n cette nouvelle année, nous vous souhaitons nos meilleurs vœux. Que l’an 2022 vous apporte joie, santé et félicité avec aussi de grandes richesses d’apprentissage et d’enseignement sur vos chemins de vie. Que cette année signe aussi la fin de cette folie qui n’a déjà que trop duré et dont on ne sait plus dire où se termine le sanitaire et où commencent le politique et ses abus.
L’enluminure que nous avons utilisée pour notre carte de vœux est tirée des Heures de Charles d’Angoulême (Horae ad usum Parisiense). Conservé à la BnF, sous la référence Latin 1173, ce magnifique manuscrit médiéval daté du XVe siècle, a été commandité par le père de François 1er et détenu également par le roi lui-même. Il a été enluminé par deux grands peintres et maîtres enlumineurs du Moyen Âge tardif : Jean Bourdichon et Robinet Testard. Comme il a été numérisé, vous aurez tout le loisir de le consulter en ligne sur Gallica.
Une annonce faite aux bergers festive
Originellement, cette enluminure avec sa danse médiévale et ses deux personnages pointant le ciel, à l’arrière plan, fait référence à la célèbre scène biblique de l’Annonce faite aux bergers. Elle en suit, toutefois, assez peu le formalisme avec son choix original de mettre en avant une célébration plutôt champêtre pour fêter l’arrivée du Christ.
En général, sur ce type de représentations, on a plutôt l’habitude de voir les bergers émus par l’annonce, au centre ou à peu près de la composition, avec une cohorte d’anges venus se présenter à eux. Ici, la nouvelle est presque révélée par un détail de l’enluminure et ces bergers tournés de dos qui pointent l’ange du doigt. L’ensemble reste très joyeux et l’on semble se situer un instant après la révélation, au moment où l’annonce faite aux bergers est déjà en train de se répandre parmi les hommes.
Détournement & secrets de fabrique
Sur notre version et en espérant qu’il ne nous en veuille pas trop, l’ange annonciateur s’est transformé en feu d’artifice. C’était de circonstance pour célébrer l’année. Afin de confectionner ce dernier, nous avons fait appel à un manuscrit du milieu du XVIe siècle : Le Livre des Miracles d’Augsbourg (Augsburger Wunderzeichenbuch). S’il n’est pas tout à fait contemporain des Heures de Charles d’Angoulême, l’événement auquel il fait référence n’est pas loin de l’être. En effet, sur son feuillet 70, l’ouvrage représente un objet de grande taille avec une longue traîne aperçu dans le ciel d’Allemagne en juin de l’an 1456. Il s’agit ni plus ni moins que de la comète de Halley. Elle a fourni la base de notre feu d’artifice.
Dernier détail, l’enluminure originale se déroule en plein jour, contrairement à l’annonce biblique faite aux bergers qui survient pendant la nuit du solstice. Du coup, nous avons repassé notre illustration en mode nocturne. Pour tirer un feu d’artifice, avouez que c’est tout de même plus propice.
Des feux d’artifice au Moyen Âge ?
Si nos feux d’artifices ne sont pas d’origine, tout comme la poudre, ces derniers étaient connus au Moyen Âge tardif et même avant. Au XIIIe siècle, des auteurs comme Roger Bacon en parlaient déjà dans son Œuvre majeure, dans la foulée de Marcus Grœchus :
« Il est des substances dont la détonation frappe l’oreille à tel point, surtout pendant la nuit, quand tout a été convenablement disposé pour cela et quand la détonation est subite, inattendue, que, ni les armées, ni les villes ne peuvent en soutenir les effets. Aucun éclat du tonnerre ne peut être comparé au bruit de ces détonations. Les longs éclairs qui sillonnent la nue sont incomparablement moindres, et, à leur vue, nous n’éprouvons pas la moindre. terreur. »Roger Bacon –Opus Majus (1267).
