Sujet : troubadour, chanson médiévale, poésie, occitan médiéval, catalan, pastourelle, hommage. Période : Moyen Âge central, XIIe siècle Auteur : Marcabru (1110-1150) Compositeur : Jordi Sabatés Titre : « A la fontana del vergier» Concert : Palabra de Trovador », Teatre Lliure de Barcelone (1989)
Bonjour à tous,
ous venons d’apprendre, avec tristesse, que le pianiste Jordi Sabatés vient de s’éteindre à l’âge de 73 ans. En avril dernier, nous avions dédié un article à son travail de composition autour des troubadours occitans du Moyen Âge et à ce bel album « Bréviari d’Amor« , interprété par Maria Del Mar Bonet. A cette occasion, nous avions pu échanger avec lui en ligne, et il avait répondu avec beaucoup d’ouverture et de gentillesse à nos questions.
En hommage à son travail, nous partageons ici une autre version de cette chanson de Marcabru (voir le lien pour la traduction et le texte en français actuel). Elle est extraite d’un concert donné au Teatre Lliure (Théâtre libre) de Barcelone durant l’été 89. Le programme avait pour titre “Palabra de Trovador” (parole oumots de troubadour). La chanteuse qui y prêtait sa superbe voix était Laura Simó. Paul Stouthamer était au violoncelle et on retrouvait Jordi Sabatés lui-même, au piano et à la composition. La traduction des vers de Marcabru de l’occitan médiéval au catalan avait été effectué par Toni Morena, un passionné de littérature et de musiques médiévales, ami du pianiste et que ce dernier nous avait confié avoir totalement perdu de vue, d’un jour à l’autre.
Un mot de sa riche carrière
Avec une carrière de plus de 50 ans en tant que compositeur, arrangeur, soliste ou interprète, Jordi Sabatés est loin de s’être limitée à la période médiévale. Elle est même assez marginale dans son œuvre. Il s’est signalé beaucoup plus par son goût prononcé et son talent pour le Jazz. Son album Vampyria (1974) en collaboration avec Tete Montoliu fut même considéré comme la meilleure production de toute l’histoire du jazz catalan.
Il est loin de s’être cantonné à ce seul style musical et on le retrouve dans tous les styles. Le rock, les chansons populaires, les contes pour enfants, la musique symphonique et la musique de chambre, tout cela est encore venu enrichir son répertoire. Il s’est aussi largement employé à la composition de bandes sons cinématographiques mais encore à la mise en place des concerts audiovisuels où il jouait en direct sur des films comme Nosferatu ou d’autres grandes œuvres du cinéma muet, de Méliès à Keaton, en passant par les réalisateurs Friedrich Wilhelm Murnau et Segundo de Chomón. Il faudrait encore ajouter à cette riche et longue carrière qui faisait de lui un artiste unique, un grand nombre de prix et de reconnaissance.
Nous lui souhaitons un voyage paisible, heureux et en musique de l’autre côté du miroir.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
NB : sur l ‘image d’en-tête, l’enluminure en arrière plan est tirée du codex Manesse connu également sous le nom de Manessische Handschrift. Référencé Cod. Pal. germ. 848, ce manuscrit du XIVe siècle est actuellement conservé à la Bibliothèque Universitaire de Heidelberg.
Sujet : troubadours, langue d’oc, poésie, chanson, musique médiévale, chant de croisade. poésie satirique, occitan Période : moyen-âge central, XIIe siècle Auteur : Marcabru (1110-1150) Titre : « L’autrier, a l’issida d’abriu» Interprète : Ensemble Tre Fontane
Album : Le Chant des Troubadours v1(1992)
Bonjour à tous,
ous repartons, aujourd’hui, pour le pays d’Oc médiéval et ses premiers troubadours, avec une nouvelle chanson de Marcabru (Marcabrun). Au menu, sa traduction de l’occitan vers le français moderne, quelques réflexions sur son contenu, et sa belle interprétation par l’Ensemble Tre Fontane.
