient haïr» Interprètes : Ensemble Sequentia Album : Trouvères, chants d’amour courtois des pays de langue d’Oil (1987)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons un retour à la poésie des premiers trouvères, avec une nouvelle chanson de Conon de Béthune, noble chevalier du moyen-âge central, qui s’illustra aussi dans la quatrième croisade (voir biographie ici).
Les limites du cadre courtois?
La pièce du jour nous entraîne sur les rives de l’Amour courtois mais c’est aussi le récit d’une déception sentimentale qui nous en montre les limites. « Tant ai amé c’or me convient haïr » Trahi, déçu par une « fausse amie », le « fine amant » est arrivé au point de rupture et fustige la fausseté de celle à qui il avait confié son cœur. Il passe même de l’amour à son radical opposé : la haine. On pourra débattre pour savoir si, en ne se pliant pas aux quatre volontés, résistances, manœuvres et caprices de sa maîtresse et, en réagissant de la sorte, le poète sort du cadre de la lyrique courtoise ou s’il s’y trouve toujours. Il continue, en tout cas, lui de se définir comme un fine amant et nous sommes ici aux bornes de son élasticité (celle du cadre, pas celle du poète, je n’ai pas connu suffisamment ce dernier pour me permettre de m’exprimer sur le sujet et en plus cela ne voudrait rien dire). Bref, la chanson du jour nous entraîne à ce moment précis où le poète décide qu’il ne joue plus et passe directement de l’amour frustré (notion tout à fait hors champ et inexistante au moyen-âge), au rejet et même à la « haine » (aussi littéraire sans doute que son amour, ou son désir de mourir pour la dame avant cela).
Petite Marie, m’entends-tu ?
Cette chanson a-t-elle pu être écrite à l’attention de Marie de France ou de Champagne (1145-1198)*, protectrice du trouvère qui l’avait même, on s’en souvient, fait inviter à la cour de France (par quoi le langage mâtiné d’Artois de ce dernier se trouva railler par la reine et le jeune héritier Philippe-Auguste) ? Certains biographes pensent que Conon de Béthune était tombé véritablement en amoureux de la Comtesse malgré leur différence d’âge. Le ton assez dur qu’il emploie ici peut toutefois laisser penser qu’il ne se serait sans doute pas aventuré à une telle offense envers sa protectrice. Par ailleurs, il faut encore ajouter qu’à d’autres endroits de son oeuvre, certaines dames auxquels il fait allusion sont clairement désignées comme n’étant pas Marie de France. Entre allégorie poétique, réalité historique et spéculations, à près de neuf cents ans de là, il demeure assez difficile de trancher.
* A ne pas confondre avec Marie de Champagne (1774-1204), la propre fille de l’intéressée, ni avec Marie de France la poétesse (1160-1210),
L’oeuvre de Conon de Béthune dans les manuscrits : MS Fr 844 & MS Fr 12615
Du point de vue documentaire, on trouve cette chanson attribuée à Conon de Béthune (« Quenes »), au côté de sept autres dans le manuscrit ancien référencé MS Français 844 de la BnF (consultez-le en ligne sur Gallica ici).
Pour les musiciens, les musicologues ou tout autres passionnés ou amateurs de moyen-âge et de musique ancienne, nous nous sommes même fendus d’y rechercher le feuillet correspondant (visuel ci-dessus). Le mérite ne nous en revient qu’à moitié puisque le grand historien médiéviste et chartiste Gaston Raynaud nous a fait gagner un précieux temps dans cette recherche, grâce à son ouvrage: Bibliographie des Chansonniers français des XIIIe et XIVe siècles, daté de 1884.
Précisons encore avec lui que l’on peut également retrouver les chansons de Conon de Béthune (en nombre significatif) dans le Chansonnier dit de Noailles ou MS Français 12615 (ici sur Gallica) : neuf en tout, entre lesquelles on notera à nouveau la présence de notre chanson du jour. Enfin et pour en faire complètement le tour, deux autres manuscrits font encore état des oeuvres du trouvère, le MS Français 1591 « Chansons notées et jeux partis« (ici sur gallica) en contient quatre et le Rome, Vat. Christ. 1490 en contient une.
« Tant ai amé c’or me convient haïr » par l’Ensemble Médiéval Sequentia
Une véritable anthologie des trouvères
par l’ensemble Sequentia
L’interprétation de la chanson de Conon de Béthune que nous vous proposons ici est tirée de l’excellent travail que l’Ensemble Sequentia dédiait, en 1984, aux trouvères français. Sortie tout d’abord sous la forme d’un triple album, la production fut rééditée quelques années plus tard, en 1987, sous la forme d’un double album.
