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d’une chienne près de mettre bas, une fable de Marie de France

Enluminure de Marie de France

Sujet  : poésie médiévale, fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poétesse, poésie morale
Période : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre : D’une Lisse qui vuleit chaaler
Auteur  : Marie de France    (1160-1210)
Ouvrage  :  Poésies de Marie de France, T2, B de Roquefort (1820)

Bonjour à tous,

ienvenue au Moyen Âge central et plus précisément au temps de la poétesse Marie de France. Avec un legs conséquent et une plume très prolifique, cette poétesse qui a vécu entre le XIIe siècle et les débuts du XIIIe, est considérée comme la première auteure en langue française vernaculaire. L’anglo-normand qu’elle utilise est en effet, considéré comme une forme dialectale du français d’oïl médiéval. Cette langue est alors parlée dans les cours anglaises, ainsi que du côté du duché normand.

Une fable sur l’ingratitude et la perfidie

Aujourd’hui, nous continuons donc d’explorer les écrits de Marie de France, avec une nouvelle fable. L’auteure médiévale nous entraînera du côté de l’ingratitude et d’une bonté d’âme qui se retournera cruellement contre son instigatrice. « Rien ne vaut d’ouvrir sa porte aux méchants », nous dira-t-elle, entre les lignes, suggérant que la charité a des bornes et n’exclue pas la défiance. En remontant le temps, nous verrons aussi que cette fable médiévale prend sa source au premier siècle de notre ère chez le fabuliste Phèdre. Enfin, nous ne nous priverons pas de découvrir également sa version plus tardive, mais très enlevée, sous la plume de Jean de La Fontaine.

Fable médiévale illustrée de Marie de France : "d'une lisse qui vuleit Chaaler"

D’une Lisse qui vuleit chaaler, Marie de France

D’une Leisse vus veil cunter
Qui preste esteit à chaéler ;
Mès ne sot ù gésir el deust,
È ù ses Chaiaus aveir peust.
A une autre Lisse requist
K’en sun ostisel la sufrist
Tant k’ele éust chaellei,
Mult l’en sareit, ce dist, bon grei ;

Tant l’en ad requise è proiée,
Ke od li l’ad dunc herbregiée
Puiz kant ot éu ses chéiauz
E espeudriz les ot è biauz,
Cele à kui li ostiex esteit
Suvent par ax demage aveit,
De sa maisun les rueve issir
Ne les vuleit mès cunsentir.

L’autre se prist à démenter,
E dist qu’el ne seit ù aler ;
Yvers esteit pur la freidur
Murreit de freit à grant dolur ;
Dunc li requist par caritéi
Q’el herbrejast jusqu’en estéi,
E cel ot de li grant pitié
Otréia li par amistié.

Qant le bel tens vit revenir
Adunc les rueve forz issir,
L’autre cumença à jurer
Que se jamès l’en ot parler,
Que si Chaiel la detrairunt
È forz de l’uis l’a bouterunt ;
La force est lor en la maisun,
Fors l’en unt mise sanz raisun.

Moralité

Cest essemple poez savoir,
È par meint Preudomes vooir,
Ke par bunté de sun curage
Est chaciez de sun hiretage ;
Ki felun Hume od li aquieut
Ne s’en ist mie qant il vieut.

D’un chienne qui voulait mettre bas
traduit en français actuel

D’une chienne je veux vous conter
Qui était prête à mettre bas
Mais ne savait où se poser
Ni où ses chiots donner la vie.
A une ami chienne elle pria
Qu’en son gite elle l’accepta
Le temps qu’elle put accoucher.


Elle insista tant et si bien
Que l’autre l’hébergea chez elle.
Puis, quand ses chiots furent nés,
Et élevés, tous beaux et vifs,
Celle à qui appartient le logis
Auquel ils causaient souvent des dégâts
Les prie tous de vouloir sortir ;
Elle ne veut plus qu’ils restent là.