Le Marcus Grœchus en question parle même de feux volants et en donne la recette, vers 1230, dans son Livre des feux pour brûler les ennemis (Liber ignium ad comburendos hostes). Dans son ouvrage « Histoire anecdotique des fêtes et jeux populaires au Moyen Âge » (1870), l’écrivain et historienne Joséphine Amory de Langerack nous conte également une grande frayeur qu’on aurait faite au comte de Charolais et au duc de Berry. Vers la deuxième moitié du XVe siècle, un breton connu sous le nom de Jean Boute-Feu ou Jean des Serpents en aurait été la cause involontaire. Il fit partir une fusée dans les airs qui fila malencontreusement en direction des fenêtres des deux princes, en leur causant, nous dit elle, une grande terreur. Elle nous dépeint l’homme comme « un sorcier charlatan qui abusait des badauds des campagnes et villes au moyen de poudre qu’il allumait et faisait partir en l’air en pétards et en fusées« . Ayant mis en alerte toute la garde pour trouver qui avait cherché à leur nuire de manière si étrange qu’elle paraissait être magique, les deux nobles auraient finalement débusqué l’homme et se seraient fait expliquer tous les mystères de ce feu volant.
Encore une très bonne année 2022 à tous !
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
l’approche des fêtes de fin d’année, nous tenions à vous adresser une pensée chaleureuse, en formant le vœu que vous passiez cette période dans la quiétude et la joie. De très belles fêtes à tous avec une pensée particulière pour ceux qui ne pourront les chômer pour des raisons d’astreinte, mais aussi pour ceux qui sont dans la difficulté.
NB : l’enluminure d’entête et qui a servi également de base à notre carte représente, bien sûr, la nativité. Elle est tirée du manuscrit médiéval Breviarium secundum ordinem Cisterciencium connu également sous le nom de Bréviaire de Martin d’Aragon. Ce très bel ouvrage latin, superbement enluminé est originaire de Catalogne. Daté du Moyen Âge tardif (Fin XIVe – milieu du XVe siècle), il est actuellement conservé aux département des manuscrits de la BnF sous la référence Rothschild 2529 (consulter sur Gallica).
En vous souhaitant encore d’excellentes fêtes et un bonne journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
Sujet : fêtes médiévales, animations médiévales, marché médiéval, marché de Noël, nativité, Noël, marché artisanal, inspirations, animations, Evénements : marché de Noël d’ici et d’ailleurs Lieu : Pays-de-la-Loire, Normandie, Île-de-France, Wallonie, Alsace, Grand Est Dates : Décembre 2021
Bonjour à tous,
l’approche des fêtes de la nativité et de fin d’année, de nombreuses villes du nord de France se drapent de leurs plus beaux atours pour proposer des marchés de Noël qui font la part belle à la tradition. Même si nous les apprécions tous, thème du site oblige, ceux qui nous intéresseront de plus près ici, sont ceux qui mettent un brin de fantaisie médiévale dans leurs animations et leurs échoppes.
Une programmation encore timide
Las ! Cette année encore et, comme en 2020, l’histoire bafouille à défaut de se répéter totalement. La valse incessante des mesures autour de la Covid continue de souffler le chaud et le froid et le virus n’en finit plus de faire des vagues (qu’on devrait craindre, nous dit-on, toujours plus que les précédentes).
Star incontestée des médias 2020-2021, matière à psychose et à couvre-feu, champion toute catégorie des sujets, l’étrange invité permanent et sa saisonnalité ont supplanté toutes les autres priorités y compris celle de redresser l’hôpital et de soutenir ses soignants. Pourtant, on ne semble pas se résoudre à vivre avec, ni à donner quelques chances aux alternatives. À chacun sa vérité, sa science, ses études de référence et ses accointances. Faites entrer le médecin de plateau ! Montjoie ! À moi big pharma ! L’heure est à la nouvelle science politico-médiatique. « Nous sommes en guerre ». La faute aux voisins, à son anti-pass et à ses gamins !