Avec pas moins de 43 titres, cette véritable anthologie des trouvères des XIIe et XIIIe siècles demeure une pièce incontournable pour qui s’intéresse à la musique médiévale et ancienne. Elle est toujours disponible à la vente sous sa forme de double album CD, mais aussi au format dématérialisé MP3. Nous vous en redonnons le lien ici à toutes fins utiles : Trouvères : Chants D’Amour Courtois Des Pays De Lanque D’Oïl
Tant ai amé c’or me convient haïr.
Tant ai amé c’or me convient haïr Et si ne quier mais amer, S’en tel lieu n’est c’on ne saice* (de savoir) traïr Ne dechevoir ne fausser. Trop longement m’a duré ceste paine K’Amors m’a fait endurer; Et non por quant loial amor certaine Vaurai encoir recovrer.
Ki or vauroit loial amor trover Si viegne a moi por coisir* (choisir)! Mais bien se doit belle dame garder K’ele ne m’aint* (de aimer) pour traïr, K’ele feroit ke foie* (promesse) et ke vilaine, S’em porroit tost mal oïr, Ausi com fist la fause Chapelaine* (fig :confesseuse), Cui tos li mons doit haïr.
Assés i a de celés* (secrets) et de ceaus Ki dient ke j’ai mespris De çou ke fis covreture de saus, Mais moût a boin droit le fis, Et de l’anel ki fu mis en traîne, Mais a boin droit i fu mis, Car par l’anel fu faite la saisine Dont je sui mors et traïs.
A moult boen droit en fix ceu ke j’en fix, Se Deus me doinst boens chevals! Et cil ki dient ke i ai mespris Sont perjuré et tuit fauls. Por ceu dechiet* (de decheoir, diminuer) bone amor et descime Que on lor souffre les mais, Et cil ki cellent* (cachent) lor faulse covine* (pensée, fausseté) Font les pluxors deloiauls.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, Champagne, amour courtois, trouvère, biographie, oil Période : XIIe, XIIIe, moyen-âge central Titre: Biaus m’est estez quant retentist la brueille Auteur : Gace Brulé (1160/70 -1215) Interprète : Ensemble Gilles Binchois Album: Les escholiers de Paris, Motets, Chansons et Estampies du XIIIe siècle
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous explorons la poésie courtoise champenoise de la fin du XIIe siècle avec le trouvère Gace Brûlé (Bruslé). Avec cet auteur, nous nous situons dans les premières oeuvres de lyrique courtoise en langue d’Oil.
Eléments de biographie
Trouvère, poète et chevalier de petite noblesse, Gace Brulé a vécu quelque part entre la fin du XIIe siècle (1160-1170) et le début du XIIIe siècle (1215).
Au titre des documents historiques fiables mentionnant Gace Brûlé, on a pu trouver dans le comté de Dreux la trace d’un contrat passé en 1212 pour deux arpents de terres entre un certain Gatho Bruslé et les templiers. Pour les historiens, il s’agit sans aucun doute de notre trouvère ce qui atteste des origines noble de l’homme (chevalier, ayant son propre sceau, quelques terres). Pour le reste, comme pour bien d’autres artistes et poètes du XIIe siècle, et même si quelques autres sources le mentionnent, il faut lire entre les lignes de sa poésie pour en déduire quelques éléments de biographie supplémentaires .
D’origine champenoise et de la région de Meaux, il vécut quelque temps en Bretagne, sous la protection sans doute du Comte Geoffroi II, fils de Henri II d’Angleterre et d’Alienor. Il semble aussi s’être tenu un temps sous la protection de Marie de Champagne. La fille de Louis VII et Aliénor de Guyenne s’entoura, en effet, à cette époque, de quelques brillants auteurs, dans lesquels on pouvait encore compter Chrétien de Troyes. En cette fin du XIIe siècle, sa cour était un devenu le berceau de l’art poétique du Nord de la France et l’on s’y inspirait grandement des thèmes chers aux troubadour du sud. Son petit fils, Thibaut de Champagne,connu encore sous le nom de Thibaut le Chansonnier était, en ces temps, déjà né. Il allait d’ailleurs reprendre le flambeau et poursuivre cet élan culturel et artistique dans lequel Gace Brûlé s’inscrivait résolument.
Relations avec Thibaut de Champagne ?