L’autre chienne se met à gémir
Disant qu’elle ne sait où aller ;
L’hiver est là et ses froideurs
Ils y mourraient à grand douleur ;
Aussi, elle implore charité
Qu’on l’héberge jusqu’en été !
L’autre la prit en sa pitié,
Et lui céda par grand bonté.


Quand le beau temps fut revenu
L’hôte revint pour les sortir.
L’autre commença à jurer,
Que si elle l’entendait encore,
Elle jetterait ses chiens sur elle
Qui la chasseraient loin de là.
Ils règnent en maître en la maison
Ils la mirent dehors sans raison (sans aucun droit, injustement).

Moralité

Dans cet exemple bien l’on voit
De nombreux hommes instruits et sages
Qui, par la bonté de leur cœur
Sont chassés de leur propre toit ;
Celui qui accueillera félon en son logis
Ne pourra le chasser quand le cœur lui en dit.


Marie de France dans les pas de Phèdre

Dans cette fable, Marie de France marche encore dans les pas de Phèdre. Dans certains cas, on a déjà pu voir qu’elle adaptait relativement le fond, au contexte médiéval. Cette fois-ci, elle le suit la trame du fabuliste latin de matière relativement fidèle. Dans Canis Parturiens, ce dernier nous contait déjà l’histoire de cette chienne près de mettre bas et qui demande asile à une amie charitable. En abusant de son hospitalité, l’animal finira, pourtant, par s’accaparer le bien de l’autre, sans autre forme de procès.

Enluminure du livre de chasse de Gaston Febus

Chez Phèdre, la moralité de la fable se tourne vers la défiance à l’égard du félon, du méchant. « Habent insidias hominis blanditiae mali » : les caresses (flatteries) des méchants sont toujours insidieuses. Chez Marie, la morale est un peu plus orientée du côté de la victime : « le prud’homme », l’homme sage et bien éduqué qui a eu la bonté de cœur d’accueillir le félon en son logis. De manière sous-entendue, elle semble même trouver autour d’elle de nombreuses illustrations concrètes de cette morale. Difficile pourtant d’en percer les références précises, si c’est le cas. Quoiqu’il en soit, chez elle comme chez Phèdre, le fond demeure : « Fermez votre portes au méchant » et défiez-vous de leurs stratégies pour vous attendrir.

En rapprochant cette historiette du Livre de Chasse de Gaston Phébus et ses pages sur les chiens, on notera que les traitements faits à l’animal, et notamment les pages sur les chenils, suggèrent que les chiennes destinées à la reproduction et prêtes de mettre bas étaient moins livrées à elles-mêmes dans les faits que celle de la fable (voir illustration ci-dessous).

Canis Parturiens, Phèdre (fable XVIII, livre I)

Habent insidias hominis blanditiae mali;
quas ut uitemus, uersus subiecti monent.
Canis parturiens cum rogasset alteram,
ut fetum in eius tugurio deponeret,
facile impetrauit. Dein reposcenti locum
preces admouit, tempus exorans breue,
dum firmiores catulos posset ducere.
Hoc quoque consumpto flagitari ualidius
cubile coepit. ‘Si mihi et turbae meae
par’ inquit ‘esse potueris, cedam loco’.

La chienne qui met bas (traduction E Panckoucke)

Enluminure d'un chenil, livre de Chasse, Gaston Phebus, FR 616, BnF
Enluminure d’un chenil, livre de Chasse, Gaston Phebus, FR 616, BnF.

Les caresses d’un méchant cachent quelque piège : la fable suivante nous avertit de les éviter.
Une chienne, près de mettre has, pria une de ses compagnes de lui prêter sa cabane pour y faire ses petits ; elle l’obtint facilement. Peu de temps après , l’autre réclama son asile; mais notre Chienne la supplia de lui accorder encore quelque délai, jusqu’à ce que ses petits, devenus plus forts, pussent sortir avec elle. Le second terme expire, et l’autre redemande son lit avec plus d’instance. « Si tu peux être aussi forte que moi et toute ma bande -, lui dit alors la Chienne, je te céderai la place. »


Fables de Phèdre, traduction nouvelle par M Ernest Panckoucke (1834).