Bref, dans ce contexte de maison de fous et de mesures girouettes, de nombreux exposants et organisateurs de fêtes médiévales et de marchés de Noël se sont abstenus, cette année encore, de maintenir les événements prévus. Il y a ceux qui avaient déjà baissé les bras, dès le début 2021, et puis il y a les autres, ceux qui se sont découragés en chemin parce que le bout du tunnel n’en finissait pas de s’éloigner. C’est le cas du Marché de Noël de Provins et de tant d’autres encore, reportés à 2022 (voir article précédent sur cet événement). Comment les blâmer ? De tels événements ne se mettent pas en place en quelques semaines. Il faut des mois sans compter, désormais, toute la logistique sanitaire à prévoir (distanciation, gestes barrières contrôles, etc..). Exception à tout cela, de vaillants organisateurs ont quand même maintenu le cap. C’est eux qui sont ici à l’honneur même si nous avons une pensée pour les autres. Voici donc une sélection des beaux marchés de Noël aux couleurs médiévales qui vous attendent en ce mois de décembre.
Le marché de Noël médiéval de Ribeauvillé et ses belles animations
Dates : les samedi 11 et dimanche 12 décembre 2021 Lieu : Orme, Normandie, France
Annulé en 2020, comme beaucoup d’autres événements, le marché de Noël médiéval de Ribeauvillé revient, cette année, avec tout son savoir-faire et son goût pour la tradition. Pour cette édition, tout le centre ville de la cité sera de la fête et on retrouvera moultes animations, assurées par grand renfort de compagnies médiévales.
En voici une liste non exhaustive : scénettes, contes et théâtre de rue, spectacle de feu, ateliers de métiers d’époque (tonnellerie, forge, …,) mais encore déambulations et parades, jeux d’adresse, combats de chevaliers, animations vikings, danses et musique médiévales. Pour les enfants de nombreux divertissements sont aussi prévus : jeux en bois, atelier cirque, manège, animaux de la ferme, chameaux venus de contrées lointaines, spectacles et numéro de dressage animaliers (moutons, oies). Un beau programme très prometteur. Voir la page de ce marché médiéval.
Un marché médiéval pour les gourmands à Domfront en Poiraie
Dates : du vendredi 17 au dimanche 19 décembre 2021 Lieu : Domfront-en-Poiraie, Orme, Normandie, France
Du 17 au 19 décembre, la cité normande de Domfront-en-Poiraie se mettra en quatre pour proposer à ses habitants et ses visiteurs un marché de Noël tinté de Moyen Âge et de gourmandise. Organisé par la compagnie musicale Aragorn, cet événement connaîtra, cette année, sa 3eme édition.
Des échoppes seront donc présentes sur site ainsi que des surprises culinaires et gastronomiques. Jeux, ambiance celtique, danses seront également au programme, avec en plus la perspective d’emplettes originales et artisanales pour célébrer dignement Noël et faire plaisir à vos proches. Voir le site des Médiévales de Domfront.
Marché artisanal & animations médiévales à la cour des arts de Vaureal
Dates : du 11 au 12 décembre 2021 Lieu : Vauréal, Cour des arts, Val d’Oise, Île-de-France, France
Installée dans le village de Vauréal, à un peu moins d’une heure de Paris, la cour des arts est un lieu original qui s’est donné pour vocation d’héberger et de faire découvrir au public des métiers au carrefour de l’art et de l’artisanat. Installée dans la cour d’une ancienne ferme, une vingtaine d’artistes y œuvrent, à l’année, dans des ateliers qui ouvrent leurs portes au public.
Le 11 et le 12 décembre prochain, le lieu prendra, pour la 3eme fois, des couleurs évocatrices du Moyen Âge. Avec pour nom Vauréyule, la fête proposera de nombreuses animations inspirées librement de cette période et du médiéval-fantastique : combat et tir à l’arc à la façon viking avec le Clan d’Ivar, déambulations de créatures, musique d’époque et saltimbanques. Les ateliers pourront, bien sûr, être visités et un marché artisanal viendra également compléter ces réjouissances. Voir le FB de l’événement.