Quelques réflexions
sur la chanson médiévale du jour
« L’autrier, a l’issida d’abriu » est une pièce satirique qui débute de manière « conventionnelle », entendez courtoise, avec même de claires allures de pastourelle. Aux portes du printemps, le poète occitan se tient en pleine nature et un chant d’oiseau va l’inspirer. Il croise ainsi une jeune fille, tente de la séduire, mais bientôt les vers de cette dernière se font satiriques et désabusés. La demoiselle se détourne de lui, son cœur est ailleurs, lui dit-elle : prix, jeunesse et joie déchoient. A qui se fier dans un siècle où les nobles valeurs se perdent ? Même les puissants seigneurs s’y associent aux pires goujats. Croyant éviter les trahisons adultérines en confiant à ces derniers la garde de leurs épouses, ils se fourvoient grandement et sont deux fois trahis.
Au delà d’une première approche de traduction, peut-être faut -il renoncer à comprendre totalement la poésie de Marcabru pour la goûter pleinement ? Cette question n’en finit pas d’être posée à travers les vers tout en allusion de ce troubadour qui semblent, si souvent, se référer à des réalités connues, seules, de ses contemporains, quand ce n’est pas seulement de lui-même.
Le texte du jour n’échappe pas à la règle. Avec cette image de l’épouse cadenassée et sous bonne garde, Marcabru fait-il référence, sans le nommer, au cas d’un noble en particulier, en prenant soin, au passage, de le noyer dans une catégorie : celles des « hommes puissants et des barons » ? Le phénomène est-il si généralisé qu’il a l’air de le dire ? N’est-ce là qu’un prétexte fourni au grand maître de cette forme de poésie hermétique qu’est le trobar clus, pour critiquer indirectement la toile de fond courtoise et ses fréquents appels à l’adultère ? On le sait, les valeurs qu’affectionne le poète occitan sont chrétiennes et les amours cachées et interdites mises en exergue par la courtoisie ne sont pas pour lui, ni de son goût « moral ».
« L’autrier, a l’issida d’abriu » Marcabru par l’Ensemble Tre Fontane
Le Chant des Troubadours d’Aquitaine
par l’Ensemble Tre Fontane
« L’autrier, a l’issida d’abriu »,
de l’occitan médiéval au français moderne
Pour la traduction nous avons suivi partiellement celle de JML Dejeanne (Poésies complètes du troubadour Marcabru (1909). Le reste est le fruit de croisements et de recherches personnelles.
I L’autrier, a l’issida d’abriu, En uns pasturaus lonc un riu, Et ab lo comens d’un chantiu Que fant l’auzeill per alegrar, Auzi la votz d’un pastoriu Ab una mancipa chantar.
L’autre jour, au sortir d’avril, Dans des pâturages, au long d’un ruisseau, Et, alors (la chanson) commence un (d’)chant Que font les oiseaux pour se réjouir, J’entendis la voix d’un pastoureau Qui chantait avec une jeune fille.
II Trobei la sotz un fau ombriu —« Bella, fich m’ieu, pois Jois reviu ………………………………………….. Ben nos devem apareillar. » — « Non devem, don, que d’als pensiu Ai mon coratg’ e mon affar. »
Je la trouvais sous un hêtre ombreux. — « Belle, lui dis-je, puisque Joie revit. …………………………………………….. Nous devrions bien nous mettre ensemble.» — « Nous ne le devons pas, Sire, car ailleurs Sont tournés mon coeur et mes préoccupations.» (« pensées & désirs ». Dejeanne)
III — « Digatz, bella, del pens cum vai On vostre coratges estai? » — « A ma fe, don, ieu vos dirai, S’aisi es vers cum aug comtar, Pretz e Jovens e Jois dechai C’om en autre no’is pot fiar.
— « Dites-moi, belle, de ses pensées qui ainsi, occupent votre cœur? » — « Par ma foi, sire, je vous dirai, S’il est vrai comme je t’entends conter, Prix, Joie et Jeunesse déchoient, De sorte qu’on ne peut se fier à personne.
IV D’autra manieira cogossos, Hi a ries homes e baros Qui las enserron dinz maios Qu’estrains non i posca intrar E tenon guirbautz als tisos Cui las comandon a gardar.
D’autre façon (dans un autre registre)sont cocufiés les maris. Et il est des hommes puissants et barons Qui enferment leurs femmes dans les maisons, Afin que les étrangers ne puissent y entrer, Et qui tiennent des goujats aux tisons Auxquels ils donnent ordre de les garder.