D’une lisse et sa compagne, Jean de La Fontaine

Cette fable sera repris, plus de quatre siècles plus tard par Jean de la Fontaine sous le titre : D’une lisse et sa compagne. Là encore, le sens et le contenu demeureront fidèles. A son habitude La Fontaine nous gratifie d’un style impeccable et d’une morale particulièrement ciselée. Difficile de ne pas résister à vous la faire découvrir, si vous ne la connaissez pas déjà.

Une Lice étant sur son terme,
Et ne sachant où mettre un fardeau si pressant,
Fait si bien qu’à la fin sa Compagne consent
De lui prêter sa hutte, où la Lice s’enferme.
Au bout de quelque temps sa Compagne revient.
La Lice lui demande encore une quinzaine.
Ses petits ne marchaient, disait-elle, qu’à peine.
Pour faire court (3), elle l’obtient.
Ce second terme échu, l’autre lui redemande
Sa maison, sa chambre, son lit.
La Lice cette fois montre les dents, et dit :
Je suis prête à sortir avec toute ma bande,
Si vous pouvez nous mettre hors.
Ses enfants étaient déjà forts.

Ce qu’on donne aux méchants, toujours on le regrette.
Pour tirer d’eux ce qu’on leur prête,
Il faut que l’on en vienne aux coups ;
Il faut plaider, il faut combattre :
Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre.

En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : l’image d’en-tête, ainsi que les enluminures ayant servi aux illustrations sont tirées du manuscrit médiéval Français 616. Conservé à la BnF, cet ouvrage contient Le Livre de Chasse de Gaston Phébus de Foix Béarn suivi d’oraisons en latin et français ainsi que Les Déduits de la chasse de Gace de La Buigne. Daté des XIVe, XVe siècle ce manuscrit superbement enluminé, et très bien conservé, peut être consulté sur le site de Gallica.

Expo : les oeuvres médiévales de Pascale Laîné au musée Miniature & Cinéma de LYon

Pascale Lainée - Diorama et maquettes médiévales (1)

Sujet :  art miniature, diorama, maquettes, artiste, passion médiévale, architecture médiévale,  maquettes médiévales.
Période : Moyen Âge gothique et roman
Artiste : Pascale Laîné
Exposition : art miniatures et médiévales, au Musée miniature et cinéma de Lyon
Œuvres : Odes à Mélusine, Ruelle médiévale, Eglise romane, ruine gothique imaginaire, Surgères au Couchant, …

Bonjour à tous,

Nos plus fidèles lecteurs s’en souviennent sûrement, il y a quelque temps, nous avions mis à l’honneur les maquettes médiévales et l’art miniature de Pascale Laîné. L’œuvre unique de cette artiste du nord de France se situe au carrefour de nobles passions pour le Moyen Âge, l’esthétique médiévale et ses architectures romanes et gothiques, mais aussi le goût de faire naître des univers miniatures qui sont comme autant d’invitation au rêve.

Tout au long de cet article, nous vous proposons quelques photos de ces réalisations miniatures inspirées du monde médiéval mais il nous faut nous empresser d’ajouter qu’à l’image de la peinture ou de toute œuvre artistique tridimensionnelle, la mise à plat photographique ne leur font que partiellement justice. Se retrouver face à une œuvre miniature et architecturale de Pascale est bien plus qu’un émotion esthétique et visuelle, c’est un voyage au cœur d’un monde.

Un art miniature à la croisée du Moyen Âge, de ses architectures et de l’imaginaire

Diorama et maquettes médiévales : reconstitution d'un portail d'église romane
Reproduction du portail central de l’église romane
de Surgères en Charente maritime

Formée en histoire de l’art, Pascale bâtit patiemment et pierre par pierre ses mondes imaginaires. Inspiré de sa passion pour le Moyen Âge et ses rêveries, son art miniature ne date pas d’hier. Elle l’a chevillé au corps depuis de nombreuses années et ses œuvres sont déjà multiples. Dans leur réalisation, pas question de quantité, ni de coulage de résine à la va-vite, pas plus que l’achat d’éléments tout prêts chez le marchand de maquette du coin de la rue. Tout est fait main et chaque modèle prend des milliers d’heures à sa créatrice.