Un marché de Noël artisanal et médiéval à Chemillé-en-Anjou
Dates : du 11 au 12 décembre 2021 Lieu : Chemillé-en-Anjou, Maine-et-Loire, Pays de la Loire, France
Ce week end, la cité du Maine-et-Loire proposera, elle aussi, un marché de Noël hybride entre tradition et inspiration médiévale. Sous chapiteau, on pourra y trouver les exposants habituels de ce type de marché mais aussi une vingtaine d’échoppes plus proche du monde médiéval. La porte du château servira de barrière temporel pour passer d’une période à l’autre.
Des réjouissances et divertissements viendront encore compléter la fête. Au programme, jongleurs et cracheurs de feu, danses médiévales, chorale et groupes de musique, sans oublier quelques bonnes spécialités à boire et manger pour se restaurer et se tenir chaud. Infos sur la page FB de ce marché de Noël.
Le grand marché de noël historique de Liège
Dates : du 26 novembre au 30 décembre 2021 Lieu : Liège, Wallonie, Belgique
Si elle n’est pas à proprement médiéval, nous avons tout de même décidé de mentionner, ici, cet incroyable fête de Noël du côté de la Belgique et de la Wallonie. Depuis 30 ans, Liège met, en effet, les petits plats dans les grands à l’approche des fêtes de la nativité, avec des animations qui vont bien au delà de la simple zone d’achalandage : podium et scène de concerts, patinoire pour tous, grande roue aux allures de fête votive, viennent s’ajouter à ce grand marché traditionnel de Noël et son village historique. Sur ce dernier aspect, 300 artisans et 150 chalets sont prévus. Assurément de quoi trouver des cadeaux inédits dans une ambiance festive unique. Pour ajouter quelques chiffres, la fréquentation de plus de 1,5 million de personnes annuels en dit long sur la grande popularité de l’événement et l’attrait qu’il exerce sur ses visiteurs.
Pour ce qui est des animations, la belle cité wallonne propose des spectacles et concerts des plus variés : rock, jazz, variétés, musique électronique et DJs (voir le site officiel). Ces réjouissances musicales se prolongent même au delà des dates du marché : de début décembre jusqu’à l’épiphanie et la fin de la première semaine de janvier. Bien sûr, Les touristes de passage pourront en profiter pour découvrir le beau patrimoine médiéval de Liège et son centre historique.
En vous souhaitant une très belle journée. Frédéric F Pour moyenagepassion.com À la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
NB : l’image d’en-tête est tirée d’une toile de Brueghel le Jeune. Cette scène de patinage incroyablement vivante et détaillée, est datée de 1613. Elle fait partie de la collection du Musée des beaux-arts de Mulhouse.
Sujet : poésie médiévale, auteur médiéval, moyen français, manuscrit ancien, poésie, poésie morale, franchise, vérité, chant royal. valeurs chrétiennes. Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «Que nulz prodoms ne doit taire le voir» Ouvrage : Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, T III, Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)
Bonjour à tous,
a poésie morale historique a ceci d’intéressant qu’elle parvient, quelquefois, à traverser le temps pour continuer de faire sens des siècles après son écriture. Pour y parvenir, il faut qu’elle porte en elle un brin d’universalité, et se penche sur les travers des hommes et de leur nature ; d’Esope à Phèdre, en passant par les Ysopets du Moyen Âge de Marie de France et les grandes envolées stylistiques de Jean de La Fontaine, de nombreuses fables en sont de parfaits exemples.
Poésie morale et résonnances éthiques
D’autres fois, si la poésie morale ou même la satire continuent de nous parler, c’est qu’une certaine réalité mais aussi un certain socle de valeurs éthiques, religieuses ou sociales continuent d’être à l’œuvre pour nous, comme elles l’étaient pour les auteurs qui nous les ont transmises. Dans ces cas là, on peut faire le constat que nous sommes restés, à certains égards et pour certaines principes au moins, sur une même ligne éthique, voire civilisationnelle. Au passage, cela nous fournit l’occasion d’en apprendre un peu plus sur l’Histoire et sur nous-mêmes, tout en s’apercevant qu’il n’y a pas nécessairement de nouveauté dans tout ; ce qu’on croyait typique de notre temps a déjà pu être énoncé des siècles auparavant et, ce, en dépit d’une différence supposée de contexte, de pressions ou de normes sociales. Le temps a passé. Pourtant si certaines normes sociales, idéologies, discours, nous semblaient avoir changé en surface, certaines valeurs éthiques perdurent. Quelquefois même, c’est un peu l’inverse qui se produit. On se rend compte alors que l’idéal un peu figé, que l’on pouvait avoir été tenté de projeter sur le passé, n’était pas non plus si tranché. Rien de nouveau : des écarts subsistent toujours entre norme officielle déclarée (et même intériorisée) et comportements mais c’est un moyen de le réaliser.