V E segon que ditz Salamos, Non podon cill pejors lairos Acuillir d’aquels compaignos Qui fant la noirim cogular, Et aplanon los guirbaudos E cujon lor fills piadar. »
Et selon ce que dit Salomon, Ceux-là ne peuvent accueillir de pires larrons Que ces compagnons qui abâtardissent les rejetons (1),. Et ils caressent les goujats En s’imaginant ainsi couvrir leurs propres fils d’affection.» (2)
(1)La traduction que nous avons utilisée ici de « noirim » comme bouture, rejeton, nourrain provient du Lexique roman ou Dictionnaire de la langue des troubadours: comparée avec les autres langues de l’Europe latine, P Raynouard (1811) De son côté JML Dejeanne (Poésies complètes du troubadour Marcabru (1909) traduit : « abâtardissent la race ». Pour information, on trouve le même terme traduit comme « nourriture » dans le Dictionnaire d’Occitan Médiéval en ligne.
(2) Raynouard : rendre leur fils plus affectueux
En vous souhaitant une agréable journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes.
Sujet : troubadours, langue d’oc, poésie, chanson, musique médiévale, chant de croisade. poésie satirique, occitan Période : moyen-âge central, XIIe siècle Auteur : Marcabru (1110-1150) Titre : « Lo vers del lavador» Interprète : Jordi Savall, Hespérion XXI Album: Jerusalem, la ville des deux paix (2014)
Bonjour à tous,
n plein cœur du Moyen-âge central, le troubadour Marcabru exhortait ses contemporains à la croisade, celle d’outre-mer mais plus encore celle, bien plus proche, des terres d’Espagne et de la « Reconquista ». Nous vous proposons, aujourd’hui, d’étudier de près cette chanson médiévale du XIIe siècle, ainsi que de vous en fournir la traduction. Du côté de l’interprétation et pour le temps de ce voyage, nous serons accompagnés de l’Ensemble médiéval Hespèrion XXI et la grande voix de Marc Mauillon, sous la direction de Jordi Savall.
Les vers du lavoir de Marcabru, par Hespérion XXI et Jordi Savall
Jerusalem, la ville des deux paix,
sous la direction de Jordi Savall
En 2008, Jordi Savall et Montserrat Figueiras accompagnés de La Capella Reial de Catalunya, la formation Al-Darwish et l’ensemble Hespèrion XXI, partaient à la redécouverte musicale de Jerusalem. Ils signaient ainsi un livre double-album, riche de 52 pièces, au carrefour de nombreuses influences musicales et civilisationnelles. La virtuosité de l’exercice fut salué par la scène des musiques anciennes et l’album fut primé d’un Diapason d’Or.
Comme à son habitude, Jordi Savall était bien décidé à transcender la simple interprétation musicale, pour se situer dans un message résolument humaniste et pacifiste. Sous sa maestria, Jérusalem devenait ainsi la ville des deux paix, paix céleste et paix terrestre et il déclarait à son sujet:
« Ce projet a été conçu comme un hommage à Jérusalem, la ville construite et détruite à l’infini par l’homme, dans sa quête du pouvoir sacré et du pouvoir spirituel. Par le pouvoir de la musique et des paroles, ce fruit de la collaboration passionnée et engagée de musiciens, poètes , chercheurs, écrivains et historiens de 14 pays, ainsi qu’Alia Vox et les équipes de la Fondation CIMA, est devenu une fervente invocation pour la paix. » Jordi Savall
Au delà de son agencement savant de compositions et chants profanes, chrétiens, juifs ou musulmans, le maître de musique catalan nous proposait ici un véritable appel à la paix, en réunissant aussi autour de lui des musiciens européens, juifs, palestiniens et venus encore du monde arabe. D’un point de vue narratif, l’oeuvre évoquait la cité sainte, à travers les âges, au large d’un périple de plus de 3000 ans : Jérusalem la juive de l’antiquité, Jérusalem la chrétienne et médiévale des pèlerinages, puis l’ottomane et musulmane, pour, finalement, s’ouvrir sur une dernière partie plus contemporaine et qui se voulait porteuse de réconciliation et d’espoirs, envers toutes les cultures en présence,
Pax in nomine Domini,
la chanson du lavoir de Marcabru
Contexte historique, 2e croisade et reconquista
Dans ce Pax in nomine Domini, plus connu encore sous le nom de les vers ou la chanson du lavoir (Vers del lavador), le célèbre troubadour comparait l’engagement aux croisades à un « lavoir » dans lequel tout chevalier et combattant chrétien pouvait et devait même « se laver » (se purifier de ses péchés). Mise à l’épreuve de sa foi véritable mais aussi purification de l’âme avec assurance d’y gagner le Paradis, il y pointait du doigt, au passage, les péchés de luxure et l’absence de foi de certains de ces contemporains.