Pour être contemporains l’un de l’autre, on a longtemps affirmé que les deux hommes s’étaient côtoyés et au delà qu’ils avaient même peut-être composé ensemble quelques poésies et chansons. La source en provenait des Grandes Chroniques de France de 1274 et d’une phrase qui suivant la lecture qu’on en faisait pouvait sembler même affirmer qu’ils avaient composé ensemble quelques chansons.
« … S’y fist entre luy (Thibaut de Champagne) et Gace Brûlé les plus belles chançons et les plus delitables et mélodieuses qui onque fussent oïes en chançon né en vielle… »
Dans un ouvrage dédié aux chansons à Gace Brûlé (Chansons de Gace Brûlé, 1902), Gédéon Huet, biographe spécialiste du trouvère champenois des débuts du XXe avait finalement rejeté l’hypothèse de relations ou de compositions communes. En croisant les sources indirectes, il avait en effet déduit que l’activité poétique de Gace Brûlé avait été antérieure à celle de Thibaut le Chansonnier et se serait plutôt située avant 1200. En se fiant aux simples dates, il est vrai que le futur roi de Navarre et comte de champagne n’était encore qu’un enfant tandis que Gace Brûlé avait déjà écrit des chansons qui avaient déjà largement conquis ses contemporains.
Près d’un demi-siècle après Gédéon Huet, un autre médiéviste, l’historien Robert Fawtier s’évertua à démonter ce raisonnement ou au moins à y apporter un bémol, en réhabilitant du même coup l’auteur des Grandes Chroniques de France : selon lui, les deux hommes auraient très bien pu se connaître et pourquoi pas se côtoyer même si l’un avait alors 13 ans et l’autre un peu plus de 25 ans. (voir article de Robert Fawtier sur persée).
La composition conjointe de chansons dans ce contexte reste tout de même improbable. Tout cela montre bien à quel point la rareté des sources peut quelquefois sur une simple phrase, faire place à la spéculation et aux débats qui lui sont associés. La chose n’est pas dénuée d’intérêt, pourtant, et dépasse la simple dimension anecdotique puisqu’elle permet de supputer ou non de l’influence directe qu’aurait pu avoir Gace Brûlé sur Thibaut de Champagne. L’Histoire a pour l’instant emporté avec elle ce secret. Ils évoluaient à la même cour et s’y sont peut-être croisés à une période où le trouvère était déjà largement populaire et reconnu.
Biaus m’est estez… parl‘Ensemble Gilles de Binchois
Oeuvres et popularité
Prisé de son époque, on retrouvera des chansons de Gace Brûlé cité dans le Roman de la Rose, mais aussi dans le Roman de la Violette de Gilbert de Montreuil. Le Guillaume de Dole confirmera encore la popularité de notre trouvère en le citant et on retrouvera encore des parodies de quelques unes de ses pièces dans d’autres ouvrages de chansons pieuses. Pour que tant d’auteurs y fassent référence, on ne peut que supposer que le trouvère champenois est alors largement reconnu et ses chansons largement populaires.
Du côté des manuscrits anciens, on retrouve les compositions de Gace Brulé dans un nombre varié d’entre eux. Nous n’entrerons pas ici dans la large étude de cette question et ceux qui voudront s’y pencher pourront trouver de nombreux détails dans l’introduction de l’ouvrage de Gédéon Huet disponible en ligne.
Dans cet article, nous vous proposons deux images tirées du beau chansonnier Clairambault de la Bnf consultable sur Gallica.bnf.fr
Le legs de Gace Brûlé reste également important en taille, même si là encore, les zones de flous ont compliqué un peu les analyses historiques; les frontières étant quelquefois ténues de l’oeuvre au corpus pour certains auteurs du moyen-âge. En suivant les pas de Gédéon Huet (opus cité), on devait au poète près de 33 pièces de manière certaine et 23 autres demeuraient d’attribution plus douteuse. Près d’un demi-siècle plus tard, un autre expert de la question, Holger Petersen Dyggve, grandspécialiste finlandais de philologie romane, lui en attribuait, cette fois, plus de 69 de manière certaine et une quinzaine d’autres plus sujettes à caution (Gace Brulé, trouvère champenois, édition des chansons et étude historique, 1951). Les travaux de ce dernier ont, depuis lors, fait autorité et c’est encore grâce à lui qu’on a pu situer plus précisément l’origine du célèbre trouvère du côté de Nanteuil-les-Meaux où l’on retrouve à la même époque, le patronyme « Burelé ».
Pour en conclure avec ce portrait et cette biographie de Gace Brûlé , ce « trouveur, auteur » médiéval est, avec Thibaut de Champagne, un des premier à avoir chanté l’amour courtois en langue d’oil. Son répertoire se calque sur une lyrique courtoise à la mode du temps qui, pour de nombreux médiévistes, explique sans doute plus son succès que ne pourrait le faire une grande innovation ou révolution dans le genre poétique.