Moyen Âge et valeurs chrétiennes médiévales
Quand cette poésie morale qui fait écho provient du Moyen Âge, elle emporte donc, elle aussi, une double leçon. La première (on le savait déjà) : malgré sa prégnance et son pouvoir social, spirituel, politique durant la période médiévale, le christianisme et ses valeurs n’étaient pas hégémoniques au point de freiner totalement la nature des hommes, leur cupidité, leur ambition de posséder, leur volonté de transgression. ie : la présence du dogme partagé et même intériorisé, comme les interdits ou les peurs associés, ne suffisaient pas à les contenir.
La littérature de cette période comme la réalité des faits historiques nous montrent que cette société pourtant toute chrétienne (y compris, et peut-être plus encore, ses instances représentantes politiques et religieuses) étaient en tension permanente entre idéal chrétien (christique ?) et tentations d’enrichissement, d’appropriation, de conquête et de développement. Bien sûr, cela ne veut pas dire que le contexte éthique et normatif ou les institutions n’influaient en rien sur les comportements. Tout le monde s’accordera sur l’évidence qu’ils les atermoyaient*. Le propos n’est ici que de montrer comment la satire ou la poésie morale peuvent nuancer notre vision d’un monde médiéval trempé d’idéal et de normes morales et sociales chrétiennes, mais qui leur connaissait aussi, dans les faits, des entorses, des arrangements ou des aménagements.
* On pourrait aisément s’étaler sur cette question, mais on citera, en unique exemple, les incidences fortes du christianisme médiéval sur la circulation des richesses, au moment du face à face avec l’au-delà justement voir éloge du dépouillement avec J Le Goff).
Effet miroir, modernité, normes intériorisées
La deuxième leçon que nous fournit la poésie morale médiévale, quand elle résonne en nous, est plus actuelle. Contre les apparences ou même certaines affirmations à l’emporte-pièce, elle peut nous montrer, si l’on en doutait, à quel point cette société chrétienne, fondatrice de notre civilisation, n’est pas tout à fait enterrée. On peut même en faire directement l’expérience en soi et, ce, que l’on se réclame ou non de la religion chrétienne. Pour être plus concret : le culte obsessionnel de l’avoir et de la richesse comme unique idéal de vie, le règne du consumérisme et de l’individu roi, le constat des abus des puissants sur les miséreux ou les populations, on pourrait encore allonger la liste mais toutes ces choses peuvent parler à certains d’entre nous de la pire des manières. Dès lors, de la même façon que la poésie morale nous avait conduit à nuancer l’adhésion supposée totale aux valeurs chrétiennes, au Moyen Âge, on pourra, cette fois-ci, faire le chemin inverse.
Malgré le matraquage constant de nouvelles normes, de nature économique, au détriment de toutes les autres — argent roi, sacralisation de l’individualisme, glorification de la consommation débridée et de l’accumulation d’avoirs, ultra-libéralisme et permissivité sans borne, normalisation de la prédation intra-espèce… — et d’une éloge du vide, dont nous sommes nombreux à constater qu’elle ne cache que de nouvelles formes d’aliénation, quelque chose en nous demeure profondément ancré à certaines valeurs chrétiennes ; en dépit du contexte idéologique, elles continuent de faire sens. Certaines fois même, elles sont toujours à l’œuvre mais on les a grimées d’autres visages. Rêvons un peu. Peut-être qu’en devenant plus discrètes, elles finiront par passer de normes sociales officielles à une forme de résistance invisible à l’invasion complète de certains paradigmes modernes creux de sens et sans lendemain…
Ce long détour et toutes ces réflexions faites sur le double éclairage de la poésie morale, nous allons recroiser quelques-unes de ses valeurs chrétiennes médiévales, dans l’étude qui suit. Nous y serons en bonne compagnie, celle d’Eustache Deschamps. Chrétien ou non, à vous de décider si cette poésie vous parle et en quoi.