Au sujet des nobles et seigneurs auxquels le poète médiéval fait allusion dans ce chant de croisade, on peut se risquer avec l’appui des médiévistes à quelques conclusions, même si certains éléments sont encore sujets à débat, Du point de vue datation, il semble que cette chanson ait été composée dans l’année 1149 et sans doute dans sa deuxième moitié.
(ci-contre le Pax in nomine Domini de Marcabru tronqué, mais accompagné de sa partition, Mss Français 844 de la Bnf)
Un an auparavant, la deuxième croisade s’enlisait devant Damas et, au début de l’année 1149, Louis VII levait le siège en mettant fin à la deuxième croisade, expliquant sans doute les critiques que Marcabru adresse aux français, dans sa dernière strophe. Du côté espagnol, et depuis quelques années, le comte de Barcelone Raimond-Berenguer IV avait accumulé les succès dans la reconquête de l’Aragonais contre les Maures. Autour de 1147, il leur avait notamment repris Tortosa, héritant ainsi du titre de Marquis de Tortosa. C’est sans doute de lui dont le troubadour nous parle dans l’avant dernière strophe de cette poésie.
Quant au comte défunt auquel Marcabru souhaite le repos de l’âme, à la toute fin de ce chant de croisade, et bien que les avis soient mitigés sur la question, on peut tout de même avancer qu’il s’agit sans doute de Raymond d’Antioche (1098-1149) (1). Les débats entre experts au sujet de cette identité gravitent principalement autour du fait que le noble était désigné sous le titre de « prince d’Antioche » et non de « comte » (2). Pour le reste, outre le fait qu’il était le second fils de Guillaume IX de Poitiers, lui-même duc d’Aquitaine et comte de Poitiers, Raymond d’Antioche est justement décédé dans le courant de l’année 1149, lors de la prise d’Antioche par le sultan Nur ad-Din, et durant la bataille d’Inab (29 juin 1149). Dès lors et si c’est bien de lui dont il s’agit ici, on peut supputer que Marcabru rédigea ses vers, peu après avoir appris la nouvelle. Cela, du reste, cadrerait tout à fait avec cette « Antioche » dont « le prix et la valeur sont pleurés par la Guyenne et le Poitou » dans la même strophe.
Concernant le lieu où le troubadour écrivit ses vers, là encore les avis ne sont pas tranchés. Il peut les avoir écrit alors qu’il était à la cour d’Espagne (probablement au service d’Alphonse VII) ou bien, ce que pourrait suggérer son chant, alors qu’il se trouvait encore en Aquitaine.
De l’Oc de Marcabru au français moderne
Pour la traduction de cette chanson, nous nous appuyons, à nouveau, largement, sur l’ouvrage de JML Dejeanne (Poésies complètes du troubadour Marcabru (1909) mais en les croisant avec quelques autres sources (notamment l’article de Silvio Melani(1)) et recherches complémentaires.
Dans l’interprétation musicale proposée plus haut, Jordi Savall a fait le choix de tronquer deux des strophes de la poésie originale (la 3 et la 4). De notre côté, nous vous la livrons dans son entier.
I Pax in nomine Domini Fetz Marcabrus los motz e.l so. Aujatz que di : Cum nos a fait, per sa doussor, Lo Seingnorius celestiaus Probet de nos un lavador, C’anc, fors outramar, no.n fon taus, En de lai deves Josaphas: E d’aquest de sai vos conort.