Dans le monde des maquettes, des dioramas ou même de miniatures, son art, son savoir faire et ses choix thématiques n’ont simplement pas d’équivalent. Ils lui appartiennent totalement. Les matériaux de chacune de ses maquettes sont aussi nobles (chaque œuvre pèse du reste énormément du fait de l’usage de vraie pierre) et aucun détail n’est laissé au hasard. En plus des éléments d’architecture — bâtiments, colonnes, arches et jusqu’à leurs gargouilles et leurs sculptures minutieuses — le moindre objet (mobilier, frasques et récipients, outils, poteries, instruments de musique,…) que vous pourrez voir dans ces fabuleuses créations sort tout droit de patientes recherches, au cœur des musées ou d’images anciennes. Ils sont réalisés d’après photos ou documents. Le réalisme et la volonté de reconstitution historique sont donc au rendez-vous même si leur échelle minuscule les distingue de leurs homologues historiques.

Diorama et maquettes médiévales :  intérieur d'une église romane
Eglise romane imaginaire : A l’époque gothique, une galerie de statues a été ajoutée pour célébrer l’amour naissant entre la reine de Saba et le roi Salomon.

A la recherche d’ambiance et d’atmosphères

Diorama et maquettes médiévales : odes à Mélusine
Odes à Mélusine sur organetto, harpe,
tintinabulum et luth

Ces œuvres sont-elles des dioramas ? L’appellation nous est familière et la pratique assez courante. Elle désigne des tableaux ou des scènes en trois dimensions, le plus souvent plantés dans un décor réaliste (historique, imaginaire, présent ou dystopique). Dans ce cadre, il n’est pas rare qu’il y survienne des personnages ou des mises en situation de sujets en action. Le diorama vise aussi, le plus souvent, dans son résultat, une forme de lisibilité immédiate, la photographie 3D d’une action figée par l’artiste. Si émotion, il y a, elle est, le plus souvent, suscitée par la mise en scène centrée sur des sujets présents dans un décor. Dans les œuvres de Pascale Laîné, et c’est probablement un des autres points qui en fait un art différent, aucun personnage de chair n’habite les décors, ni n’en forme le cœur. Si vivant, il y a, il est toujours suggéré par l’absence. Il est à reconstruire et quand il est présent, il est le plus souvent végétal.

Diorama et maquettes médiévales : objets miniatures et détail

D’une certaine façon, même le terme de « maquettes » pourrait sembler réducteur, tant la catégorie est couvre une réalité variée, du simple jouet de plastique à la maquette la plus élaborée. Ici, il ne s’agit pas non plus d’assembler, l’artiste s’en est déjà chargée. D’une certaine façon, on pourrait même dire que sa préoccupation et son propos sont ailleurs que dans la somme des éléments mises en scène. Car ce qui distingue encore ses saynètes architecturales, c’est le soin apporté à l’atmosphère. On pourrait même la définir comme la finalité principale de l’artiste, son point de visée.

Nul personnage qui s’agite ici. Les lieux sont déserts et, par cette absence même, l’artiste nous suggère de faire nous-même le chemin pour leur donner vie. Ces derniers ont-ils été abandonnés des hommes ? Pas tous, comme ce coin de ruelle médiévale et son joyeux fouillis artisanal, saisi sur le vif, par un moment calme. Mais certaines autres miniatures le suggèrent clairement comme cette incroyable chapelle gothique ou cette « Odes à Mélusine » avec ses vitraux, ses myriades de détails, mais aussi sa mousse, ses lianes et ses traces de lichens qui courent sur les vieilles pierres et dont on découvre qu’elles ont déjà repris le dessus sur la civilisation et le monde des hommes. Lieux oubliés, abandonnés et mystérieux, il plane dans certaines de ses atmosphères médiévales et leur désolation, un mélange de magie, quelquefois de drame, de nostalgie aussi. Et face à elles, le spectateur se retrouve le témoin privilégié d’un univers qui, jusque là, restait à découvrir et que son imagination va devoir investir. L’application et le soin infini apportés par l’artiste sont là pour le guider par petites touches subtiles.