E. Deschamps, l’honnête homme et la vérité
Nous voilà donc reparti pour le XIVe siècle pour découvrir une nouvelle poésie morale d’Eustache Deschamps. Si cet auteur médiéval s’est distingué par son œuvre conséquente, entre tous ses thèmes de prédilection, il a aussi copieusement souligné les travers de ses contemporains, en relation avec les valeurs chrétiennes de son temps. La poésie du jour s’inscrit dans cette veine. Avec pour titre «Que nulz prodoms ne doit taire le voir» (nul homme honnête et instruit ne doit taire la vérité), il s’agit d’une de ses ballades de moralité.
Dès l’introduction de cette poésie, Eustache nous confiera que sa liberté de ton et ses jugements critiques à l’égard de ses contemporains lui ont été souvent reprochés ; c’est même pour prendre le contrepied de cela qu’il rédigera sa ballade. Tout au long de son plaidoyer, il fustigera les faux, les cupides, les avides, les menteurs tout autant que les tièdes, les passifs et les lâches. Au final, le coupable sera désigné : ce monde autour, avec son obsession des richesses ne fait qu’encourager les déviances et la lâcheté ambiante. Tout est perverti, on ne juge même plus les malfaiteurs. Les valeurs chrétiennes sont en recul. Qui reste encore debout pour défendre la (leur) vérité ? Pour Eustache, voilà une raison de plus pour ne pas se soustraire. Contre la déliquescence du monde, il fait l’éloge d’une forme quotidienne de résistance par le dire. Pas de politiquement correct, ni d’auto-censure ici. Le devoir est celui du courage et de la franchise. Le poète l’affirme haut et fort : aucun prud’homme véritable (l’homme probe et sage authentique) ne saurait éviter de dire le vrai, ni de monter au créneau pour défendre les valeurs justes. Être couard n’est pas une option. Se taire c’est se faire complice de cette déroute généralisée.
Les héros et conquérants du passé
Sur la fin de sa ballade, l’auteur nous gratifiera encore d’une allusion aux héros du passé — conquérants, chevaliers ou croisés — qui avaient, selon notre auteur, les valeurs et la conviction bien plus chevillées au cœur que ses contemporains. Nous sommes au XIVe siècle ou peut-être au début du XVe. Pourtant, on constate bien, ici encore, combien de nombreux auteurs des Moyen Âge central et tardif n’ont eu de cesse de poursuivre une chevalerie ou un temps des héros (antiques, chevaleresques, « charlemanesques », arthuriens) révolus et qui n’en finit pas de glisser, pour sembler, toujours, n’appartenir au passé. Tout se passe comme si, en un temps qui est encore celui de la chevalerie, celle-ci n’est jamais tout à fait digne de son ancêtre mythique, passée ou fantasmée. Elle ne semble, en tout cas, la rejoindre que très rarement avec de grands hommes reconnus de leur temps (Duguesclin, Bayard, etc…).
Pour boucler la boucle sur l’effet de résonnance, on notera d’ailleurs que cette nostalgie d’une certaine chevalerie, ses valeurs et ses héros perdus — chose que Cervantes, au XVIIe s, finira par définitivement entériner, à sa manière et non sans tendresse, avec son Don Quichotte — est encore, assez fréquemment, évoquée à notre époque. Nous ne parlons pas ici que de certains passionnés de Moyen Âge ou de Béhourd qui s’y réfèrent encore avec les yeux pleins de rêves. De nos jours, quand on se réfère à la détermination, la combativité, au panache ou encore à certaines formes d’abnégation, la référence à l’idéal et au courage chevaleresque médiéval ne manque pas d’être citée. On n’a même pu l’entendre évoquée, parfois, pour pointer du doigt la faiblesse, la passivité de l’homme moderne, à 500 ans du chant royal d’Eustache et de la même façon qu’il y avait fustigé ses contemporains.