Pax in nomine Domini Marcabru a fait les paroles et l’air* (la musique) . Écoutez ce qu’il dit : Comme nous a fait, par sa bonté, Le Seigneur céleste, Il a fait près de nous un lavoir tel qu’il n’y en eut jamais, sinon outre-mer, là-bas, vers Josaphat, et c’est pour celui qui est près d’ici que je vous exhorte.
II Lavar de ser e de maiti Nos deuriam, segon razo, Ie.us o afi. Chascus a del lavar legor! Domentre qu’el es sas e saus, Deuri’ anar al lavador, Que.ns es verais medicinaus! Que s’abans anam a la mort, D’aut en sus aurem alberc bas.
Nous devrions nous laver, soir et matin, Si nous étions raisonnables, Je vous l’assure; Chacun peut s’y laver à loisir ! Pendant qu’il est encore sain et sauf, Chacun devrait aller au lavoir
Car c’est pour nous un véritable remède; De sorte que si nous allons à la mort avant cela, notre demeure ne sera pas là-haut, mais nous l’aurons bien bas.
III Mas Escarsedatz e No-fes. Part Joven de son compaigno. Ai cals dois es, Que tuicl volon lai li plusor, Don lo gazaings es enfernaus! S’anz non correm al lavador C’ajam la boca ni·ls huoills claus, Non i a un d’orguoill tant gras C’al morir non trob contrafort.
Mais Mesquinerie et absence de foi Séparent de Jeunesse son compagnon. Ah! quelle douleur c’est Que le plus grand nombre vole là Où on ne gagne que l’Enfer ! Si nous ne courons au lavoir Avant d’avoir la bouche et les yeux clos, Il n’en est pas un si gonflé d’orgueil Qui, dans la mort, ne trouve(ra) son adversaire(3)
IV Que·l Seigner que sap tot quant es E sap tot quant er e c’anc fo, Nos i promes Honor e nom d’emperador. E-il beutatz sera, sabetz caus De cels qu’iran al lavador? Plus que l’estela gallz ignalls Ab sol que vengem Dieu del tort Que’ill fan sai, e lai vas Domas.
Car le Seigneur, qui sait tout ce qui est, Et sait tout ce qui sera et qui fut, Nous y a promis Honneur au nom de l’empereur. Et savez-vous quelle beauté sera celle De ceux qui se rendront au lavoir? Plus grande que celle de l’étoile du matin, Pourvu que nous vengions Dieu du tort Qu’on lui fait ici, et là-bas, vers Damas.
V Probet del lignatge Cai, Dei primeiran home felho, A tans aissi C’us a Dieu non porta honor! Veirem qui.ll er amics coraus! C’ab la vertut del lavador Nos sera Jhezus comunaus! E tornem los garssos atras Qu’en agur crezon et en sort
Proches du lignage de Caïn, De ce premier homme félon, Il y en a tant ici Qui à Dieu ne portent honneur ! Nous verrons qui sera son ami cordial ! Car, par la vertu du lavoir, Jésus sera avec nous tous. Et nous ferons reculer les misérables* (JML Dejeanne : « mauvais garnements ») Qui croient aux augures et aux sorts.
VI C.il luxurios corna-vi, Coita-disnar, bufa-tizo, Crup-en-cami Remanran inz ei felpidor! Dieus vol los arditz e.ls suaus Assajar a son lavador! E cil gaitaran los ostaus! E trobaran fort contrafort, So per qu’ieu alor anta.ls chas.
Ces libertins, cornes-à-vin* (ivrognes), Presse-dîner, souffle-tison, Ces accroupis sur le chemin (4) Resteront dans les souillures* (folpidor, fumier) Dieu veut les hardis et les doux Éprouver à son lavoir ! Et ceux-là guetteront les maisons ! Et trouveront un rude adversaire C’est pourquoi, à leur honte, je les chasse.
VII En Espaigna, sai, Io Marques E cill del temple Salamo Sofron Io pes E.I fais de l’orguoill paganor, Per que Jovens cuoill avollaus. E.I critz per aquest lavador Versa sobre.ls plus rics captaus Fraitz, faillitz, de proeza Ias, Que non amon Joi ni Deport.