Motets, Chansons et Estampies du XIIIe siècle de l’ensemble Gilles de Binchois
Avec cet album sorti en 1992, Dominique Vellardet son Ensemble médiéval Gilles de Binchois rendait hommage à la musique médiévale française du XIIIe siècle et en particulier au genre polyphonique du motet. Au delà, c’est aussi la dynamique culturelle, artistique et musicale autour des universités et des collèges de la fin du XIIIe siècle et d’un Paris étudiant alors en pleine effervescence que la formation voulait ainsi saluer. Chansonnier Cangé, Manuscrit de Montpellier, Manuscrit Français 844 entre autres sources célèbres, l’Ensemble présentait ici une vingtaine de pièces sélectionnés parmi les fleurons de cette période.
Dans le vert sous-bois, inspiré par le chant des oiseaux, le noble chevalier, en bon « fine amant », souffre en silence. Prisonnier, victime sacrifiée sur l’autel d’un amour impossible. il aime une dame de si haute condition et tellement mieux (née) que lui qu’il n’est pas juste qu’il le fasse et pourtant qui peut-il ? Rien. Nous sommes avec cette chanson médiévale, dans les thèmes classiques du Fine amor et de la lyrique courtoise.
Biaus m’est estez, quant retentist la brueille* (*bois)(1),
Que li oisel chantent per le boschage,
Et l’erbe vert de la rosee mueille
Qui resplendir la fet lez le rivage* (*près de la rivière).
De bone Amour vueil que mes cuers se dueille,
Que nuns fors moi n’a vers li fin corage ;
Et non pourquant trop est de haut parage* (*rang,lignage)
Cele cui j’ain; n’est pas droiz qu’el me vueille.
Fins amanz sui, coment qu’amors m’acueille,
Car je n’ain pas con hons* (*homme) de mon aage,
Qu’il n’est amis ne hons qui amer sueille
Que plus de moi ne truist* (*de trover : trouve) amor sauvage, Ha, las! chaitis! ma dame qui s’orgueille
Ver son ami, cui dolors n’assoage* (*n’apaise) ?
Merci, amors, s’ele esgarde a parage, Donc sui je mors! mes panser que me vueille.
De bien amer amors grant sens me baille,
Si m’a trahi s’a ma dame n’agree ;
La volonté pri Deu que ne me faille,
Car mout m’est bel quant ou cuer m’est entrée ;
Tuit mi panser sunt a li, ou que j’aille,
Ne riens fors li ne me puet estre mée* (*médecin. fig : guérir)
De la dolor dont sospir a celée* (*en secret) ;
A mort me rent, ainz que longues m’asaille.
Mes bien amers ne cuit que riens me vaille,
Quant pitiez est et merciz oubliée
Envers celi que si grief me travaille
Que jeus et ris et joie m’est vaée.
Hé, las! chaitis! si dure dessevraille* (*séparation)!
De joie part, et la dolors m’agrée,
Dont je sopir coiement* (*doucement, secrètement), a celée ;
Si me rest bien, coment qu’Amors m’asaille.
De mon fin cuer me vient a grant mervoille,
Qui de moi est et si me vuet ocire,
Qu’a essient en si haut lieu tessoille ;
Dont ma dolor ne savroie pas dire.
Ensinc sui morz, s’amours ne mi consoille ;
Car onques n’oi per li fors poine et ire* (*peine et colère) ;
Mais mes sire est, si ne l’os escondire :
Amer m’estuet (*estoveir-oir :falloir), puis qu’il s’i aparoille.(2)
A mie nuit une dolors m’esvoille,
Que l’endemain me tolt* *(tolir : ôter) joer et rire ;
Qu’adroit conseil m’a dit dedanz l’oroille :
Que j’ain celi pour cui muir* (*meurs) a martire.
Si fais je voir, mes el n’est pas feoille
Vers son ami, qui de s’amour consire.
De li amer ne me doi escondire,
N’en puis muer* (*changer), mes cuers s’i aparoille.
Gui de Pontiaux, Gasses ne set que dire:
Li deus d’amors malement nos consoille.
(1) Brueil : Bois, « bois taillis ou buissons fermés de haies, servant de retraite aux animaux. » (Littré). « Et chant sovent com oiselet en broel », Thibaut de Champagne.
(2)Amer m’estuet, puis qu’il s’i aparoille : à l’évidence, il me faut aimer, je n’ai pas d’autres choix.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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