Sources manuscrites et modernes
Du point vue des sources, on pourra retrouver cette poésie d’Eustache Deschamps dans le très complet Français 840. Ce manuscrit médiéval, conservé au Département de la BnF, contient l’ensemble de l’œuvre de l’auteur. Pour la graphie moderne de ce texte, nous avons utilisé le tome III des Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, par leMarquis de Queux de Saint-Hilaire (1878).
Enfin, pour la compréhension de cette pièce du moyen français au français actuel, nous avons opté pour les clefs de vocabulaire plutôt qu’une traduction ou une adaptation.
« Que nulz prodoms ne doit taire le voir« dans le moyen français du Moyen Âge tardif
Aucuns dient que je suis trop hardis Et que je parle un pou trop largement En reprouvant les vices par mes dis Et ceuls qui font les maulx villainement. Mais leur grace sauve (sauf leur respect) certainement, Verité faiz en general scavoir Sanz nul nommer (sans nommer personne)fors que generalment Que nulz prodoms ne doit taire le voir.
L’en pugnissoit les maufaicteurs jadis Et rendoit l’en partout vray jugement Et Veritez qui vint de paradis Blasmoit chascun qui ouvrait (oeuvrait) laidement; Par ce vivoit le monde honnestement. Mais nul ne fait fors l’autre decevoir, Mentir, flater dont je dy vrayement Que nulz prodoms ne doit taire le voir.
Par pechié voy les grans acouardiz (rendus lâches) Et les saiges gouverner sotement, Riches avers (avares), larges atruandiz (et hommes généreux tombés dans la misère), Nobles villains (rustres), jeune gouvernement, Avoir aux vieulx et jeunes ensement (pareillement) D’eulx presumer car trop cuident (pensent) valoir. Se j’en parle c’est pour enseignement Que nulz prodoms ne doit taire le voir.
Les mauvès sont blasmez par leurs mesdis En l’escripture et ou viel testament Et pour leurs maulx les dampnent touz edis Que l’en souloit (avait l’habitude de) garder estroictement. Mais aujourd’ hui verité taist et ment; Ce monde cy qui ne quiert (cherche) que l’avoir (les possessions). Coupable en est qui telz maulx ne reprant Que nulz prodoms ne doit taire le voir.
Les bons n’orent pas les cuers effadis (mous, lâches) Dont le renom yert pardurablement, Qui conquirent terres, villes, pais, Juif, Sarrazin, et crestienne gent, Qui aux vertus furent si diligent Que des vices ne vouldrent nulz avoir; Blasmons les maulx, fi d’or et fi d’argent ! Que nulz prodoms ne doit taire le voir.
L’envoy
Princes, je traiz (1) en hault hardiement, Sanz nul ferir s’entechié ne se sent (2) Et que sur lui laist mon carrel cheoir, Dont il se puet garder legierement (qu’il peut éviter facilement) Par le fuir; et dy, en concluent. Que nulz preudoms ne doit taire le voir.
(1) Lancer un trait de flèche (2) Sans blesser personne, ni que que personne ne se sente attaqué ?
Du même auteur et dans l’esprit de cette ballade médiévale, voir aussi :
En vous remerciant de votre lecture. Une très belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
NB : les enluminures sur image d’en-tête, ainsi que celle de l’illustration représentent un pèlerin sur sa route et sa rencontre avec Convoitise. Elle sont tirées du manuscrit ms 1130 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris : Les trois pèlerinages et le Pèlerinage de la Vie Humaine de Guillaume de Digulleville (moine et poète français du Moyen Âge central (1295-1360). Ce manuscrit de la deuxième moitié du XIVe peut être consulté en ligne ici.