En Espagne, ici, le Marquis Et ceux du Temple de Salomon Souffrent le poids Et le fardeau de l’orgueil des païens Par quoi Jeunesse recueille mauvaise louange. Et le blâme, à cause de ce lavoir, Tombe sur les plus puissants seigneurs, Brisés, faillis, vides de prouesse Et qui n’aiment ni joie ni amusements.
VIII Desnaturat son li Frances, Si de l’afar Dieu dizon no, Qu’ie.us ai comes. Antiocha, Pretz e Valor Sai plora Guiana e Peitaus. Dieus, Seigner, ai tieu lavador L’arma dei comte met en paus: E sai gart Peitieus e Niort Lo Seigner qui ressors dei vas
Dépravés sont les Français S’ils se refusent à soutenir Dieu, Car je les ai mis en demeure. Antioche, ton Prix et ta Valeur Sont pleurés ici par Guyenne et Poitou. Dieu, Seigneur, en ton lavoir Donne paix à l’âme du comte, Et ici, puisse garder Poitiers et Niort! Le Seigneur qui ressuscita du Sépulcre.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes.
Sources
(1)« Intorno al Vers del lavador. Marcabruno e la riconquista ispanica », Medioevo romanzo, XXII (s. iii, ii), 1997, Silvio Melani.
(2)Marcabru: A Critical Edition – Marcabrun, Simon Gaunt, Ruth Harvey and Linda Paterson Brewer, Cambridge, UK, 2000.
(3) « C’al morir non trob contrafort ». Contrafort : adversaire. JML Dejeanne (op cité) traduit : « Qui dans la mort ne trouve un vainqueur » ou « Qui ne soit vaincu par la mort ». Concernant cet adversaire, Silvio Melani (1) y voit plutôt sous-entendu « le diable ».
(4) Crup-en-cami. Là encore divergence de traduction entre JML Dejeanne « Accroupi sur le chemin » et une interprétation de Silvio Melani qui se référera de son côté au « Crup-en-cendres » utilisé par ailleurs par Giraut de Borneil. Autrement dit, ceux qui restent accroupi sur le chemin pour l’un et pour l’autre ceux qui restent accroupi auprès de la cheminée ou de l’âtre, pour se chauffer le dos et ne rien faire.
Sujet : troubadours, langue d’oc, poésie, chanson, musique médiévale, poésie satirique, sirvantes, sirvantois, occitan Période : moyen-âge central, XIIe siècle Auteur : Marcabru (1110-1150) Titre : « Dirai vos senes duptansa» Interprètes : Ensemble Tre Fontane Album : Nuits Occitanes (2014)
Bonjour à tous,
a chanson médiévale du jour nous ramène vers l’un des premiers troubadours qui se trouve être aussi , sans doute, l’un des plus fascinants d’entre eux pour sa poésie hermétique si difficilement saisissable et son style unique.
A des lieues de la lyrique courtoise
Contrairement à nombre d’artistes, musiciens et poètes occitans contemporains de Marcabru et qui s’affairaient déjà à codifier la poésie en « l’enchâssant » dans la lyrique courtoise, au point quelquefois de l’y noyer entièrement, notre auteur médiéval du jour n’a pas chanté la fine amor (fin’amor). Il en a même plus volontiers pris le total contre pied. Ecole idéaliste et courtoise contre école réaliste, dont Marcabru se serait fait un brillant chef de file (1) ? Les choses sont dans les faits un peu plus nuancés, mais en tout cas, sur bien des thèmes et le concernant, sa poésie se tient dans l’invective et la satire et l’amour n’y échappe pas (sauf à l’exception qu’il soit de nature divine). A ce sujet, les manuscrits anciens contenant les vidas des troubadours enfonceront d’ailleurs le clou :
« Trobaire fo dels premiers q’om se recort. De caitivetz vers e de caitivetz sirventes fez ; e dis mal de las femnas e d’amor. » Le Parnasse occitanien. S.° Palaye. Manuscrit de Saibante. (1819)
« Il fut l’un des premiers troubadours dont on se souvient. Il fit des vers misérables* et de misérables serventois : et il médit des femmes et de l’amour. » (misérable n’adresse sans doute pas tant ici le style que l’état d’esprit ou la condition du poète).