L’art de Pascale Laîné exposé à Lyon

Diorama et maquettes médiévales : échoppes et rue du Moyen Âge tardif
Ruelle médiévale telle qu’on aurait pu la trouver à la fin du XVe s dans le nord ouest de France


Durant tout le courant de l’année 2021 et une partie de 2022, les habitants du lyonnais et de la région Auvergne-Rhône-Alpes auront l’opportunité et la chance de découvrir une large sélection des œuvres de Pascale Laîné au Musée Miniature et Cinéma de Lyon. Dans un bel espace dédié à son travail, ses réalisations médiévales côtoieront pas moins de 100 œuvres d’artistes et scénaristes internationaux, spécialisés dans les scènes et l’Art miniature (toute période et thématique confondus).

Planté au cœur du vieux Saint-Jean, depuis 20 ans, l’institution est le fruit d’un double passion pour la miniature et le cinéma. Son conservateur et créateur, Dan Ohlmann, est lui-même artiste et c’est également un orfèvre en matière d’architecture de mondes miniatures. Si ses inspirations sont plus récentes, elles demeurent tout autant hyperréalistes.

Pour plus d’informations, voir le site du musée miniature de Lyon


Voir nos autres articles sur les réalisations artistiques de cette artiste

En vous remerciant de votre lecture.
Une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Monde Médiéval sous toutes ses formes

NB : sur l’image d’en-tête l’exposition de l’art Miniature et des maquettes médiévales de Pascal Laîné. Crédits photo : Musée Miniature et Cinéma de Lyon


EUSTACHE DESCHAMPS : une Ballade médiévale sur HEUR & Malheur

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, poésie, pauvreté.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Ja sur mon corps n’en cherroit une goute»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T IV,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

u Moyen Âge tardif, Eustache Deschamps nous a laissé plus d’un millier de poésies entre ballades, rondeaux, chants royaux,… mais aussi des écrits sur l’art de versifier. Fin observateur des mœurs de son temps, sa longue carrière et sa plume prolifique lui ont permis d’écrire sur pratiquement tous les sujets : voyages, vie militaire, mœurs de cour, arts de la table, médecine, courtoisie, valeurs éthiques et dévoiement,…

Tantôt légère ou grinçante, tantôt drôle, tantôt désespérée, souvent morale, sa poésie reste un legs important pour la connaissance de la deuxième moitié du XIVe siècle et les débuts du XVe siècle. Elle continue d’ailleurs d’être décortiquée ou utilisée par les médiévistes pour sa richesse descriptive et historique. D’un point de vue stylistique, si elle ne peut avoir, tout du long, les envolées ou l’intensité vibrante de celle d’un François Villon, on la découvre toujours avec plaisir. Eustache Deschamps a travaillé son art avec sérieux et il reste un maître de la ballade.

Eustache Deschamps : poésie médiéval illustrée avec enluminure

Etats d’âme, déconvenues et malchance

Dans l’ensemble des thèmes traités, ses propres déconvenues n’ont pas échappé à sa plume. Il les a même placées souvent au centre de sa poésie, en étalant des humeurs ou des griefs qui vont de l’agacement et la grogne jusqu’à la révolte ou au désarroi. Sans tomber dans l’exposé systématique de ses misères (un peu comme Rutebeuf avait pu le faire), il nous a, ainsi, légué un grand nombre de ballades sur sa propre condition : déboires et déceptions, ingratitude des puissants à son encontre, petits malheurs, pauvreté, santé déclinante, affres de l’âge. Sur les aspects les plus rudes, il faut dire que sa relative longévité l’a vu passer par bien des épreuves, des mises à l’écart du pouvoir aux vicissitudes de la vieillesse, en passant par les grands maux de son siècle (guerre de cent ans, épidémies de peste, etc…).

Aujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle ballade dans cette veine ou plutôt même cette déveine. L’auteur médiéval y affirme qu’il est si déshérité que même si une pluie miraculeuse faisait tomber sur la terre, or fin, trésors, joyaux et florins, pas une seule goutte de tout cela ne choirait sur lui : Ja sur mon corps n’en cherroit une goute. De la même façon, bienfaits, bonheur, largesse à son égard ne sont pas au programme et le bon côté du destin ou de « fortune » semble avoir l’oublié en chemin. Tout au long de la ballade, le propos demeure générique ; Eustache se plaint mais il ne nous donne aucun fait à nous mettre sous la dent pour étayer son humeur, et encore moins pour la contextualiser historiquement.

Sources médiévales & historiques manuscrites

Manuscrit médiéval des œuvres d'Eustache Deschamps (MS Fr 840)
Cette Ballade d’Eustatche dans le MS Fr 840

Vous pourrez retrouver cette ballade dans le Manuscrit Français 840 de la BnF. Cet ouvrage du XVe siècle contient principalement l’œuvre d’Eustache Deschamps, soit un total vertigineux de 1500 pièces. Ce manuscrit est même, sans doute, l’un des premiers à avoir consigné l’œuvre du poète médiéval de manière aussi complète. Chichement orné mais d’une écriture appliquée, il a été copié à plusieurs mains dont la principale est celle de Raoul Tainguy. (1)

Pour la transcription en graphie moderne de cette ballade, vous pouvez vous reporter aux Œuvres complètes d’Eustache Deschamps citées en tête d’article. C’est la version que nous avons utilisée.


Ja sur mon corps n’en cherroit une goute

Se tout li cielz estoit de fueilles d’or,
Et li airs fust estellez
(constellées, étoilées) d’argent fin,
Et tous les vens fussent plains de tresor,
Et les goutes fussent toutes flourin
D’eaue de mer, et pleust soir et matin
Richesces, biens, honeurs, joyauls, argent,
Tant que remplie en feust toute la gent,
La terre aussi en fust moilliée toute,
Et fusse nuz, de tel pluie et tel vent
Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.

Et qui pis est, vous puis bien dire encor
Que qui donrroit trestout l’avoir du Rin
(Rhin),
Et fusse la, vaillant un harenc sor
(hareng saur)
N’en venrroit pas vers moy vif un frelin
(menue monnaie);
Onques ne fuy de nul donneur a fin;
Biens me default, tout mal me vient souvent;
(a)
Se j’ay mestier de rien
(si j’ai besoin de quelque chose)
, on le me vent
Plus qu’il ne vault, de ce ne faictes doubte.
Se beneurté
(si le bonheur) plouvoit du firmament
Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.

Et se je pers
(quelque chose), ja n’en aray restor (réparation);
Quant rien requier, on chante de Basin;
(b)
Se je faiz bien, neant plus que d’un tor
N’est congneu
(c); tousjours sui je Martin (celui qu’on accable)
Qui coste avoit, chaperon et roucin,
Pain et paine, congnoissance ensement
(également),
Son temps usa, mais trop dolentement
(tristement),
Car plus povre n’ot de lui en sa route
(sa bande).
Je sui cellui que s’il plouvoit pyment
(vin épicé)
Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.

L’envoy

Princes, ii poins
(choses) font ou riche ou meschant (misérable):
Eur et meseur, l’un aime et l’autre doubte ;
(d)
Car s’il [povoit] plouvoir mondainement
(des biens en abondance),
Ja sur mon corps n’en cherroit une goute.

(a) Biens me default, tout mal me vient souvent : les biens me manquent mais j’attire le malheur plus souvent qu’à mon tour.
(b) Quant rien requier, on chante de Basin : quand j’ai besoin de quelque chose, c‘est toujours la même rengaine.
(c) Se je faiz bien, neant plus que d’un tor N’est congneu : si je fais le bien, peu s’en faut qu’on n’en retienne que le pire ? Si je fais le bien on ne me traite pas mieux que si c’était un crime ?
(d Eur et meseur, l’un aime et l’autre doubte : heur (chance, ce qui rend heureux) et malheur, j’aime l’un et je crains l’autre.