« Dirai vos senes duptansa », de Marcabru par l’Ensemble Tre Fontane
Le Marcabru de l’Ensemble Tre Fontane
L’interprétation du jour nous offre le grand plaisir de recroiser la route de l’excellent Ensemble médiéval Tre Fontane dont nous avons parlé dans un article récent. Loin des rivages du chant lyrique qui couvre une partie importante du répertoire médiéval, cette version très « terrienne » etpleine d’une émotion bien plantée de Jean-Luc Madier, semble vraiment faire écho à celui qui disait dans ses vers et de sa propre voix qu’elle était « rude » ou rauque.
Les troubadours Aquitains Le chant des Troubadours – Vol. 1
La chanson Dirai vos senes duptansa est tirée d’un album de 1991 de la formation aquitaine et française. On y retrouve onze pièces occitanes issues du répertoire des tous premiers troubadours du moyen-âge central. Marcabru y côtoie Jaufrey Rudel mais aussi Guillaume de Poitiers, IXe Duc d’Aquitaine (Guillaume le Troubadour).
Cette production a le grand intérêt de rassembler la totalité des mélodies qui nous sont parvenues de ces trois auteurs. On pourra encore y trouver trois autres compositions de la même période : une de Guilhelm de Figueira, une autre de Gausbert Amiel et enfin une dernière demeurée anonyme. L’album ne semble pas réédité pour l’instant mais on en trouve encore quelques exemplaires d’occasion en ligne. Voici un lien utile (à date) pour les dénicher : Tre Fontane – Le chant des Troubadours Vol 1/ Les Troubadours Aquitains
Dirai vos senes duptansa
Comme nous le disions plus haut, il ne faut pas attendre de Marcabru qu’il se coule dans la peau du fine amant fébrile qui se « muir d’amourette ». C’est bien plutôt dans celle du désabusé et de celui qui se défie d’aimer qu’il faut le chercher. Dans cette chanson qu’il entend nous livrer « sans hésitation », il vient même nous conter dans le détail, tout ce qu’il pense des tortueux sentiers et des pièges de l’Amour. Tout cela n’est, à l’évidence, pas pour lui et il se fait même un devoir d’interpeller son public dans chacune de ses strophes pour mieux l’éveiller et le mettre en garde: « Ecoutez ! »
Comme pour les autres traductions que nous vous avons déjà proposées de cet auteur, nous nous appuyons largement ici sur celles du Docteur et écrivain Jean-Marie Lucien Dejeanne dans son ouvrage intitulé Poésies complètes du troubadour Marcabru (1909). Mais comme on ne se refait pas, nous les combinons tout de même avec des sources supplémentaires (dictionnaires, autres traductions, etc…). Au final, elles n’ont pas la prétention d’être parfaites et pourraient même sans doute prêter le flanc à l’argumentation mais, encore une fois, le propos est d’approcher la poésie de cet auteur.
Dirai vos senes duptansa
les Paroles en occitan & leur traduction
I Dirai vos senes duptansa D’aquest vers la comensansa Li mot fan de ver semblansa; – Escoutatz ! – Qui ves Proeza balansa Semblansa fai de malvatz.
Je vous dirai sans hésitation de ce vers, le commencement Les mots ont du vrai, la semblance (l’apparence de la vérité) ! Écoutez ! Celui qui, face à l’excellence (bonne parole, prouesse, exploit), hésite me fait l’effet d’un méchant (un mauvais, un scélérat).
II Jovens faill e fraing e brisa, Et Amors es d’aital guisa De totz cessais a ces prisa, – Escoutatz ! – Chascus en pren sa devisa, Ja pois no’n sera cuitatz.
Jeunesse déchoit, tombe et se brise. Et Amour est de telle sorte Qu’à tous ceux qu’il soumet, il prélève le cens (une redevance, un tribut) Écoutez ! Chacun en doit sa part (Que chacun se le tienne pour dit ? ) Jamais plus, après cela, il n’en sera quitte (dispensé).
III Amors vai com la belluja Que coa-l fuec en la suja Art lo fust e la festuja, – Escoutatz ! – E non sap vas quai part fuja Cel qui del fuec es gastatz.
L’Amour est comme l’étincelle Qui couve le feu dans la suie, puis brûle le bois et la paille, Écoutez ! Et il ne sait plus de quel côté fuir, Celui qui est dévoré par le feu.