Voir les articles suivants sur le sujet de fortune et sa roue.

En vous remerciant de votre lecture.
Une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

(1) Pour plus de détail sur le MS Français 840, consulter l’article très complet de Clotilde Dauphant : L’organisation du manuscrit des Œuvres complètes d’Eustache Deschamps par Raoul Tainguy

NB : sur l’image d’en-tête, il s’agit simplement de la page de la ballade d’Eustache dans le Français 840 (consultable ici sur gallica). Quant à la roue de fortune de l’illustration, elle provient du Manuscrit MS Français 130 de la BnF : Jean Boccace, Des cas des nobles hommes et femmes (De casibus virorum illustrium).

L’appétit & le goût du savoir au Moyen Âge, Régine Pernoud

Sujet  :   citations, Moyen Âge,  historien, médiéviste, valeurs médiévales, valeurs actuelles, savoir, livres, proverbe médiéval, préjugés.
Auteur : Régine Pernoud (1909-1998)
Ouvrage : Lumière du Moyen Âge (1946)


Citation illustrée de Régine Pernoud : lire au Moyen Âge

« Tout ce qui touche au savoir est ainsi honoré au Moyen Âge : « À déshonneur meurt à bon droit qui n’aime un livre », disait un proverbe ; et il suffit de se pencher sur les textes pour retrouver trace des mesures par lesquelles tout appétit de sciences était encouragé et alimenté. »

Lumière du Moyen Age, Régine Pernoud, Editions Grasset (1946),


Déconstruire les préjugés sur le Moyen Âge

En 1946, Régine Pernoud publiait son premier ouvrage chez Grasset. Avec pour titre édifiant : Lumière du Moyen Âge, la médiéviste se proposait d’y prendre le contrepied d’un certain nombre d’idées reçues à l’encontre de cette période historique, comme elle n’allait cesser de le faire, par la suite, tout au long de sa carrière.

Livre sur le Moyen Âge de Régine Pernoud

Pour chasser les préjugés bien ancrés et, avec eux, la vision surfaite d’un monde médiéval barbare et obscurantiste (l’éternel retour de l’âge des ténèbres), l’historienne choisissait de souligner, sur les quelques 270 pages de ce livre, l’éclat du Moyen Âge. Les domaines abordés y sont aussi divers que le commerce, les arts, la littérature mais aussi la science ou la médecine. Elle portait aussi son attention sur des aspects liés aux droits des femmes dans les sociétés médiévales, à l’importance de la structure familiale ou encore à certains raffinements de la vie quotidienne. Pour être l’une des premières parutions d’importance de Régine Pernoud, l’ouvrage traçait déjà un bon nombre des pistes qu’on lui verrait reprendre et détailler dans l’ensemble de son œuvre.

Lumière du Moyen Âge a été réédité de nombreuses fois jusque dans les années 80. Aujourd’hui, on en trouve encore quelques exemplaires papier à la vente. L’éditeur a également eu la bonne idée de proposer l’ouvrage au format Kindle à petit prix. Voici un lien utile pour plus d’informations sur toutes ces options : Lumière du Moyen Age, Régine Pernoud

Les idées reçues à 75 ans de ce livre

L’ignorance a la vie dure. À plus de 75 ans de cette Lumière du Moyen Age de Régine Pernoud, de nombreux préjugés demeurent au sujet du monde médiéval. L’historienne du XXe siècle n’a pourtant pas été l’unique médiéviste à lutter contre eux, loin de là (voir Moyen Âge, idées reçues et révolution des machines). Si une partie du public semble y rester sourd, on en vient légitimement à se demander pourquoi. La légèreté de l’enseignement et des programmes ne sont, sans doute, pas les seuls à expliquer ce déficit de réalisme ou de sens historique. Et même si la renaissance, le siècle des lumières ou, encore, la révolution française (régicide et fondatrice de la république) ont été longtemps avancées pour expliquer la mise en place de certains préjugés, après plus de 150 ans d’une science historique et médiévale relativement mature, cet habituel trio peine un peu à continuer à servir, seul, d’explications.