IV Dirai vos d’Amor com signa; De sai guarda, de lai guigna, Sai baiza, de lai rechigna, – Escoutatz ! – Plus sera dreicha que ligna Quand ieu serai sos privatz.
Je vous dirai comment Amour s’y prend D’un côté, il regarde, de l’autre il fait des clins d’œil ; D’un côté, il donne des baisers, de l’autre, il grimace. — Écoutez ! Il sera plus droit qu’une ligne Quand je serai son familier.
V Amors soli’ esser drecha, Mas er’es torta e brecha Et a coillida tal decha – Escoutatz ! – Lai ou non pot mordre, lecha Plus aspramens no fai chatz.
Amour jadis avait coutume d’être droit, mais aujourd’hui il est tordu et ébréché, et il a pris cette habitude (ce défaut ) Écoutez ! Là où il ne peut mordre, il lèche, Avec un langue plus âpre que celle du chat.
VI Greu sera mais Amors vera Pos del mel triet la céra Anz sap si pelar la pera – Escoutatz ! – Doussa’us er com chans de lera Si sol la coa-l troncatz.
Difficilement Amour sera désormais sincère Depuis le jour il put séparer la cire du miel ; C’est pour lui-même qu’il pèle la poire. Écoutez ! Il sera doux pour vous comme le chant de la lyre Si seulement vous lui coupez la queue.
VII Ab diables pren barata Qui fals’ Amor acoata, No·il cal c’autra verga·l bata ; – Escoutatz ! – Plus non sent que cel qui’s grata Tro que s’es vius escorjatz.
Il passe un marché avec le diable, Celui qui s’unit à Fausse Amour; Point n’est besoin qu’une autre verge le batte ; Écoutez ! Il ne sent pas plus que celui qui se gratte jusqu’à ce qu’il se soit écorché vif.
VIII Amors es mout de mal avi Mil homes a mortz ses glavi, Dieus non fetz tant fort gramavi; – Escoutatz ! – Que tot nesci del plus savi Non fassa, si’l ten al latz.
Amour est de très mauvais lignage ; Mille hommes il a tué sans glaive . Dieu n’a pas créé de plus terrible enchanteur (savant, beau parleur), Écoutez ! Qui, du plus sage, un sot (fou) Ne fasse, s’il le tient dans ses lacs.
IX Amors a uzatge d’ega Que tot jorn vol c’om la sega E ditz que no’l dara trega – Escoutatz ! – Mas que puej de leg’en lega, Sia dejus o disnatz.
Amour se conduit comme la jument Qui, tout le jour, veut qu’on la suive Et dit qu’elle n’accordera aucune trêve, Écoutez ! Mais qui vous fait monter, lieue après lieue, Que vous soyez à jeun ou repu.
X Cujatz vos qu’ieu non conosca D’Amor s’es orba o losca? Sos digz aplan’et entosca, – Escoutatz ! – Plus suau poing qu’una mosca Mas plus greu n’es hom sanatz.
Croyez-vous que je ne sache point Si Amour est aveugle ou borgne ? Ses paroles caressent et empoisonnent, Écoutez ! Sa piqûre est plus douce que celle de l’abeille, Mais on en guérit plus difficilement.
XI Qui per sen de femna reigna Dreitz es que mals li-n aveigna, Si cum la letra·ns enseigna; – Escoutatz ! – Malaventura·us en veigna Si tuich no vos en gardatz !
Celui qui se laisse conduire par la raison d’une femme Il est juste que le mal lui advienne, Comme l’Écriture nous l’enseigne : Écoutez ! Malheur vous en viendra Si vous ne vous en gardez !
XII Marcabrus, fills Marcabruna, Fo engenratz en tal luna Qu’el sap d’Amor cum degruna, – Escoutatz ! – Quez anc non amet neguna, Ni d’autra non fo amatz.
Marcabru, fils de Marcabrune, Fut engendré sous telle étoile Qu’il sait comment Amour s’égrène; Écoutez ! Jamais il n’aima nulle femme, Ni d’aucune ne fut aimé.
En vous souhaitant une agréable journée.
Frédéric EFFE
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