De notre côté, nous serions plutôt tentés de poser que certaines forces antagonistes récentes ont continué de s’y ajouter pour souffler sur les braises de certaines idées reçues. Dans cette hypothèse, un certain dénigrement du Moyen Âge aurait pu permettre d’enterrer plus vite son importance, à la fois, sur les racines historiques de notre civilisation (et partant sur la légitimité de certaines de ses valeurs et de leur perdurance) comme sur certains de ses aspects éclairés et civilisationnels.

Des forces antagonistes ?

Mais alors quoi ? La spiritualité et certaines des valeurs humanistes chrétiennes du Moyen Âge, ses fortes structures familiales, ses freins moraux au libéralisme débridé, son système politique régalien, ses lumières culturelles et son legs : pour quelles idéologies récentes tout cela pourrait-il être autant d’ennemis désignés ? Au matérialisme scientifique et à la république auraient pu venir s’ajouter, bien plus tard, le capitalisme libertaire, son individualisme consumériste et sa guerre déclarée à une certaine France des traditions et des croyances. Plus près de nous, la financiarisation et la haute spéculation contre la valeur travail n’ont certes plus grand chose de médiéval. Dans cette liste, on pourrait ranger encore le néo-libéralisme et, pour nous tourner vers des éléments plus récents, certaines formes de progressisme transhumaniste.

Encore une fois, sans nécessairement œuvrer activement contre le Moyen Âge, on voit bien comment tous ces courants modernes sont à l’opposé éthique total de nombreuses valeurs portées par cette période. Dans le même ordre d’idées, on pourrait se demander à quel point, certaines formes extrêmes d’européisme fédératif ou impérialiste, dans leur volonté affichée d’annihiler les nations, peuvent travailler à l’encontre d’un certain roman national et historique : dans un vidéo récente, une technocrate allemande à Bruxelles parlait de la nécessité de « déconstruire les peuples ». Rien que ça… C’est une affirmation qui revient souvent dans la bouche de certains de ces idéologues, férus d’ingénierie sociale et souvent, il faut l’avouer, légèrement mégalomanes.

Si toutes ces forces existent bien, sont elles actives, activistes, ou simplement antagonistes ? Leur présence peut elle expliquer que certaines réalités médiévales et historiques puissent être maintenues sous cloche (voire revisitées) ? Ce n’est pas impossible même si, pour vérifier une telle hypothèse, il faudrait conduire des recherches qui déborderaient largement le cadre de cet article. Sans parler d’obstruction active, on peut supposer que les choix de financement de productions grand public, ou même d’aide à la culture et à l’éducation ne sont pas tout à fait enclins à se porter vers ces sujets ou certaines manières de les traiter. Ce qu’on peut, en revanche, constater, c’est que de nombreux préjugés sont entretenus pour que le Moyen Âge reste l’âge des rois tyrans, de la bêtise, de la saleté, des méchants croisés, du fanatisme religieux, des légions de bûchers à perte de vue (voir la légende noire de l’inquisition)… Mieux encore, avec un brin de condescendance, on se plaira à le décrire comme cette sorte d’enfance touchante, maladroite et révolue de notre civilisation, comme on avait pu considérer, aux siècles passées, les peuples traditionnels comme de gentils arriérés.

Avec l’ouvrage de Régine Pernoud, nous sommes, fort heureusement, à des lieues d’un Moyen Âge historique pétri d’ignorance crasse dans lequel, non contents d’y patauger, des hommes médiévaux ignares, sales et méchants, auraient eu à cœur de se complaire. La citation du jour nous permettra même de découvrir qu’au contraire, le goût du savoir et des livres y était encouragé et prisé. Pour abonder dans ce sens et pour n’en donner qu’une autre illustration, on pourra se reporter à cette ballade d’eustache Deschamps : Des plaisirs de l’étude et des sciences.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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